Cameroun : Les élections laissent entrevoir une nouvelle domination du parti au pouvoir
Cameroun : Les élections laissent entrevoir une nouvelle domination du parti au pouvoir
A young child holds posters of Cameroonian President Paul Biya on a wall in Yaoundé on November 6, 2018. AFP/STR
Q&A / Africa 8 minutes

Cameroun : Les élections laissent entrevoir une nouvelle domination du parti au pouvoir

Avec le boycott de l’opposition et la faible participation escomptée dans les régions anglophones touchées par le conflit, le parti au pouvoir au Cameroun devrait remporter une grande victoire lors des prochaines élections. Dans ce questions-réponses, l’expert de Crisis Group, Arrey Ntui, explique pourquoi ce résultat signifie que le dialogue portant sur les crises du pays devra avoir lieu en dehors du Parlement.

Comment les élections camerounaises vont-elles probablement se dérouler ? 

En novembre 2019, le président Paul Biya a convoqué des élections pour élire l’Assemblée nationale et les conseils municipaux du Cameroun, qui se tiendront le 9 février. Ces élections auraient dû avoir lieu en 2018, à la fin du mandat de cinq ans de ces organes, mais le gouvernement les a reportées à deux reprises. En 2018, le gouvernement a fait valoir qu’il était logistiquement impossible de les tenir en même temps que les élections présidentielles cette année-là, et en 2019, il a invoqué un climat politique et sécuritaire tendu, y compris dans les zones anglophones, pour justifier un nouveau report. Mais aujourd’hui, Biya procède au vote, peut-être pour sauver les apparences dans un contexte où le dialogue national organisé en septembre et octobre 2019 (dont il sera question plus loin) n’a pas permis de mettre un terme au conflit entre le gouvernement camerounais et les séparatistes anglophones. Ce conflit a fait environ 3 000 morts et déplacé plus de 700 000 personnes depuis 2017. 

Les conditions pour les élections législatives et municipales ne sont guère idéales. Les habitants des zones anglophones ne voteront probablement pas en grand nombre, étant donné à la fois la persistance de la violence sur le terrain et leur opinion selon laquelle le gouvernement manque de légitimité. Même si le gouvernement a assuré aux anglophones qu’ils pourraient voter, et qu’il a déployé des troupes et regroupé les centres de vote pour mieux les sécuriser, les électeurs ne pourront malgré tout pas se déplacer en toute sécurité le jour du scrutin. Parallèlement, les séparatistes ont multiplié les attaques contre les bureaux de vote, contribuant ainsi à un sentiment général d’insécurité. 

D’autres éléments sapent également la légitimité des élections. Maurice Kamto, chef du Mouvement pour la Renaissance du Cameroun (MRC), un parti d’opposition, a retiré sa liste de candidats et appelle maintenant au boycott du vote. Kamto – qui est arrivé en seconde position à l’élection présidentielle derrière le président Biya en 2018, une élection qu’il a ensuite prétendu avoir gagnée, pour être ensuite emprisonné sans motif pendant les huit premiers mois de 2019 – soutient que des  élections crédibles appellent à des réformes électorales que le gouvernement n’a pas encore réalisées. Il s’agirait de mesures majeures pour prévenir la fraude et garantir que la commission électorale nationale soit totalement indépendante. Bien qu’il soit lui-même francophone, M. Kamto estime également que le fait de procéder à des élections alors que les anglophones ne pourront pas voter renforcerait les arguments séparatistes selon lesquels les institutions du pays ne représentent que les francophones et une petite élite anglophone cooptée. Enfin, Kamto a récemment annoncé qu’il retirait le MRC des élections après que ses candidats ont été empêchés de participer à plusieurs meetings électoraux par des alliés du parti au pouvoir (d’autres informations similaires concernant des candidats d’autres partis ont été relayées). 

Le boycott initié par Kamto est peut-être plus important pour le message qu’il envoie que pour son impact sur les élections. Si la décision du chef du MRC peut sembler jouer le jeu des séparatistes qui appellent également au boycott, il est peu probable qu’elle affecte le vote dans les régions anglophones, en partie parce que la participation devrait de toute façon être très faible. Même en 2018, lorsque Kamto était sur les listes électorales, seuls 5 et 16 pour cent des électeurs admissibles ont voté respectivement dans les régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest en raison de la situation de violence. 

