Demonstrators protest in N'Djamena on October 20, 2022 during a protest. Five people "died from gunshots" in clashes on October 20, 2022 between police and demonstrators in the Chadian capital N'Djamena, the head doctor at the city's Union Chagoua Hospital, Joseph Ampil, told AFP.
Demonstrators protest in N'Djamena on October 20, 2022 during a protest. AFP
Briefing / Africa 20+ minutes

Transition au Tchad : apaiser les tensions en ligne

L’utilisation croissante des réseaux sociaux au Tchad pourrait faciliter la transition politique, mais elle risque également d’attiser la violence. Avec le soutien des bailleurs, les autorités, la société civile, les plateformes en ligne et les influenceuses et influenceurs devraient s’assurer que les réseaux sociaux restent un espace de débat démocratique plutôt qu’un accélérateur de conflits.

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Que se passe-t-il? Après des années de blocage gouvernemental, les réseaux sociaux ont gagné en liberté et en influence dans la politique tchadienne, en particulier depuis la mort du président Idriss Déby en avril 2021 et le début de la transition. Ils ont démocratisé la participation au débat public, mais également alimenté les tensions sociopolitiques.

En quoi est-ce significatif? La transition tchadienne est entrée dans une phase délicate. La répression gouvernementale a tué, en octobre, plusieurs dizaines de personnes, laissant une onde de choc dans la société. A l’approche des élections de 2024, les réseaux sociaux peuvent fournir un cadre plus ouvert au débat, mais ils risquent aussi de nourrir divisions et violences.

Comment agir? Le gouvernement devrait permettre aux réseaux sociaux de rester libres et ouverts et les plateformes devraient mieux contrôler et modérer les contenus. Soutenue par les bailleurs, la société civile devrait former les influenceuses et influenceurs à écarter discours haineux, provocationet circulation de fausses nouvelles. Les bailleurs devraient soutenir les médias locaux, professionnels et indépendants.

I. Synthèse

Le Tchad est en plein tumulte politique. Après avoir suscité l’espoir qu’il allait mettre fin aux pratiques autoritaires caractéristiques du régime de son père pendant 30 ans, le président de la transition, Mahamat Déby, a renforcé son contrôle du pouvoir. La répression brutale des manifestations du 20 octobre a refroidi les attentes. Alors que le Tchad se prépare aux élections de 2024, les réseaux sociaux vont très certainement jouer un rôle important. Avec l’allègement des restrictions ces dernières années, les plateformes en ligne pourraient contribuer à faire tomber les barrières qui freinent la participation à la vie politique. Néanmoins, les réseaux sociaux reflètent aussi les divisions sociopolitiques du pays et pourraient alimenter les griefs et la violence. Dans cette période de transition, les autorités tchadiennes devraient maintenir un Internet libre et ouvert ; les bailleurs devraient aider à la formation des influenceurs et influenceuses afin de limiter la désinformation, les discours haineux et toutes formes de provocation en ligne, et soutenir les médias professionnels et indépendants; les plateformes de réseaux sociaux devraient mieux modérer les contenus ; et les influenceurs et influenceuses devraient promouvoir les bonnes pratiques. 

Après des débuts prometteurs, la transition politique au Tchad a pris un tournant préoccupant. Au lendemain de la mort de son père au cours de combats avec des rebelles en avril 2021, le général Mahamat Déby a pris le pouvoir à la tête d’un Conseil militaire de transition et engagé le pays sur la voie de ce qui était supposé être une période de dix-huit mois, avant la mise en place d’un gouvernement civil. Dans un premier temps, la situation permettait d’espérer que le pays allait réussir à s’acheminer sans trop de heurts vers une gouvernance plus inclusive et démocratique. Les négociations engagées entre la junte au pouvoir et les opposants historiques ont permis le retour au pays, après des années d’exil, de plusieurs activistes et chefs de groupes armés. Toutefois, lorsque le gouvernement de transition a lancé, le 20 août 2022, un dialogue national attendu de longue date, les principaux groupes rebelles, partis d’opposition et organisations de la société civile ont refusé de participer, frustrés, entre autres, par la réticence des militaires à s’engager à rendre le pouvoir aux civils. 

Les tensions ont atteint leur paroxysme au moment de la clôture du dialogue national, début octobre. Ce dialogue s’est en effet conclu par l’extension de la transition (qui devait se terminer à la fin de ce mois-là) pour deux ans supplémentaires et par la déclaration d’éligibilité des membres de la junte, dont Mahamat Déby, aux prochaines élections nationales, prévues pour 2024. Le dialogue s’est également achevé avec la dissolution du Conseil militaire de transition et la nomination de Déby en tant que président du régime de transition.

Le 20 octobre, des milliers de personnes sont descendues dans la rue pour protester, ce qui a donné lieu à une brutale répression.

Ces décisions ont provoqué la colère de nombreux Tchadiens, qui y voient une prise de pouvoir par le fils de l’ancien président et s’opposent à ce qui pourrait devenir, selon eux, une succession dynastique. Le 20 octobre, des milliers de personnes sont descendues dans la rue pour protester, ce qui a donné lieu à une brutale répression. Assimilant cette manifestation à une insurrection armée, les autorités l’ont réprimée dans le sang (les chiffres officiels font état d’un minimum de 50 morts, d’environ 300 blessés et d’au moins 600 arrestations) et ont également privé d’Internet les bastions de l’opposition dans la capitale N’Djamena. La peur et la méfiance qui ont résulté de ces évènements risquent de peser lourd sur la prochaine phase de la transition. 

Dans cette période toujours plus crispée que traversent les élites politiques et la population tchadiennes, les voix qui s’expriment sur les réseaux sociaux du pays pourraient jouer un rôle grandissant, tant en bien que, potentiellement, en mal. L’analyse de ces médias de février à juin 2022 montre qu’ils ont eu des effets très bénéfiques mais qu’ils présentent des risques significatifs. Les plateformes en ligne encouragent effectivement les citoyens à participer à la vie politique et leur fournissent un cadre de discussion qui leur permet d’encourager le transfert du pouvoir aux civils à travers l’organisation de nouvelles élections. Cependant, comme l’a relevé Crisis Group, les publications postées sur Internet ont également servi à proférer des menaces directes, amplifier les divisions ethniques et nourrir l’agitation sociale, souvent en mettant en avant des informations volontairement mensongères, une pratique relevant de la désinformation. 

Les réseaux sociaux étant encore récents au Tchad, leurs utilisateurs les plus influents peuvent jouer un rôle constructif dans le developement de ces outils. Les acteurs nationaux et internationaux devraient travailler conjointement afin de promouvoir une meilleure compréhension, auprès des voix tchadiennes qui se font le plus entendre sur Internet, des bonnes pratiques en matière de communication politique et, en particulier, des précautions à prendre pour réduire le risque d’attiser la violence. 

Ils devraient, grâce à des programmes de formation, encourager les influenceuses et influenceurs les plus réceptifs à utiliser leur position pour empêcher la diffusion d’informations mensongères, de propos haineux et d’incitations à la violence en ligne. Le gouvernement de transition devrait s’abstenir de couper l’accès à Internet, tout en faisant en sorte que les institutions chargées de la sécurité numérique deviennent indépendantes et se concentrent sur la promotion des bonnes pratiques. Les plateformes de médias sociaux devraient continuer à améliorer leur capacité de vérification des faits ainsi que les algorithmes qui réduisent la visibilité des publications contenant des propos clivants.

Enfin, en plus d’apporter leur soutien aux influenceuses et influenceurs, qui jouent un rôle important en orientant le discours politique et les divisions qui règnent au sein du pays, les bailleurs devraient également favoriser l’émergence d’organes de presse locaux, professionnels et indépendants. Se fixer un tel objectif est peut-être ambitieux, mais dans le climat politique actuel, cela mérite d’être tenté. Une presse professionnelle dynamique peut servir à la fois de source fiable d’informations pour les citoyens et de garde-fou contre l’utilisation abusive des réseaux sociaux par le gouvernement et les influenceuses et influenceurs.  

II. Transition et répression

Après la mort du président Idriss Déby Itno lors de combats avec des rebelles en avril 2021, l’espoir était grand de voir le Tchad faire exception aux transitions tumultueuses que connait la région. Bien que le général Mahamat Déby, son fils, ait pris le pouvoir par des voies non constitutionnelles, sa première année à la tête du pays a été marquée par une ouverture de l’espace civique, après trois décennies de régime autoritaire. Le gouvernement de transition du fils Déby a engagé des négociations avec les groupes armés et les partis d’opposition, y compris avec ceux qui étaient les plus réticents à reconnaître sa légitimité. Plusieurs chefs rebelles et activistes politiques sont alors rentrés au Tchad après des années d’exil – notamment le blogueur Makaïla Nguebla et l’influenceur Abel Maïna, qui sont aujourd’hui conseillers auprès des autorités de transition. La jeunesse tchadienne, dont la mobilisation est croissante, est devenue une force politique de premier plan, surtout – comme expliqué plus bas – au travers des réseaux sociaux, de plus en plus libres et ouverts. Pour la première fois depuis des décennies, les Tchadiens pouvaient exprimer ouvertement leur colère au sujet de la situation socioéconomique catastrophique du pays et reprocher à l’élite au pouvoir d’en être responsable. Les partis d’opposition comme Les Transformateurs ont ainsi organisé de vastes rassemblements pacifiques à N’Djamena.

