Genre et conflit : comprendre l’insécurité au Sahel
Genre et conflit : comprendre l’insécurité au Sahel
Girls carry water on their bicycles at a dispensary in Nedogo village near Ouagadougou, Burkina Faso, 16 February 2018. REUTERS/Luc Gnago
Briefing / Africa 18 minutes

Le Sahel central, théâtre des nouvelles guerres climatiques ?

Dans la région du Sahel central, les Etats se mobilisent pour lutter contre les effets du changement climatique sur les crises violentes. Cette préoccupation est légitime. Cependant, pour trouver des réponses adaptées à la montée de l'insécurité, il importe de sortir de l’équation simple entre réchauffement climatique, raréfaction des ressources et flambée des violences.

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Que se passe-t-il ? Les Etats sahéliens et leurs partenaires se mobilisent pour lutter contre les effets du changement climatique, notamment parce qu’ils craignent son impact sur les conflits. La région du Sahel central est marquée par une montée de l’insécurité et une augmentation des violences armées liées en grande partie aux compétitions autour des ressources naturelles en zone rurale.
 
En quoi est-ce significatif ? Le changement climatique a certainement contribué à une mutation des systèmes agropastoraux régionaux. Néanmoins, le lien direct parfois établi entre réchauffement climatique, réduction des ressources et augmentation des violences ne constitue pas un cadre adéquat pour formuler des réponses adaptées.
 
Comment agir ? S’il est indispensable de tenir compte de l’impact du changement climatique au Sahel, cela ne peut se faire qu’en reliant le facteur climatique à un ensemble plus large de causalités, et en prenant en considération les choix politiques régissant l’accès aux ressources.

I. Synthèse

La région du Sahel central (Mali, Burkina Faso et Niger) est perçue, depuis les sécheresses des années 1970-1980, comme un espace écologiquement fragile et de grande pauvreté. Parallèlement, on assiste, dans cette région, à une montée de l’insécurité, et à une multiplication des groupes armés dans les zones rurales, dont certains se revendiquent du jihad. Pourtant, l’idée selon laquelle le réchauffement climatique entrainerait une réduction des ressources disponibles et, par conséquent, une augmentation des violences, ne semble pas se vérifier. La multiplication des conflits dans la région est moins liée à la diminution des ressources disponibles qu’à la transformation des systèmes de production qui génèrent des compétitions mal régulées autour de l’accès aux ressources – en particulier foncières – de plus en plus convoitées.

La région du Sahel central est devenue l’épicentre d’une zone d’insécurité mêlant repli des Etats sur les espaces urbains et multiplication des groupes armées dans les zones rurales.

La lutte contre le changement climatique reste indispensable, tout comme reste indispensable la lutte contre ses effets, qui incluent l’accentuation de la pression foncière. Mais ce facteur n’est ni la seule explication de la montée de l’insécurité ni même la plus déterminante. Dans certains cas, les ressources sont présentes, voire en augmentation, mais les autorités traditionnelles ou centrales n’ont pas toujours la capacité ou la légitimité suffisante pour arbitrer les conflits relatifs à l’accès aux ressources en milieu rural.

Les politiques de développement, si elles partent du postulat que la raréfaction des ressources conduit automatiquement à une flambée des violences, risquent de formuler des réponses inadaptées à la mutation profonde des systèmes agropastoraux. Il importe donc de veiller à la mise en place d’outils capables d’assurer une répartition plus équitable et acceptée des ressources créées. En outre, les choix politiques des Etats jouent un rôle prépondérant dans les équilibres établis entre productions agricoles et pastorales. Au Sahel central, les politiques publiques tendent à favoriser depuis longtemps les agriculteurs sédentaires au détriment des éleveurs nomades. Il faudrait qu’elles corrigent ce déséquilibre et trouvent des solutions qui concilient les intérêts des différents systèmes de production.