Mais que le boycott ait ou non un impact important sur les résultats du vote, le faible taux de participation des anglophones devrait permettre au Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC) de remporter une victoire éclatante. Le RDPC est le seul parti à se présenter pour les 180 sièges de l’Assemblée nationale, et dans environ 20 pour cent de ces courses électorales, il n’a pas d’opposant. En cohérence avec les plaintes de Kamto concernant les obstacles rencontrés par les candidats du MRC, des rapports indiquent que des responsables proches du parti au pouvoir auraient œuvré pour faire en sorte que de nombreux membres des 42 autres partis d’opposition participant aux élections ne puissent pas s’inscrire comme candidats, ce qui fausse encore plus les règles du jeu.

Comment réagit le plus grand parti d’opposition au Parlement ?

Le Social Democratic Front (SDF), dont le fief électoral comprend depuis longtemps plusieurs parties des régions anglophones et qui est actuellement le plus grand parti d’opposition parlementaire (avec dix-huit sièges), s’oppose officiellement au boycott. Mais certains responsables du SDF se posent des questions sur cette position, compte tenu de la pression de plus en plus forte des citoyens anglophones qui se retournent contre le parti, en disant qu’il fait avancer la cause anglophone de façon trop timide.

D’autre part, même si le SDF ne participe pas au boycott, ses perspectives électorales sont limitées. Le parti soutient de longue date la résolution de la crise anglophone par le fédéralisme – plutôt que par la création d'un nouvel État – et cette position a été critiquée par les séparatistes, qui ont intimidé de nombreux candidats du SDF aux conseils municipaux ce qui a poussé plus d’une centaine d’entre eux à se retirer. Le SDF ne peut pas faire campagne, même dans certaines circonscriptions de ses bastions anglophones, car ses candidats craignent d’être attaqués. Ces inquiétudes sont loin d’être dénuées de tout fondement: des séparatistes ont enlevé à deux reprises le dirigeant du parti, John Fru Ndi, lui-même anglophone. N’étant plus en mesure de se rendre dans les zones anglophones où il craint pour sa propre sécurité, il est désormais basé dans la capitale, Yaoundé. 
 

Comment la crise anglophone a-t-elle évolué depuis le dialogue national, et dans quelle mesure affecte-t-elle la dynamique politique ?

Le dialogue national contrôlé par le gouvernement, qui a débuté à Yaoundé fin septembre 2019, n’a pas permis d’empêcher l’aggravation de la crise anglophone. Les séparatistes, dont la plupart des dirigeants sont basés hors du pays ou sont en prison à Yaoundé, n’ont pas pris part à la conférence, qu’ils ont considérée comme un stratagème du gouvernement pour détourner les critiques internationales. Même les anglophones qui appellent à une solution fédéraliste plutôt qu’à la création de leur propre État, et qui s’abstiennent de toute violence, n’ont pas réellement eu l’occasion de présenter leurs points de vue. Le gouvernement n’a, par exemple, donné aucune chance aux participants de discuter des recommandations que le Premier ministre Joseph Ngute, qui a organisé le dialogue, a transmises au président Biya. Celles-ci comprenaient une recommandation visant à conférer un « statut spécial » aux régions anglophones du Sud-Ouest et du Nord-Ouest en vertu des dispositions de décentralisation de la Constitution de 1996. 

A ce jour, même la recommandation portant sur le « statut spécial » – que le Parlement a approuvée en décembre et que le président Biya a présentée comme une solution efficace à la crise – semble vouée à avoir un impact limité. Le nouveau statut prévoirait, sur le papier, que le gouvernement central de Yaoundé consulte les assemblées régionales anglophones sur les décisions relatives à la formulation de la politique éducative et à l’application du common law dans leurs régions. Mais ces dispositions manquent de détails sur le type de consultations nécessaires ou sur la manière dont les mesures seraient mises en œuvre, ce qui frustre de nombreux anglophones et étaye l’argumentaire des séparatistes selon lequel la division du pays serait la seule solution à la marginalisation des anglophones. 

Comment les risques de sécurité évoluent-ils à l’approche des élections ?

