Russian Foreign Minister Sergei Lavrov attends a news conference with Mali's Minister of Foreign Affairs and International Cooperation Abdoulaye Dip, in Moscow, Russia May 20, 2022. Yuri Kadobnov / Pool via REUTERS
Briefing / Africa 20+ minutes

Mali : éviter le piège de l’isolement

Les autorités maliennes ont opéré un revirement stratégique en s’éloignant de la France et en faisant de la Russie leur principal allié militaire. Les relations entre le Mali et certains partenaires occidentaux et régionaux se détériorent. Les autorités maliennes et leurs partenaires devraient chercher à rétablir des relations plus équilibrées.

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Que se passe-t-il?Depuis le coup d’Etat de mai 2021, les autorités maliennes se sont rapprochées de la Fédération de Russie, qui est devenue un partenaire militaire privilégié. Parallèlement, elles se sont éloignées de plusieurs partenaires occidentaux et régionaux, principalement de la France.

En quoi est-ce significatif?Ce revirement stratégique des autorités maliennes remet en cause le dispositif de stabilisation régionale mis en place depuis 2013. Au-delà de l’éloignement avec la France, les relations entre les autorités de transition maliennes et certains partenaires occidentaux et régionaux se détériorent, faisant redouter un isolement préjudiciable.

Comment agir? Les autorités maliennes devraient trouver les moyens de rééquilibrer leurs relations avec leurs différents partenaires et ne pas s’enfermer à nouveau dans des solutions essentiellement militaires avec leur allié russe. Les partenaires du Mali devraient se garder de transposer au Sahel des enjeux géopolitiques qui dépassent la région.

I. Synthèse

Après le coup d’Etat de mai 2021, les autorités maliennes ont tourné le dos à la France et fait de la Russie leur principal allié militaire. Par ce revirement stratégique, les dirigeants cherchent à conforter leur popularité et à offrir de nouvelles perspectives au pays après dix ans d’aggravation de la situation sécuritaire. Elles justifient le partenariat avec Moscou par la nécessité d’acquérir plus facilement des équipements militaires afin d’appuyer un effort de reconquête des territoires sous emprise jihadiste. De nombreuses interrogations subsistent sur les contours de ce partenariat et sur les résultats de ce rapprochement, mais aussi sur les risques associés à une rupture avec l’Occident, notamment sur le plan économique. Les autorités maliennes devraient explorer les voies d’une diplomatie rééquilibrée, moins clivante. Elles devraient réévaluer leur approche face aux groupes insurgés en privilégiant les réponses politiques endogènes, en envisageant notamment de renouer avec les stratégies de dialogue. De leur côté, les partenaires du Mali ne devraient pas transposer les tensions internationales au Sahel.

Malgré la levée partielle, en juillet 2022, des sanctions imposées en janvier de la même année par la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), les relations du Mali avec une partie de ses voisins et partenaires occidentaux demeurent difficiles, voire conflictuelles. Au-delà des tensions associées au respect du calendrier électoral et du retour à l’ordre constitutionnel, la crispation des relations est liée avant tout au choix de Bamako de rompre avec la France et de faire de la Russie son partenaire militaire privilégié, y compris à travers la société de sécurité russe Wagner, qui est liée au Kremlin.

Ce choix, qui participe d’une affirmation souverainiste, s’explique en partie par l’incapacité des interventions militaires passées à endiguer la menace jihadiste. Ces dernières n’ont pas permis de rétablir la sécurité dans le pays et la situation s’est aggravée ces dix dernières années. Dans ce contexte, les autorités maliennes perçoivent la Russie comme un partenaire fiable, pragmatique et plus adapté pour contrer les groupes jihadistes, notamment parce qu’elle permet l’acquisition rapide d’équipements militaires et offre un accompagnement direct dans les combats au sol. Pourtant, la capacité du soutien russe à inverser la détérioration continue de la situation reste à démontrer. Les résultats de l’armée malienne, engagée ces derniers mois dans des opérations d’envergure, notamment dans le centre du pays, restent cependant peu convaincants. Bien que les forces de défense et de sécurité aient démontré leur capacité à organiser des opérations complexes sans l’aide française, la persistance des attaques jihadistes, notamment au centre et au nord-est du pays, et les incidents graves touchant les civils témoignent d’une situation sécuritaire toujours précaire qui contraste avec le discours triomphaliste des autorités.

Le rapprochement avec la Russie et l’opposition à la France s’expliquent également par le besoin des autorités maliennes, arrivées au pouvoir par la force et non à l’issue d’un processus électoral, de susciter un fort soutien populaire. Lassée par tant d’années d’insécurité, une large partie de la population malienne a accueilli de manière enthousiaste le changement d’alliance de Bamako. Ce soutien est en partie alimenté par des critiques fortes vis-à-vis des interventions étrangères passées. Ces critiques s’expliquent partiellement par une campagne de désinformation dans laquelle les partenaires occidentaux voient la main de la Russie, mais elles émanent également d’une colère profonde vis-à-vis d’opérations militaires qui ne sont pas parvenues à contenir l’insécurité croissante. Ce soutien populaire permet surtout aux autorités de transition de se constituer une base politique significative, dont elles ont besoin pour gouverner.

En faisant de la Russie son nouvel allié stratégique, dans un contexte géopolitique marqué par l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022, le Mali risque cependant l’isolement sur la scène internationale. Il pourrait devenir le théâtre d’une rivalité entre grandes puissances qui le dépasse. Bamako ne tirerait pas d’avantages durables de cette situation. La Russie, qui se focalise sur une approche militaire, ne sera pas plus en mesure que la France de régler les problèmes sécuritaires du pays, qui vont bien au-delà de la menace jihadiste. La rhétorique souverainiste des autorités, bien que populaire, montre également ses limites. Elle a déjà contribué à priver le pays d’importants soutiens, notamment sur le plan économique, et risque d’être contreproductive à long terme. Sans amélioration significative de la sécurité, et dans un contexte de forte pression économique, la base de soutien politique des autorités de transition risque de s’éroder rapidement, notamment dans les centres urbains.

Les autorités maliennes devraient éviter le piège de l’isolement en recherchant une position plus équilibrée en matière de relations extérieures.

Bien qu’il soit peu probable qu’elles renoncent à l’appui russe, les autorités maliennes devraient éviter le piège de l’isolement en recherchant une position plus équilibrée en matière de relations extérieures. Elles ne devraient pas sous-estimer les éventuelles retombées d’une séparation brutale avec ses alliés, notamment occidentaux. Une telle rupture aurait des conséquences préjudiciables pour le pays, par exemple en termes d’accès aux financements internationaux et en matière de stabilisation.

Pour éviter un tel dénouement, les dirigeants maliens devraient passer d’une diplomatie de la confrontation à une diplomatie de règlement des différends avec les pays voisins et de réouverture à l’égard des partenaires occidentaux les plus disposés au compromis. Ils devraient abandonner les déclarations excessives et les décisions abruptes qui nuisent aux bonnes relations avec les partenaires régionaux et internationaux. La réaffirmation de la souveraineté malienne répond à une préoccupation légitime que l’ensemble des partenaires devraient accepter. Cependant, elle ne devrait pas se heurter au maintien, voire au rétablissement, de relations de partenariat avec ceux qui, parmi les alliés occidentaux et régionaux, restent convaincus de la nécessité de soutenir le pays dans sa quête de stabilité. Concrètement, les autorités maliennes devraient lever les restrictions imposées à la mission onusienne de stabilisation du pays, la Minusma, qui gênent sérieusement son action. Elles pourraient aussi envoyer des signaux plus palpables témoignant de leur respect du calendrier électoral convenu avec la Cedeao en juillet 2022.

De leur côté, les partenaires occidentaux du Mali devraient faire preuve de pragmatisme et de flexibilité dans leur coopération en évitant de cristalliser les tensions et de faire du pays l’enjeu d’un affrontement global avec la Russie. Ils devraient encourager les Maliens à débattre des choix futurs de la transition, notamment en matière de réformes politiques et institutionnelles. L’incapacité des autorités maliennes à endiguer l’insécurité, y compris avec l’appui de leur nouveau partenaire russe, suggère que la solution viendra moins d’un changement d’alliance que de la mise en œuvre d’approches politiques endogènes répondant aux attentes des populations.

Pour sortir d’une situation particulièrement difficile, le Mali aura besoin du soutien tant militaire que financier de ses partenaires. Le pays devrait également adopter une stratégie donnant une place plus significative aux réponses qui privilégient le renforcement de la gouvernance et explorent la voie du dialogue avec les groupes jihadistes. Plusieurs partenaires, dont notamment la France, s’étaient longtemps opposés à cette dernière option, donnant de facto la primauté à la lutte contre le terrorisme. Malgré le changement d’alliés, le Mali continue de privilégier des réponses essentiellement militaires, dont les populations civiles payent encore le prix. Bamako devrait plutôt utiliser l’espace créé par le départ de la France pour concevoir une stratégie basée sur un meilleur équilibre entre les réponses politiques et sécuritaires.