La junte n’a ... pas tenu les engagements qu’elle avait pris au début de la transition.

La junte n’a cependant pas tenu les engagements qu’elle avait pris au début de la transition. Après plusieurs reports, les autorités ont finalement organisé un dialogue national le 20 août 2022, dont les conditions ont conduit les principaux acteurs civils et militaires à refuser de participer.[1] Ce fut le cas notamment du Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (FACT) – l’organisation responsable de la mort d’Idriss Déby –, qui a rejeté l’accord de paix signé début août entre le gouvernement et 40 groupes rebelles à Doha, capitale du Qatar.[2] Les Transformateurs et Wakit Tama, une coalition créée en janvier 2021 et rassemblant plus de 30 partis politiques et organisations de la société civile, ont également décliné l’invitation au motif que le dialogue manquait d’impartialité et ne représentait pas suffisamment la diversité politique du pays. En outre, tous ceux qui ont refusé de participer avaient conditionné leur présence à la garantie qu’aucun membre de la junte ne serait autorisé à se présenter aux élections une fois la période de transition terminée.

Cette garantie n’a pas été donnée, et il n’a pas fallu attendre longtemps pour comprendre pourquoi. Les conclusions du dialogue, achevé le 8 octobre, prévoient une extension de deux ans de la transition et indiquent clairement que tous les Tchadiens – y compris les membres de la junte – auront le droit de se présenter aux élections à la fin de la transition. Le Conseil militaire a été dissous et Mahamat Déby nommé président de la transition. Craignant que Déby et l’élite dirigeante ne s’approprient tous les pouvoirs, l’opposition a réagi vigoureusement en organisant le 20 octobre des manifestations à N’Djamena et dans d’autres centres urbains situés dans le sud du pays.

Même si la réaction violente des autorités aux manifestations du 20 octobre – qui, selon les chiffres officiels, a causé quelque 50 morts, 300 blessés et a été suivie d’une coupure d’Internet de plusieurs jours – était en décalage total avec l’attitude conciliante affichée préalablement, le pays a connu pendant toute l’année 2022 d’autres flambées de violence liées à des questions sociales, politiques et ethniques.[3] En janvier 2022, par exemple, lors d’un litige sur la nomination d’un nouveau chef traditionnel à Abéché, au nord de la région du Ouaddaï, la police a tiré sur les manifestants, tuant treize civils.[4] En février, dans le village de Sandana – situé dans la région de Moyen-Chari, au sud du pays –, treize personnes au moins sont mortes lors d’affrontements entre des éleveurs et des agriculteurs, ce qui a ravivé les tensions entre le nord et le sud.[5] Par la suite, en mai, des manifestations organisées par Wakit Tama à N’Djamena pour protester contre la présence militaire française dans le pays se sont transformées en émeutes. Douze policiers auraient été blessés, tandis que six dirigeants de l’opposition ont été arrêtés et condamnés à un an de prison avec sursis et 15000 euros d’amende.[6]


[1] «Au Tchad, ouverture du “dialogue national inclusif” pour sortir de l’impasse politique», France 24, 20 août 2022.

[2] «Chad signs peace pact with rebels, but main insurgents stay out», Reuters, 8 août 2022.

[3] « Tchad : de nombreux manifestants tués et blessés », Human Rights Watch, 26 octobre 2022.

[4] « Tchad : tirs mortels par des forces de sécurité dans l’est du pays », Human Rights Watch, 9 mars 2022.

[5] «Tchad : des morts lors de nouveaux affrontements entre éleveurs et agriculteurs dans le Sud», RFI, 11 février 2022.

[6] «Tchad : manifestation hostile à la France à l’appel de la coalition d’opposition Wakit Tama», RFI, 14 mai 2022.

III. L’utilisation croissante des réseaux sociaux au Tchad

A l’heure où le Tchad traverse une période de transition de plus en plus instable, les réseaux sociaux commencent à devenir un espace de discussion où se joue la dynamique politique du pays. Les tarifs prohibitifs et les restrictions gouvernementales expliquent que les utilisateurs tchadiens soient restés majoritairement hors ligne jusqu’en 2015, soit beaucoup plus longtemps que dans les autres pays de la région. Lorsque les citoyens ont commencé à faire des plateformes en ligne un outil politique en 2016, le gouvernement tchadien a d’abord cherché à contrôler cet espace en imposant de longues coupures du réseau et en procédant à des arrestations. Ce n’est qu’en 2019 que le président Idriss Déby, poussé par la pression internationale à lever les interdictions, a pris conscience du potentiel que représentaient les réseaux sociaux pour comprendre et influencer la société tchadienne. Depuis lors, les tarifs des données mobiles ont diminué et le gouvernement a levé les restrictions, ce qui explique qu’Internet et les réseaux sociaux fassent désormais partie de la vie quotidienne de nombreux Tchadiens. Si les réseaux sociaux restent principalement un phénomène urbain, les zones rurales sont également de plus en plus connectées, car leurs habitants font de fréquents allers-retours vers les villes du pays.

A. Le paysage médiatique au Tchad

Les autorités tchadiennes ont toujours cherché à maintenir un contrôle strict sur les médias traditionnels. Le pays figure assez bas dans le classement de l’organisation non gouvernementale Reporters sans frontières en ce qui concerne la liberté de la presse.[1] Bien que les médias privés comme la station de radio FM Liberté et le journal Abba Garde aient bénéficié d’une certaine marge de manœuvre, ils ont quand même été interdits à plusieurs reprises par les autorités depuis 2015.[2] Les médias internationaux comme Radio France Internationale et France 24 occupent une place importante dans le pays et on ne leur impose généralement pas de restrictions.


[1] Voir le Score global, Reporters sans frontières, 2022; pour des informations actualisées, voir aussi la fiche pays sur le Tchad, Reporters sans frontières, 2022. Cette fiche montre que la transition n’a pas conduit à une amélioration de la liberté de la presse, même si le Tchad est remonté dans le classement, de la 123ème place en 2021 à la 104ème en 2022.

[2] Abba Garde a été interdit en 2015, en juin 2020 (pendant un an), puis à nouveau en juillet 2021.

L’arrivée d’Internet dans la vie des Tchadiens est relativement récente, mais son utilisation a progressé de façon exponentielle en quelques années. Jusqu’en 2015, le paysage médiatique était occupé principalement par la radio. La plupart des Tchadiens, y compris dans les zones urbaines, n’avaient pas accès à la télévision. Lorsque les téléphones portables disposant de données mobiles ont fait leur apparition au Tchad en 2009, leur taux de pénétration était très faible (0,05 pour cent de la population) et la connectivité concernait surtout les populations urbaines. Au cours des dernières années en revanche, le pays a enregistré une hausse de l’accès à Internet, de 3,5 en 2015 à 19 pour cent en 2022.[1]

Les réseaux sociaux ont suivi une trajectoire similaire, leur utilisation est montée en flèche entre 2020 et 2022. Le nombre d’utilisateurs a augmenté de 42,4 pour cent entre 2020 et 2021, et de 21,8 pour cent l’année suivante.[2] La plateforme la plus fréquentée au Tchad est Facebook (avec un total de 90,1 pour cent des utilisateurs des réseaux sociaux), où elle compte 529100 utilisateurs.[3] En comparaison, Instagram (62500 utilisateurs), Twitter (19100 utilisateurs), LinkedIn et, plus récemment, TikTok, sont très peu utilisés dans le pays.[4] La messagerie WhatsApp est par ailleurs très employée pour des messages privés, mais ces échanges sont confidentiels et difficiles à consulter pour les besoins de l’étude.[5]


[1] Il est difficile de trouver des chiffres actualisés. Crisis Group s’est appuyé sur les chiffres de la base de données de l’Union internationale des télécommunications et sur les analyses élaborées par les organisations Hootsuite et We Are Social. Selon les rapports annuels de cette dernière, en 2019, 5 pour cent des Tchadiens utilisaient Internet et 0,8 pour cent les réseaux sociaux (sur une population de 15 millions). « Digital 2019: Chad », We Are Social/Hootsuite, 2019. En 2022, l’accès à Internet est passé à 19 pour cent de la population tchadienne, et l’utilisation des réseaux sociaux à 3,3 pour cent (sur une population de 17 millions). « Digital 2022: Chad », We are Social & Hootsuite, 2022. Les chiffres provenant de Tchad Info, une agence d’information contrôlée par l’Etat, indiquent en revanche que le Tchad compte trois millions d’utilisateurs de Facebook. Entretien de Crisis Group, journaliste de Tchad Info, 27 mai 2022.