II. Quand le climat chauffe, les esprits s’échauffent ?

Ces dernières années, la région du Sahel central (Mali, Burkina Faso et Niger) est devenue l’épicentre d’une zone d’insécurité mêlant repli des Etats sur les espaces urbains et multiplication des groupes armées, dont certains se revendiquent du jihad, dans les zones rurales. Cette insécurité se développe dans une région perçue depuis plusieurs décennies, et notamment depuis les sécheresses des années 1970-1980, comme un espace écologiquement fragile et de grande pauvreté. Un nombre croissant d’experts et de décideurs lient ces deux phénomènes en établissant un lien direct entre la violence et l’impact du changement climatique.[fn]Voir par exemple « Coopération multilatérale dans le domaine de la gestion des risques que le climat pose à la sécurité et au développement en Afrique », rapport NUPI, mars 2020.Hide Footnote

Pour ces acteurs, l’augmentation des températures au Sahel produirait davantage de sécheresses et d’inondations qui compromettraient la production agricole, augmenterait la pauvreté, et nourrirait les violences intercommunautaires. Les groupes armés, notamment jihadistes, exploiteraient ces tensions pour recruter et s’installer. Ce lien apparait si évident à certains observateurs qu’ils soulignent que dans les pays du Sahel central, « la carte de l’insécurité et celle de la faim se sont superposées ».[fn]Laurence Caramel, « Changement climatique et pression démographique, terreau de la violence au Sahel », Le Monde, 11 avril 2019. Dans une veine similaire, Robert Muggah et José Luengo-Cabrera estiment qu’au Sahel, il faut lier changement climatique, insécurité alimentaire et présence des groupes extrémistes pour expliquer la vague de violences qui affecte la région. Robert Muggah & José Luengo-Cabrera, « The Sahel is engulfed by violence. Climate change food insecurity and extremists are largely to blame », World Economic Forum Annual meeting, 23 janvier 2019.Hide Footnote

L’objectif est de sortir d’une situation de pauvreté dont on redoute qu’elle fasse le lit des groupes armés les plus violents.

Cette manière de mettre en relation jihadisme et réchauffement climatique au Sahel est peut-être également un moyen d’attirer l’aide financière en liant deux problématiques qui mobilisent particulièrement les bailleurs internationaux. En février 2019, dix-sept pays du Sahel se sont réunis à Niamey, capitale du Niger, pour adopter un plan d’investissement de 400 milliards de dollars (plus de 350 milliards d’euros) sur la période 2019-2030 afin de lutter contre les effets du changement climatique. A cette occasion, les participants ont déploré l’impact du réchauffement climatique sur la réduction des surfaces arables, l’amenuisement des ressources et la montée de l’insécurité.[fn]Voir « Discours officiels de SEM Issoufou Mahamadou à l’ouverture officielle du Premier Sommet de la Commission Climat Sahel ». En septembre 2019, à la tribune des Nations Unies à New York, le Président Issoufou a réaffirmé : « Au Niger, il a été démontré une perte d’environ 100 000 hectares de terres arables chaque année (…) la dégradation de nos terres est ignorée alors qu’elle affecte les populations rurales, les jeunes et de nombreuses femmes », http://bit.ly/2TH2x5t. Voir également « La naissance et le développement de Boko Haram sont en partie liés à la paupérisation des populations du fait du retrait du lac Tchad qui a eu un impact sur les ressources agricoles, pastorales et halieutiques », Propos du Président Issoufou cité dans « Sahel : un plan de plus de 350 milliards d’euros contre le réchauffement climatique », Le Monde Afrique, 1er mars 2019.Hide Footnote Ils ont également souligné la nécessité pour les pays industrialisés, premiers responsables du réchauffement climatique, de soutenir financièrement les pays du Sahel qui en sont les premières victimes. Pour les dirigeants sahéliens, ce lien offre également l’avantage potentiel d’attribuer les causes des violences à des facteurs exogènes de grande ampleur dont on ne peut leur attribuer la responsabilité.

