Heads of states and delegates stand for the African Union (AU) anthem during the 35th ordinary session of the Assembly of the African Union at the African Union Commission (AUC) headquarters in Addis Ababa, Ethiopia, February 5, 2022.
Heads of states and delegates stand for the African Union (AU) anthem during the 35th ordinary session of the Assembly of the African Union at the African Union Commission (AUC) headquarters in Addis Ababa, Ethiopia, February 5, 2022. REUTERS / Tiksa Negeri
Briefing / Africa 20+ minutes

Huit priorités pour l’Union africaine en 2023

L’Union africaine aura fort à faire en matière de paix et de sécurité au cours de l’année à venir. Dans ce briefing, Crisis Group identifie les huit situations de conflit dans lesquelles son soutien sera le plus utile.

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Que se passe-t-il? Au cours de la troisième semaine de février, l’Union africaine (UA) tiendra son sommet annuel des chefs d’Etat. Cette réunion permettra aux dirigeants africains d’évaluer la capacité de l’UA à faire face aux nombreux défis internes et externes auxquels le continent sera confronté cette année.

En quoi est-ce significatif? Ces dernières années, guerres civiles meurtrières, insurrections armées, coups d’Etat et autres crises ont semé le désordre et couté des milliers de vies humaines sur le continent. Cette instabilité est en partie le résultat de chocs extérieurs. Les accords de paix conclus en 2022 sont porteurs d’espoir dans certaines zones mais de nouveaux conflits ont éclaté ailleurs.

Comment agir? Ce briefing présente huit priorités sur lesquelles l’UA devrait se concentrer en 2023 : réformer ses propres institutions, appuyer les processus de paix en Ethiopie et au Soudan, encourager la coopération régionale autour du barrage éthiopien sur le Nil, apaiser les tensions dans les Grands Lacs et en Afrique centrale et débloquer la transition en Libye.

Synthèse

Le sommet des chefs d’Etat de l’Union africaine (UA) de 2023 va se tenir à un moment particulièrement délicat pour le continent. Ces deux dernières années, des guerres civiles meurtrières et internationalisées ont éclaté en Ethiopie et dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC). La situation dans le centre du Sahel ne montre aucun signe d’amélioration alors que des groupes armés y déstabilisent de vastes bandes de territoire et cherchent à s’implanter ailleurs. La Somalie, le Mozambique et d’autres pays, notamment dans le bassin du lac Tchad, continuent de lutter contre des insurrections jihadistes. Les combats intercommunautaires font rage au Soudan du Sud. Parallèlement, l’offensive de la Russie en Ukraine a eu lieu au moment où une grande partie de l’Afrique définissait une feuille de route pour la reprise économique après le choc de la Covid-19. L’invasion de l’Ukraine et les sanctions occidentales qui l’ont suivi ont ébranlé les économies africaines et plongé nombre d’entre elles dans de graves difficultés. Les dirigeants réunis à Addis-Abeba devraient se concentrer sur les crises où l’UA peut être la plus utile en prenant de nouvelles initiatives ou en renforçant ses efforts, tout en renouvelant leur engagement à respecter les normes et les réformes qui permettront à l’organisation de mieux jouer son rôle.

Ce sommet sera l’occasion de confier la présidence de la Conférence des chefs d’Etats et de gouvernement, la plus haute instance décisionnelle de l’UA, à l’archipel de l’océan Indien des Comores après le mandat du Sénégal. La passation de pouvoir se fera conformément à la tradition de rotation de poste de l’UA. Le nouveau président, le président comorien Azali Assoumani, aura besoin du soutien d’autres hauts dirigeants africains pour assumer son mandat, compte tenu du poids diplomatique limité de son pays.

Les chefs d’Etat pourront s’appuyer sur certains succès récents. Lors de la pandémie de Covid-19, l’organisation continentale s’est mobilisée en coordination avec l’Organisation mondiale de la santé et les Centres africains de contrôle et de prévention des maladies pour aider les Etats membres à renforcer le dépistage et les tests, ainsi qu’à obtenir des vaccins. La zone de libre-échange continentale approuvée par les chefs d’Etat en 2018 a été ratifiée rapidement par les Etats membres. Autre avancée positive marquante, le groupe de hauts dirigeants réunis par l’UA a assuré le succès de l’accord du 2 novembre 2022 qui a mis fin aux combats dans le conflit qui dévastait la région du Tigré en Éthiopie.

Certaines réalisations restent en demi-teinte. L’accord global de cessation des hostilités en l’Ethiopie a été extrêmement bien accueilli, mais la Commission de l’UA a été très critiquée pour ne pas avoir fait en sorte d’amener les parties à la table des négociations plus rapidement. Il faut cependant reconnaitre, pour être juste, la difficulté qu’il y avait à négocier avec un des principaux Etats membres, qui plus est hôte du siège de l’organisation. Si de nombreux gouvernements ont ratifié l’accord sur la zone de libre-échange et pourraient être disposés à autoriser la libre circulation des marchandises lorsque cela leur convient, très peu ont ratifié l’accord sur la libre circulation des personnes, ce qui soulève des questions quant à l’efficacité de cet effort.

L’UA devra également relever des défis institutionnels. Les divisions entre les Etats membres entravent ses efforts pour garder le cap sur les idéaux qui lui sont chers, notamment sa norme contre les changements anticonstitutionnels de gouvernement. Comme nous le développerons plus loin, cette norme a déjà essuyé un revers lorsque l’organisation a décidé de ne pas suspendre l’adhésion du Tchad (alors que ses règles le prescrivaient), mais de lui accorder un délai de grâce, au moment où une junte a pris le pouvoir après le décès du président Idriss Déby en 2021. L’organisation s’est bien gardée de refaire la même erreur lorsque d’autres coups d’Etat ont éclaté au Burkina Faso, en Guinée, au Mali, et au Soudan, mais le précédent demeure inquiétant. Il existe également d’autres motifs d’inquiétude : la mauvaise exécution des réformes du personnel destinées à rationaliser l’organisation a affaibli certaines fonctions essentielles et entrainé le départ d’employés talentueux ; la lutte incessante pour l’autosuffisance financière n’a quant à elle pas avancé de façon significative.

L’Union africaine a ... fort à faire en matière de paix et de sécurité.

L’organisation a également fort à faire en matière de paix et de sécurité. Le sommet de 2023 aura lieu dix ans après l’adoption par l’UA de son document phare, l’Agenda 2063, qui définit sa vision. Le principal objectif de cette charte est de mettre un terme aux conflits sur le continent. Les chefs d’Etat réunis pourraient profiter de l’occasion pour examiner le bilan de l’UA, évaluer les moyens de l’améliorer et déterminer dans quels domaines ses efforts sont particulièrement nécessaires aujourd’hui. Quelques opportunités semblent évidentes : les accords de paix en Ethiopie et au Soudan offrent à l’institution la possibilité de consolider des acquis importants. Mais l’UA pourrait également avoir un rôle important à jouer dans des pays où elle a été moins présente ces derniers temps, comme en RDC, où son implication pourrait prendre plus d’importance au fur et à mesure du désengagement inévitable des Nations unies, ainsi qu’en République centrafricaine, où l’UA pourrait contribuer à modifier des dynamiques inquiétantes par une diplomatie plus affirmée.

A partir de ces éléments essentiels, Crisis Group a identifié les huit priorités suivantes, qui mériteraient l’attention de l’UA au cours de l’année 2023 :

  1. Renforcer la capacité institutionnelle de l’UA ;
  2. Piloter des initiatives diplomatiques en RCA ;
  3. Intervenir pour remettre la transition sur les rails au Tchad ;
  4. Apaiser les tensions interétatiques et soutenir les élections en RDC ;
  5. Appuyer le fragile accord de paix en Ethiopie ;
  6. Sortir de l’impasse au sujet du barrage éthiopien sur le Nil ;
  7. Aider les Nations unies à débloquer la situation politique en Libye ;
  8. Réussir la seconde phase des négociations au Soudan.

Cette liste n’est, bien entendu, pas exhaustive. Elle ne mentionne pas un certain nombre de points de tension – soit parce que le rôle de l’UA y est déjà bien défini ou n’est pas susceptible d’avoir une réelle influence, soit parce que Crisis Group s’est déjà largement exprimé sur ces sujets dans d’autres publications récentes. La Somalie en est un exemple : dans ce pays, la priorité de l’UA devrait être de planifier une transition pour mettre fin à son déploiement militaire de longue date et de trouver les moyens d’un règlement politique durable, plus large. Le Sahel en est un autre. Dans les deux cas, l’UA devrait continuer à accompagner des approches globales de résolution des conflits qui vont au-delà des opérations de sécurité. Une voie plus durable vers la résolution des conflits pourrait consister à soutenir les efforts des autorités locales pour améliorer la gouvernance, en particulier dans les zones rurales, tout en explorant en parallèle des pourparlers avec les groupes qui sont prêts à envisager un règlement négocié.