[2] « Digital 2022: Chad », op. cit.

[3] L’étude réalisée par Crisis Group prend principalement en compte les messages publiés sur les réseaux sociaux en français, ou traduits de l’arabe vers le français grâce aux fonctions de traduction automatique fournies par les plateformes.

[4] « Digital 2022: Chad », op. cit. Crisis Group bénéficie du soutien financier de Meta, qui est la maison mère de Facebook. Par ailleurs, Crisis Group a occasionnellement été en contact avec Facebook au sujet de la mésinformation qui, publiée sur la plateforme, risque de susciter une violence meurtrière.

[5] Les études montrent que la grande majorité des utilisateurs d’Internet tchadiens sont de jeunes hommes. Selon Hootsuite, le ratio hommes-femmes pour l’utilisation d’Internet était de 85 pour cent d’hommes et 15 pour cent de femmes en 2019; en 2022, cet écart s’était légèrement réduit avec un ratio de 79 pour cent d’hommes et 21 pour cent de femmes. « Digital 2019: Chad » et « Digital 2022: Chad ». Les principaux utilisateurs de Facebook ont entre 13 et 40 ans. D’après une enquête sur l’utilisation d’Internet et des réseaux sociaux réalisée en novembre 2015 par le Centre de recherches en anthropologie et sciences humaines du Tchad, 75 pour cent des utilisateurs d’Internet sont des hommes et 25 pour cent des femmes, la majorité d’entre eux âgés de 10 à 35 ans. Voir « Internet connectivity in Chad », in Mirjam de Bruijn, « Croquemort: A Biographical Journey in the Context of Chad », Bridging Humanities, vol. 1, n° 1 (2017). Une enquête conduite par Crisis Group en mai 2022 arrivait à des résultats similaires.

B. 2015-2016 : du cyberactivisme aux interdictions gouvernementales

En 2015-2016, deux vidéos enregistrées à l’aide de téléphones portables et largement relayées sur Facebook ont mis en évidence la capacité des réseaux sociaux à susciter un activisme politique au Tchad. La première vidéo, publiée sur Facebook en mars 2015, prétendument par un policier, montrait de jeunes hommes subissant des tortures dans un commissariat de la capitale, N’Djamena. Cette vidéo est devenue virale, et la pression qui a ensuite été exercée sur la police a conduit à l’arrestation des coupables, puis à leur condamnation à six mois de prison.[1] La seconde vidéo, publiée en février 2016, concernait une adolescente de 16 ans dénommée Zouhoura, qui avait été violée à N’Djamena par sept jeunes hommes, dont certains sont des fils de généraux de l’armée tchadienne. Des Tchadiens, choqués par cette vidéo, ont lancé une campagne sur Facebook – largement soutenue par la diaspora vivant en France – qui s’est traduite par des manifestations à N’Djaména. Comme dans le premier cas, la mobilisation a poussé le gouvernement à arrêter les auteurs du viol.[2]

Malgré les tentatives menées pendant cette période par les autorités pour contrôler ce nouveau moyen de communication, les plateformes en ligne ont été de plus en plus utilisées par les Tchadiens pour la mobilisation politique. La découverte de ce support a coïncidé avec le développement de mouvements citoyens en Afrique centrale et de l’Ouest, sur le modèle des «Printemps arabes» de 2011, qui ont également encouragé la jeunesse tchadienne à participer davantage à la vie politique et exercé une pression sur le régime.[3] «La peur changeait de camp», se souvient un professeur de l’université de Toukra, à N’Djamena.

Lorsque les tensions se sont intensifiées, avant les élections présidentielles d’avril 2016, de nombreux mouvements sociopolitiques ont réclamé des élections transparentes et la liberté d’expression, à la fois dans les rues et en ligne.[4] Le gouvernement a réprimé les manifestations, arrêté plusieurs représentants de la société civile et coupé Internet pendant 235 jours.[5] Ces mesures ont effectivement ralenti les campagnes d’opposition, mais les jeunes opposants ont commencé à se connecter aux réseaux sociaux grâce à des réseaux privés virtuels et se sont mis à échanger des informations par SMS, ce qui leur a permis de documenter des cas de fraude électorale présumée.[6]


[1] « Chad shutdown over deadly helmet protests », BBC, 10 mars 2015; « Tchad : 8 policiers condamnés à six mois de prison pour torture des étudiants », Xinhua, 21 mai 2015.

[2] « Africanews: Chad Court Convicts Alleged Rapistscourt convicts alleged rapists », vidéo, YouTube, 2 juillet 2016 ; « Tchad: Dix ans de prison pour les violeurs de Zouhoura », Le Monde, 1er juillet 2016.

[3] Entretien de Crisis Group, journaliste indépendant à N’Djamena, 26 et 27 mai 2022. La jeunesse tchadienne a été galvanisée par les mouvements de protestation qui ont éclaté dans plusieurs pays d’Afrique centrale et de l’Ouest (en 2012 au Sénégal, en 2014-2015 au Burkina Faso et à plusieurs périodes en République démocratique du Congo) après le début du « Printemps arabe » en Tunisie en 2011.

[4] Le mouvement de la jeunesse tchadienne le plus important et le plus influent s’appelait Iyina (qui signifie « Nous sommes fatigués », en arabe tchadien). Entretien de Crisis Group, journaliste indépendant, N’Djamena, 26 mai 2022.

[5] Jusqu’en 2020, les autorités ont limité l’accès à Facebook et WhatsApp. La plus longue période de fermeture a débuté le 28 mars 2018 et a duré seize mois. Le gouvernement a justifié ces restrictions comme une mesure de lutte contre le terrorisme, compte tenu de la menace régulière que représentait la présence de Boko Haram dans la région du lac Tchad. Une autre raison invoquée par les autorités pour justifier l’impossibilité d’accès était les failles technologiques.

[6] « Presidential elections in Chad: confusion », Counter Voices, 30 avril 2016.

C. 2019-2021 : le point de basculement

La liberté d’expression et l’accès à Internet ont commencé à s’améliorer au Tchad à partir de 2019. Cette année-là, l’organisation non gouvernementale Internet sans frontières, spécialisée dans la défense des libertés sur Internet, a lancé une campagne en ligne intitulée #Maalla_Gatetou (ce qui, en arabe tchadien, signifie «Pourquoi débrancher?»). Cette campagne a eu pour effet d’accroître la pression internationale sur le président Idriss Déby, afin qu’il lève les interdictions d’Internet qui étaient en vigueur à l’époque et qu’il allège les restrictions sur les réseaux sociaux.[1] Sous cette pression, Déby a changé d’avis. En juillet 2020, ayant pris conscience du potentiel qu’offraient les réseaux sociaux pour influencer la société tchadienne, le président a annoncé son intention de fournir au Tchad l’accès Internet le moins cher du continent.[2] Dans les mois qui ont suivi, les opérateurs mobiles Airtel et Tigo, qui étaient et sont toujours présents dans le pays, ont baissé leurs tarifs.[3]

Dans le même temps, Déby a assoupli les restrictions sur les discours en ligne, renforçant leur importance pour l’organisation et le débat politiques. Les partis d’opposition et la société civile ont fait usage de cette liberté fraîchement acquise dans la période qui a précédé les élections d’avril 2021, qui se sont néanmoins conclues par le maintien au pouvoir du président en exercice. Le parti d’opposition Les Transformateurs – dirigé par Succès Masra (39 ans) et dont la majorité des membres ont moins de 40 ans – a organisé un certain nombre de campagnes réussies sur les réseaux sociaux, sur des questions de gouvernance.[4] La coalition Wakit Tama a également utilisé ces réseaux pour lancer des appels à la mobilisation et à la protestation.[5] Le compte officiel d’Idriss Déby sur Facebook est devenu de plus en plus actif début 2021. En revanche, le parti du président – le Mouvement patriotique du salut (MPS) – a eu peu d’activité sur les réseaux sociaux, alors que les groupes rebelles tchadiens les plus importants utilisaient leurs pages Facebook presque uniquement pour diffuser leurs communiqués.


[1] « Tchad : le président Deby dans la dynamique de faciliter l’accès de la connexion à l’internet », Tic Guinée, 14 juillet 2019.

[2] « Tchad-NTIC : une nouvelle trajectoire de développement du numérique à l’horizon 2030 », Tachad, 15 juillet 2020. 

[3] Selon les chiffres dont dispose Crisis Group : de 2014 à 2017, 1 gigabyte (Gb) de données mobiles, valable un mois, coûtait 10000 francs CFA (18 dollars); son prix est passé à 12000 francs CFA (22 dollars) en 2017 et 2018. L’année suivante, 1 Gb/jour coûtait 1500 francs CFA (2,7 dollars), puis 1200 (2,1 dollars) en 2020 et 550 (1 dollar) en 2022 – ou 500 (0,9 dollar) avec Airtel. Un abonnement à Airtel Money permet d’obtenir un supplément de 50 pour cent sur les forfaits journaliers : par exemple, pour 11500 francs CFA (21 dollars), le client obtient 30 Gb au lieu de 20 Gb. Ces chiffres sont confirmés par le rapport 2022 de la start-up tchadienne Wenaklabs, « Etat des lieux d’internet au Tchad ».