II. La brouille avec les partenaires occidentaux et régionaux

A partir de 2021, le Mali a engagé une révision de ses alliances avec ses principaux partenaires, notamment la France. En août 2020, le premier coup d’Etat par lequel un groupe d’officiers maliens a renversé le président Ibrahim Boubacar Keïta s’était accompagné de déclarations visant à rassurer les alliés traditionnels du Mali sur leur détermination à maintenir les partenariats sécuritaires.[1] A l’inverse, le second, en mai 2021, organisé par ces mêmes officiers, a débouché sur un changement net de ton et de position. En quelques mois, les autorités maliennes ont fait de la Russie le partenaire militaire privilégié du pays. Parallèlement, les relations avec la France, principal allié militaire depuis le déclenchement de la crise de 2012, se sont dégradées au point de conduire au retrait complet de l'opération française au Sahel, Barkhane, achevé en août dernier.[2] Au-delà de la prise de distance vis-à-vis de la France, les relations entre les autorités de transition et de nombreux autres alliés, partenaires occidentaux ou voisins ouest-africains, se détériorent également, faisant craindre une situation inédite d’isolement progressif du pays.

Le rapprochement avec Moscou a plusieurs causes. Tout d’abord, les tensions issues de la condamnation du second coup d’Etat par les partenaires du Mali, tout particulièrement la France, ont accéléré l’éloignement de Bamako.[3] Ensuite, les autorités maliennes mettent en avant ce qu’elles considèrent comme l’incapacité de l’opération Barkhane et des autres interventions militaires internationales et régionales à endiguer la progression des groupes jihadistes.[4] A leurs yeux, la France – principal chef de file des interventions extérieures de stabilisation – n’a pas la solution à l’instabilité au Sahel. Certains pensent même que Paris joue un double jeu en soutenant des groupes armés hostiles à l’Etat malien.[5] Ce sentiment se nourrit par ailleurs d’une histoire coloniale mal soldée avec l’ancienne métropole, régulièrement accusée de paternalisme.[6]


[1] Voir le rapport Afrique de Crisis Group N°304, Transition au Mali : préserver l’aspiration au changement, 21 septembre 2021.

[2] En août 2014, l’opération Barkhane a succédé à l’opération Serval. Un total de 4500 soldats français ont été déployés au Burkina Faso, au Mali, au Niger et au Tchad entre 2014 et 2022.

[3] Contrairement au premier coup d’Etat en août 2020, dont les partenaires internationaux ont pris acte assez rapidement, le second coup d’Etat a fait l’objet d’une plus grande réprobation, y compris de la France, notamment à travers la suspension des opérations conjointes avec les forces armées maliennes et la menace d’un retrait de l’opération Barkhane. Cette période marque aussi le début d’une série d’échanges vifs par communiqués et déclarations interposés.

[4] Notamment la Minusma, la force Takuba, qui regroupait les forces spéciales de près d’une douzaine de pays européens, et la force conjointe du G5 Sahel. Lancée en mars 2020, en appui au dispositif français Barkhane, l’opération Takuba a été dissoute en juillet 2022. A propos de la force conjointe du G5 Sahel, voir le rapport Afrique de Crisis Group N°258, Force du G5 Sahel : trouver sa place dans l’embouteillage sécuritaire, 12 décembre 2017.

[5] «Le Mali saisit l’ONU et accuse la France d’armer les djihadistes», Le Point Afrique, 17 août 2022. La position de Paris vis-à-vis des groupes rebelles en 2012, jugée accommodante, a alimenté un certain nombre de récits sur le soutien qu’apporterait la France aux groupes armés signataires de l’accord de paix intermalien de 2015, mais aussi à des mouvements jihadistes. De son côté, les autorités françaises dénoncent des «accusations sans fondement», jugées «rocambolesques» et «invraisemblables». Voir aussi «Le Mali dénonce des “actes d’agression” français et interpelle l’ONU, l’Elysée dément», TF1, 18 août 2022.

[6] Entretiens de Crisis Group, hauts fonctionnaires militaires et civils maliens, Bamako, juin 2022.

La rupture entre Bamako et Paris a été consommée en quelques mois.

La rupture entre Bamako et Paris a été consommée en quelques mois.[1] Moins de dix jours après le second coup du 24 mai 2021, qu’elle critique sévèrement, la France interrompt les opérations conjointes avec les forces armées maliennes.[2] Le président français, Emmanuel Macron, officialise et accélère le désengagement progressif de l’opération Barkhane au Mali, une évolution qui se dessinait depuis février 2021.[3] En septembre 2021, la signature présumée d’un accord entre le gouvernement malien et la société de sécurité privée russe Wagner, révélée par l’agence Reuters, envenime encore davantage les relations entre Bamako et Paris.[4] En janvier 2022, les autorités renvoient l’ambassadeur de France, en réaction à des propos tenus par les autorités françaises, remettant en cause la légalité et la légitimité du pouvoir malien.[5]

En avril 2022, Paris accuse Wagner de vouloir rendre l’armée française responsable d’atrocités après la découverte d’un charnier près du camp de Gossi, rétrocédé par Barkhane aux Forces armées maliennes (Fama). La France se défend d’avoir commis de tels crimes et accuse Wagner de mener une campagne de dénigrement et d’avoir opéré une mise en scène. Elle appuie son accusation par des images aériennes relayées dans des médias internationaux. Les autorités de transition dénoncent de «fausses images», qu’elles considèrent comme la preuve d’actes «d’espionnage» et de «subversion» menés par la France.[6] Signe d’une détérioration sans précédent des relations entre les deux pays, le Mali porte plainte devant le Conseil de sécurité des Nations unies en août 2022 et accuse la France de «collecter des renseignements au profit des groupes terroristes opérant au Sahel et de leur larguer des armes et des munitions».[7]

Accueillis dans une grande ferveur en janvier 2013, les soldats français quittent le Mali le 15 août 2022 sur fond de rejet populaire, particulièrement fort dans la capitale.[8] La rupture entre les deux pays a des répercussions qui vont au-delà du domaine sécuritaire. En novembre 2022, la France annonce la suspension de son aide publique au développement, mais maintient l’aide humanitaire.[9] En réaction, le gouvernement malien décide d’interdire les activités des ONG opérant grâce au financement ou au soutien de la France, y compris dans le domaine humanitaire.[10]

L’arrivée d’éléments russes au Mali compromet les relations avec d’autres partenaires occidentaux qui participent à la stabilisation régionale. Alors que la rumeur d’un contrat entre Bamako et la société Wagner se répand, les autorités maliennes démentent cette information et parlent de la présence de «formateurs» russes sur leur sol.[11] De leur côté, les partenaires du Mali, notamment occidentaux, s’inquiètent de l’arrivée de «mercenaires» au Mali. En décembre 2021, quinze pays européens et le Canada déclarent que la présence de leurs soldats est incompatible avec celle de «mercenaires» liés à la société Wagner dont les exactions ont été documentées.[12] En janvier 2022, Bamako renvoie le contingent danois de la force Takuba accusé de n’avoir pas obtenu les autorisations nécessaires à son déploiement. Quelques mois plus tard, en juillet 2022, la France annonce la fin de cette initiative militaire européenne au Sahel, lancée en 2020 pour agir essentiellement au Mali et qui peinait à se matérialiser.


[2] A ce moment-là, les militaires qui ont repris le contrôle de l’Etat n’ont pas encore dévoilé leurs intentions, mais les rumeurs d’un rapprochement avec la Russie circulent déjà. Le retour en force du ministre de la Défense, Sadio Camara, réputé proche de Moscou, inquiète Paris. Son éviction du gouvernement avait été la cause directe du second coup. Rapport de Crisis Group, Transition au Mali : préserver l’aspiration au changement, op. cit.

[3] «G5 Sahel : l’avenir de l’opération “Barkhane” au menu du sommet de N’Djamena», Le Monde Afrique, 15 février 2021.

[4] «Le Mali proche d’un accord avec les mercenaires russes du groupe Wagner», Reuters, 13 septembre 2021.

[5] Le président français, Emmanuel Macron, a accusé le gouvernement de transition d’être «l’enfant de deux coups d’Etat» et le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, a déclaré que les autorités maliennes étaient «illégitimes». « Mali: Macron qualifie de “honte” les propos du Premier ministre sur un “abandon” par Paris », RFI, 30 septembre 2021.

[6] «Communiqué N°28 du Gouvernement de la Transition», 26 avril 2022.

[7] Lettre circulaire N°000031/MAECI/SG-CT-MT, 16 août 2022; Voir aussi «Le Mali saisit l’ONU et accuse la France d’armer les jihadistes», Le Point Afrique, 17 août 2022.

[8] «Les derniers soldats français quittent le Mali après plus de neuf ans d’intervention militaire», TV5 Monde, 15 août 2022.

[9] «Mali – Suspension de l’aide publique au développement», ministère français de l’Europe et des Affaires étrangères, 16 novembre 2022.

[10] «Communiqué N°042 du Gouvernement de la transition», 21 novembre 2022.