L’UA et son président se trouveront confrontés, pendant leurs travaux, à un certain nombre de défis ayant des implications pour l’ensemble du continent. Ils devront contribuer à mobiliser le soutien international susceptible d’aider les Etats membres à faire face aux retombées socio-économiques des chocs mondiaux, y compris la guerre en Ukraine, pour éviter qu’ils n’alimentent les sources de conflits. Les élections au Nigeria, au Zimbabwe et (comme nous le traiterons plus loin) en RDC exigeront également une grande vigilance. L’UA devrait faire tout ce qui est en son pouvoir pour encourager un vote transparent qui respecte la volonté du peuple dans tous ces pays. Enfin, l’UA et les dirigeants des Etats membres devront naviguer dans un environnement géopolitique agité, ce qui nécessitera des décisions prudentes sur la façon d’entamer le dialogue avec les grandes puissances qui continuent d’entretenir leurs propres rivalités ailleurs. Il s’agit également d’éviter que les pays les plus vulnérables du continent, meurtris par les conflits, ne soient entrainés dans un bras de fer destructeur.

1. Renforcer la capacité institutionnelle de l’UA

Le sommet de l’UA prévu les 18 et 19 février prochains arrive à un moment crucial pour l’organisation. Le continent est secoué par des chocs économiques, des insurrections et des problèmes de sécurité liés au climat et dans ce contexte, de nombreuses questions demandent l’attention de l’UA. L’organisation pourrait également gagner en influence, comme en témoigne le débat sur son adhésion pleine et entière au G20.[1] Néanmoins, l’organisation est confrontée à des défis internes, notamment des initiatives de réforme abandonnées ou jamais entamées, l’érosion des normes auxquelles les Etats membres ont souscrit et qui sont au cœur de la capacité de l’organisation à promouvoir la bonne gouvernance et la stabilité régionale, et les difficultés de coordination avec les blocs régionaux qui sont souvent en première ligne en matière de stabilisation. Les dirigeants, qui se réunissent pour le sommet de 2023, devront principalement se pencher sur les questions sécuritaires et économiques urgentes du moment mais ils devraient également prendre le temps d’aborder les questions institutionnelles qui déterminent la capacité de l’UA à remplir sa mission, en se concentrant principalement sur les quatre points présentés ici.

Renforcer le consensus de Lomé

La position de l’organisation à l’égard des Etats membres qui connaissent un changement de gouvernement anticonstitutionnel est une question fondamentale qui demande une grande vigilance. L’approche intransigeante de l’UA jusqu’à récemment (même si elle n’a pas toujours été populaire) consistait à suspendre ces Etats jusqu’au rétablissement de l’ordre constitutionnel. Cette position remonte à la déclaration de Lomé, adoptée par les Etats membres en juillet 2000. L’idée était de contribuer à la consolidation de la démocratie sur le continent en refusant la reconnaissance par l’UA de gouvernements arrivés au pouvoir par des coups de force militaires. Dans l’ensemble, cette approche a bien servi les intérêts de la région.[2]

Elle a pourtant essuyé un revers important au cours des dernières années. En 2021, l’organisation a fait une exception pour le Tchad, en accordant à la junte qui s’était emparée du pouvoir après la mort du dirigeant de longue date Idriss Déby Itno un délai de grâce de dix-huit mois pour organiser de nouvelles élections et une transition vers un gouvernement élu. L’échec de la suspension du Tchad est dû à la fois à l’habileté de la diplomatie tchadienne et au lobbying de pays puissants, comme le Nigeria, qui s’inquiétait des répercussions de cette mesure sur les partenariats de sécurité avec N’Djamena dans la lutte contre les jihadistes.[3] Cette exception a également inquiété les observateurs de l’UA, qui se sont demandé si le principal instrument permettant à l’organisation d’encourager des passations de pouvoir pacifiques n’était pas sur le point de disparaitre.


[1] La France et les Etats-Unis ont fait part de leur soutien à l’inclusion de l’UA en tant que membre permanent du G20. Une décision finale devrait être annoncée lors d’un sommet organisé en 2023 par l’Inde, qui préside le G20. «Leaders call for integration of African Union into G20», The East African, 25 novembre 2022.

[2] «Déclarations et décisions adoptées par la 36ème session ordinaire de la Conférence des chefs d’Etat et de gouvernement», Union africaine, 12 juillet 2000.

[3] Entretiens de Crisis Group, fonctionnaires de l’UA et diplomates régionaux, janvier 2023.

Même si l’approche de Lomé s’est avérée loin d’être parfaite en matière de prévention des coups d’Etat ... le continent peut difficilement se permettre de perdre l’un des rares outils efficaces dont il dispose dans ce domaine.

Même si l’approche de Lomé s’est avérée loin d’être parfaite en matière de prévention des coups d’Etat (pas moins de quatre pays sont actuellement suspendus en raison de transitions extraconstitutionnelles), le continent peut difficilement se permettre de perdre l’un des rares outils efficaces dont il dispose dans ce domaine. La question est d’autant plus importante qu’il est de plus en plus évident que les pays qui bénéficient d’une gouvernance efficace et légitime sont plus susceptibles de jouir de la paix et de la sécurité.[1] Certains dirigeants africains semblent reconnaitre ce lien de cause à effet. Après l’exception du Tchad, l’UA a pris des mesures pour éviter que la situation n’empire. En mai 2022, par exemple, les chefs d’Etat réunis à Malabo, en Guinée équatoriale, se sont à nouveau engagés à respecter la déclaration de Lomé et ont réaffirmé leur «condamnation sans équivoque des changements anticonstitutionnels de gouvernement».[2] Lors du prochain sommet, les dirigeants de l’UA et des Etats membres devraient chercher des moyens de réitérer leur respect des principes de Lomé et de Malabo, y compris lorsqu’ils discuteront des pays suspendus.

Réparer les dégâts dus aux réductions de personnel

L’UA doit dépasser le contrecoup d’un processus de restructuration et de réforme mis en place en 2021. La fusion des services des affaires politiques et de la paix et de la sécurité a été l’un des principaux changements et il a entrainé une réduction du personnel dans les deux services. Avant même la rationalisation, Crisis Group avait souligné que les projets de suppressions d’un grand nombre de postes dans ces services «auraient des conséquences désastreuses pour le moral du personnel et réduiraient la capacité de l’UA à faire face aux crises qui touchent le continent».[3] Crisis Group s’est entretenu avec de nombreuses personnes internes à l’organisation qui affirment qu’elle a particulièrement souffert, comme on pouvait s’y attendre, des réductions de personnel dans les services mentionnés, qui sont essentiels à la fonction centrale de pacification de l’UA. Le personnel a reconnu la nécessité d’une réforme, mais il affirme que son exécution a été lacunaire, que des bureaux se sont retrouvés en sous-effectif et de nombreux postes de haut niveau vacants ou occupés par des fonctionnaires «intérimaires». La réforme a également poussé des membres compétents du personnel de ces services essentiels à démissionner.[4]

Les réductions de personnel et la restructuration sont maintenant plus ou moins terminées et l’institution devrait envisager l’avenir, en particulier les mesures visant à soutenir le moral du personnel et à faire en sorte de le retenir. Pour ce faire, l’UA pourrait commencer par mettre l’accent sur l’affectation des postes disponibles, en veillant à la transparence du recrutement et en effectuant des nominations fondées sur le mérite. Ces mesures visant à améliorer le moral, les performances professionnelles et la rétention du personnel pourraient contribuer à remédier aux dysfonctionnements.

Relancer les réformes financières dans l’impasse

Le sommet de 2023 marque le cinquième anniversaire de la réunion de 2018, au cours de laquelle les chefs d’Etat se sont engagés à procéder à une série de réformes pour améliorer l’efficacité de l’organisation.[5] Il est temps de donner un nouvel élan à certains de ces efforts. Les avancées sur plusieurs plans ont été lentes ; les Etats membres ont préféré donner leur feu vert à des changements qui ne nécessitaient qu’un engagement minimal de leur part – principalement la réduction du personnel mentionnée plus haut – et se sont montrés réticents à donner suite aux changements plus couteux.[6]

En 2018, un des principaux changements approuvés par les chefs d’Etat a porté sur le renforcement de l’indépendance et de la transparence financières, ainsi que sur la mise en place de conséquences plus strictes – suspension du droit de vote, par exemple – pour les Etats membres qui ne payaient pas à temps l’intégralité de leurs cotisations. Malgré ces décisions, de nombreux Etats sont encore en retard de paiement, et l’organisation reste fortement tributaire du soutien des bailleurs de fonds.[7] Les pays membres de l’UA doivent faire en sorte de s’acquitter du paiement de l’intégralité de leurs cotisations.


[1] Les quatre pays suspendus sont le Mali, le Burkina Faso, la Guinée et le Soudan. Voir «2022 Ibrahim Index of African Governance Report», Fondation Mo Ibrahim, janvier 2023.

[2] «Communiqué sur la déclaration sur le terrorisme et les changements anticonstitutionnels de gouvernement en Afrique», Union africaine, 28 mai 2022.

[3] Briefing Afrique de Crisis Group N°151, Huit priorités pour l’Union africaine en 2020, 7 février 2020.

[4] Entretiens de Crisis Group, personnes internes à l’UA et observateurs proches de l’UA, décembre 2022-janvier 2023. Voir également le briefing de Crisis Group, Huit priorités pour l’Union africaine en 2020, op. cit.

[5] Briefing de Crisis Group, Huit priorités pour l’Union africaine en 2020, op. cit.

[6] Entretiens de Crisis Group, diplomates africains, novembre-février 2023.