Ce plan de lutte contre le réchauffement climatique s’inscrit aussi dans une logique plus large d’initiatives misant sur le nexus « sécurité-développement ». Celles-ci unissent actions pour rompre le cycle de l’appauvrissement du Sahel et interventions pour prévenir l’extension des groupes armés, jihadistes en particulier. Il s’agit d’un côté de déployer l’outil militaire pour vaincre les groupes armés terroristes (GAT) et de l’autre d’investir dans le développement pour garantir l’accès des populations aux ressources.[fn]Voir par exemple le Plan du partenariat pour le Sahel fondé sur « l’idée que des actions de développement à long terme et des mesures de sécurité efficaces font partie de la solution à l’instabilité dans la région », septembre 2019, https://bit.ly/2wRTBB5
 Hide Footnote
L’objectif est de sortir d’une situation de pauvreté dont on redoute qu’elle fasse le lit des groupes armés les plus violents. Les autorités du Sahel, leurs partenaires et même de nombreux experts répètent souvent que les groupes jihadistes prospèrent parce qu’ils offrent une alternative aux jeunes ruraux sahéliens privés d’un accès aux ressources.[fn]« One of the reasons why armed groups are growing is precisely because they are the only game in town; priority for the development community and national governments across the Sahel is to provide targeted food and income support together with livestock and crop insurance to smooth losses ». Robert Muggah & José Luengo-Cabrera, « The Sahel is engulfed by violence. Climate change, food insecurity and extremists are largely to blame », World Economic Forum, www.weforum.org, 23 janvier 2019.Hide Footnote

III. Le rôle du changement climatique dans la transformation des systèmes agropastoraux

Il ne fait guère de doute que le changement climatique a une influence importante sur les conditions de production agropastorale. Cela dit, son impact sur les ressources et les violences ne peut être analysé isolément, sans tenir compte d’autres facteurs, et ne peut se résumer à une équation simple entre réchauffement climatique, réduction des ressources et augmentation des violences.

Le changement climatique a certainement contribué à une rupture d’équilibre entre les systèmes de production pastorale et agricole, au détriment des pasteurs. Les sécheresses qui ont affecté le Sahel dans les années 1970-1980 n’ont pas seulement fait baisser les niveaux de production pendant quelques années au Sahel, elles ont également modifié en profondeur les relations entre agriculteurs et pasteurs. Ces années de sécheresse ont décimé les cheptels du centre du Mali, appauvrissant ainsi les bergers peul qui dépendaient de la transhumance pour leur survie.[fn]Cette période difficile n’a pas pour autant conduit à une révolte armée des populations peul pourtant très affectées. Celles-ci ont plutôt développé différents mécanismes pacifiques d’adaptation comme la sédentarisation, l’adoption d’un mode de production agropastoral, le salariat ou la transhumance des troupeaux sur de plus longues distances. Voir par exemple M. de Bruijn & H. van Dijk, « Drought and Coping Strategies in Fulbe Society in the Haayre (Central Mali) : A Historical Perspective », Cahiers d’études africaines, 1994.Hide Footnote De leur côté, les communautés d’agriculteurs ont certes eu de mauvaises récoltes pendant ces mêmes années, mais elles ont continué à produire et bientôt à générer de nouveaux surplus que beaucoup ont investis dans l’élevage. De nombreux Peul, ruinés lors de la sécheresse, sont devenus des bergers salariés pour le compte de ces propriétaires sédentaires.[fn]Miriam de Bruijn « Rapports interethniques et identité. L’exemple des pasteurs peuls et des cultivateurs hummbeebe au Mali central » dans Y.Diallo & G. Schlee, L’ethnicité peule dans des contextes nouveaux, Paris, 2000.Hide Footnote Cette période est à l’origine d’une crise du pastoralisme et d’une marginalisation des communautés pastorales qui expliquent en partie l’attrait que peut avoir le discours jihadiste après de nombreux Peul nomades.[fn]Voir le rapport Afrique de Crisis Group N°238, Mali central : la fabrique d’une insurrection?, 6 juillet 2016, pp. 3-4.Hide Footnote