[4] Le parti Les Transformateurs possède plusieurs pages Facebook. Sa page principale, « Les Transformateurs », compte quelque 94000 abonnés. Elle est surtout utilisée pendant les campagnes politiques et pour partager des informations au sujet de son dirigeant, Succès Masra. La page « Les Transformateurs d’Abéché », gérée par l’une des antennes régionales du parti, compte 1100 abonnés.

[5] Le groupe public Facebook « Wakit Tama Media » partage des publications et est ouvert aux publications extérieures. Wakit Tama possède aussi des pages Facebook (par exemple « Plateforme Wakit Ma Tama »), et certains de ses membres détiennent des comptes Facebook personnels.

Les réseaux sociaux ont sans aucun doute stimulé l’engagement politique des Tchadiens, mais ils ont aussi facilité la mésinformation et la désinformation.

Les réseaux sociaux ont sans aucun doute stimulé l’engagement politique des Tchadiens, mais ils ont aussi facilité la mésinformation et la désinformation.[1] Par exemple, en avril 2021, lorsque les rebelles du FACT ont affronté les forces gouvernementales dans le nord du pays avant de lancer une offensive sur N’Djamena, la désinformation et les fausses informations ont fait rage sur Facebook. Plusieurs publications laissaient entendre que les rebelles se rapprochaient de la capitale, alors qu’ils se trouvaient à des centaines de kilomètres de là.[2] Certains utilisateurs diffusaient volontairement de fausses informations. Un influenceur a confié à Crisis Group qu’il utilisait des vidéos montrant prétendument l’offensive, en sachant pertinemment qu’elles avaient été filmées dans d’autres pays.[3] La désinformation concernant l’approche des rebelles a provoqué au Tchad la peur que N’Djamena ne se retrouve assiégée, comme cela s’était produit en 2008.[4]


[1] La mésinformation et la désinformation sont définies, dans le présent briefing, comme la diffusion d’informations mensongères, involontaire dans le premier cas et volontaire dans le second. Le biais médiatique correspond à la présentation des informations en faveur d’un point de vue particulier, et les discours haineux visent à causer du tort à une personne en particulier.

[2] Le 18 avril, le combattant du FACT Khadafi Lelbo a annoncé dans une vidéo que les forces du FACT étaient en train de se rapprocher de N’Djamena. Cette vidéo a recueilli 18000 vues. Voir la vidéo « Le FACT est déjà à la porte de N’Djamena », Facebook, 18 avril 2021. Le 20 avril 2021, une vidéo publiée par DF Web Media – avec 3000 vues – montrait les forces du FACT au combat, soi-disant à proximité de la capitale. Voir la vidéo « Avancée des troupes du FACT sur N’Djamena », Facebook, 20 avril 2021. Une publication datée du 22 avril sur Facebook mettait en doute l’authenticité de la vidéo.

[3] Entretien de Crisis Group, influenceur, N’Djamena, 31 mai 2022.

[4] En février 2008, une coalition de rebelles est entrée dans N’Djamena pour faire tomber le président Idriss Déby. La « bataille de N’Djamena » qui s’en est suivie a entraîné la fuite de très nombreux réfugiés vers le Cameroun et causé des centaines de morts. Les rebelles se sont retirés après que l’armée française est intervenue. Voir « La bataille de N’Djamena », Jeune Afrique, 11 février 2008. Abderaman Koulamallah, influenceur sur Facebook et ancien ministre de la Communication, était à l’époque le porte-parole des rebelles.

IV. Le rôle des réseaux sociaux dans la transition

Alors que la transition tchadienne est à un tournant décisif, le rôle positif ou négatif qu’auront les réseaux sociaux dans ce processus reste encore à déterminer. Les réseaux sociaux aident les Tchadiens à se tenir informés des développements politiques tout en leur permettant d’échanger dans un espace relativement démocratique et d’interagir directement avec le gouvernement. Cela dit, les réseaux sociaux reflètent et amplifient les tensions sociopolitiques déjà exacerbées par la transition. Les informations à même de provoquer de vives réactions circulent rapidement en ligne et pourraient déclencher des vagues de publications virulentes. Ce cercle vicieux pourrait déboucher sur des menaces directes, aggraver la polarisation ethnique et mener à des troubles civils si les réseaux sociaux sont utilisés sans discernement ou instrumentalisés.

A. Acteurs clés sur les réseaux sociaux

Mahamat Déby l’a lui-même reconnu, les réseaux sociaux ont joué un rôle majeur dans la société tchadienne pendant la transition.[1] Une analyse menée début avril 2022 des pages Facebook de dix-huit influenceuses et influenceurs tchadiens montre qu’ils ont gagné 150 pour cent d’abonnés et 200 pour cent de mentions «j’aime» et de commentaires supplémentaires entre 2020 et 2022 (voir annexe A).[2]  Des représentants du gouvernement, des influenceuses et influenceurs et des utilisatrices et utilisateurs ordinaires participent à des débats ouverts au cours desquels des récits polarisés sont développés, promus et critiqués. L’influenceur notoire Croquemort a illustré cette dynamique lorsqu’il a publié sur Facebook : «Si vous ne reconnaissez pas que social media est un élément important pour la validation de ce dialogue [national], c’est que vous êtes handicapés (je ne dis pas mentaux ou physiques)».[3]


[1] « Chez nous les réseaux sociaux jouent un rôle très négatif : le PCMT », Le Pays - Tchad, 22 février 2022.

[2] Dans le cadre de ce briefing, le terme « influenceur/influenceuse » désigne une personne capable de susciter un intérêt pour un produit ou un récit en publiant des informations à son sujet sur les réseaux sociaux. Crisis Group a mené une enquête auprès de 18 personnes (dont trois femmes) d’origines ethniques et de statuts socioéconomiques variés, à N’Djamena, en avril et mai 2022. Les personnes interrogées ont identifié 34 personnes, 31 hommes et trois femmes, comme étant des influenceuses et influenceurs clés. Toujours en avril-mai 2022, Crisis Group a mené neuf entretiens approfondis avec des influenceuses et influenceurs et des utilisatrices et utilisateurs de réseaux sociaux de N’Djamena et de la diaspora, ainsi que dix entretiens avec des représentants du gouvernement, des chefs religieux et des médias. La recherche comprenait également l’observation directe des activités en ligne d’un groupe d’influenceuses et influenceurs depuis 2015, et d’autres depuis 2019 ou plus tard.

[3] Publication Facebook de Croquemort, le 11 juin 2022, supprimée par la suite.

1.         Gouvernement

Après la tendance amorcée en 2019 sous Idriss Déby – telle que décrite plus haut – les autorités de transition sont devenues très actives sur les réseaux sociaux. Plutôt que d’interdire l’utilisation de certaines plateformes, la junte a préféré insister sur leur pertinence dans le développement économique du pays.[1] Certains ministres et fonctionnaires ont des comptes personnels sur Facebook et Twitter. L’ancien porte-parole de la junte et maintenant ministre de la réconciliation nationale, Abderamane Koulamallah, par exemple, compte quelque 38000 abonnés sur Facebook. La page Facebook de Mahamat Déby, qui a été créée le 17 mai 2021, moins d’un mois après la mort de son père, comptait plus de 220000 abonnés au moment de la rédaction du présent rapport, soit près de la moitié des utilisateurs de Facebook au Tchad. 

Pendant la première phase de la transition – c’est-à-dire entre avril 2021 et la fin du dialogue national en octobre 2022 – le gouvernement a travaillé d’arrache-pied pour intégrer les réseaux sociaux dans sa stratégie de communication. Selon les termes d’un jeune utilisateur de réseaux sociaux interrogé par Crisis Group : «[Il] est entré dans la danse».[2] Les autorités de transition ont utilisé Facebook pour influencer directement l’opinion publique sur les réformes gouvernementales, partager des évaluations positives sur le déroulement de la transition et contester les affirmations contre lesquelles elles n’étaient pas d’accord. Les autorités passent parfois par d’autres personnes pour transmettre leur message. En juin 2022, par exemple, plusieurs messages Facebook ont remis en cause l’authenticité des diplômes du ministre de la Jeunesse et des Sports, Mahmoud Ali Seid. Seid a préféré ne pas réagir sur sa page Facebook, et a demandé à l’influenceur Abel Maïna, un ancien opposant devenu conseiller du gouvernement, de plaider publiquement en sa faveur.[3]

2.         Influenceuses et influenceurs

Les influenceuses et influenceurs tchadiens sont des chefs de file de l’opposition politique, d’anciens responsables gouvernementaux, ou encore des journalistes, des activistes et des citoyennes et citoyens ordinaires, vivant au Tchad ou issus de la diaspora. Une enquête de Crisis Group menée en avril et mai 2022 a identifié 34 Tchadiens – 31 hommes et trois femmes – considérés comme étant les principaux influenceurs.