[7] Environ 66 pour cent du budget total de l’UA (y compris les opérations de maintien de la paix) sont financés par des partenaires extérieurs, principalement l’Union européenne. Près de la moitié de son budget de fonctionnement (hors opérations de maintien de la paix) est financée par des partenaires extérieurs.

L’UA devrait annoncer de toute urgence les projets qui seront financés et les modalités d’accès au fonds.

L’UA peine à financer ses propres opérations et programmes, mais elle a effectué des progrès notables en matière de contribution au financement des opérations de rétablissement et de maintien de la paix sur le continent.[1] Le Fonds pour la paix de l’UA, un pilier de l’architecture de paix et de sécurité, a été relancé en 2018 et est enfin sur le point d’atteindre son objectif de 400 millions de dollars, bien qu’avec du retard (l’échéance initiale était 2020).[2] La commission de l’UA a identifié une liste de 21 domaines prioritaires, pour la plupart des projets à court terme ou des mesures d’urgence pour aider les opérations de maintien de la paix à couvrir leurs coûts, qui seront assumés par le Fonds pour la paix. Les gestionnaires externes du fonds ont été désignés en 2022, après de nombreux retards. Pourtant, à ce jour, aucune somme n’a été déboursée et les Etats membres et les blocs régionaux commencent à simpatienter. L’UA devrait annoncer de toute urgence les projets qui seront financés et les modalités d’accès au fonds. Elle devrait s’assurer qu’un certain nombre de projets pilotes seront financés dans les mois qui suivent le sommet. A moyen terme, elle devrait veiller à ce que le fonds débourse la totalité de son objectif de 400 millions de dollars et qu’il soit régulièrement réapprovisionné.

Il sera de plus en plus important de multiplier les efforts pour stimuler l’autosuffisance. Avant même la guerre en Ukraine, l’Union européenne (UE), de loin le plus gros bailleur de fonds externes de l’UA, avait déclaré qu’elle réduirait son soutien aux missions de longue durée, comme le déploiement de l’UA en Somalie. En 2021, Bruxelles a remplacé la Facilité de soutien à la paix pour l’Afrique, un fonds dédié au financement des opérations de maintien de la paix menées par les Africains, par deux fonds dont le mandat est plus large.[3] Les engagements de l’UE sur le continent risquent d’être encore réduits, à mesure que la perception européenne de la menace posée par la Russie augmente et que l’UE et les Etats membres canalisent leurs ressources plus près de chez eux.[4]

Meilleure coordination avec les blocs régionaux

L’UA devrait développer un meilleur modus operandi dans ses travaux avec les communautés économiques régionales qui sont souvent en première ligne pour atténuer les crises. Dans certains cas, que nous évoquons plus bas (notamment en RDC, au Tchad et en RCA), la confusion qui règne dans la répartition des tâches entre l’UA et les blocs régionaux, et au sein même de ces blocs régionaux, entrave la cohérence des démarches de résolution. Conformément au principe de subsidiarité, les blocs régionaux sont censés être les premiers à répondre aux nouvelles crises. Mais il arrive que des voisins ne veuillent pas ou ne puissent pas faire face aux évolutions qui menacent la paix et la sécurité autour de chez eux. Dans ce cas de figure, l’UA doit intervenir. Elle l’a d’ailleurs fait en RCA et ailleurs.[5] Comme Crisis Group l’a préconisé par le passé, l’UA et les blocs régionaux devraient mettre en place un mécanisme clair de partage des informations et de communication des intentions concernant l’intervention de chacun, ce qui rendrait tous les organes plus efficaces sur le plan opérationnel.[6]

Depuis 2019, une réunion de coordination est organisée en milieu d’année entre l’UA, les communautés économiques régionales et les mécanismes régionaux. La coordination pourrait également être améliorée grâce à des réunions régulières entre le Conseil de paix et de sécurité de l’UA et ses équivalents régionaux. L’UA devrait également disposer de bureaux au siège des blocs régionaux et assister à leurs sommets pour stimuler la coopération.


[1] En 2015 déjà, l’UA s’était engagée à couvrir 25 pour cent du cout des opérations de maintien de la paix en Afrique, étant entendu que lONU, par le biais des quotes-parts, prendrait en charge le solde. L’UA fait valoir que l’ONU est responsable en dernier ressort de la paix et de la sécurité internationales et que ce sont principalement des soldats africains qui participent, au péril de leur vie, aux missions de maintien de la paix sur le continent. Le débat sur les contributions obligatoires de l’ONU est au point mort, mais les discussions se poursuivent quant à la manière de relancer l’initiative. Pour plus d’informations, voir le rapport Afrique de Crisis Group N°286, The Price of Peace: Securing UN Financing for AU Peace Operations, 31 janvier 2020.

[2] Selon un responsable de l’UA, le fonds disposait de 380 millions de dollars à la fin du mois de janvier 2023. Entretien de Crisis Group, février 2023.

[4] Entretiens de Crisis Group, fonctionnaires de l’UA et de l’ONU, janvier 2023.

[5] L’UA, conformément aux dispositions du protocole du Conseil de paix et de sécurité, a également la responsabilité d’informer les Etats membres de l’UA et l’ensemble du monde des crises qui requièrent une vigilance continentale et mondiale. Elle utilise son pouvoir de mobilisation pour assurer le financement adéquat de ces interventions et coordonne souvent les efforts entre l’UA, les blocs régionaux et l’ONU.

[6] Dans de nombreux cas, la coopération entre l’UA et les blocs régionaux fonctionne bien, notamment en Somalie, au Soudan du Sud, au Sahel et dans le bassin du lac Tchad. Pourtant, les blocs régionaux occultent parfois l’UA jusqu’à ce qu’il soit presque trop tard et ne se rapprochent d’elle que lorsqu’ils ont besoin d’argent. La mission d’Afrique australe au Mozambique en est un bon exemple. La première réunion du Conseil de paix et de sécurité de l’UA sur le conflit de Cabo Delgado a eu lieu six mois après l’envoi de troupes dans la région. Selon la procédure, le Conseil est censé autoriser en amont tout déploiement de ce type.

2. Piloter les initiatives diplomatiques en RCA

La situation en RCA montre aujourd’hui des signes de détérioration inquiétants. Les combats font rage dans les campagnes entre les groupes armés et les forces de sécurité nationales soutenues par des entreprises militaires russes et l’armée rwandaise, avec des civils pris en tenaille. Le président Faustin-Archange Touadéra a clairement déclaré son intention de modifier la constitution et de briguer un troisième mandat plutôt que de céder le pouvoir au terme de son second mandat en 2025 – et cette situation a divisé les Centrafricains et provoqué de violentes réactions de l’opposition et de la société civile. Depuis dix ans, l’UA joue un rôle important dans les efforts de stabilisation en RCA, elle devrait mettre ses bons offices à profit pour œuvrer à désamorcer les tensions entre les factions rivales.

La RCA est le théâtre de rébellions plus ou moins sérieuses depuis des décennies, mais les dix dernières années ont été particulièrement troublées.[1] En 2013, une coalition de rebelles majoritairement musulmans, connue sous le nom de Séléka, a renversé le gouvernement du président François Bozizé et a brièvement gardé le pouvoir jusqu’à ce que les pays voisins la contraignent à se retirer. Il s’en est suivi une série d’accords de paix imparfaits, notamment celui de février 2019 impliquant quatorze groupes armés. Malheureusement, ces accords ont surtout servi à partager le pouvoir entre les élites plutôt qu’à apaiser les tensions et à soulager les souffrances de la population, qui vit une catastrophe humanitaire sans commune mesure.[2]

La Cour constitutionnelle a jugé que Bozizé ne pouvait pas se présenter aux dernières élections de 2020, ce qui a poussé une nouvelle coalition armée, alliée à l’ancien président, à marcher sur la capitale, Bangui. Le président Touadéra a alors demandé à une force composée de mercenaires russes de la société privée Wagner, proche du Kremlin, et de soldats rwandais de repousser les rebelles. Une contre-offensive de l’armée nationale début 2021 les a chassés de la plupart des villes de province qu’ils tenaient, mais n’a pas réussi à stabiliser le pays. La poursuite des combats entre les forces gouvernementales et les rebelles autour des sites miniers de l’arrière-pays a entrainé une montée des violations des droits humains et des déplacements de population.[3]


[1] Déclaration de Crisis Group, «Sauver les élections en République centrafricaine et éviter un nouveau cycle de violences», 22 décembre 2020.

[2] Environ 3,4 millions de Centrafricains, soit près de 75 pour cent de la population, ont besoin d’une aide humanitaire. «Central African Republic Situation Report», UN OCHA, 9 février 2023.

[3] «Crisis Watch – Central African Republic», Crisis Group, janvier 2023.

L’UA a joué un rôle clé dans les efforts de stabilisation de la RCA depuis des années, même si elle n’est plus sur le devant de la scène.