Mais le changement climatique n’est bien sûr pas seul responsable de cette crise du pastoralisme. Celle-ci s’est aggravée sous l’effet d’autres facteurs, en particulier le rétrécissement de l’espace pastoral, grignoté par l’expansion des terres agricoles et la montée de certaines formes d’insécurité, comme le banditisme armé. L’avancée du front pionnier agricole, c’est-à-dire l’extension des terres utilisées pour l’agriculture, n’est en outre pas uniquement un phénomène démographique. Il est aussi lié aux rapports de pouvoir entre communautés agricoles et pastorales au niveau local ainsi qu’à certains choix politiques, notamment ceux faits par les Etats. Ainsi la priorité accordée par l’Etat malien à la modernisation de son économie agricole et à l’autosuffisance alimentaire a globalement avantagé les agriculteurs par rapport aux éleveurs.[fn]Voir Bénédicte Thibaud, « Enjeux spatiaux entre Peuls et Dogon dans le Mondoro (Mali) », Sécheresse, 2005, p. 172.Hide Footnote

Les conflits locaux qui affectent le centre du Mali sont moins le résultat d’une diminution des ressources que de la montée des tensions autour des différentes manières d’utiliser la terre.

En somme, les conflits locaux qui affectent le centre du Mali sont moins le résultat d’une diminution des ressources – en réalité, les ressources produites ont globalement augmenté au centre du Mali – que de la montée des tensions autour des différentes manières d’utiliser la terre. Le climat, en l’occurrence une sécheresse prolongée dans les années 1970-1980, a bien eu un impact important sur la région, mais ses répercussions sur le conflit ont été plutôt indirectes et ne peuvent être appréhendées qu’à travers l’analyse plus large des mutations des systèmes de production agropastoraux.[fn]Le rapport souligne justement le besoin de croiser l’impact du changement climatique avec les dynamiques locales qui affectent les conditions de production et de distribution des ressources. « The risk of conflict will increase if the changes in resource supply and demand intersect with other factors, including dysfunctional resource management, overreliance on a narrow resource base, a history of conflict, or marginalized populations ». « A New Climate for Peace. Taking Action on Climate and Fragility Risks », Adelphi (independent report commissioned by the G7 members), 2015, p. 16Hide Footnote

IV. Ressources accrues, tensions accrues

L’idée que les conflits qui affectent le Sahel sont liés directement à une raréfaction des ressources, elle-même en partie provoquée par le changement climatique, risque de déboucher sur des politiques de développement dont la raison d’être principale est d’augmenter les ressources disponibles. Si l’on suivait cette logique, la réponse aux sécheresses qui aggravent les relations entre communautés agricoles et pastorales serait, par exemple, de soutenir des projets de creusement de puits afin d’augmenter les ressources en eau disponibles. Et pourtant, l’expérience semble montrer que la création de nouvelles ressources peut elle aussi provoquer une recrudescence des tensions locales et parfois même des conflits violents dans plusieurs régions du Sahel.

Au centre du Mali, dans le cadre de l’ODEM (Opération de développement de l’élevage dans la région de Mopti) le creusement de puits pastoraux comme celui de Tolodjé, une importante réserve pastorale, a mis en valeur des espaces auparavant dépourvus d’eau. Les puits pastoraux ont alors attiré des populations d’agriculteurs dogon (une communauté du centre Mali) qui se sont installées initialement avec l’autorisation d’éleveurs peul, souvent reconnus par l’Etat comme détenteurs des droits d’usage de la terre.[fn]Entretien de Crisis Group, notable peul du village de MBana, août 2019, Bamako. Voir aussi B. Thibaud, op. cit.Hide Footnote Avec le temps, le nombre d’agriculteurs a augmenté et ils ont commencé à faire prévaloir leurs droits sur les terres autour de ces puits, pourtant construits pour les éleveurs.[fn]B. Thibaud, op. cit.Hide Footnote Les tensions entre éleveurs et agriculteurs se sont exacerbées dans un contexte où ni l’Etat ni les autorités locales dites traditionnelles ne semblaient en mesure de réguler de manière pacifique et consensuelle les questions d’utilisation des ressources foncières. Dans cette zone, les violences récentes entre jihadistes et groupes d’autodéfense sont en partie liées à ces querelles autour de réserves d’eau devenues accessibles au cours des dernières décennies.[fn]En 2017, l’assassinat d’un important dozo (confrérie de chasseurs traditionnels), Souleymane Guindo, appartenant à la communauté dogon, a joué un rôle dans le déclenchement des épisodes de violence collective qui ont marqué la région. Ce chasseur était impliqué dans des conflits d’usage de la terre entre des agriculteurs dogon et des éleveurs peul autour des puits pastoraux de Tolodjé, zone dans laquelle Guindo a d’ailleurs été tué. Entretiens de Crisis Group, peul et dogon ressortissants du cercle de Koro, Bamako, août et octobre 2019.Hide Footnote