Des personnalités de l’opposition et des militants figurent parmi les plus populaires. On y trouve entre autres le chef de file de «Les Transformateurs», Succès Masra, dont les publications cumulent parfois 100000 à 150000 vues, et Didier Lalaye, alias Croquemort, un médecin et slameur de 40 ans vivant au Mali. Actif en ligne depuis 2013, Croquemort compte 46000 abonnés depuis la transition et ses publications sont vues en moyenne 40000 fois. Abel Maïna, l’activiste de 38 ans qui est revenu à N’Djamena en décembre 2021 après dix-sept ans d’exil en France, compte plus de 80000 abonnés sur ses deux pages Facebook. Comme mentionné plus bas, Maïna a rejoint le gouvernement de transition à titre consultatif, mais suspendu sa participation au dialogue national en raison de la dérive autoritaire de Déby.[4]

Certains hauts fonctionnaires sont également devenus des influenceuses et influenceurs après avoir quitté le gouvernement, et d’autres agissent en tant que tels en continuant d’occuper leur poste officiel. Djiddi Ali Sougoudi, médecin et ancien secrétaire d’Etat à la santé, utilise sa page Facebook, créée en 2021, pour dialoguer avec d’autres responsables politiques et publier des informations sur la santé. Abderamane Koulamallah, 68 ans, ministre de la réconciliation nationale et ancien porte-parole de la junte militaire, est également très actif sur Facebook, où il discute des initiatives gouvernementales.


[1] Entretiens de Crisis Group, traducteur et utilisateur actif des réseaux sociaux, N’Djamena, 29 mai 2022; ministre du Dialogue et de la Réconciliation nationale, N’Djamena, 31 mai 2022.

[2] Entretien de Crisis Group, traducteur et utilisateur actif des réseaux sociaux, N’Djamena, 29 mai 2022.

[3] Entretien de Crisis Group, Abel Maïna, N’Djamena, 31 mai 2022.

[4] « Urgent : Abel Maina suspend sa participation au DNIS », Tchad Info, 9 septembre 2022.

La majorité des influenceurs tchadiens actifs sur Facebook sont des hommes, mais Crisis Group a également identifié trois influenceuses importantes.

La majorité des influenceurs tchadiens actifs sur Facebook sont des hommes, mais Crisis Group a également identifié trois influenceuses importantes. Epiphanie, âgée d’une vingtaine d’années, travaille pour une radio locale. Netoua Ernestine est une femme d’affaires d’une trentaine d’années qui a rejoint le ministère de la Protection de la femme, de la famille et de l’enfant et Amina Priscille Longoh, une quadragénaire, qui travaille dans le même ministère. Toutes trois postent des publications portant sur leurs opinions politiques et sur les droits des femmes.

Les réseaux sociaux étant devenus la principale source d’information des Tchadiens sur l’évolution de la situation politique, en particulier dans les zones urbaines, les comptes traitant de l’actualité attirent également de nombreux abonnés.[1]  Certains médias traditionnels, tels que Le Pays, Tchad Info et Tchad Actu, sont passés en ligne et sont désormais suivis principalement sur leurs pages Facebook officielles. Certains journalistes ont des pages personnelles. C’est le cas de Moïse Dabesne, qui a fui le Tchad pour des raisons de sécurité et est actuellement basé en République centrafricaine. Les pages Facebook personnelles conçues sur le modèle des médias officiels sont également populaires, comme le Réseau des Citoyens, une page gérée par Tchadaoubaye Migo Natolban, alias Miro. Basé à Montréal, au Canada, il diffuse des émissions en direct et publie des mises à jour sur l’évolution de la situation politique au Tchad.

3.         Utilisatrices et utilisateurs

Le nombre d’utilisatrices et d’utilisateurs des réseaux sociaux n’a cessé d’augmenter depuis 2019 ; la plupart d’entre eux ont choisi de rejoindre Facebook. Le nombre de Tchadiens inscrits sur la plateforme est passé de 115402 en 2019 à 529100 en 2022.[2] Certains Tchadiens affirment que Facebook a contribué à renforcer la liberté d’expression et la mobilisation des jeunes.[3] D’autres considèrent que Facebook est surtout une plateforme sur laquelle ils peuvent exprimer leur colère et leurs frustrations.[4] Les Tchadiens utilisent généralement Facebook pour se plaindre des problèmes qu’ils vivent au quotidien tels que le chômage, la corruption et les coupures de courant.[5] Les utilisatrices et utilisateurs de Facebook que Crisis Group a interrogés déclarent être généralement capables de reconnaître la désinformation la plus flagrante, mais ils ont plus de mal à détecter les partis pris politiques derrière les publications qu’ils lisent. Cela pourrait également alimenter des récits polarisés qui vont plus loin que les intentions de leurs auteurs d’origine lorsqu’ils sont repostés et commentés.[6]


[1] Entretiens de groupe, représentants religieux, du gouvernement et des réseaux; observation directe de Crisis Group, N’Djamena, février-avril 2022

[2] Voir « Digital 2022 - Chad », op. cit. L'analyse de ce briefing se concentre sur Facebook, car il s'agit de la plateforme de réseaux sociaux la plus utilisée au Tchad (et en Afrique occidentale et centrale en général).

[3] Entretiens de Crisis Group, représentants religieux, représentants du gouvernement et des médias, N’Djamena, février-avril 2022. Tous font référence à cet effet de « démocratisation ».

[4] Entretiens de Crisis Group, journaliste et directeur de Le Pays - Tchad, N’Djamena, 28 mai 2022; traducteur et utilisateur actif des réseaux sociaux, 29 mai 2022; journaliste indépendant, N’Djamena, mai 2022.

[5] Entretiens de Crisis Group, traducteur et utilisateur actif des réseaux sociaux, 26 mai 2022; journaliste indépendant, N’Djamena, 27 mai 2022.

[6] Entretiens de Crisis Group, journaliste et directeur de Le Pays - Tchad, N’Djamena, 28 mai 2022; et enquête de Crisis Group, N’Djamena, avril-mai 2022.

V. Risques et réponses

A en juger par les entretiens de Crisis Group avec des internautes tchadiens, le nombre de publications polarisantes sur Facebook a augmenté depuis le début de la transition.[1] Les tensions politiques prennent de l’ampleur et influencent la communication sur les réseaux sociaux qui est souvent animée par la colère et la frustration.[2] Les algorithmes de Facebook peuvent alimenter une dynamique négative, en favorisant les publications sur le fil d’actualité d’un utilisateur en fonction des clics et des mentions «j’aime». Cela produit un effet d’écho et renforce la probabilité que les publications vues par un utilisateur proviennent de personnes partageant les mêmes idées et que les messages les plus incendiaires arrivent en tête de liste.[3] Il semblerait que certains influenceuses et influenceurs tchadiens profitent de ces algorithmes pour promouvoir leur visibilité en augmentant leur nombre d’abonnés. Pour ce faire, ils utilisent des formulations qui résonnent auprès des Tchadiens, telles que les références ethniques ou religieuses. Les utilisatrices et utilisateurs renforcent le niveau de polarisation en ligne en gardant un langage similaire dans leurs partages de publication et commentaires pour exprimer leur colère envers l’élite (voir annexe B).


[1] Entretiens de Crisis Group, influenceuses et influenceurs, utilisatrices et utilisateurs de réseaux sociaux, N’Djamena, février-mai 2022; enquête de Crisis Group, avril-mai 2022.

[2] S. Gray et J. Guay, «The Weaponization of Social Media: How Social Media Can Spark Violence and What Can Be Done about It », Mercy Corps, 2019.

[3] Kjerstin Thorson et al, «Algorithmic Inference, Political Interest, and Exposure to News and Politics on Facebook», Information, Communication & Society, vol. 24, no 2 (25 janvier 2021), p. 183-200 ; Safiya Umoja Noble, Algorithms of Oppression : How Search Engines Reinforce Racism (New York, 2018).

A. Implications hors ligne du discours en ligne : trois études de cas

Les études de cas suivantes donnent l’occasion de mieux comprendre les conséquences réelles du discours sur les réseaux sociaux tchadiens. Les réseaux sociaux ont rapidement intégré des pratiques déplorables, comme les menaces à l’encontre des influenceuses et influenceurs. Déjà couramment en cours dans d’autres pays, ces comportements en ligne sont nouveaux et méritent d’être signalés. Ils pourraient profondément influencer la vie politique du pays et provoquer des troubles.