L’UA a joué un rôle clé dans les efforts de stabilisation de la RCA depuis des années, même si elle n’est plus sur le devant de la scène. Plusieurs mois après le coup d’Etat en juillet 2013, elle a déployé une mission de maintien de la paix dans le pays, qui a ensuite été absorbée par une force de l’ONU. En 2016, lorsque les combats ont repris entre plusieurs groupes armés, l’UA a envoyé, en tant que représentant spécial en RCA, un diplomate mauritanien, Mohamed El Hacen Lebatt. Un an plus tard, en juillet 2017, l’UA a proposé une feuille de route pour la paix qui, après une résistance initiale, a bénéficié d’un large soutien et permis d’arriver à la conclusion de l’accord de 2019 mentionné plus haut. Cet accord était malheureusement entaché de profondes lacunes et malgré la garantie affichée de l’UA et de l’ONU, leur soutien n’a finalement pas servi à grand-chose.

En ce début 2023, la RCA se trouve dans une situation de plus en plus tendue. Les mercenaires de Wagner s’étant positionnés comme l’un des fournisseurs de prestations de sécurité du régime (avec le Rwanda), la France et l’UE ont mis fin à la coopération militaire avec Bangui. Le rôle de Wagner a partiellement incité les pays occidentaux à suspendre l’aide budgétaire et l’économie est en ruine. L’intention déclarée de Touadéra de se représenter aux élections est une autre source de tension.

L’UA a forcément des limites dans ce qu’elle peut faire pour aider la RCA à sortir de cette situation difficile, mais ses capacités diplomatiques pourraient être utiles. Elle devrait réitérer son engagement à agir en tant que garant de l’accord de paix de 2019 et, en étroite collaboration avec la mission de l’ONU, proposer ses bons offices aux factions rivales afin d’éviter une escalade des combats et de commencer à réfléchir à ce qui pourrait devenir un règlement durable. L’UA a récemment annoncé l’envoi du Groupe des Sages, un organe consultatif qu’elle déploie dans les zones de conflit pour fournir des informations au Conseil de paix et de sécurité, et cette première étape est bienvenue. Elle pourrait, en effet, servir de base aux décisions sur la manière dont l’UA pourrait s’engager de manière plus tangible dans la résolution de la crise prolongée de la RCA.

Une femme marchant le long de la route principale de PK12, un quartier de la périphérie de Bangui, la capitale de la République centrafricaine. CRISIS GROUP / Julie David de Lossy

3. Intervenir pour remettre la transition sur les rails au Tchad

Après la mort au combat d’Idriss Déby Itno, dirigeant de longue date, en avril 2021, de nombreux Tchadiens espéraient un changement radical pour leur pays. Le fils de Déby, Mahamat, installé à la hâte à la tête d’un conseil militaire de quinze membres, a pris des mesures de réforme. Il a annulé l’interdiction des marches de protestation, en vigueur depuis des décennies, a permis au mouvement d’opposition populaire Les Transformateurs de devenir un parti politique, s’est engagé à offrir l’amnistie ou la grâce aux rebelles exilés ou emprisonnés et a ouvert un dialogue national.[1] Cet élan positif n’a cependant pas duré. Le jeune Déby est rapidement revenu sur son engagement à tourner la page et semble maintenant déterminé à assurer une succession dynastique. L’UA devrait suivre cette situation de très près et trouver des occasions de travailler avec les Nations unies ou avec des chefs d’Etat africains pour inciter les dirigeants tchadiens à rectifier la trajectoire autoritaire de leur régime.

L’évolution de la situation au Tchad a pris une tournure plus dure encore ces derniers temps. La junte au pouvoir avait initialement promis, conformément aux exigences de l’UA, de céder le pouvoir dix-huit mois après la mort de Déby père, mais cette échéance est déjà passée. Au lieu de cela, début octobre, les autorités militaires tchadiennes ont adopté les recommandations d’un dialogue national très peu représentatif. Ces recommandations – proposées par l’armée et ses alliés – ont prolongé la transition de deux années supplémentaires et, pour ajouter à la provocation, ont déclaré que tous les membres du conseil militaire pouvaient se présenter aux élections désormais prévues pour 2024.

Ces recommandations n’ont pourtant pas reçu l’assentiment des principaux dirigeants de l’opposition et de la société civile, qui avaient boycotté le dialogue national après avoir demandé des garanties, sans les obtenir, que la junte rendrait le pouvoir aux civils à la fin de la transition. Ils ont crié au scandale à l’annonce faite par les généraux en octobre. Des milliers de Tchadiens ont suivi leur exemple et sont descendus dans la rue pour protester. Les autorités ont répondu par la force brutale. La police a tiré sur les manifestants, faisant au moins 50 morts et environ 300 blessés, et elle a procédé à au moins 600 arrestations.[2]


[1] « After the Crackdowns, Is Chad’s Transition Unravelling ? », Hold Your Fire ! (podcast de Crisis Group), 28 octobre 2022

[2] Ibid.

[Le président du Tchad Mahamat Déby ] ne s’est pas engagé publiquement à transférer le pouvoir aux civils lorsque la transition prendra fin.

Le président Mahamat Déby et son entourage ont depuis lors adopté une gouvernance de plus en plus autoritaire et sans partage.[1] Déby a nommé des personnalités essentiellement progouvernementales à la tête des principaux comités chargés de mettre en œuvre les recommandations du dialogue national et de rédiger une nouvelle constitution. En parallèle, il ne s’est pas engagé publiquement à transférer le pouvoir aux civils lorsque la transition prendra fin.

Pour l’instant, il semble peu probable que les autorités de N’Djamena puissent être persuadées de faire marche arrière. Déby a l’intention de consolider son pouvoir, et se concentre sur la mise en place de loyalistes à des postes clés en vue des élections de 2024. Ses efforts, et ceux de son entourage, pour se maintenir au pouvoir sans créer d’espace pour une véritable opposition politique, ne sont pas sans conséquence pour la stabilité du Tchad. Une nouvelle rébellion s’est formée dans le nord de la RCA, le long de la frontière sud du Tchad. En janvier, le groupe a annoncé qu’il cherchait à évincer le régime de Déby. Le maintien au pouvoir des élites ethniques du nord, fidèles à Déby, risque, d’autre part, de nourrir la polarisation nord-sud et les conflits intercommunautaires, qui ont fait 600 morts en 2022, selon l’ONU.[2]

Le positionnement de l’UA lors des événements qui ont suivi la mort d’Idriss Déby est une occasion ratée. Comme nous l’avons expliqué, l’UA a fait une exception à sa pratique de longue date consistant à suspendre l’adhésion des pays qui arrivent au pouvoir de manière extraconstitutionnelle. Elle a entériné cette tolérance à la condition que la transition ne dure pas plus de dix-huit mois et que les membres du conseil militaire ne se présentent pas aux élections suivantes.[3] Mais plus de dix-huit mois plus tard, la transition n’a pas gardé le cap et un retour à l’ordre constitutionnel semble de plus en plus improbable à court terme.  

Idéalement, les hauts responsables des Etats africains devraient persuader le jeune Déby de ne pas se présenter aux prochaines élections. Mais il est peu probable que ce dernier accepte une telle proposition. L’incapacité de l’UA à conduire une médiation formelle entre le régime et l’opposition à N’Djamena s’explique par plusieurs raisons : outre les objections des principaux Etats membres, les autorités tchadiennes perçoivent le président de la Commission de l’UA, Moussa Faki Mahamat, qui est un citoyen tchadien, comme un adversaire national potentiel. L’organisation pourrait malgré tout chercher des façons d’encourager discrètement les Etats membres et d’autres acteurs proches de Déby à le convaincre de reconsidérer son approche. L’UA devrait par exemple soutenir les efforts des organisations internationales, telles que Sant’Egidio, une communauté de laïcs catholiques basée à Rome et spécialisée dans la consolidation de la paix, qui a étudié l’ouverture d’éventuels pourparlers de médiation entre le gouvernement et les groupes armés.


[1] Certains Etats membres opposés à la suspension du Tchad avaient avancé l’argument selon lequel le maintien du pays dans le giron de l’UA donnerait à cette dernière un moyen de pression sur les autorités de N’Djamena. En pratique, la décision de l’UA n’a guère contribué à modérer le comportement de la junte tchadienne.

[2] Depuis l’arrivée au pouvoir d’Idriss Déby en 1990, l’Etat tchadien a été dominé par ses alliés zaghawa, ce qui a suscité le mécontentement dans le sud mais aussi parmi les factions du nord.

[3] Selon un diplomate africain, l’exception accordée au Tchad, dans ce qui semble aujourd’hui être l’attente naïve que la junte tienne ses promesses de transférer le pouvoir aux civils, a fourni à d’autres candidats putschistes un mode d’emploi pour prendre le pouvoir tout en gardant une respectabilité internationale. Entretien avec Crisis Group, janvier 2022.

4. Apaiser les tensions interétatiques et soutenir les élections en RDC

La recrudescence de la violence dans l’est de la RDC, en proie à des troubles, a exacerbé les tensions diplomatiques dans la région des Grands Lacs et pose de sérieux problèmes pour la conduite des élections qui doivent avoir lieu dans moins de onze mois. L’UA devrait coordonner ses efforts pour aplanir les différends entre les voisins de la RDC et accompagner les préparatifs électoraux.

Le Rwanda et la RD Congo sont à couteaux tirés depuis une bonne partie de l’année dernière.