Autre exemple : au Burkina Faso, dans la province du Soum, le projet de développement Riz Pluvial a permis l’augmentation des volumes de production rizicole dans la commune de Béléhédé. Mais ce projet a simultanément affecté les équilibres démographiques et politiques locaux : l’installation de populations de paysans allochtones, surtout issus des groupes fulsé et mossi, a été facilitée par ce projet. A l’inverse, les propriétaires peul, souvent éleveurs nomades, estiment avoir été évincés de ces terres sans compensation satisfaisante.[fn]Entretien de Crisis Group, acteur politique de Béléhédé, Ouagadougou, juillet 2019.Hide Footnote Les populations allochtones ont également cherché à contourner l’autorité traditionnelle autochtone, en l’occurrence l’Emir de Tongomayel, en nommant leurs propres chefs de village.[fn]Ibid.Hide Footnote Dans ce contexte de tensions locales, des éleveurs peul se sont rapprochés des groupes jihadistes, connus par ailleurs pour rejeter les décisions de l’Etat et faciliter l’accès à la terre des populations qui les soutiennent.[fn]Voir le rapport Afrique de Crisis Group N°287, Burkina Faso : sortir de la spirale des violences, 24 février 2020.Hide Footnote

Dans ces deux cas, ce n’est pas la raréfaction des ressources qui a généré la violence, mais bien au contraire la création de nouvelles ressources qui a généré ou exacerbé les conflits portant sur l’usage de la terre et l’accès au foncier.

V. Mutations des systèmes agropastoraux et niveau de violence : l’exemple du centre du Mali

Il n’y a pas de relation causale simple entre le changement climatique et le niveau de violence.

Si le changement climatique affecte bien les niveaux de production au Sahel, il n’y a pas de relation causale simple entre ce facteur et le niveau de violence, et particulièrement entre la réduction des ressources et la flambée de violence.[fn]La relation causale simple qui semble tenir du bon sens est en réalité peu avérée. Voir Tor A. Benjaminsen, « Changements climatiques et conflits au Sahel » dans Denis Gautier éd., Environnement, discours et pouvoir, 2012, pp. 181-200.Hide Footnote La multiplication des conflits au Sahel est davantage liée à la transformation des systèmes de production qui génèrent des compétitions mal régulées autour de l’accès aux ressources – en particulier foncières – de plus en plus convoitées. Paradoxalement, alors que la surface des terres arables susceptibles d’être mises en valeur dans les pays sahéliens diminue chaque année sous l’effet du changement climatique, les surfaces effectivement cultivées et les niveaux de production continuent d’augmenter. Ce phénomène s’explique par l’expansion démographique, mais aussi par le développement des capacités de mise en valeur des territoires.[fn]Au Niger, au cours de la décennie passée, on a observé une relative augmentation de la pluviométrie. Ainsi la région d’Agadez a vu sa pluviométrie moyenne quasiment doubler. Cette augmentation a certes provoqué des inondations, mais elle a aussi transformé des zones précédemment arides en zones potentiellement agricoles. Dans plusieurs zones au Niger, ce phénomène encourage des agriculteurs à s’accaparer des terres dans ces zones arides réservées à l’élevage, d’où la multiplication des conflits entre agriculteurs et éleveurs. Entretien de Crisis Group, expert agronome, Niamey, février 2020.Hide Footnote Le changement climatique accentue la pression foncière, mais il n’est ni le seul facteur explicatif ni même le plus déterminant.[fn]« Rapport Evaluation intégrée des écosystèmes : cas de la région de Mopti au Mali, Initiative Pauvreté – Environnement », Ministère de l’Environnement et de l’Assainissement du Mali, 2009, p. 114.Hide Footnote La pression foncière est surtout liée au fait que la terre acquiert de plus en plus de valeur et devient de plus en plus la cible de convoitises.