La violence dans les zones anglophones n’a pas diminué. Comme nous l’avons déjà indiqué, le gouvernement a déployé des troupes supplémentaires dans les régions anglophones et a tenté d'assurer aux citoyens de ces régions la possibilité de voter, notamment en envoyant des équipes de responsables de campagne du parti au pouvoir pour dialoguer avec les électeurs dans certaines parties du pays. Mais même ces équipes ont dû être protégées par des forces spéciales lourdement armées, ce qui a ôté toute crédibilité aux déclarations du gouvernement sur la tenue d’un scrutin pacifique. Si les autorités ont décidé de regrouper les centres de vote pour assurer une meilleure sécurité, cette mesure ne répond pas à la question de savoir comment les électeurs pourront se déplacer en toute sécurité le jour du scrutin. Les séparatistes ont accompagné leurs attaques contre les bureaux de vote de déclarations de « verrouillage » – une tactique qu’ils utilisent fréquemment, qui consiste à arrêter tout mouvement sur les routes et à confiner les gens chez eux – pendant la période électorale. Tout comme avant les élections de 2018, des milliers de civils ont fui les zones anglophones au cours des mois qui précèdent les élections pour rejoindre la brousse, les régions francophones du Cameroun ou le Nigéria. 

Les tensions ethniques se sont également renforcées dans d’autres parties du pays au fur et à mesure que la crise politique s’aggravait. En avril, puis en octobre 2019, les tensions ont dégénéré en affrontements mineurs impliquant des personnes de l’ethnie Bulu (à laquelle appartient Biya), du groupe Bamiléké (auquel appartient Kamto) et d’autres groupes dans les régions du Sud et du Centre. A Sangmélima, dans le Sud, les Bulu locaux ont attaqué des commerces appartenant aux Bamouns et aux Bamilékés et des centaines d’entre eux ont fui la région. La violence n’était pas directement liée à une dispute électorale ou à une question de parti, mais semblait plutôt s’inscrire dans un contexte où des propos intolérants sont échangés entre les groupes ethniques de dirigeants politiques rivaux, sur les réseaux sociaux, voire, dans certaines régions, dans la rue. Le 30 janvier, un ministre de haut rang du gouvernement, s’adressant à la télévision nationale aux victimes des tensions communautaires dans la région du Centre, a averti que la violence pourrait s’intensifier si des mesures n’étaient pas prises pour calmer la situation. 

Quelles sont les implications pour la crise globale du pays ? 

Une victoire écrasante du RDPC lors des prochaines élections – qui, comme nous l’avons vu, semble être un résultat pratiquement acquis – va renforcer la tendance des institutions de l’État à privilégier les vues d’un seul parti et pourrait limiter les perspectives de discussions franches sur la résolution du conflit anglophone et d’autres crises latentes. Le parti au pouvoir domine déjà la chambre haute du Parlement, le Sénat, où il détient 87 sièges sur 100. Les élections du 9 février ne concernent que la chambre basse – l’Assemblée nationale – où le RDPC détient déjà 148 des 180 sièges. Cette majorité risque de devenir encore plus inégale. 

Même si l’Assemblée nationale se conforme généralement aux souhaits du gouvernement sur les questions nationales, certains députés ont exprimé des inquiétudes quant à la situation dans les régions anglophones et le SDF a essayé (sans succès) de faire pression pour un débat parlementaire approfondi sur la crise. Si la domination du parti au pouvoir persiste, les quelques voix qui ont été prêtes à contester les positions du gouvernement sur ces questions risquent d’être réduites au silence. 

La meilleure approche pour atténuer les tensions est probablement un dialogue extra- parlementaire. Le RDPC et les principaux partis d’opposition – tant le MRC que le SDF – doivent discuter de la façon de désamorcer la dangereuse dynamique intercommunautaire qui n’a fait que se renforcer au cours de l’année écoulée. Ils doivent se concentrer sur la manière de juguler le risque accru de voir les divisions politiques et les tensions ethniques s’alimenter mutuellement, jusqu’à entraîner une spirale de violence. En ce qui concerne la crise anglophone, une piste intéressante pour la prochaine étape pourrait être que le gouvernement organise des consultations sérieuses avec les représentants anglophones (au-delà des élites pro-gouvernementales de Yaoundé) sur le contenu de tout règlement politique du conflit – ce qu’il aurait dû faire dans le cadre du dialogue national – étant entendu que tout arrangement durable devra accorder suffisamment de poids à ces perspectives. 

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