1.         Menaces directes

Lorsqu’il est rentré au Tchad en décembre 2021 après dix-sept ans d’exil en France, l’influenceur Abel Maïna a été la cible de milliers de publications en ligne mettant sa vie en danger, comme celle publiée ci-dessus.[1] Ces publications remettaient en question les raisons de sa participation au processus de transition en tant que conseiller du Premier ministre – puis son rôle dans le dialogue national –  alors qu’il avait mené des campagnes virulentes contre le régime d’Idriss Déby et les cadres politiques de son groupe ethnique, les Zaghawa.[2] Maïna a d’abord tenté de désamorcer la colère des internautes en mettant en ligne le 22 janvier 2022 une vidéo sur le compte Facebook de l’agence de presse contrôlée par l’Etat, Tchad Info, dans laquelle on le voit demander pardon au peuple zaghawa.[3] Mais les menaces étaient suffisamment graves pour que Maïna finisse par demander au gouvernement de transition une protection personnelle, ce qu’il a obtenu.

Les publications sur Facebook concernant Maïna ont suscité trois types de réactions des utilisatrices et utilisateurs. Un premier groupe a critiqué son activisme passé contre le régime d’Idriss Déby et a proféré des menaces directes à son encontre. Le deuxième groupe l’a également menacé, affirmant qu’il avait trahi ses convictions politiques en rejoignant le gouvernement de transition. Le troisième groupe a défendu Maïna et ses décisions. La plupart des partisans de Maïna appartiennent, comme lui, à l’ethnie Banana, originaire du sud du Tchad, tandis que la majorité de ses détracteurs sont issus des ethnies du nord, comme les Zaghawa.

Le cas de Maïna n’est pas isolé. Par exemple, Moïse Dabesne, le journaliste du déjà mentionné, a été contraint de quitter le sud du Tchad pour fuir en République centrafricaine, parce qu’il craignait pour sa sécurité après avoir reçu des menaces directes sur Facebook en août.[4] Il était déjà critiqué pour ses reportages, notamment par le gouvernement, lorsqu’il travaillait pour Tchad Info en tant que journaliste d’investigation, mais la situation est devenue intenable pendant la période de transition. Au mois d’août également, l’activiste Ahmat Larry a été hospitalisé à la suite d’une agression physique qui pourrait avoir été déclenchée par des critiques formulées à son encontre sur Internet.[5] Ahmat était très engagé pour dénoncer en ligne les problèmes de gouvernance à N’Djamena, comme lors des inondations qui ont touché près de 400000 personnes dans la capitale depuis août.[6]


[1] Publication Facebook, 8 mai 2022.

[2] Crisis Group a demandé à Maïna d’estimer le nombre de publications qu’il avait reçues au 19 juillet 2022. Son estimation a été corroborée par un journaliste indépendant avec qui Crisis Group s’est entretenu en août.

[3] « Mon devoir en tant qu'humain pour l'apaisement et le dialogue », vidéo, Facebook, 10 décembre 2021.

[4] Publication Facebook, 6 août 2022.

[6] « A N’Djamena, les inondations plongent les habitants dans la détresse », Le Monde, 20 octobre 2022.

2.         Polarisation ethnique

L’activité en ligne peut également alimenter les tensions à caractère ethnique, particulièrement entre les communautés du nord et du sud du Tchad. C’est ce qui s’est passé en février 2022 à Sandana, une ville du sud de la région du Moyen-Chari. La mort d’un jeune éleveur dans un accident de voiture a déclenché une réaction violente de la part des éleveurs locaux, qui s’est soldée par la mort de treize villageois. L’incident et l’absence de réponse du gouvernement – aucun coupable n’a été inquiété – ont ravivé les griefs de longue date entre les éleveurs du nord et les agriculteurs du sud, ces derniers accusant les autorités nationales de protéger les éleveurs à leurs frais. Certaines publications ont qualifié les groupes ethniques du nord qui dirigent le pays depuis des décennies (Zaghawa, Gorane et Arabes) de terroristes en les accusant d’être «un groupuscule d’hommes qui se permettent de croire qu’ils ont réduit une partie du peuple en esclavage».[1] L’indignation du sud a également nourri des manifestations dans tout le pays, où les femmes ont joué un rôle prépondérant en défilant nues pour dénoncer le meurtre de leurs fils et de leurs filles et exprimer leur colère envers le gouvernement.[2]

L’activité en ligne a contribué à stimuler les troubles. Les deux publications illustrées ci-dessus, postées par des habitants du sud, les invitent à employer tous les moyens nécessaires pour se défendre et chasser les habitants du nord, qualifiés de terroristes.[3] Ils ont été suivis de manifestations dans les rues et de menaces directes de violence contre les habitants du nord. Des influenceuses et influenceurs ont lancé le hashtag #JeSuisSandana. Les victimes ont créé une page dédiée, Les victimes de Sandana, qui compte 208 membres – un nombre considérable pour une zone rurale. Plusieurs influenceuses et influenceurs originaires du sud ont également accusé l’élite tchadienne de permettre aux habitants du nord de cumuler trop de pouvoir dans les régions du sud.[4] La visite de certains hauts responsables du gouvernement à Sandana en février n’a pas calmé le débat en ligne, provoquant au contraire une vague supplémentaire de doléances.


[1] « Les opprimés doivent se défendre par tous les moyens? », publication Facebook, 12 février 2022».

[2] « Tchad : une mission gouvernementale à Sandana après le massacre », RFI, 13 février 2022.

[3] « Le MPS a passé le relais aux transformateurs », publication Facebook, 15 mai 2022. « Nous sommes aux côtés de #Sandana», publication Facebook, 12 février 2022.

[4] Entretiens de Crisis Group avec des utilisatrices et utilisateurs de réseaux sociaux et examen des publications sur les réseaux sociaux, N’Djamena, février 2022.

3.         Troubles civils

Depuis le début de la transition, l’opposition a utilisé les plateformes en ligne pour organiser des actions hors ligne. Le 14 mai 2022, par exemple, la coalition d’opposition Wakit Tama a organisé une marche à N’Djamena en protestation à la présence militaire française au Tchad. Les organisateurs ont utilisé des groupes WhatsApp, Facebook et d’autres plateformes pour mobiliser les participants.[1] Les images de manifestations antifrançaises en Afrique occidentale et centrale circulant sur Internet ont contribué à rendre encore un peu plus tendu un climat déjà difficile. Imitant la foule en République centrafricaine et au Mali, les manifestants ont brûlé des emblèmes de la France et brandi des drapeaux russes.[2] Les internautes ont mis en ligne des vidéos en temps réel de ces foules déchaînées, en utilisant parfois la désinformation pour dramatiser l’ampleur des manifestations.[3] Certaines publications appelaient même la foule à aller plus loin et à piller les stations-service de la société française TotalEnergies. Le gouvernement a finalement arrêté six dirigeants de Wakit Tama accusés de troubler l’ordre public et de nombreux influenceuses et influenceurs ont alors exprimé leur soutien aux émeutes et leur solidarité avec les personnes arrêtées.[4]

Le gouvernement a également utilisé des manœuvres en ligne pour contrer les activités de l’opposition. Quelques jours après l’arrestation de ses dirigeants en mai, comme nous l’avons vu plus haut, Wakit Tama a fait circuler en ligne des appels à une nouvelle manifestation qui devait avoir lieu le 28 mai.[5] Mais les autorités de transition leur ont coupé l’herbe sous le pied : le 25 mai, elles ont publié en ligne un communiqué indiquant qu’elles avaient identifié trois «terroristes» dans la capitale et qu’elles renforçaient les mesures de sécurité. Un deuxième communiqué du gouvernement, publié deux jours plus tard, déclarait que la manifestation de Wakit Tama ne pouvait être autorisée en raison de la nouvelle menace sécuritaire, et la coalition a annulé la manifestation. L’armée a été déployée dans les rues de N’Djamena mais les autorités n’ont jamais trouvé ni arrêté les terroristes présumés, ce qui a conduit les commentateurs en ligne à douter de leur existence.[6]


[1] Entretien de Crisis Group, chef de Wakit Tama, N’Djamena, 27 mai 2022.

[2] Entretien téléphonique de Crisis Group, traducteur et utilisateur actif des réseaux sociaux, 14 septembre 2022. «  Manifestation hostile à la France à l’appel de la coalition d'opposition Wakit Tama », RFI, 14 mai 2022. Voir la deuxième image : « Marche du 14 Mai », image, Facebook, 14 mai 2022.

[3] Voir la première image : publication Facebook, 14 mai 2022.

[4] « Tchad : Six leaders de Wakit Tama condamnés à 12 mois avec sursis », AA, 6 juin 2022.

[5] Entretiens de Crisis Group avec des utilisatrices et utilisateurs de réseaux sociaux et examen des publications sur les réseaux sociaux, N’Djamena, mai 2022.

[6] Entretiens de Crisis Group avec des utilisatrices et utilisateurs de réseaux sociaux et examen des publications sur les réseaux sociaux, N’Djamena, mai 2022.