Voisins aux relations instables, le Rwanda et la RD Congo sont à couteaux tirés depuis une bonne partie de l’année dernière. Kinshasa accuse Kigali de soutenir l’insurrection du M23, qui est réapparue en novembre 2021 après des années de sommeil. Ces accusations sont appuyées par des preuves de plus en plus nombreuses, mais le Rwanda les rejette farouchement et reproche au gouvernement congolais d’être responsable de la détérioration de la situation. D’après Kigali, l’instabilité en RDC serait le résultat d’une mauvaise gouvernance combinée à la collaboration de Kinshasa avec les Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), un vestige de la milice responsable du génocide de 1994, et d’autres groupes armés. Le Rwanda insiste également sur les mauvais traitements qui seraient infligés à la minorité tutsi en RDC, que le M23 prétend défendre.[1]

Les relations se sont encore détériorées le 24 janvier, après le tir de missile des forces de défense rwandaises sur un avion de guerre congolais qui survolait Goma, la capitale de la province du Nord-Kivu et un centre névralgique d’échanges commerciaux à la frontière entre les deux pays.[2] Cet incident n’a fait qu’exacerber les craintes que les deux voisins ne se soient enfermés dans une spirale d’escalade qui pourrait même déboucher sur une déclaration de guerre (bien que cela reste peu probable).

La crise a une dimension régionale. Le Rwanda en veut principalement à la RDC parce qu’en 2021, ce pays a demandé l’appui des forces de l’Ouganda voisin pour combattre, sur son territoire, les Forces démocratiques alliées, un groupe majoritairement ougandais devenu faction de l’Etat islamique en 2019. Le Rwanda, qui, comme les autres voisins de la RDC, exploite depuis longtemps les ressources de l’est congolais pour alimenter sa propre économie, a eu le sentiment d’être mis à l’écart. L’appareil sécuritaire rwandais est également focalisé sur toute menace, aussi minime soit-elle, émanant des éléments de la FDLR désormais installés en RDC. Ces deux facteurs ont conduit le Rwanda à chercher à rejoindre la nouvelle force mise en place au cours de l’année 2022 par le bloc régional de la Communauté d’Afrique de l’Est (CAE) pour lutter contre les insurgés. Cette force comprend des troupes ougandaises, burundaises, sud-soudanaises et kényanes, ces dernières constituant le pilier de cette force hétérogène et qui souffre de manque de coordination.

Aujourd’hui, l’UA ne joue pas un rôle majeur en RDC, ayant historiquement cédé le devant de la scène à l’ONU dans le domaine de la paix et de la sécurité. L’ONU dirige l’une de ses plus importantes missions de maintien de la paix dans le pays. Mais cette mission, la Monusco, planifie actuellement son retrait. Malgré quelques succès, notamment le soutien des élections très complexes en 2006, 2011 et 2018, un lourd passif pèse aujourd’hui sur ses travaux puisqu’elle n’a pas réussi à endiguer des années d’effusion de sang provoquée par les nombreux groupes rebelles prédateurs qui ont une emprise sur de vastes territoires à l’est de la RDC.

La force de la CAE, qui doit faire face aux tensions entre ses Etats membres, est également en difficulté. Au moment de la mise en place de la force, la RDC a refusé d’autoriser des troupes rwandaises à y participer et, fin janvier, Kinshasa a expulsé les officiers d’état-major rwandais travaillant au quartier général de la force. Cette action a fortement irrité le secrétariat de la CAE. Celui-ci a déclaré que Kinshasa ne pouvait pas, sans le blanc-seing des chefs d’Etat de la CAE, expulser des membres de la force dont la présence avait été entérinée par les Etat membres.


[1] «Paul Kagame : M23 en RDC, Tshisekedi, Macron, présidentielle au Rwanda... L’entretien exclusif», Jeune Afrique, 31 janvier 2023.

[2] Commentaire de Crisis Group, «Dangereuse escalade dans les Grands Lacs», 27 janvier 2023.

L’UA prévoit d’organiser des discussions sur la situation en RDC lors d’une réunion des chefs d’Etat en marge de l’ordre du jour principal du sommet.

Dans ce contexte, l’UA prévoit d’organiser des discussions sur la situation en RDC lors d’une réunion des chefs d’Etat en marge de l’ordre du jour principal du sommet. Cette démarche est la bienvenue, ne serait-ce que parce que cette réunion serait l’occasion de partager des informations sur le risque de la prolongation et de l’aggravation d’un conflit régional. La question est de savoir ce que l’institution pourrait faire concrètement. L’implication de l’UA dans les affaires militaires est peu probable : quels que soient les problèmes auxquels elle pourrait être confrontée, la CAE a mis en place la force qui travaille actuellement à la stabilisation de l’est de la RDC. Il est fort probable que cet organe et ses Etats membres continueront à décider de la composition et du déploiement de cette force.

Il reste donc le domaine diplomatique, où les capacités de l’UA semblent plus nécessaires. L’UA pourrait commencer par mettre à profit son pouvoir de mobilisation pour améliorer la coordination entre les différentes initiatives diplomatiques visant à désamorcer les tensions à l’Est. A l’heure actuelle, trois initiatives distinctes se font concurrence. La première est celle de Nairobi, qui mène des pourparlers entre certains groupes armés (mais pas le M23) et des responsables congolais, ainsi que des séries de discussions séparées entre chefs d’Etat. La deuxième est basée dans la capitale angolaise, Luanda, et enfin la troisième orbite autour de la CAE, dont les chefs d’Etat se sont réunis dans la capitale burundaise Bujumbura le 4 février (sans la participation de l’Angola).[1] Il semble peu probable que le nombre d’initiatives diminue, même si cela serait souhaitable (les Etats puissants ayant adhéré à des initiatives différentes) mais l’UA pourrait s’efforcer de synchroniser les objectifs et d’assurer leur cohérence.

Deuxièmement, l’UA et les dirigeants des Etats membres, en particulier le Kenya, l’Angola et peut-être le Congo-Brazzaville, devraient déployer une diplomatie publique et privée et inciter Kinshasa et Kigali à apaiser leurs discours pour atténuer les tensions. Le président de la Commission de l’UA et les Etats membres qui communiquent directement avec les deux parties devraient coordonner leurs pressions sur le Rwanda pour qu’il retire son soutien au M23 et sur la RDC pour qu’elle accepte d’envisager des pourparlers avec son voisin. Ils pourraient faire comprendre aux autorités de Kinshasa que, même si la menace que représentent les FDLR pour la sécurité du Rwanda pourrait sembler négligeable pour l’instant, Kigali a un intérêt légitime à chercher à minimiser les dégâts que ce groupe pourrait causer. Les forces armées congolaises ne devraient donc pas collaborer avec les FDLR.

Enfin, l’UA pourrait jouer un rôle en aidant Kinshasa à se préparer aux prochains scrutins nationaux. Un vote pacifique, respectueux du choix de l’électorat, serait une étape importante dans les efforts du pays pour assoir une culture d’élections à dates régulières. Dans la pratique, les autorités de Kinshasa resteront maitres de la gestion des élections, mais le Conseil de paix et de sécurité de l’UA devrait surveiller la situation et inciter les autorités à étendre le droit de vote à l’ensemble du pays, y compris, dans la mesure du possible, à l’est. Il devrait également renforcer sa mission permanente à Kinshasa pour s’assurer qu’elle est mieux informée quant à la préparation des élections et mieux préparée à faire entendre sa voix en faveur d’un vote libre et équitable ou à mener une éventuelle initiative de médiation post-électorale. La Commission de l’UA devrait identifier un haut responsable africain qui pourrait jouer un rôle de médiation en cas de dépouillement contesté. De manière plus générale, elle devrait, chaque fois que c’est possible, faire pression sur les candidates et candidats pour qu’ils s’engagent à mener une campagne pacifique.


[1]Communiqué du 20ème sommet extraordinaire des chefs d’Etat de la Communauté d’Afrique de l’Est, Bujumbura, 4 février 2023.

Le rond-point du 30 juin à Béni, une ville de la province du Nord-Kivu, en République démocratique du Congo. Décembre 2021 CRISIS GROUP / Nicolas Delaunay

5. Appuyer le fragile accord de paix en Ethiopie

Le 2 novembre 2022, les principaux belligérants de la guerre civile dévastatrice en Ethiopie – le gouvernement du Premier ministre Abiy Ahmed et le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF) – ont signé un accord global de cessation des hostilités dans la capitale sud-africaine, Pretoria. Cet accord surprise est une réussite majeure pour l’UA, qui a guidé les pourparlers, après avoir essuyé de vives critiques pour son inaction initiale. Cela dit, de nombreuses questions restent sans réponse, notamment celle de savoir si les parties s’engagent pleinement à respecter cet accord, alors qu’un précédent cessez-le-feu n’avait tenu que quelques mois.

Aujourd’hui, il y a des raisons d’espérer. Les principaux acteurs ont pris des mesures importantes pour respecter les termes de l’accord de Pretoria ainsi que ceux d’un accord de suivi entre militaires conclu à Nairobi dix jours plus tard. Addis-Abeba a rétabli les services dans certaines parties du Tigré tout en ouvrant un meilleur accès humanitaire aux zones assiégées. Des observateurs de l’UA ont assisté à la remise d’armes lourdes par les dirigeants du TPLF aux forces fédérales le 11 janvier. Pour maximiser les chances de succès des accords, l’UA devra toutefois rester pleinement impliquée dans le soutien aux progrès vers une paix durable.