[11] «Le Mali dément tout déploiement des mercenaires russes du Groupe Wagner», Le Monde, 25 décembre 2021.

[12] «Communiqué conjoint sur le déploiement du groupe Wagner au Mali», 23 décembre 2021. Voir aussi «Guerre en Syrie : trois ONG portent plainte contre des mercenaires russes», France 24, 15 mars 2021.

Peu à peu, le Mali devient ainsi l’un des terrains d’expression des rivalités entre la Russie et l’Occident.

La réticence des pays européens à poursuivre leur action militaire au Mali est également liée au déclenchement de la guerre en Ukraine, il y a un an. Ce conflit violent, qui survient quelques mois après la décision des autorités maliennes de se rapprocher de Moscou, oppose la Russie à l’Ukraine, soutenue militairement par les pays occidentaux. Bien que ce contexte géopolitique n’explique pas à lui seul les tensions, il cristallise davantage les antagonismes et complique le maintien par Bamako d’un équilibre entre des partenaires russes et occidentaux.[1] Dans les premiers mois de 2022, des officiels ou militaires de plusieurs pays européens qui ont déployé des troupes au Mali dans le cadre de la mission de formation de l’Union européenne pour le Mali (EUTM) ou de la Minusma ont déclaré à Crisis Group réfléchir au retrait de leurs contingents. Ils estiment que les autorités maliennes doivent choisir leur camp.[2] Peu à peu, le Mali devient ainsi l’un des terrains d’expression des rivalités entre la Russie et l’Occident.

Parallèlement, les relations entre la Minusma et les autorités de transition évoluent en dents de scie. Au cours des derniers mois, le gouvernement a interdit l’accès à certains sites du centre du pays à l’équipe des Nations unies qui souhaitait enquêter sur des allégations de crimes graves à l’encontre des populations civiles.[3] De son côté, la Minusma a recensé de nombreuses atteintes aux droits humains dans une note trimestrielle publiée le 30 mai 2022, où il est notamment question d’exécutions sommaires de centaines de civils dans la ville de Moura.[4] L’opposition des autorités de transition au maintien du «mécanisme de soutien et de réassurance», notamment des droits spécifiques de survol du territoire, garanti par Barkhane à la Minusma, l’expulsion du porte-parole de la mission onusienne et l’établissement de procédures entravant la réactivité des contingents déployés sur le terrain ont entrainé un profond scepticisme quant à l’avenir de la mission.[5] Néanmoins, plusieurs interlocuteurs des Nations unies préfèrent voir dans l’attitude malienne le signe d’un intérêt renouvelé du gouvernement dans la force onusienne.[6]

Les relations du Mali avec une partie de ses voisins et avec la Cedeao se dégradent également. Peu après le deuxième coup d’Etat, la Cedeao et l’Union africaine (UA) ont suspendu le Mali de leurs instances sans décider de sanctions économiques, contrairement à ce qu’elles avaient fait en août 2020. En octobre 2021, le gouvernement malien a expulsé le représentant de la Cedeao à Bamako, l’accusant de mener des «activités hostiles à la transition».[7] En décembre 2021, à la veille d’un sommet de la Cedeao consacré entre autres à la situation au Mali, Bamako a proposé une prolongation de la transition de cinq ans. L’organisation régionale y a vu une provocation et a décidé, en janvier 2022, d’adopter une série de sanctions diplomatiques, économiques et commerciales à l’encontre du Mali.

Après plusieurs mois de tensions et de négociations, les autorités maliennes ont fait quelques concessions vis-à-vis de leurs partenaires régionaux. En juin 2022, elles ont prolongé la transition de 24 mois au lieu des cinq ans annoncés en décembre 2021, adopté une nouvelle loi électorale, publié un «chronogramme» et mis en place une équipe d’experts chargée d’élaborer un avant-projet de constitution. Désireuse de normaliser ses relations avec le Mali, la Cedeao a partiellement levé ses sanctions le 3 juillet 2022.[8]

Les rapports avec la Cedeao restent néanmoins difficiles, d’autant qu’en parallèle, les relations se sont tendues avec la Côte d’Ivoire, voisin important du Mali et membre influent de l’organisation régionale. En juillet 2022, les autorités maliennes ont arrêté 49 militaires ivoiriens à l’aéroport de Bamako avant de les inculper pour «atteinte à la sécurité de l’Etat».[9] La plupart des militaires sont restés détenus à Bamako jusqu’en décembre 2022.[10] La négociation pour leur libération était rendue plus difficile par une série d’affaires et d’incidents antérieurs à leur arrestation.[11] Le président ivoirien est l’objet de fréquentes critiques à Bamako, où il est soupçonné d’avoir joué un rôle prépondérant dans la décision de sanctionner le Mali et d’agir en coulisses contre les autorités de transition.[12] Ces dernières sont également agacées par la présence à Abidjan d’anciens hauts responsables liés au défunt président Ibrahim Boubacar Keïta et accusés de travailler à déstabiliser le Mali.[13]


[1] Briefing Europe de Crisis Group N°96, Answering Four Hard Questions about Russia’s War in Ukraine, 8 décembre 2022; commentaire de Crisis Group, « Walking a Fine Line in Ukraine », 10 octobre 2022.

[2] Entretiens de Crisis Group, diplomates européens, Bruxelles et Bamako, juin-septembre 2022; voir également «L’Allemagne met le Mali en garde contre la coopération militaire avec la Russie», Mikado FM, 15 septembre 2021.

[3] «Note trimestrielle sur les tendances des violations et atteintes aux droits de l’homme au Mali 1er janvier – 31 mars 2022», Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, 30 mai 2022 ; «Mali : massacre perpétré par l’armée et des soldats étrangers», Human Rights Watch, 5 avril 2022.

[4] Ibid. Le Mali n’a pas autorisé la mission d’enquête onusienne à se déplacer à Moura, mais en réaction aux accusations contre les forces armées maliennes et leurs alliés russes, le Procureur près le tribunal militaire de Mopti a annoncé le 6 avril, dans un communiqué, l’ouverture d’enquêtes menées par la gendarmerie nationale.

[5] Lors du renouvellement du mandat de la Minusma en juin 2022, le gouvernement malien a refusé d’accorder à l’opération Barkhane des droits spécifiques de survol de son territoire. Le départ de Barkhane en août 2022 a donc entrainé une interruption des vols de soutien et de réassurance au profit de la Minusma. Ce mécanisme permettait à la Minusma de bénéficier de l’appui militaire de Barkhane à travers des opérations de surveillance, de reconnaissance ou de renforcement de la défense des camps et patrouilles de la mission onusienne. Cette interruption a amené certains pays européens contributeurs à réfléchir à la possibilité d’un retrait de la mission. Entretiens de Crisis Group, officiels européens issus de pays contribuant à la Minusma, 2022. Voir aussi le commentaire de Crisis Group, « La Minusma à la croisée des chemins », 1er décembre 2022. « Examen interne de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation du Mali – Rapport du Secrétaire général », UNSC/2023/36, 16 janvier 2023.

[6] Entretiens de Crisis Group, responsables des Nations unies, Bamako et New York, 2022. «La Minusma évoque des restrictions de mouvement par l’armée malienne», Africanews, 20 mai 2022. Voir aussi la Résolution 2640 du Conseil de sécurité des Nations unies renouvelant le mandat de la Minusma, S/RES/2640 (2022), 29 juin 2022.

[7] Les autorités reprochaient à l’ambassadeur de la Cedeao d’agir de connivence avec certains acteurs politiques maliens pour déstabiliser la transition. Voir «Le gouvernement malien justifie l’expulsion du représentant de la Cedeao», RFI, 26 octobre 2021.

[8] La Cedeao a levé les sanctions économiques et financières mais a maintenu les sanctions politiques (sanctions individuelles) et diplomatiques (suspension du pays des institutions communautaires). «Mali : la levée des sanctions économiques de la CEDEAO saluée», AA, 5 juillet 2022.

[9] «Mali : l’inculpation des 49 militaires ivoiriens confirmée par la justice malienne», TV5 Monde, 15 août 2022. Pour Bamako, les accusés étaient des «mercenaires» cherchant à déstabiliser la transition. Pour Abidjan, il s’agissait de militaires agissant dans le cadre d’une procédure onusienne appelée «éléments nationaux de soutien» (ENS). Les ENS sont des militaires nationaux déployés par les pays contributeurs de troupes, en soutien à leurs contingents. Il s’agit d’une pratique répandue dans les missions de maintien de la paix.

[10] En septembre 2022, les autorités maliennes ont libéré les trois femmes militaires du contingent ivoirien, «à des fins humanitaires», dans le cadre de la médiation togolaise qui a multiplié les initiatives pour parvenir à un dénouement de cette crise diplomatique. «Communiqué de la médiation relatif à la libération des trois des quarante-neuf soldats ivoiriens interpelés à Bamako le 10 juillet 2022», ministère togolais des Affaires étrangères, de l’Intégration régionale et des Togolais de l’extérieur, 3 septembre 2022.