B. Réglementation formelle et initiatives informelles

Les systèmes mis en place au Tchad pour réglementer les réseaux sociaux et empêcher leur détournement ont eu peu d’impact sur la dynamique que nous venons d’exposer. Le gouvernement a créé l’Agence nationale de sécurité informatique et de certification électronique (Ansice) en décembre 2014.[1] L’agence est directement sous le contrôle de la présidence. Ses principaux objectifs concernant l’utilisation des réseaux sociaux sont d’identifier la désinformation, les attaques interpersonnelles et toute autre forme de violence. Elle est également chargée de «prendre les mesures nécessaires» pour lutter contre l’utilisation abusive des réseaux sociaux – un mandat à la fois vaste et imprécis.[2] Selon les Tchadiens interrogés par Crisis Group, rares sont ceux qui, au sein de la population, connaissent l’existence de cette agence.[3]

Outre son mandat peu clair, l’Ansice manque de financement et de personnel qualifié, ce qui nuit à son efficacité.[4] En outre, même si elle était dotée de ses capacités sous sa forme actuelle, elle pourrait avoir un effet très dissuasif sur le discours en ligne car elle serait perçue comme un gendarme en ligne financé par l’Etat. Cela serait très préoccupant pour la société civile, en particulier après la répression du 20 octobre. L’agence pourrait pourtant remplir une fonction utile si elle était indépendante du contrôle politique, bénéficiait d’un mandat mieux défini et d’une coopération plus étroite avec la société civile pour accompagner l’éducation aux médias et décourager la désinformation, ainsi que les discours haineux en ligne.

Parallèlement, des acteurs non étatiques ont pris le relais en lançant leurs propres initiatives d’alphabétisation numérique, souvent financées par l’étranger. Plusieurs organisations se sont investies dans la sensibilisation à la désinformation en ligne. L’UNICEF a lancé le projet U-Report, qui vise à sensibiliser les jeunes à la culture numérique.[5] Wenaklabs, une start-up tchadienne, a récemment reçu un financement de Facebook pour mettre en place une équipe de vérification des faits, SaoCheck, tandis que Tchad Info bénéficiait d’un financement de l’Union européenne (UE) poursuivant le même objectif. En parallèle, les utilisatrices et utilisateurs locaux de Facebook ont mis en place leur propre système de contrôle, inspiré de l’assistance vidéo utilisée au football, pour permettre aux utilisateurs de signaler publiquement sur leurs pages les cas de désinformation et de discours de haine. (De nombreux observateurs ont toutefois déclaré à Crisis Group que la plupart des publications contestées avaient été largement partagées en ligne avant d’être contrôlées, limitant ainsi l’efficacité du système.[6])


[1] Loi n° 006/PR/2015 du 10 février 2015 portant création de l’Ansice.

[2] Voir également les décrets spéciaux et les lois publiés sur le site de l'Ansice.

[3] Entretiens de Crisis Group, représentants du gouvernement, chefs religieux, opposition politique et institutions médiatiques, N’Djamena, 17 mars-4 avril 2022; entretien téléphonique et correspondance de Crisis Group, dirigeant syndical, par téléphone et correspondance, 21 mars 2022; correspondance de Crisis Group, chef religieux, 3 avril 2022.

[4] Entretiens de Crisis Group, chefs religieux, réseaux et organisations de la société civile, N’Djamena, 17 mars-4 avril 2022; directeur de Tchad Info, par téléphone et correspondance, N’Djamena, 25 mars 2022.

[5] U-Report est un projet financé par l’UNESCO qui permet aux jeunes et aux enfants d’utiliser leur voix dans la sphère politique.

[6] Entretiens de Crisis Group, utilisatrices et utilisateurs de réseaux sociaux, N’Djamena, mai 2022.

Les plateformes de réseaux sociaux développent ... des systèmes de surveillance, mais ils ne couvrent pas toujours le Tchad.

Les plateformes de réseaux sociaux développent également des systèmes de surveillance, mais ils ne couvrent pas toujours le Tchad. Le Tchad, par exemple, ne fait pas partie du programme mondial de Facebook de vérification des faits par des tiers. Il ne dispose pas non plus de vérificateurs de faits locaux certifiés par l’International Fact-Checking Network.[1]

Depuis 2018, Facebook organise des ateliers en Afrique occidentale et centrale où de jeunes utilisatrices et utilisateurs de réseaux sociaux de toute la région, tels que des responsables de mouvements de jeunesse et des journalistes, apprennent à identifier la désinformation, les discours de haine et comment utiliser les plateformes en ligne de façon responsable. Les participantes et participants sont ensuite invités à dispenser des cours similaires dans leur pays d’origine. Les jeunes Tchadiens qui participent à cette formation sont très enthousiastes et déclarent qu’on les a encouragés à devenir des ambassadeurs bénévoles pour une utilisation responsable des réseaux sociaux.[2] Ils participent à des activités éducatives et signalent régulièrement à Facebook les cas de discours haineux et de désinformation.[3] Ces ateliers ne remplacent toutefois pas les canaux et procédures institutionnels établis, que Facebook a mis en place dans d’autres pays pour permettre un retrait rapide des contenus préjudiciables. Ce dernier point nécessiterait au Tchad des programmes officiels avec des acteurs indépendants ainsi que des investissements dans la détection des algorithmiques nuisibles.[4]


[1] L’International Fact-Checking Network (IFCN) a été lancé en 2015 pour réunir le nombre croissant de personnes chargées de la vérification des faits dans le monde, en vue de lutter contre la désinformation.

[2] Entretiens de Crisis Group, hommes tchadiens d’une trentaine d’années ayant participé à une formation de Facebook, N’Djamena, avril 2022.

[3] Le programme de vérification des faits de Facebook couvre actuellement plus de 60 langues dans 80 pays dans le monde. Entretien en ligne de Crisis Group avec des responsables de Facebook, 7 juillet 2022.

[4] Voir « How Meta's third-party fact-checking program works » Facebook, 1er juin 2021 ; et les normes communautaires de Facebook.

VI. Comment agir ?

Depuis trois ans, les réseaux sociaux ont évolué pour devenir à la fois un miroir et un amplificateur de la société tchadienne et de ses tensions sociales et ethniques historiques. Cette évolution se déroule à une période de grande tension politique. La junte a engagé la transition politique sur une voie nouvelle et controversée et on ne sait pas très bien où cela va mener. Le pays débat de son avenir en ligne alors même que certains griefs demeurent sans réponse depuis des décennies, notamment les clivages ethniques, politiques et de classe. Ils pourraient refaire surface et participer à déstabiliser la société. Les plateformes numériques représentent à la fois un nouvel espace important pour le débat démocratique et un accélérateur potentiel de division, voire de violence.

Les influenceuses et influenceurs, en particulier, auront un rôle essentiel à jouer pour empêcher les réseaux sociaux de propager une dangereuse spirale de désinformation. Le paysage tchadien des réseaux sociaux est encore jeune et limité pour l’instant. Certains influenceuses et influenceurs sont bien établis mais d’autres n’en sont qu’à leurs débuts, et beaucoup d’entre eux soit ne comprennent pas vraiment le pouvoir qu’ils détiennent soit ne se sentent pas obligés de l’utiliser de manière responsable. L’objectif est ambitieux mais une initiative intéressante consisterait à leur demander de contribuer à la gestion du flux de désinformation, de discours haineux et de violence en ligne (ou du moins d’éviter d’en être les véhicules). Ils pourraient également faire circuler des publications positives sur la participation civique, qui pourraient contribuer à mettre en place des politiques plus robustes et à renforcer la cohésion sociale. Les discours politiques sont en général agités et tumultueux, mais dans un environnement fragile comme le Tchad, les influenceuses et influenceurs devraient être attentifs à la violence que peut générer dans le monde réel les termes qu’ils utilisent en ligne, et prendre des mesures pour atténuer ce genre de risques.

Même si certaines voix et personnalités politiques établies (entre autres) pourraient choisir de fuir toute responsabilité, la société civile tchadienne devrait également s’efforcer d’encourager les influenceuses et influenceurs, notamment les nouveaux venus, à mieux comprendre les bonnes pratiques en les adoptant dans leurs publications. Les groupes locaux devraient, pour ce faire, s’associer à des acteurs internationaux tels que l’ONU et l’UE, ainsi qu’à des plateformes de réseaux sociaux pour bénéficier d’une formation. Toutes les personnalités connues sur les réseaux sociaux et ayant au moins 10000 abonnés devraient y être éligibles. Cette formation devrait idéalement être dispensée par une institution ayant fait ses preuves dans ce domaine. Une telle initiative pourrait aussi contribuer à promouvoir l’utilisation responsable des réseaux sociaux auprès de la jeunesse tchadienne en encourageant des pratiques simples de pre-bunking (ou inoculation) et debunking (ou démystification), de partage responsable et de vérification des sources.

Parallèlement, les autorités tchadiennes devraient s’abstenir de procéder à de nouvelles fermetures d’Internet, et éviter de réglementer lourdement la sphère en ligne. Etant donné qu’un rôle musclé de l’Etat dans la régulation de l’Internet pourrait être source d’inquiétude, les partenaires internationaux tels que l’UE devraient plaider pour que l’Ansice soit repensée de manière à ce que ses efforts soient dirigés vers la promotion des bonnes pratiques d’utilisation des réseaux sociaux et de la culture numérique – plutôt que d’agir comme un organisme de régulation, contrôlé politiquement par le pouvoir en place et doté d’un mandat mal défini. Idéalement, elle pourrait être restructurée, y compris par une modification officielle de son mandat, afin qu’elle jouisse d’une plus grande indépendance vis-à-vis de la présidence et qu’elle implique des organisations de la société civile dans une partie de ses activités.