Ainsi, dans la région de Mopti (centre du Mali), cœur de l’insurrection menée par le prédicateur Hamadoun Koufa, dirigeant de la Katiba Macina, les niveaux de production agricole sont en forte augmentation ces deux dernières décennies malgré des variations relativement importantes d’une année sur l’autre. Alors que la production céréalière était de 420 000 tonnes en 1999-2000, elle a triplé quinze ans après, atteignant un pic de 1,22 million de tonnes en 2015-2016.[fn]La population de la région de Mopti passe de 1,65 million en 2001 à 2,57 millions d’habitants en 2016, soit une augmentation de 55 pour cent. Voir http://mep.gouv.ml/images/Rapport_EAC_1999_2000%20OK.pdf; www.instat-mali.org/contenu/pub/anuair16_pub.pdf et http://mali.countrystat.org/fileadmin/user_upload/countrystat_fenix/congo/docs/Annuaire%20Statistique%20SDR%202015%20.pdf#page=24&zoom=100,0,861Hide Footnote L’augmentation des volumes de production céréalière est en grande partie liée à celle des surfaces céréalières cultivées qui passent de 789 120 hectares en 2001-2002 à 991 554 hectares en 2016, soit une augmentation de 26 pour cent.[fn]L’augmentation de la surface cultivée est plus faible comparée à d’autres régions telles que Kayes ou Sikasso, où la progression de ces surfaces sur la même période atteint respectivement 146 et 162 pour cent, malgré une croissance démographique inférieure à celle de Mopti. Il est probable que la plus forte concentration d’éleveurs dans la zone de Mopti, reconnue comme la zone pastorale la plus riche du pays, ralentit, sans l’empêcher, l’expansion des terres agricoles. « Annuaire statistique 2001 », Institut national de la Statistique, www.malikunnafoni.com/bibliostat/docs/030108037_dnsi_2002.pdf et « Annuaire statistique 2016 », www.instat-mali.org/contenu/pub/anuair16_pub.pdf, Bamako.Hide Footnote Au Sud de la région de Mopti, théâtre de violents conflits locaux, une ruée mal régulée vers les terres de culture sur les plaines du Seeno-Gondo est à l’origine de tensions violentes entre communautés peul et dogon.[fn]Le Seeno-Gondo est un vaste espace propice à l’agriculture et à l’élevage qui s’étend du pied de la falaise de Bandiagara à la frontière burkinabè.Hide Footnote

Alors que la forte demande foncière exacerbe les conflits, les mécanismes de régulation – qu’ils soient traditionnels ou mis en place par l’Etat central – n’ont pas toujours l’efficacité ou la légitimité suffisante pour permettre d’arbitrer les querelles. Un grand nombre de conflits sont liés aux tentatives d’accaparement de nouvelles terres, sources de tensions entre les populations que les autorités n’arrivent pas à gérer de manière pacifique.[fn]Voir par exemple « Analyse locale des dynamiques de conflit et de résilience dans la zone de Koro-Bankass », Interpeace/IMRAP, juin 2017.Hide Footnote Sous les effets de la mécanisation de l’agriculture, de l’irrigation et de la migration des communautés dogon habitant les falaises de Bandiagara en direction des plaines, le besoin en terres agricoles a fortement augmenté, ce qui a fait grimper leur valeur.[fn]Dans le cercle de Koro, la superficie de céréales cultivées a presque doublé entre 1996 et 2004, passant de 67 000 à 117 000 hectares cultivés. La superficie cultivée du riz, qui a bénéficié le plus de la mécanisation, a été multipliée par cinq entre 1996 et 2006. Données statistiques produites par la direction régionale d’agriculture de Mopti, consultées par Crisis Group.Hide Footnote Davantage d’agriculteurs exploitent des terres réservées auparavant à l’élevage et s’approprient celles situées près des points d’eau et des puits pastoraux pour y pratiquer des cultures maraichères. Cette expansion des terres agricoles, en rendant difficile l’accès du bétail aux pâturages et aux points d’eau, provoque des incidents violents.