La brutalité du conflit [Ethiopien] ... a été l’expression d’une profonde antipathie entre les dirigeants du Tigré et le gouvernement d’Abiy.

Les revirements pourraient être nombreux. La brutalité du conflit – Addis-Abeba et ses alliés ont imposé au Tigré un blocus de plusieurs mois au cours d’un conflit qui pourrait bien avoir été le plus meurtrier au monde en 2022 – a été l’expression d’une profonde antipathie entre les dirigeants du Tigré et le gouvernement d’Abiy. La plupart des griefs n’est toujours pas réglée. Abiy et les dirigeants du TPLF se sont pour l’instant réconciliés et ils se sont entretenus en tête-à-tête le 3 février, mais leurs alliés et leurs partisans ne leur font pas vraiment confiance et de virulentes récriminations persistent. Un conflit territorial entre les Amhara et les Tigréens au sujet du Tigré occidental (que les Amharas appellent Welkait) est latent. Plus inquiétant encore, le dirigeant érythréen Isaias Afwerki, dont les forces ont fait des ravages dans le Tigré pendant la guerre, reste déterminé à éliminer complètement ses ennemis de longue date au sein de la direction du TPLF. Les troupes érythréennes auraient commencé à quitter certaines parties du nord-ouest et du centre du Tigré en janvier, mais les responsables tigréens affirment qu’elles contrôlent encore certaines zones rurales.[1]

Dans ce contexte, il est essentiel que le groupe de haut niveau de l’UA, composé de l’ancien président nigérian Olusegun Obasanjo, de l’ancien président kenyan Uhuru Kenyatta et de l’ancienne vice-présidente sud-africaine Phumzile Mlambo-Ngcuka, continue à encourager activement les parties à rester sur la voie de la paix. Ils devraient tenter de prendre contact avec le gouvernement erythréen et rassurer Asmara sur le fait que les préoccupations territoriales et sécuritaires de l’Érythrée seront traitées de manière appropriée. Les membres du groupe doivent faire pression pour le retrait complet des troupes érythréennes, en collaboration avec des partenaires tels que les Etats-Unis, l’Union européenne et les Nations unies. Ils devraient inciter les parties, avec le soutien des bailleurs de fonds et de l’ONU, à augmenter le nombre d’inspecteurs au sein de l’équipe chargée de surveiller et de vérifier la mise en œuvre de l’accord, qui manque de ressources, et à tenir le président de la Commission de l’UA informé sur les progrès réalisés.

L’UA ne devrait pas limiter son action au Tigré, car ce n’est pas le seul point chaud du pays. Plusieurs lignes de fracture pourraient provoquer des bouleversements ailleurs, dont la plus notable est une insurrection dans la plus grande région du pays, l’Oromia, que les autorités semblent vouloir écraser par la force.[2] Il est compréhensible qu’Addis-Abeba réponde aux menaces armées par des réponses armées. Mais ce ne sont pas les combats qui répareront les fissures de la société éthiopienne. Les tensions croissantes entre les deux plus grands groupes ethniques d’Ethiopie, les Oromo et les Amhara, en sont un exemple et elles se sont manifestées début février à la suite d’une scission au sein de la puissante Eglise orthodoxe éthiopienne.[3]

Le président de l’UA et les chefs des Etats membres qui ont une influence sur Addis-Abeba devraient l’inciter à entamer un dialogue national dans lequel toutes les parties prenantes en Ethiopie seraient véritablement représentées et entendues. Les dirigeants du pays ne devraient pas essayer (comme ils semblent le faire) de contrôler ce processus par le biais du parti d’Abiy, de son gouvernement et d’alliés de même sensibilité. Il ne sera pas facile de parvenir à un consensus entre les principales factions ethno-régionales en Ethiopie, mais un dialogue inclusif pourrait être le meilleur moyen d’ouvrir une voie réaliste pour atteindre cet objectif.


[1] Entretiens de Crisis Group, décembre 2022.

[2] «Army threatens to eradicate Oromo armed group, again, claims success in liberating villages», Addis Standard, 3 janvier 2023.

[3] «Ethiopia blocks social media amid Orthodox church tensions », The East African, 10 février 2023.

6. Sortir de l’impasse au sujet du barrage éthiopien sur le Nil

Le Grand barrage de la Renaissance (GERD) reste une source de tension dans le bassin du Nil, principalement entre l’Ethiopie, en amont, et l’Egypte, qui est le pays le plus en aval. Courant 2022, Addis-Abeba a achevé le troisième remplissage du réservoir géant du GERD et a commencé à produire de l’électricité grâce à deux de ses treize turbines. Le barrage, l’un des plus grands projets d’infrastructure d’Afrique, devrait normalement être un catalyseur de la coopération et de l’intégration régionales. Il a pourtant été jusque-là une source de conflits majeurs entre l’Egypte et l’Ethiopie, ainsi que le Soudan, et ces frictions pourraient prendre de l’ampleur alors que le projet s’achève. L’UA, en collaboration avec d’autres partenaires, devrait redoubler d’efforts pour apaiser les relations difficiles entre les deux parties. Le président de la Commission de l’UA pourrait appeler à des discussions de haut niveau pour résoudre le problème tout en œuvrant à une action diplomatique dans les coulisses pour réunir toutes les parties autour de la table.

Le différend est né de la position de l’Ethiopie et de l’Egypte, biaisée des deux côtés par une approche nationaliste du projet qui laisse peu de place à la prise en compte des intérêts de l’autre partie. Pour l’Ethiopie, le barrage répond à deux objectifs : premièrement, il est considéré comme la clé de la relance de l’économie éthiopienne et du développement de l’industrialisation dans le cadre des efforts de lutte contre la pauvreté. Deuxièmement, l’Ethiopie considère que le GERD corrige ce qu’elle considère comme l’injustice historique des traités de l’ère coloniale qui affectent toutes les eaux du Nil à l’Egypte et à l’autre pays clé en aval, le Soudan.[1] Pour l’Egypte, en revanche, son existence même dépend du projet. Elle compte sur le Nil pour la quasi-totalité de ses besoins en eau douce. Elle craint donc que l’Ethiopie ne réduise son approvisionnement en eau en cas de sécheresse prolongée. Le Soudan, coincé entre les deux puissances régionales, à la fois géographiquement et au figuré, a parfois exprimé son soutien au GERD, mais a affirmé à d’autres occasions qu’il partageait les préoccupations du Caire.

Ni l’Ethiopie ni l’Egypte ne sont susceptibles d’abandonner leur position extrême, car dans les deux pays, une ligne dure bénéficie d’un puissant soutien public. Une position plus pragmatique, comme Crisis Group le préconise depuis longtemps, serait pourtant dans l’intérêt des deux pays.


[1] Briefing Afrique de Crisis Group No 271, Bridging the Gap in the Nile Waters Dispute, 20 mars 2019.

Le [Grand barrage de la Renaissance] pourrait être une source de développement et de vitalité régionale.

Le GERD pourrait être une source de développement et de vitalité régionale à condition que les parties aient la bonne approche. Le projet devrait produire environ 5 150 mégawatts d’électricité, ce qui permettrait à l’Ethiopie de doubler sa capacité de production électrique et sa production d’électricité. Addis-Abeba espère devenir, dès le projet achevé, le premier exportateur d’électricité d’Afrique, même s’il reste encore beaucoup à faire pour les interconnexions avec ses voisins et la signature des contrats d’achat d’électricité. La meilleure régulation du débit du fleuve en aval du barrage devrait également permettre de lutter contre les inondations au Soudan tout en y stimulant la production agricole. L’Egypte, elle aussi, pourrait bénéficier d’importations agricoles bon marché en provenance du Soudan, si les opérations du barrage permettaient l’augmentation anticipée de la production agricole soudanaise.

En un mot, les retombées du GERD ne s’arrêtent pas à la frontière de l’Ethiopie. Mais si les parties veulent pouvoir se partager cette manne, elles devront renoncer à leur approche intransigeante, qui a fait du barrage une poudrière.

Pour l’Ethiopie, un compromis impliquerait de partager davantage d’informations sur les conditions hydrologiques et le fonctionnement du barrage pour apaiser les inquiétudes de Khartoum en matière de sécurité mais aussi de répondre de manière plus directe aux préoccupations égyptiennes et soudanaises sur la gestion du GERD en cas de sécheresse prolongée. Un apaisement de la controverse sur le barrage serait bénéfique pour Addis-Abeba car l’Ethiopie souhaite recouvrer ses dépenses de construction en exportant de l’électricité chez ses voisins, y compris le Soudan.