Facebook et les autres plateformes de réseaux sociaux devraient également renforcer leurs efforts pour identifier et supprimer les discours haineux ainsi que ré-duire la visibilité de la désinformation.

Facebook et les autres plateformes de réseaux sociaux devraient également renforcer leurs efforts pour identifier et supprimer les discours haineux ainsi que réduire la visibilité de la désinformation. Dans l’environnement politique tendu de la transition et à l’approche des élections prévues en 2024, les plateformes de réseaux sociaux devraient s’impliquer le plus rapidement possible avec la société civile tchadienne, les utilisatrices et utilisateurs et les influenceuses et influenceurs pour comprendre les risques et identifier les foyers de tensions potentiels afin d’être plus agiles quand les campagnes battent leur plein. Les plateformes de réseaux sociaux devraient déployer des équipes spécialisées dans l’intégrité électorale bien avant les délais généralement prévus – un tel déploiement six mois avant les élections pourrait déjà s’avérer trop tardif. Les partenaires internationaux, tels que l’UE, devraient déployer des missions d’experts chargées de travailler avec la commission électorale tchadienne et les organisations de la société civile sur l’établissement de lignes directrices, les mécanismes de suivi et les bonnes pratiques en termes de réseaux sociaux afin de préparer le terrain pour une éventuelle mission d’observation des élections.

Les plateformes de réseaux sociaux et les bailleurs devraient former les médias indépendants et celles et ceux qui lancent des initiatives de vérification des faits afin que les plateformes en ligne puissent étendre leurs réseaux de vérificatrices et vérificateurs de faits certifiés au Tchad et renforcer la fiabilité de leurs contenus. Les plateformes de réseaux sociaux devraient également investir davantage dans l’adaptation de leurs initiatives et de leurs algorithmes aux contextes politiques spécifiques dans lesquels elles opèrent – y compris pour des marchés encore restreints comme le Tchad. Des algorithmes plus pertinents et de solides partenariats locaux pourraient jouer un rôle important pour contenir les risques que des publications contenant des discours haineux envers certaines ethnies et religions, par exemple, ne deviennent virales.

Enfin, les partenaires internationaux du Tchad devraient également apporter un soutien technique et financier pour développer un environnement médiatique en ligne indépendant. On pourrait envisager, par exemple, des initiatives journalistiques locales qui pourraient impliquer et informer les citoyens directement sur Facebook grâce à un mélange de vérification de faits à l’aide de visuels attrayants, de déconstruction des récits polarisés et de journalisme d’investigation. Des initiatives de ce type ont également l’avantage de créer des opportunités pour les journalistes confirmés et les nouveaux venus, ainsi que d’encourager la mobilisation civique des jeunes. Des médias indépendants plus dynamiques pourraient servir de sentinelle à la fois pour identifier la désinformation dans les discours en ligne, qui alimente les récits polarisés, et pour repérer les abus du pouvoir officiel.

VII. Conclusion

Les réseaux sociaux ont créé un espace où le discours politique est plus libre pour des centaines de milliers de Tchadiens qui étaient jusque-là exclus des débats publics. Le gouvernement semble avoir choisi de mêler sa voix à celle des influenceuses et influenceurs sur les réseaux sociaux plutôt que de les interdire. Mais la récente ouverture du débat politique en ligne intervient dans le cadre d’un processus de transition de plus en plus controversé qui pourrait connaitre une exacerbation des tensions sociales et ethniques dans le pays, notamment à l’approche des élections de 2024. Les réseaux sociaux pourraient être un outil utile pour informer les citoyens et renforcer leur engagement civique avant des élections qui devraient rendre le pouvoir aux civils, mais ils pourraient aussi devenir un vecteur de troubles et de violence. Les autorités, les bailleurs de fonds, les plateformes de réseaux sociaux, la société civile et les influenceuses et influenceurs ont tout intérêt à éviter cette situation. Ils devraient contribuer, ensemble et séparément, à l’émergence d’un contexte dans lequel les réseaux sociaux accompagneraient l’engagement de la population tout en s’efforçant de gérer les risques présentés par la polarisation en ligne en cette période tumultueuse pour le Tchad.

N’Djamena/Bruxelles, 13 décembre 2022

Annexe A : Méthodologie : Croissance du réseau

Les recherches sur le terrain pour ce briefing ont été effectuées en avril et mai 2022. Crisis Group a examiné les sources Internet et la littérature connexe, interrogé dix personnes travaillant dans les institutions tchadiennes, dix internautes (en se concentrant sur les influenceuses et influenceurs et les jeunes), mené une enquête restreinte auprès de dix-huit utilisatrices et utilisateurs de Facebook, et réalisé une netnographie (c’est-à-dire une ethnographie sur Internet) qui a suivi les influenceuses et influenceurs et les événements sur Facebook. Crisis Group a également réalisé une analyse qualitative de dix-huit influenceuses et influenceurs et de leurs actions sur Facebook, ainsi qu’une analyse linguistique computationnelle des mots-clés (Annexe B).

L’annexe A présente les résultats de l’activité de dix-huit influenceuses et influenceurs tchadiens sur Facebook (figure 1) ainsi que les interactions autour de leurs publications (figure 2). L’augmentation visible de l’activité de janvier 2020 à juin 2022 peut s’expliquer par le changement des politiques relatives à Internet au Tchad, entamé en 2019 et, plus tard, par l’intensification du débat public autour des élections présidentielles de 2021, de la mort d’Idriss Déby et de la période de transition qui a suivi. La Covid-19 a sans doute également contribué à cette augmentation, mais il reste difficile d’évaluer l’impact de la pandémie. 

Figure 1 : Nombre moyen d’abonnés pour dix-huit pages Facebook tchadiennes, par an, 2017-2022.
Figure 2 : Dix-huit pages Facebook tchadiennes et leur activité générale, mentions « J’aime » et commentaires par an, 2017-2022.

Annexe B : Méthodologie : Analyse du discours

Crisis Group a approfondi l’examen des données Facebook obtenues via Crowdtangle par une analyse computationnelle du discours du contenu des pages des dix-huit influenceuses et influenceurs. Le nuage de mots-clés qui en résulte, ainsi que des graphiques illustrant la fréquence d’utilisation des mots que Crisis Group a classés comme polarisants au Tchad, apparaissent ci-dessous.

Figure 3 : Nuage de mots-clés sur Facebook

Le nuage de mots-clés reflète les mots les plus fréquemment utilisés sur les dix-huit pages que nous avons sélectionnées. Il montre que, plutôt que de se concentrer sur un conflit ou un contenu polarisé, les publications Facebook sur les pages sélectionnées couvrent un large éventail de sujets – un point de vue partagé par de nombreux utilisatrices et utilisateurs tchadiens que Crisis Group a interrogés pour ce briefing.

En parallèle, Crisis Group a recherché des mots étroitement liés aux divisions de la société tchadienne : « Nordistes » et « Sudistes », chacun en corrélation avec le mot « Tchad » ; « Kirdi » (terme péjoratif employé pour désigner les chrétiens) combiné avec « Tchad » ; « armée ethnique » (expression courante pour désigner et critiquer l’armée tchadienne, perçue comme composée en grande partie de personnes issues du nord du pays) ; et « Zaghawa », le groupe ethnique d’Idriss Déby, majoritaire au sein de l’armée.

Les figures 4 à 8 montrent que l’utilisation de ces combinaisons de mots augmente fortement après 2020. L’utilisation du mot « Zaghawa » atteint un pic autour de la mort d’Idriss Déby en 2021. Les publications et commentaires comportant « armée ethnique » et « Nordistes » ou « Sudistes » augmentent après 2020-2021. Ces résultats confirment l’idée, largement répandue parmi les utilisatrices et utilisateurs interrogés par Crisis Group, que l’utilisation des réseaux sociaux et du langage polarisant a augmenté pendant la transition.

Figure 4 : Nombre de recherches des mots « sudistes » (à gauche) et « nordistes » (à droite) en corrélation avec le mot « Tchad ».
Figure 5 : Nombre de recherches des mots « armée ethnique » (à gauche) et « Kirdi » (à droite) en corrélation avec le mot « Tchad ».
Figure 6 : « Zaghawa », Nombre de recherches pour le mot « Zaghawa ».

Les chiffres montrent également que les réseaux sociaux ont utilisé un langage de plus en plus polarisant à l’approche des élections présidentielles d’avril 2021, lorsque les rebelles se seraient approchés de N’Djamena. Cette tendance s’est accentuée après la mort d’Idriss Déby en 2021, lorsque l’utilisation du mot « Zaghawa » a atteint son apogée.

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