VI. Mieux réguler les conditions d’accès aux ressources naturelles

La mise en valeur de plus en plus intense des espaces ruraux génère des compétitions inédites que les pouvoirs publics ne savent pas canaliser.

Les sociétés sahéliennes n’ont jamais été aussi nombreuses à se partager des territoires de plus en plus convoités, mais elles n’ont jamais produit autant de ressources. Certes, la pauvreté est un phénomène réel au Sahel, mais ce n’est pas parce qu’ils vivent sur des espaces de plus en plus pauvres que les ruraux du Sahel s’opposent les uns aux autres. C’est plutôt parce que la mise en valeur de plus en plus intense des espaces ruraux génère des compétitions inédites que les pouvoirs publics ne savent pas canaliser. Formuler des réponses basées avant tout sur le lien entre changement climatique, diminution des ressources et violences repose sur un diagnostic erroné de la situation et ne permettra pas d’y remédier. Bien sûr, il est urgent de répondre aux effets du changement climatique au Sahel comme ailleurs, vu la gravité du phénomène et la menace qu’il fait peser sur le monde entier.[fn]« Réchauffement planétaire de 1,5 °C », Rapport spécial du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), 2019.Hide Footnote Mais il serait erroné de le faire au nom d’un lien direct entre violences actuelles et réchauffement climatique que les faits ne soutiennent pas.

D’autres facteurs peuvent expliquer cette flambée des violences. Au Sahel central, les politiques publiques favorisent depuis longtemps les agriculteurs sédentaires au détriment des éleveurs nomades, phénomène dont il faudrait se soucier.[fn]André Marty, « L’élevage pastoral au Sahel : entre menaces réelles et atouts incontestables », Conférence de l’IFRI, 22 juin 2012.Hide Footnote Cela étant, il serait dangereux d’appeler à un simple renversement à titre de compensation. Redonner de l’espace aux sociétés pastorales plus durablement touchées par les grandes sécheresses des années 1970-1980 est nécessaire, mais le faire en obligeant brutalement des dizaines de milliers d’agriculteurs installés sur des espaces pastoraux à déguerpir créerait immanquablement de nouvelles tensions et de nouveaux conflits. Encore une fois, le Sahel a autant besoin de produire des ressources pour ses populations que de disposer d’arbitres légitimes capables de réguler de manière pacifique la délicate question de l’accès et de la répartition des ressources en milieu rural.

Ce sont les outils d’interventions qu’il s’agit de réformer. Les projets de développement ne font pas que créer de la richesse ; ils contribuent en même temps à modifier en profondeur les conditions locales d’accès aux ressources dans un environnement déjà très concurrentiel. Les projets de développement devraient se préoccuper beaucoup plus des conséquences de leurs interventions, par exemple en veillant à la mise en place d’outils capables d’assurer une répartition équitable et acceptée des ressources créées. Beaucoup de professionnels du secteur du développement le savent très bien, mais, sommés d’agir dans l’urgence par les dirigeants politiques ou sécuritaires, sont souvent amenés à prendre moins de précautions avec le risque que les investissements d’aujourd’hui génèrent les conflits de demain.

Les projets de développement devraient veiller à la mise en place d’outils capables d’assurer une répartition équitable et acceptée des ressources créées.

VII. Conclusions

Les Etats sahéliens et leurs partenaires internationaux devraient définir de manière plus exacte et nuancée la relation entre changement climatique et violences, et plus largement entre amenuisement des ressources et violences. Comme le dit Tor Benjaminsen, géographe spécialiste du Sahel, attribuer les guerres du Sahel au changement climatique risque d’amener à sous-estimer le poids des dynamiques politiques qui sous-tendent les conflits.[fn]Tor A. Benjaminsen, « Is climate change causing conflict in the Sahel? », Climate Home News, www.climatechangenews.com, 8 septembre 2016.Hide Footnote Le changement climatique et ses effets sont certes des préoccupations légitimes. Néanmoins, les acteurs impliqués dans ce combat gagneraient à mieux prendre en compte l’impact des différents choix politiques qui jouent un rôle prépondérant dans la distribution de l’accès aux ressources.

Dakar/Niamey/Bruxelles, 24 avril 2020

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