Le Caire, quant à lui, a probablement manqué l’occasion de mener des efforts diplomatiques plus constructifs en s’opposant farouchement au barrage depuis sa création en 2011. L’Egypte devrait infléchir sa position et, dans son propre intérêt, accepter le fait que le projet est maintenant presque terminé et choisir la voie d’un compromis pour répondre à ses préoccupations (plutôt que de mettre l’Ethiopie sous pression). Une telle attitude inciterait davantage l’Ethiopie à coopérer. Ce ne sont pas les moyens de pression, y compris les menaces voilées ou explicites de recours à la force, qui feront pencher la balance.[1]

L’UA, qui a joué un rôle ponctuel dans la facilitation des pourparlers pour régler la question du GERD, devrait continuer, de concert avec d’autres acteurs clés, notamment les Etats-Unis, l’UE et les Emirats arabes unis, à encourager toutes les parties à apaiser les relations diplomatiques et à rechercher un accord qui tienne compte de leurs intérêts respectifs.[2] En 2020, le chef de l’Etat sud-africain Cyril Ramaphosa, alors président de l’UA, a largement contribué à rapprocher les dirigeants et à apaiser les tensions. La future présidence des Comores aura du mal à faire de même, compte tenu plus faible poids politique. Mais le président de la Commission de l’UA pourrait demander à Cyril Ramaphosa d’intervenir à nouveau si les tensions prenaient de l’ampleur et qu’une médiation s’avérait nécessaire. L’UA devrait également encourager les parties à dépasser leurs griefs et à œuvrer en faveur d’un accord transfrontalier sur la gestion coopérative des ressources partagées à l’échelle de l’ensemble du bassin du Nil. Cet accord éviterait ainsi aux futurs projets d’infrastructures d’être gangrénés par des litiges de type GERD dans lesquels les parties n’ont rien à gagner.[3]


[1] «Egypt’s Sisi warns Ethiopia dam risks “unimaginable instability” », Al Jazeera, 30 mars 2021.

[2] Etant donné le peu de confiance qui règne entre l’Ethiopie et l’Egypte, il a toujours été nécessaire d’avoir plusieurs facilitateurs plutôt qu’un seul. L’Ethiopie est favorable à ce que l’UA prenne l’initiative. L’Egypte considère que l’UA penche trop en faveur de l’Ethiopie et exige une action du Conseil de sécurité des Nations unies. A l’heure actuelle, les Emirats arabes unis semblent être la partie la plus engagée en coulisses.

[3] Miryam Nadaff, «A row is raging over Africa’s largest dam – science has a solution», Nature, 3 février 2023.

7. Aider les Nations unies à débloquer la situation politique en Libye

Depuis mars 2022, la Libye est à nouveau déchirée entre deux gouvernements qui s’affrontent, chacun revendiquant sa légitimité, et qui n’ont pas beaucoup de chances de régler rapidement leurs différends. L’affrontement oppose un gouvernement intérimaire basé à Tripoli à un exécutif rival opérant dans l’est du pays. Aucune des parties ne semble vouloir d’un conflit, mais le flou politique ne sert pas les intérêts de la Libye. La production de pétrole, pilier de l’économie nationale, est limitée et les efforts de stabilisation du pays, fondés sur l’union de forces de sécurité rivales, sont au point mort. L’UA prévoit de discuter de la situation libyenne lors du sommet, et pourrait chercher à jouer un rôle plus important pour sortir de l’impasse. L’intérêt manifesté par l’UA est à la fois utile et compréhensible compte tenu de l’importance de la Libye pour la paix et la sécurité en Afrique du Nord et au Sahel, mais elle doit soigneusement évaluer son rôle. Plutôt que de lancer une nouvelle initiative, l’UA devrait fortement encourager le représentant spécial du secrétaire général des Nations unies à présenter une feuille de route pour la résolution de la crise, et engager des actions diplomatiques pour obtenir l’adhésion des parties.

La crise libyenne remonte à l’éviction de Mouammar Kadhafi en 2011.

La crise libyenne remonte à l’éviction de Mouammar Kadhafi en 2011, qui a donné naissance à des groupes armés rivaux dans tout le pays et a déclenché une instabilité qui dépasse les frontières de la Libye.[1] Le vide politique dans la Libye d’après-guerre a permis aux factions islamistes et aux groupes jihadistes d’y gagner du terrain. Les points de vue divergents, aussi bien dans le pays qu’à l’étranger, sur la manière de gérer l’apparente menace islamiste, associés à des querelles intestines sur les élections contestées de 2014 ont conduit à une crise politique qui, jusqu’en 2020, a divisé la Libye en deux gouvernements et coalitions militaires rivaux : l’un bénéficiant de la reconnaissance internationale et basé dans la capitale Tripoli, et l’autre bénéficiant du soutien du parlement basé à Tobrouk et installé dans l’est.

Après un assaut meurtrier et peu concluant sur Tripoli lancé par l’Armée nationale libyenne basée dans l’est du pays et dirigée par le maréchal Khalifa Haftar en 2019-2020, l’ONU a réussi à amener les factions belligérantes et leurs soutiens étrangers respectifs à la table des négociations. Ils se sont rencontrés sous les auspices du Forum de dialogue politique libyen parrainé par l’ONU, où les parties ont accepté de former un gouvernement d’unité provisoire dirigé par Abdelhamid Dabaiba, qui a pris ses fonctions en mars 2021.[2] Les factions rivales ont également convenu d’unifier l’armée et d’organiser des élections.

Les espoirs de voir ces avancées unifier le pays ont pourtant été de courte durée. Dabaiba, originaire de l’ouest de la Libye, s’est brouillé avec Haftar et ses partisans, sur fond de disputes concernant le paiement de ses forces. Les élections parlementaires et présidentielles, qui étaient prévues pour décembre 2021 et devaient permettre la nomination d’un nouveau gouvernement élu, ont été annulées à la dernière minute en raison de litiges juridiques et politiques.[3]

Des alternatives ont alors été mises en place pour nommer un nouvel exécutif. En mars 2022, le parlement basé à l’est a approuvé un nouveau gouvernement intérimaire dirigé par l’ancien ministre de l’intérieur Fathi Bashagha, qui avait également le soutien d’Haftar. Mais les factions basées à Tripoli et les factions pro-Dabaiba ont prétendu que le vote était frauduleux, et Dabaiba s’est engagé à rester au pouvoir jusqu’à la tenue d’élections. Il continue de bénéficier de la reconnaissance internationale en tant que Premier ministre (même si plusieurs pays, dont l’Egypte voisine, considèrent qu’il n’a plus de légitimité). Le gouvernement dirigé par Bashagha jouit, en revanche, du soutien du parlement mais n’a reçu aucune reconnaissance officielle d’un Etat étranger à part celle de la Russie.

Des hostilités entre les deux camps ont brièvement éclaté en août 2022 sans qu’aucun ne veuille pour autant revenir à la guerre. Leurs bailleurs de fonds étrangers non plus. Cela dit, l’impasse dans laquelle ils se sont installés coûte très cher. Les arrêts sporadiques de la production pétrolière et gazière du pays et les litiges sur la répartition des revenus portent un coup à l’économie du pays, qui dépend principalement du secteur des hydrocarbures. Les tentatives de rassemblement des forces de sécurité rivales sous une bannière unique ont également été bloquées. Il faudrait sortir de l’impasse.


[1] Rapport de Crisis Group No 130, Divided We Stand: Libya’s Enduring Conflicts, 14 septembre 2012.

[2] L’est était accompagné par les Emirats arabes unis, l’Egypte et la Russie, tandis que Tripoli bénéficiait du soutien du Qatar et de la Turquie.

[3] Commentaire de Crisis Group, «Reuniting Libya, Divided Once More», 25 mai 2022.

Le représentant spécial du secrétaire général des Nations unies, Abdoulaye Bathily, est le mieux placé pour inciter les factions libyennes à envisager un règlement.

Le représentant spécial du secrétaire général des Nations unies, Abdoulaye Bathily, est le mieux placé pour inciter les factions libyennes à envisager un règlement.[1] Lorsqu’il a pris ses fonctions en septembre, M. Bathily a hérité d’un processus de négociation politique soutenu par les Nations unies, dans le cadre duquel la Chambre des représentants, basée dans l’est du pays, et le Haut Conseil d’Etat, basé à Tripoli, cherchaient à s’entendre sur un cadre constitutionnel en vue des élections. Mais cette voie n’a guère progressé. Certaines personnes, en Libye et à l’étranger, espèrent que l’ONU prendra l’initiative d’élaborer une feuille de route pour sortir de l’impasse.[2]

La rédaction d’une feuille de route n’est pas une mince affaire. Le représentant spécial devra prendre une position claire sur deux questions essentielles. La première est de savoir s’il faut organiser des élections maintenant (et, dans l’affirmative, si elles doivent concerner uniquement le parlement ou à la fois le parlement et le président), ou plutôt nommer un gouvernement unifié et reporter le scrutin d’au moins deux ans. La seconde est de savoir qui doit participer à la négociation portant sur l’avenir à court terme de la Libye – les deux assemblées avec lesquelles l’ONU a travaillé récemment, ou une version actualisée du Forum de dialogue politique libyen que l’ONU a utilisé comme base de discussion politique en 2020.

Les capitales étrangères sont divisées sur la marche à suivre. Les puissances occidentales souhaiteraient que les Nations unies amènent directement les parties à des élections, en réunissant de préférence une version du forum de dialogue qui se mette d’accord sur les détails d’une feuille de route électorale. L’Egypte, en revanche, un Etat membre influent de l’UA, considère la formation d’un nouveau gouvernement unifié comme une priorité, les élections devant suivre. Elle préfèrerait également que les dernières assemblées avec lesquelles l’ONU a travaillé restent au centre des discussions.