[11] Par exemple, en février 2022, une conversation attribuée au président ivoirien Alassane Ouattara et à l’ancien Premier ministre malien Boubou Cissé a ravivé les tensions entre Abidjan et Bamako. Dans cet enregistrement audio dont l’authenticité reste à confirmer, les deux hommes échangent au sujet des sanctions que la Cedeao a prises à l’encontre des autorités maliennes un mois plus tôt. «Mali : ce que l’on sait de l’audio attribué à Alassane Ouattara et Boubou Cissé», Jeune Afrique, 12 février 2022.

[12] «Entre Abidjan et Bamako, les secrets d’une guerre de la paranoïa autour d’un deal à un milliard de dollars», Africa Intelligence, 21 novembre 2022.

[13] Dans les négociations visant à la libération des militaires ivoiriens, les autorités maliennes tentent de procéder à un échange avec ces personnalités, dont certaines ont élu domicile à Abidjan. Voir «D’anciennes personnalités en exil dans le collimateur de la junte malienne», VOA, 14 septembre 2022.

Les autorités ivoiriennes et maliennes ont signé un mémorandum pour un règlement diplomatique de l’affaire des 49 militaires ivoiriens.

Le 23 décembre 2022, avec médiation togolaise, les autorités ivoiriennes et maliennes ont signé un mémorandum pour un règlement diplomatique de l’affaire des 49 militaires ivoiriens. Une semaine plus tard, à l’issue d’une procédure particulièrement rapide, la justice malienne condamnait les militaires ivoiriens hommes encore détenus à Bamako à vingt ans de réclusion criminelle et les trois militaires femmes, jugées par contumace, à la peine de mort. Les 49 militaires ont été graciés le 6 janvier 2023 par le président malien, ce qui a permis de refermer une séquence difficile de rapports déjà tendus entre le Mali et la Côte d’Ivoire.[1] L’épisode risque néanmoins de laisser des traces dans les relations entre les deux pays.[2]

La nomination du colonel Abdoulaye Maïga comme Premier ministre intérimaire avait nourri un espoir – rapidement déçu – d’apaisement entre le Mali et ses partenaires occidentaux et régionaux.[3] Son parcours d’ancien fonctionnaire de l’UA, de l’ONU et de la Cedeao laissait penser qu’il adopterait un ton plus diplomatique avec les partenaires occidentaux et régionaux. S’adressant à l’Assemblée générale des Nations unies le 24 septembre 2022, le colonel a cependant tenu des propos virulents à l’encontre de la France, qualifiant par exemple ses dirigeants de «junte au service de l’obscurantisme». Chose plus inattendue, il a critiqué le secrétaire-général des Nations unies et les chefs d’Etat bissau-guinéen (actuellement à la tête de la Cedeao), ivoirien et nigérien.[4] Selon les autorités maliennes, ce discours ne fait que répondre à des attitudes ou propos agressifs tenus par les présidents ainsi vilipendés. Il doit surtout être compris à l’aune des priorités intérieures et du désir des autorités maliennes de consolider leur assise populaire par une posture souverainiste.

Néanmoins, tous les signes ne pointent pas vers une rupture complète du soutien des pays occidentaux au Mali. En dépit de la suspension de leur aide militaire au lendemain du second coup d’Etat de mai 2021, les Etats-Unis ont accordé au pays, en octobre 2022, un nouveau financement de 148,5 millions de dollars (soit 101 milliards de francs CFA) dans le domaine humanitaire.[5] Washington s’inquiète en effet du renforcement de l’influence russe et entend maintenir une présence afin de contenir l’influence russe dans cette région du monde.[6] De même, certaines capitales européennes défendent le maintien ou même le renforcement des actions de développement au Mali afin de ne pas laisser le champ libre à la Russie. C’est le cas, par exemple, de l’Allemagne, qui compte maintenir son aide au développement et son assistance humanitaire au profit du Mali malgré l’annonce de la fin de sa présence militaire au sein de la Minusma en 2024.[7]


[1] «Communiqué N°043 du gouvernement de la transition», ministère de l’Administration territoriale et de la décentralisation, 6 janvier 2023.

[2] Abidjan a ainsi annoncé en novembre 2022 sa décision de retirer ses troupes de la Minusma. Voir «La Minusma à la croisée des chemins», op. cit.

[3] Cet espoir lui-même était tout relatif, étant donné les propos vifs déjà tenus par le colonel Maïga contre les autorités françaises en tant que porte-parole du gouvernement. Il est devenu Premier ministre intérimaire suite à l’absence prolongée de Choguel Maïga.

[4] Par exemple, il a qualifié les autorités françaises de «junte nostalgique de pratique néocoloniale, condescendante, paternaliste et revancharde». Il a ensuite critiqué le président nigérien, l’accusant d’être «l’étranger qui se réclame du Niger». «Discours du Colonel Abdoulaye Maïga, Premier ministre p.i., Chef du Gouvernement du Mali, à l’occasion du Débat général de la 77ème Session ordinaire de l’Assemblée générale des Nations Unies», 24 septembre 2022.

[5] «Signature d’un accord de financement de 148,5 millions de dollars entre les Etats-Unis et le Mali», communiqué de presse, U.S. Agency for International Development, 4 octobre 2022. Les Etats-Unis avaient pareillement suspendu leur aide militaire après le coup d’Etat d’août 2020, mais l’avaient ensuite rétablie après la mise en place des autorités de transition.

[6] Entretiens de Crisis Group, diplomates occidentaux, Bamako, 2022. Voir aussi «US AFRICOM Commander Says Russian Mercenaries in Mali», VOA, 20 janvier 2022.

[7] Entretien de Crisis Group, diplomate occidental, Bamako, 2022. Voir aussi «Berlin veut rester impliqué dans le développement du Mali», Deutsche Welle, 25 novembre 2022.

III. Le pari de la Russie

Le renforcement des relations entre le Mali et la Russie s’accélère à partir de la deuxième moitié de 2021 et se traduit par un soutien militaire accru. Les premiers signes de ce rapprochement sécuritaire apparaissent dès septembre 2021 suite à la livraison par Moscou d’équipements militaires à Bamako, notamment des hélicoptères, des armes et des munitions.[1] En parallèle, des rumeurs persistantes font état de la signature d’un contrat entre le Mali et la société Wagner, dont le siège est à Saint-Pétersbourg en Russie. La présence de mercenaires liés à une société russe, très probablement Wagner, ne fait plus guère de doute aujourd’hui, même si elle continue d’être démentie officiellement par les autorités maliennes.[2] De nombreuses sources, y compris des services de renseignements occidentaux, estiment aujourd’hui que Wagner aurait déployé plus d’un millier de personnes au Mali.[3] La récente visite du ministre des Affaires étrangères russe, une première dans l’histoire des deux pays, raffermit également ce partenariat sur le plan diplomatique.[4]

Le «virage» russe a été facilité par l’activisme d’organisations maliennes revendiquant une proximité avec Moscou et rejetant Paris. Ainsi, dès 2017, le Groupe des patriotes du Mali (GPM) a lancé une pétition pour solliciter une intervention militaire de la Russie. Deux ans plus tard, en 2019, le GPM affirme avoir recueilli plus de huit millions de signatures pour soutenir l’engagement militaire de Moscou dans le pays. Un autre mouvement,Yerewolo-Debout sur les remparts, créé en 2017, soutient également un rapprochement avec la Russie. Ce mouvement est d’ailleurs le fer de lance de la contestation de la présence militaire française au Mali. Ces dernières années, les manifestations contre la politique française et, dans une certaine mesure, contre les interventions occidentales, se sont multipliées au Sahel. Bien que les liens et niveaux de coordination avec Moscou soient difficiles à établir avec précision, dans les pays occidentaux on voit dans cet activisme une campagne de désinformation orchestrée par la Russie, à travers les services du fondateur de Wagner, Evgueni Prigojine.[5]


[1] Eric Topona, «Des équipements militaires russes au Mali», Deutsche Welle, 1er octobre 2021.

[2] Les sources qui attestent de cette présence sont désormais nombreuses et variées, allant des enquêtes de journalistes comme celles publiées par Jeune Afrique aux témoignages de résidents des régions de Mopti, Gao ou Tombouctou avec lesquels Crisis Group a pu s’entretenir.

[3] «Wagner au Mali : enquête exclusive sur les mercenaires de Poutine», Jeune Afrique, 22 février 2022. Selon le département d’Etat des Etats-Unis, leur présence couterait une dizaine de millions de dollars par mois à l’Etat malien. «Potential Deployment of the Wagner Group in Mali», communiqué de presse, département d’Etat des Etats-Unis, 15 décembre 2021.

[4] « Serguei Lavrov arrive au Mali en pleine idylle entre Bamako et Moscou », Le Monde, 7 février 2023.

[5] «La campagne de désinformation d’Evgueni Prigojine dans toute l’Afrique», département d’Etat des Etats-Unis, 4 novembre 2022.

De nombreux officiers maliens ont été formés dans l’ex-Union soviétique et une grande partie des équipements militaires maliens a été acquise auprès de Moscou.

Néanmoins, la relation avec la Russie va bien au-delà d’un partenariat récent et contractuell avec la société privée Wagner. Elle s’appuie sur de solides liens historiques datant de l’indépendance du pays en 1960. De nombreux officiers maliens ont été formés dans l’ex-Union soviétique et une grande partie des équipements militaires maliens a été acquise auprès de Moscou jusqu’à la fin des années 1980.[1] Le Mali du président Ibrahim Boubacar Keïta entretenait des liens sécuritaires avec Moscou. En 2019, les deux pays avaient ainsi signé un accord de coopération militaire ouvrant la voie à une collaboration plus étroite.[2] Aujourd’hui, de hauts responsables maliens appartenant au premier cercle du pouvoir considèrent Moscou comme un allié «naturel» du Mali et même le seul capable d’offrir une alternative crédible à l’emprise jugée improductive qu’exerçait la France sur les opérations militaires. Parmi les responsables maliens rencontrés par Crisis Group, beaucoup avaient, depuis longtemps, cessé d’attendre quoi que ce soit de l’architecture de stabilisation mise en place depuis 2013.[3]

Les autorités de transition considèrent la Russie comme un partenaire fiable, pragmatique et offrant une assistance plus adaptée aux besoins du Mali.[4] Pour les dirigeants actuels, l’appui russe apporte de nombreux avantages concrets. Il permet l’acquisition rapide d’équipements militaires, notamment aériens.[5] Il offre également un soutien direct lors des combats au sol aux côtés des troupes maliennes. A l’inverse, les pays occidentaux sont jugés trop lents ou réticents à fournir du matériel militaire.[6] En outre, certains militaires maliens rencontrés par Crisis Group estiment que les formations européennes (l’EUTM et la Mission de soutien aux capacités de sécurité intérieure maliennes, ou EUCAP) sont trop classiques, et n’ont pas de véritable valeur ajoutée dans un contexte de lutte contre le terrorisme.[7] Consciente de ces critiques, qui ne sont pas propres au seul contexte sahélien, l’Union européenne (UE) a introduit en 2021 un nouvel outil de financement, la Facilité européenne pour la paix, lui permettant de fournir du matériel militaire létal aux armées des pays qu’elle assiste.[8]

Des opérations conjointes ont certes été menées entre les forces maliennes et ses partenaires occidentaux, notamment avec Barkhane et Takuba, mais celles-ci ont été limitées et n’ont jamais réussi à inverser le rapport de force sur le terrain. Par ailleurs, des responsables maliens soulignent que les camps militaires maliens subissaient régulièrement des attaques d’envergure que Barkhane n’était pas en mesure de contrer. Ces attaques se feraient, selon eux, plus rares depuis l’arrivée des Russes, avec même, dans certains cas, une capacité de riposte accrue des Fama pour y faire face.[9]

Convaincue que son alliance avec Moscou a permis de renforcer ses capacités, l’armée malienne s’est engagée, depuis plusieurs mois, dans une série d’opérations d’envergure, notamment dans le centre du pays.[10] Les responsables maliens rencontrés par Crisis Group à Bamako estiment que ce nouvel engagement militaire résulte d’une posture plus offensive sur le terrain, rendue possible par l’acquisition de nouveaux équipements et par un nouvel état d’esprit au sein des forces armées, redynamisées par l’arrivée d’un partenaire plus impliqué dans le soutien au combat.[11]


[1] A partir des années 1970 et surtout 1980, la coopération entre Bamako et Moscou décline. Les liens entre les deux pays se maintiennent néanmoins en partie par le biais d’une élite russophone ayant bénéficié de bourses d’études dans les pays de l’ex-Union soviétique. C’est le cas de hauts fonctionnaires, de plusieurs officiers supérieurs et de l’actuel Premier ministre, Choguel Maïga.

[2] «Le Mali et la Russie signent un accord de coopération militaire», Jeune Afrique, 3 juillet 2019.

[3] L’architecture de stabilisation fait ici référence à l’ensemble des initiatives lancées par les pays du G5 Sahel et leurs partenaires internationaux afin d’endiguer l’insécurité et de stabiliser la région. On peut citer l’opération Barkhane, la Minusma, la force Takuba ou encore la force conjointe du G5 Sahel. La France était à la fois le chef de file et l’acteur militairement le plus influent au sein de ce dispositif. Entretiens de Crisis Group, hauts responsables militaires et civils maliens, Bamako, septembre 2022.

[4] Entretiens de Crisis Group, responsables maliens, juillet-août 2022, Bamako.

[5] «Le Mali reçoit de nouveaux équipements militaires de Russie», Le Monde Afrique, 10 août 2022.

[6] «Mali : Bamako demande aux USA de débloquer l’exportation d’un avion militaire», Africanews, 23 août 2021.

[7] Entretiens de Crisis Group, hauts responsables militaires et civils maliens, Bamako, août 2022. Il faut cependant noter que jusqu’en 2021, Bruxelles ne disposait pas des instruments adéquats pour financer du matériel militaire létal au profit des armées africaines. Voir le Rapport Afrique de Crisis Group N°297, Nouveaux modes de financement de l’UE en faveur de la paix et de la sécurité africaines, 14 janvier 2021.

[8] Pour plus d’informations sur cet outil de financement, voir le site de la Facilité européenne pour la paix.

[9] Entretiens de Crisis Group, responsables militaires, Bamako, 2022.

[10] L’armée a engagé des opérations contre les groupes jihadistes, notamment au centre, parvenant ponctuellement à leur occasionner des pertes et à les mettre sous pression, mais sans leur contester durablement le contrôle des zones rurales. «L’armée malienne annonce des succès contre les groupes armés», Deutsche Welle, 21 janvier 2022.

[11] Entretiens de Crisis Group, responsables militaires maliens, Bamako, août 2022.

La persistance des attaques jihadistes dans le centre et le nord-est illustre une situation sécuritaire toujours précaire.

Le bilan de ces actions reste pour l’instant peu convaincant au regard de la progression jihadiste et de la forte augmentation des violences envers les civils, et contraste avec le discours triomphaliste des autorités maliennes.[1] D’un côté, les Fama ont démontré leurs capacités à organiser des opérations complexes dans la région du centre sans l’aide française. De l’autre, la persistance des attaques jihadistes dans le centre et le nord-est illustre une situation sécuritaire toujours précaire. Le 22 juillet 2022, chose inédite, la Katiba Macina, le mouvement jihadiste dominant du centre du Mali, a attaqué la ville garnison de Kati, située à 15 km de Bamako et lieu de résidence du président de la transition. Ces derniers mois, plusieurs postes de sécurité proches de la capitale ont subi des attaques.[2] Un an après le revirement d’alliances, l’Etat malien et son nouveau partenaire russe ne sont pas parvenus à chasser les jihadistes du centre, où ils avaient décidé de concentrer leurs opérations. Par ailleurs, leurs actions paraissent très limitées face à la nouvelle extension de l’Etat islamique au Sahel dans le nord-est.

Plusieurs partenaires occidentaux ont déclaré à Crisis Group que la Russie est incapable d’apporter un soutien militaire efficace au Mali. Ils évoquent les cas de la République centrafricaine et du Mozambique pour illustrer les limites de l’aide russe, et tout particulièrement les risques d’atteintes aux droits humains et de prédation que la présence de Wagner engendre.[3] Néanmoins, après dix années d’interventions sans succès face à l’extension jihadiste, l’argument de l’inefficacité de l’aide russe est quasi inaudible au niveau des autorités comme d’une frange importante de la population.[4] L’argument des crimes contre les civils préoccupe davantage les groupes les plus à risque de subir ces violences, en particulier après l’épisode de Moura. Cependant, même si le risque s’accentue, il n’est pas nouveau dans un pays qui a déjà connu des épisodes de crimes graves impliquant les forces de sécurité ou paramilitaires.[5] Enfin, les difficultés de la Russie en Ukraine n’ont pas non plus entamé la confiance des soutiens de Moscou. Beaucoup à Bamako y voient même une preuve de la résistance russe face aux Occidentaux.[6]

Par ailleurs, les autorités maliennes considèrent que ce rapprochement avec la Russie peut aider à améliorer la situation économique du pays. Fin octobre 2022, une délégation malienne conduite par le ministre de l’Economie et des Finances s’est rendue dans la capitale russe pour obtenir les engrais et les hydrocarbures dont le marché national a tant besoin. D’une valeur de 100 millions de dollars, ces produits précieux dans le contexte inflationniste actuel devraient transiter par le port de Conakry, signe des bonnes relations entre le Mali et la Guinée. Aux yeux des responsables politiques rencontrés par Crisis Group, la Russie ne joue pas qu’un rôle sécuritaire, elle peut aussi amortir partiellement d’éventuels chocs économiques liés à la réduction de l’aide occidentale.[7] C’est un pari sur l’avenir pour le moins incertain dans un contexte où la Russie consacre une grande partie de ses ressources à la guerre en Ukraine et aura du mal à tirer vers le haut les finances et l’économie malienne.