Aucune solution ne sera parfaite face aux défis de la Libye, mais privilégier le dialogue pour avancer vers des élections est probablement une solution plus prometteuse que de former d’abord un gouvernement, comme le souhaite Le Caire. L’UA devrait soutenir cette première option.[3] Des élections – dans un cas de figure idéal, pour élire un parlement qui nommerait ensuite un exécutif – permettraient de restaurer la légitimité dont le gouvernement libyen a tant besoin.[4] Il serait plus avisé de réunir une version révisée du Forum de dialogue politique plutôt que de confier les négociations à deux assemblées dont les antécédents en matière de formation d’accords restent désastreux. De nombreux Libyens estiment que ces organes sont fondamentalement intéressés par le maintien du statu quo.

L’UA – dont l’attention portée à la Libye a fluctué, mais qui a récemment déclaré vouloir jouer un rôle plus important – pourrait jouer un rôle essentiel en soutenant les efforts des Nations unies dans ce sens.[5] Le président de la République du Congo, Denis Sassou Nguesso, qui dirige un comité de haut niveau de l’UA sur la Libye, a annoncé en janvier que son pays accueillerait une conférence de réconciliation des factions libyennes en mai.[6] Une telle conférence est probablement animée par de bonnes intentions, mais elle pourrait faire concurrence à l’initiative des Nations unies. L’UA et ses Etats membres devraient plutôt encourager le représentant spécial des Nations unies à réunir un nouveau forum de dialogue et à travailler rapidement avec lui pour élaborer une feuille de route électorale, de sorte que la Libye puisse colmater les brèches de sa gouvernance.


[1] Bathily est bien connu au sein de l’UA. Ancien ministre pendant la présidence sénégalaise, il a brigué la présidence de la Commission de l’UA en 2017 et est généralement bien considéré au siège de l’UA. Même s’il n’était pas le candidat officiel de la Commission pour le poste en Libye, il a été nommé à la suite de consultations au sein de l’A3, les Etats membres de l’UA représentés au Conseil de sécurité de l’ONU.

[2] Entretiens de Crisis Group, Libyens et diplomates occidentaux, Tunis, Rome, Berlin, Le Caire et par téléphone, octobre 2022-février 2023.

[3] Briefing Moyen-Orient et Afrique du Nord de Crisis Group N°85, Steering Libya Past Another Perilous Crossroads, 18 mars 2022.

[4] Une élection présidentielle serait un pas de trop dans cette situation délicate, car les factions perdantes pourraient ne pas accepter le résultat.

[5] Un responsable de l’UA a indiqué que la Libye serait incluse dans l’ordre du jour du prochain sommet. Entretien de Crisis Group, février 2023.

[6] Safa Alharathy, «Ahead of Libya’s reconciliation conference, President of host state lays out a plan for peace in Libya», The Libya Observer, 7 janvier 2023. Tweet d’Abdoulaye Bathily, @Bathily_UNSMIL, représentant spécial du Secrétaire général pour la Libye, 21h16, 28 janvier 2023.

8. Réussir la seconde phase des négociations au Soudan

Depuis que les forces de sécurité ont déposé le dictateur Omar el-Béchir en avril 2019, après des mois de protestations, les efforts déployés par le Soudan pour prendre ses distances par rapport au régime autoritaire ont été menés tour à tour par des dirigeants civils et militaires. Le 25 octobre 2021, les généraux soudanais ont organisé un coup d’Etat contre le gouvernement dirigé par des civils mis en place après l’éviction d’Omar el-Béchir. Les putschistes espéraient écraser les aspirations du mouvement de protestation qui a chassé el-Béchir du pouvoir. Leur manœuvre a échoué et les forces civiles ont repris l’ascendant. Le 5 décembre, les militaires ont conclu un accord-cadre avec des dizaines de dirigeants civils, aux termes duquel les généraux renonceraient à une grande partie de leur pouvoir politique et confieraient le contrôle du pays à un gouvernement civil. Cet accord est le bienvenu, mais il doit être renforcé, et la prochaine phase de négociations sera cruciale. L’UA peut jouer un rôle clé pour faire en sorte qu’elles réussissent.

De nombreux Soudanais restent sceptiques vis-à-vis de l’accord-cadre de décembre, mais il constitue une victoire pour l’opposition civile, car il démontre l’échec patent du coup d’Etat d’octobre 2021. Cet échec est le résultat de pressions tant internes qu’externes. Les manifestants soudanais, contre toute attente, ont tenu la rue. A l’étranger, le coup d’Etat a été fortement réprouvé. L’UA a suspendu l’adhésion du Soudan. L’Union européenne et les Etats-Unis ont gelé des centaines de millions de dollars en soutien aux manifestants, tandis que les institutions financières internationales interrompaient des négociations cruciales sur l’allègement de la dette. Les soutiens traditionnels de l’armée parmi les monarchies du Golfe – l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis en particulier – se sont eux-mêmes montrés prudents, se rendant compte sans doute que les généraux s’étaient mis en mauvaise posture par rapport au peuple soudanais.

Le dernier accord constitue une avancée notable [pour la transition Soudanaise], mais il présente des lacunes.

Le dernier accord constitue une avancée notable, mais il présente des lacunes, notamment dans la façon dont il a été formulé.[1] Conclu après des mois de discussions secrètes entre les militaires et les dirigeants de la coalition civile, connue sous le nom de Forces de la liberté et du changement, cet accord a été passé sans impliquer de nombreux segments importants de la société. L’accord a, d’autre part, été formulé de manière très générale et prévoyait une seconde phase de négociations pour en préciser les termes. Cette seconde phase est en cours et pourrait ouvrir la voie à des discussions plus inclusives qui permettraient d’assurer de meilleures bases à la transition.[2]

Le bilan de l’action de l’UA par rapport à ces événements reste mitigé. Elle a envoyé un signal utile en suspendant l’adhésion du Soudan à deux reprises, d’abord à la suite d’un massacre de manifestants civils en juin 2019, puis à la suite du coup d’Etat d’octobre 2021. L’UA a également joué un rôle déterminant dans la négociation de l’accord de partage du pouvoir qui a donné naissance à un gouvernement dirigé par des civils en 2019. Mais l’organisation n’a pas réussi à mener une diplomatie cohérente de haut niveau pour rapprocher les dirigeants civils et les militaires qui ne se font aucune confiance. Elle aurait pu faire beaucoup plus pour soutenir le fragile accord de partage du pouvoir de 2019.[3] L’UA a rejoint un «groupe trilatéral» avec les Nations unies et le bloc régional de l’Autorité intergouvernementale pour le développement afin de soutenir les négociations qui ont abouti à l’accord du 5 décembre, mais elle a fini par jouer un rôle limité tandis qu’un groupe quadrilatéral comprenant les Etats-Unis, le Royaume-Uni, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis a contribué à faire avancer les négociations vers un accord.

La distance du groupe trilatéral par rapport aux négociations antérieures pourrait s’avérer être un atout au moment où les pourparlers sur la transition sont à nouveau sur la bonne voie et qu’ils sont entrés dans la phase II. Certaines factions civiles, d’anciens chefs rebelles et des groupes tribaux, qui devront prendre part à ce cycle de négociations pour qu’elles aboutissent, se méfient du groupe quadrilatéral en raison de la participation restreinte aux discussions qui ont abouti à l’accord du 5 décembre. Le groupe trilatéral est donc probablement mieux placé que le groupe quadrilatéral pour rassembler un large spectre de parties et les amener à un accord sur des questions telles que les réformes du secteur de la sécurité et la justice transitionnelle.

Des travaux visant à élargir l’accord-cadre sont déjà en cours. Le groupe trilatéral dirige les négociations sur la mise en œuvre de l’accord de paix de Juba de 2020, qui a permis à certains chefs de groupes rebelles des régions périphériques du Soudan de participer à des accords de gouvernance transitoire. Des pourparlers sont également en cours pour convaincre les chefs de l’est du Soudan, qui ont rejeté l’accord de Juba, de rejoindre le dernier cycle de négociations. Les facilitateurs devraient poursuivre cet effort de recherche de consensus, tout en reconnaissant que l’accord-cadre du 5 décembre reste le meilleur espoir de conduire le Soudan vers un nouveau gouvernement de transition dirigé par des civils, et vers des élections. L’octroi de ressources supplémentaires à la mission de l’UA à Khartoum permettrait de s’assurer que cet organe contribue de manière optimale aux efforts notables menés par le groupe trilatéral.

Quant à la suspension du Soudan, l’UA devrait, malgré les pressions exercées par Khartoum, la maintenir jusqu’à ce qu’un gouvernement civil bénéficiant d’une large adhésion de l’opposition prenne forme. L’accord-cadre a constitué un premier pas dans la bonne direction, mais beaucoup de choses peuvent encore mal tourner dans ce processus qui reste une transition politique difficile. Il serait prématuré de relâcher la pression extérieure tant que le nouveau gouvernement n’aura pas pris ses fonctions.

Nairobi/Bruxelles, 14 février 2023


[1] Alan Boswell, «A Breakthrough in Sudan’s Impasse?», commentaire de Crisis Group, 12 août 2022.

[2] Déclaration de Crisis Group, «A Critical Window to Bolster Sudan’s Next Government», 23 janvier 2023.

[3] Entretiens de Crisis Group, responsables actuels et antérieurs de l’UA, janvier 2023.

Annexe A: Priorités pour l’Union Africaine en 2023

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