Le principal avantage pour Bamako qu’offre la rupture avec la France et le rapprochement avec la Russie se joue en réalité ailleurs, sur le terrain de la politique intérieure. Le revirement d’alliances a trouvé un écho largement favorable au sein d’une opinion publique désespérée par une situation délétère, malgré la présence depuis 2013 de milliers de soldats français et de Casques bleus. En remettant en cause l’architecture de stabilisation, les autorités à Bamako se sont aliéné certains de leurs partenaires internationaux, mais elles ont réussi à accroitre de façon substantielle le soutien populaire dont elles bénéficient, principalement dans les villes.[8] Une partie des Maliens qui avaient perdu confiance en l’Etat et les élites dirigeantes ont renoué avec une véritable aspiration au changement. A ce titre, au-delà du domaine sécuritaire, le partenariat avec la Russie est aussi devenu un outil efficace pour mobiliser le soutien populaire au bénéfice des autorités de transition. Reste à savoir combien de temps il le restera si la situation sécuritaire ne connait pas de réelles améliorations et si les services publics offerts à la population restent limités.


[1] Entre janvier et décembre 2022, l’organisation Acled recense 2146 civils tués au Mali. En comparaison, sur la même période en 2021, 459 civils ont été tués d’après la même organisation. Base de données Acled.

[2] «Au Mali, les attaques jihadistes se rapprochent de Bamako», Jeune Afrique, 4 janvier 2023. Il faut cependant noter que les attaques dans les régions du sud du pays ont commencé bien avant le départ de Barkhane et l’alliance avec la Russie. Bamako a ainsi été touchée par une série d’attentats entre 2015 et 2017.

[3] Pauline Bax, «Russia’s Influence in the Central African Republic», commentaire de Crisis Group, 3 décembre 2021 ; et Enrica Picco, «Fixing the army is key for CAR’s stability», commentaire de Crisis Group, 11 mai 2022.

[4] Certains, y compris au sommet de l’Etat, sont mêmes convaincus depuis des années que les puissances occidentales se livrent secrètement au pillage des ressources maliennes ou se prépositionnent en vue d’une vaste lutte globale pour l’accès à ces ressources. Entretiens de Crisis Group, hauts responsables civils maliens, Bamako, septembre 2022. Ces perceptions découlent en partie de l’asymétrie entre le volume des aides apportées au Mali et les résultats limités obtenus sur le terrain. Certains pays, dont la France, mettent pourtant en avant le coût financier et humain de leurs interventions, mais sans pour autant réussir à convaincre dans un contexte de profond discrédit de l’aide occidentale en général et française en particulier.

[5] Les groupes armés non étatiques demeurent les principaux acteurs de la violence dans le pays. Néanmoins, «entre 2017 et 2020, 535 civils auraient été tués au Mali par les forces de sécurité », selon Acled. Morgane Le Cam, «“Certains ont été exécutés à bout portant” : au Mali, l’armée de nouveau accusée d’exactions», Le Monde Afrique, 22 avril 2021. Base de données Acled.

[6] Entretiens de Crisis Group, responsables politiques et associatifs, Bamako, août 2022.

[7] Entretiens de Crisis Group, responsables maliens, Bamako, octobre 2022.

[8] Un sondage d’opinion mené en avril 2022 par la fondation allemande Friedrich Ebert Stiftung indique que neuf personnes interrogées sur dix sont satisfaites de la gestion de la transition. Voir «Mali-mètre, Enquête d’opinion : que pensent les Malien(ne)s?», FES, mai 2022.

IV. Risques et conséquences d’un repositionnement

Malgré un large soutien populaire, le «tournant» russe suscite aussi des interrogations et des inquiétudes du fait des restrictions des libertés civiles. Les atteintes à la liberté d’expression des acteurs politiques, des intellectuels et des journalistes se sont multipliées.[1] Elles ont débouché sur des arrestations et des actions de justice initiées par les autorités, suscitant inquiétude et parfois autocensure à Bamako.[2] De nombreux acteurs politiques et associatifs, qui disent préférer exprimer leurs opinions dans un cadre privé, demeurent dubitatifs sur l’intérêt d’un rapprochement avec la Russie, dans un contexte de rivalités géopolitiques renouvelées. Ils doutent des retombées positives, surtout s’il devait y avoir une rupture brutale avec l’Occident. Ils s’inquiètent également de la montée des tensions entre le Mali et certains partenaires, comme le Niger et la Côte d’Ivoire, qui partagent des intérêts et défis communs.[3] Dans le nord du Mali, certains responsables commencent à s’impatienter vis-à-vis d’une gestion jugée opaque et trop peu centrée sur les intérêts des populations locales.[4]

Le repositionnement stratégique a également soulevé des inquiétudes du côté des mouvements signataires de l’Accord de paix de 2015. Dans un communiqué du 16 septembre 2021, la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA), principale coalition d’anciens groupes rebelles, a vivement critiqué le recours à une société de sécurité privée.[5] Elle considère que cette décision met en péril la mise en œuvre de l’accord de 2015, notamment dans son volet sécuritaire. Beaucoup craignent que les officiers à la tête de l’Etat malien, dont certains ont vécu les défaites militaires contre les rebelles, ne tentent avec l’appui russe de reprendre militairement Kidal, ce qui relancerait potentiellement le conflit avec les anciens groupes rebelles.[6] Le 22 décembre 2022, les groupes armés signataires de l’accord de paix réunis au sein du Cadre stratégique permanent pour la paix, la sécurité et le développement ont annoncé suspendre leur participation de tous les mécanismes de suivi et de mise en œuvre de l’accord.[7]

Par ailleurs, le ton martial de la diplomatie malienne et le risque de rupture vis-à-vis des partenaires occidentaux et régionaux qu’il génère commencent à susciter des remises en question publiques parmi les acteurs politiques et économiques. Dans une tribune publiée peu après le discours du Premier ministre par intérim à New York, Moussa Mara, homme politique et ancien Premier ministre, regrette «le ton belliqueux employé vis-à-vis de certains partenaires, particulièrement ceux de [la sous-région]». Il appelle notamment les autorités de transition à plus de dialogue et à «recoudre les fils cassés avec nos voisins en particulier et plus généralement nos partenaires ».[8] De son côté, l’ancien président du patronat malien, Mamadou Sinsy Coulibaly, exprime ses craintes vis-à-vis de la stratégie des autorités maliennes et redoute les conséquences d’un effondrement économique pour une population déjà fortement éprouvée.[9]


[1] Le cas d’Issa Kaou Djim est assez illustratif. Ancienne figure de l’opposition au président Ibrahim Boubacar Keïta et ancien bras droit de l’imam Mahmoud Dicko, il a été poursuivi pour «flagrant délit» en raison de ses multiples sorties médiatiques, lors desquelles il critiquait notamment la gestion du Premier ministre Choguel Maïga. Voir «Mali : pourquoi Issa Kaou Djim, fervent défenseur de Goïta, a-t-il été arrêté?», Jeune Afrique, 27 octobre 2021. Par ailleurs, il s’est aussi instauré un climat de peur sur les réseaux sociaux. De plus en plus de gens s’abstiennent de faire des commentaires de crainte de susciter une réaction hostile ou agressive.

[2] «Au Mali, les atteintes à la liberté de la presse se multiplient», Le Monde, 5 novembre 2022. Le Mali est passé de la 99ème à la 111ème place en 2022 dans le classement portant sur 180 pays établi par Reporters sans frontières en matière de liberté de la presse.

[3] Entretiens de Crisis Group, acteurs politiques et associatifs maliens, Bamako, 2022.

[4] Entretiens téléphoniques de Crisis Group, responsables politiques et acteurs de la société civile, résidants de Gao et Ménaka, juillet-novembre 2022. La décision du gouvernement malien d’interdire aux ONG l’utilisation de financements français, y compris dans le domaine humanitaire, après l’annonce de Paris de suspendre son aide publique au développement, est souvent citée en exemple.

[5] «Mali : la CMA, vent debout contre les mercenaires russes», Jeune Afrique, 28 septembre 2021.

[6] Entretiens de Crisis Group, acteurs politiques et responsables de groupes armés, 2022.

[7] Communiqué du Cadre stratégique permanent pour la paix, la sécurité et le développement, 22 décembre 2022. Les mouvements armés signataires conditionnent leur retour à la tenue d’une réunion sous les auspices de la médiation internationale en «terrain neutre». Pour l’instant, le gouvernement malien n’a pas donné suite à cette requête.

[8] Moussa Mara Yelema, « Communiqué », compte Facebook de  Quotidien du Mali, 26 Septembre 2022.

[9] «Mamadou Sinsy Coulibaly : Au Mali, l’Etat est faible, absent et brutal», Jeune Afrique, 10 novembre 2022.    

La brouille avec les pays européens a, en effet, des répercussions économiques directes pour le Mali.

La brouille avec les pays européens a, en effet, des répercussions économiques directes pour le Mali. La suspension des paiements d’appui budgétaire de l’UE, en janvier 2022, ainsi que l’arrêt temporaire des décaissements d’institutions financières comme la Banque mondiale ou la Banque africaine de développement ont conduit l’Etat malien à réduire de façon drastique ses dépenses de fonctionnement, sans pour autant le conduire à la faillite.[1] Cette suspension risque d’aggraver les difficultés d’une économie malienne déjà durement touchée par les effets de la Covid-19 et un semestre de sanctions financières de la Cedeao début 2022.[2] Au sein du secteur privé, plusieurs interlocuteurs ont confié à Crisis Group leurs inquiétudes sur les conséquences qu’aurait une interruption prolongée des flux financiers occidentaux.

L’aggravation de la situation économique pourrait être un facteur de déstabilisation. Certains responsables ne s’inquiètent pas outre mesure de la réduction des flux d’aide, arguant qu’ils nourrissaient la dépendance vis-à-vis des partenaires occidentaux et la corruption des élites politiques.[3] Ils estiment au contraire que le Mali doit rechercher plus d’autonomie financière. Il est cependant peu probable que la situation actuelle le permette : un arrêt ou une diminution brutale de l’aide occidentale risque d’avoir, à court terme, de graves répercussions sur des populations déjà fragiles. En outre, le Mali emprunte à des taux plus élevés sur les marchés régionaux et le pays pourrait voir sa dette intérieure dépasser sa dette extérieure.[4] Ces ressources sont surtout mobilisées pour faire face à la hausse des dépenses publiques et servent peu à des investissements dans les secteurs sociaux comme la santé ou l’éducation.[5] Si ces tendances, en partie liées à la situation politique interne, se maintiennent, elles pourraient aggraver les difficultés économiques et compromettre les efforts de stabilisation du pays.

Bamako a cherché à diversifier ses partenariats régionaux pour atténuer les effets d’une situation difficile et le risque d’isolement. La tendance inflationniste, générale dans la région, n’a pas entrainé de mouvements de contestation sociale, mais les marges de manœuvre financières du Mali sont plus étroites que celles de ses voisins.[6] Les sanctions de la Cedeao ont accentué la dépendance du pays, sans accès maritime, envers ses voisins côtiers. Les autorités ont renforcé les relations avec la Mauritanie et la Guinée pour contourner l’effet des sanctions et ont multiplié les déplacements pour obtenir des soutiens financiers et diplomatiques.[7] Le coup d’Etat survenu en Guinée fin 2021 a constitué une opportunité inespérée, renforçant l’axe Bamako-Conakry sur le plan politique.[8] Il est cependant peu probable que Conakry puisse se substituer à Abidjan ou Dakar comme port d’approvisionnement.[9] Quant à Nouakchott, bien que le gouvernement malien ait décidé de se tourner vers son port pour l’exportation du coton, dont le Mali est le premier producteur en Afrique, les relations politiques entre les deux pays font toujours l’objet de tensions.[10]

Le retrait du Mali du G5 Sahel a quant à lui montré à quel point ce pays se situe au cœur des dynamiques sécuritaires qui secouent la région et souligné la nécessité de trouver de nouveaux modes de coopération. Le Mali a toujours occupé une place centrale dans les différentes stratégies de stabilisation régionale. Son retrait du G5 en mai 2022, après le refus de certains membres de lui octroyer la présidence tournante et ses rapports problématiques avec le Niger, remettent en cause l’architecture progressivement mise en place depuis 2013. Au regard du caractère transnational des défis et des acteurs de l’insécurité au Sahel, il sera cependant difficile pour le Mali de rétablir la paix sur son territoire sans coopérer avec les voisins touchés par les mêmes menaces, à commencer par le Burkina Faso et le Niger, ainsi que la Côte d’Ivoire, dans une moindre mesure. Si l’axe Bamako-Ouagadougou est sorti renforcé par le récent coup d’Etat au Burkina Faso en septembre 2022, les relations avec Abidjan et Niamey restent en revanche compliquées.[11]

Enfin, le changement de partenaire marqué par le rapprochement avec la Russie cache une profonde continuité dans les réponses apportées à la crise. Jusqu’ici, les autorités de transition n’ont pas su utiliser l’espace créé par le départ de la France pour concevoir une nouvelle stratégie donnant une plus large part aux réponses politiques endogènes. Alors qu’en 2020 le Mali était le premier pays du G5 Sahel à afficher publiquement sa volonté d’engager un dialogue avec les groupes jihadistes maliens, suscitant l’agacement des autorités françaises hostiles à cette idée, cette option ne semble plus à l’ordre du jour. De même, l’absence quasi totale de référence au travail du Secrétariat permanent du Cadre politique de gestion de la crise du centre, outil créé en juin 2019 pour apporter une réponse multidimensionnelle à l’insécurité dans le centre du pays, illustre le faible intérêt des autorités pour des solutions à dominante politique.[12] Si l’alliance avec la Russie a permis à l’armée malienne de renforcer ses capacités, elle a aussi accentué l’enfermement du processus de stabilisation du pays dans des approches à dominante sécuritaire.


[1] Entretiens de Crisis Group, économistes maliens, Bamako, 2022.

[2] Entretiens de Crisis Group, acteurs économiques maliens, Bamako, septembre 2022.

[3] Entretien de Crisis Group, responsables maliens, Bamako, 2022.  

[4] «Perspectives économiques au Mali», Banque africaine de développement, 2022.

[5] «Mali : Systematic Country Diagnostic Update», Banque mondiale, 2022.

[6] Entretiens de Crisis Group, experts en macro-économie, Bamako, novembre 2022. Voir aussi «Loi de finances rectificative 2022 : Le CNT valide», abamako.com, 9 novembre 2022; «Projet de loi de finances rectificative 2022», ministère de l’Economie et des Finances du Mali, 29 août 2022.

[7] «Après la Guinée, une importante délégation ministérielle malienne en Mauritanie», RFI, 18 janvier 2022.

[8] Les relations entre les deux pays se sont renforcées ces derniers mois, avec l’envoi réciproque de plusieurs délégations ayant débouché sur la signature d’une dizaine d’accords et de conventions. 

[9] Ces accords et conventions portent sur de nombreux domaines dont le commerce, la sécurité, l’entraide judiciaire, la protection civile, la santé et les mines.

[10] «Coton : le Bénin a détrôné le Burkina Faso et le Mali en devenant le premier producteur africain», Financial Afrik, 11 août 2022. Les relations entre les deux pays se sont notamment dégradées en mars 2022, après l’assassinat de plusieurs Mauritaniens dans la région de Nara au Mali. Voir «Mali – Mauritanie : comment la crise diplomatique a été évitée», Jeune Afrique, 17 mars 2022.

[11] Le nouveau président de la transition du Burkina, le capitaine Ibrahim Traoré, a réservé sa première visite officielle au Mali, où il s’est entretenu pendant quelques heures avec le président de la transition, le colonel Assimi Goïta. «Mali – Burkina Faso : Assimi Goïta et Ibrahim Traoré affichent leur partenariat à Bamako», TV5 Monde, 5 novembre 2022.

[12] A contrario, lors de la première phase de la transition, les autorités s’étaient montrées favorables au dialogue avec les jihadistes et ont marqué un intérêt particulier pour le cadre politique de gestion de la crise du centre.

V. Un rééquilibrage encore possible, mais dont les chances s’amenuisent

Le Mali se retrouve au cœur des tensions internationales, pris dans une sorte d’étau entre les grandes puissances. Cette situation n’est pas inédite. Au début des années 1960, en pleine guerre froide, Modibo Keïta, le premier président du Mali, avait résolument fait le choix de se rapprocher du bloc de l’Est. Malgré les tensions et les rancœurs nées d’une décolonisation difficile, il avait néanmoins maintenu le dialogue avec la France et toujours cherché à concilier le rapprochement avec ses alliés de l’Est et l’ouverture aux partenaires de l’Ouest. Les autorités actuelles gagneraient à s’inspirer de son exemple. Jusqu’ici, elles l’ont peu fait, multipliant au contraire les réactions hostiles à l’endroit de leurs voisins et partenaires occidentaux. Quand bien même elles estiment avoir répondu à des provocations, elles devraient aujourd’hui initier un mouvement de désescalade avec une partie de leurs partenaires occidentaux et régionaux.

La Russie ne pourra pas à elle seule régler ses problèmes sécuritaires.

Les autorités de transition ont opéré un changement d’alliances stratégiques aux conséquences incertaines. Tout d’abord, cela risque de les priver durablement d’une bonne partie du soutien des partenaires occidentaux et de leurs alliés régionaux. Elles y ont certes gagné en popularité auprès des Maliens, en particulier dans les grandes villes, mais ces soutiens pourraient disparaitre si le nouveau partenariat avec la Russie ne parvient pas à changer la situation sécuritaire du pays de manière substantielle. Ensuite, le Mali risque de devenir le théâtre d’une rivalité entre puissances qui le dépasse. Bamako n’en tirerait pas d’avantages durables : la Russie ne pourra pas à elle seule régler ses problèmes sécuritaires, et les pays occidentaux, sans abandonner complètement le Mali, pourraient réduire durablement leurs niveaux d’assistance et de coopération. La base de soutien politique que les autorités de transition ont suscitée par leur repositionnement stratégique risque, là encore, de s’éroder avec le temps.

Sans renoncer au partenariat avec Moscou, Bamako pourrait chercher à garder, voire réparer, des liens très abimés avec certains de ses voisins et éviter de perdre complètement le soutien des pays occidentaux. Si les autorités maliennes ont des raisons de préserver un partenariat dans lequel elles ont beaucoup investi, et qui ne remet pas en question la manière dont elles sont arrivées au pouvoir, elles ont sans doute aussi intérêt à faire un pas vers les partenaires régionaux et occidentaux. Il y a encore peu de voix au cœur de l’administration malienne pour critiquer ouvertement l’alliance sécuritaire avec Moscou, mais certains souhaiteraient que ce choix s’articule de façon pragmatique avec le maintien d’un soutien occidental, notamment dans les secteurs économique et humanitaire.[1] Bénéficiant d’une assise populaire plus large qu’en 2020, les autorités de transition ont encore les moyens d’opérer un tel tournant sans perdre la confiance de leurs partisans locaux.

La brouille avec la France, l’ancienne puissance coloniale, est profonde, mais il importe de ne pas négliger les autres partenaires occidentaux. Le partenariat privilégié avec Paris semble appartenir au passé, il faudra s’armer de patience pour reconstruire des relations de respect mutuel. Il reste néanmoins possible de préserver les relations avec d’autres acteurs occidentaux comme l’UE, l’Allemagne, les pays du Benelux ou la Suisse, tous encore désireux de fortement s’impliquer dans le pays, à condition d’envoyer rapidement des signaux d’apaisement.[2] La fenêtre d’action d’un tel repositionnement est en train de se réduire, en partie parce que Bamako ne fait pas suffisamment la différence entre sa rupture avec la France et ses relations tendues avec les pays occidentaux. Les autorités maliennes ne doivent pourtant pas se tromper : les pays occidentaux ne partagent pas tous l’approche qui a prévalu ces dix dernières années. Ils reconnaissent même souvent ses limites, y compris quand ils y ont contribué. En revanche, ils sont solidaires dans leur défiance de la Russie et leur méfiance vis-à-vis de son influence croissante en Afrique de l’Ouest.

Dans un tel contexte, Bamako devrait trouver les moyens de rééquilibrer ses relations avec ses différents partenaires extérieurs. Les autorités maliennes devraient renoncer à la rhétorique martiale qui leur a peut-être permis de consolider leur capital politique interne, mais a également mis gravement à mal ses relations avec ses partenaires occidentaux et voisins. Un autre geste fort qui serait de nature à convaincre les partenaires occidentaux consisterait à adopter une attitude plus transparente sur les allégations faisant état de massacres commis par les forces armées et leur allié russe, et de permettre à la mission des Nations unies de mener des enquêtes sur le terrain, en soutien aux enquêtes nationales. Un tel geste est cependant peu probable. A défaut, Bamako pourrait procéder à la levée des autres restrictions imposées à la Minusma et qui constituent de sérieuses contraintes à son action. Là encore, la récente décision du gouvernement malien de déclarer «persona non grata» le directeur de la division des droits de l’homme de la Minusma n’est pas de bon augure.[3]

De leur côté, les partenaires du Mali doivent éviter d’exacerber les tensions au Sahel ou d’y transposer des enjeux géopolitiques qui dépassent les pays de la région. Les partenaires occidentaux ne devraient pas réduire la montée de courants hostiles à leur politique à une campagne de désinformation menée par la Russie. Certes, de nouveaux groupes d’acteurs plus ou moins coordonnés ont fait leur apparition et tentent, y compris par des campagnes de désinformation, de promouvoir l’alliance avec la Russie.[4] Mais cette défiance vis-à-vis des initiatives occidentales est également liée aux espoirs déçus des Maliens après une décennie de montée des violences ininterrompue.

Dans les conditions actuelles, il est moins efficace de presser les autorités à rompre avec la Russie que de chercher des compromis avec Bamako pour maintenir une forme de collaboration et d’influence. Si la présence de Wagner limite les options dans le domaine sécuritaire, il reste possible de continuer à intervenir dans d’autres domaines, en particulier le développement économique et les réformes de la gouvernance.[5] Les partenaires devraient discuter ouvertement avec les autorités de transition des conditions concrètes dans lesquelles elles sont prêtes à maintenir leur assistance dans ces domaines sans risquer de financer indirectement l’effort militaire russe ou d’accroitre les risques de collusion sur le terrain.


[1] Des membres de l’administration malienne souhaitent ce rééquilibrage sans afficher publiquement cette position. Entretiens de Crisis Group, hauts fonctionnaires, diplomates et acteurs politiques, Bamako, 2022.

[2] L’acronyme «Benelux» désigne la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg.

[3] «Communiqué N°045 du gouvernement de la transition», Bamako, 5 février 2023. Cette décision intervient après le passage d’une militante des droits humains devant le Conseil de sécurité des Nations unies dans le cadre de la présentation du rapport trimestriel de la Minusma sur le Mali.

[4] Maxime Audinet et Emmanuel Dreyfus, «La Russie au Mali : une présence bicéphale», Institut de recherche stratégique de l’école militaire, septembre 2022.

[5] Pour plus de détails, voir le rapport de Crisis Group, Transition au Mali : préserver l’aspiration au changement, op. cit.

Les partenaires occidentaux devraient continuer à soutenir le débat interne dont la société malienne a besoin pour donner du sens à la transition.

Parallèlement, les partenaires occidentaux devraient continuer à soutenir le débat interne dont la société malienne a besoin pour donner du sens à la transition. Pour cela, ils devraient éviter les altercations publiques avec les autorités maliennes qui éclipsent des enjeux internes plus importants. Ils devraient aussi travailler plus étroitement avec la Cedeao et l’Union africaine en vue de soutenir leurs efforts d’accompagnement pour le rétablissement de l’ordre constitutionnel au Mali. Le renversement du pouvoir par les militaires en 2020 n’aurait probablement pas eu le même soutien populaire s’il n’y avait pas eu une exaspération des Maliens vis-à-vis de la mauvaise gouvernance du pays et une critique de plus en plus affirmée de l’inefficacité des interventions extérieures.

S’il veut parvenir à endiguer l’insécurité, le Mali devrait également chercher à apaiser les relations avec la Cedeao et certains de ses voisins. Pour cela, les autorités de transition devraient poursuivre les échanges constructifs avec le Comité local de suivi de la transition et accélérer, comme gage de bonne volonté, l’opérationnalisation de l’Autorité indépendante de gestion des élections. Cette décision constituerait par exemple un important signal positif. Quant à la Cedeao, elle pourrait envisager de lever les sanctions individuelles contre les membres du gouvernement et du Conseil national de transition afin de rétablir la confiance avec les autorités maliennes, durement entamée par un semestre de sanctions dures contre le pays.

Enfin, les autorités de transition comme l’ensemble de leurs alliés devraient comprendre que la solution à la crise malienne viendra moins d’un changement de partenaires que d’un changement profond des pratiques de gouvernance et de coopération. Comme l’a déjà recommandé Crisis Group, ce changement passe par une approche renouvelée face aux problèmes sécuritaires, qui n’implique pas l’abandon de la stratégie multidimensionnelle adoptée jusqu’ici mais opère plutôt un réagencement de ses priorités. Cette nouvelle approche privilégierait, en premier lieu, le dialogue politique, y compris avec les jihadistes, afin de permettre le déploiement de l’Etat dans les zones rurales et préparerait, ensuite, une réforme plus large de la gouvernance.[1]


[1] Voir le rapport Afrique de Crisis Group N°299, Réordonner les stratégies de stabilisation du Sahel, 1er février 2021.

VI. Conclusion

En choisissant le revirement stratégique, les autorités maliennes ont voulu se créer une base de soutien politique et offrir de nouvelles perspectives dans un pays aspirant profondément au changement après dix ans d’une crise sécuritaire sans issue apparente. Le partenariat avec Moscou a permis d’acquérir des équipements militaires et d’initier des opérations dont les effets tardent cependant à faire la différence sur le terrain. Il est à craindre que la Russie ne fasse pas mieux que la France face à une crise dont le règlement nécessite davantage que des réponses sécuritaires. En outre, l’augmentation des violences meurtrières frappant les civils est une préoccupation majeure, pouvant également nourrir les rancœurs et conduire à de nouveaux recrutements au sein des groupes jihadistes. En dépit de son nouvel allié militaire principal, le Mali n’a pas dévié sa trajectoire et reste sur des réponses à prédominance militaire. Les autorités de transition n’ont pas encore su utiliser l’espace créé par le départ de la France pour concevoir une stratégie donnant une part plus large aux réponses politiques endogènes.

Bamako/Dakar/Bruxelles, 9 février 2023

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