Derrière l’attaque jihadiste d’Inates au Niger
Derrière l’attaque jihadiste d’Inates au Niger
The Imam of the Great Mosque of Niamey, Cheikh Djabir Ismaël(C), who led the funeral prayer, stands in front of the bodies of military personnel at the Niamey Airforce Base in Niamey, on December 13, 2019. AFP/Boureima Hama
Q&A / Africa 7 minutes

Derrière l’attaque jihadiste d’Inates au Niger

Un groupe affilié à l’Etat islamique a tué plus de 70 soldats nigériens à Inates, ce qui en fait l’attaque la plus meurtrière qu’ait connu le pays. Hannah Armstrong, analyste de Crisis Group pour le Sahel, explique que les jihadistes profitent des tensions communautaires anciennes dans la zone frontalière entre le Mali et le Niger.

Que s’est-il passé au Niger ?

Le 10 décembre, des assaillants ont attaqué une base militaire nigérienne près de la localité d’Inates, à la frontière avec le Mali, tuant plus de 70 soldats. Le groupe affilié à l’Etat islamique (EI) au Mali et au Niger a revendiqué cette attaque, la plus meurtrière jamais subie par les forces de sécurité nigériennes. Les combattants auraient utilisé des mortiers et des véhicules kamikazes pour prendre la base d’assaut. L’Etat islamique dit s’être emparé d’armes, de munitions, de véhicules et même « d’un certain nombre de tanks ». Cette affirmation n’a pas pu être confirmée.

L’attaque de l’affilié local de l’EI, qui a intensifié sa campagne dans la zone autour d’Inates depuis avril, s’inscrit dans un contexte plus large : l’émergence d’opérations jihadistes de grande envergure contre les avant-postes militaires au Sahel central. Le 30 septembre, des attaques quasi simultanées contre une unité militaire malienne à Mondoro et contre un bataillon malien de la Force conjointe du G5 Sahel à Boulikessi, deux localités proches de la frontière entre le Mali et le Burkina Faso, ont tué au moins 40 personnes, principalement des soldats, et fait plus de 60 disparus. Le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), qui comprend plusieurs groupes jihadistes affiliés à al-Qaïda, a revendiqué ces attaques. Quelques semaines plus tard, le 1er novembre, des militants de l’EI ont tué plus de 50 soldats maliens lors d’une attaque contre la base d’Indelimane à la frontière entre le Mali et le Niger. A la suite de cela, l’armée malienne s’est retirée d’Indelimane et de deux autres postes frontaliers stratégiques à Labbezanga et Andéramboukane, laissant les forces nigériennes plus vulnérables aux infiltrations à la frontière et aux attaques de l’EI.

Bien que les communautés se disputent depuis des décennies les droits fonciers et les ressources dans la zone frontalière entre le Mali et le Niger, les combats ont atteint des niveaux sans précédent ces dernières années.

Pourquoi les jihadistes ont-ils une telle emprise sur la zone autour d’Inates ? 

La zone autour d’Inates est un terrain fertile pour l’EI et le GSIM, qui exploitent de vieilles querelles entre et au sein des communautés nomades qui évoluent de part et d’autre de la frontière entre le Mali et le Niger.

Depuis les années 1990, ces tensions locales alimentent des cycles de violence dans la zone frontalière. Des jeunes hommes issus des tribus touareg, daoussahak et peul protestent contre leur marginalisation par l’Etat, et prennent les armes le plus souvent pour se faire justice. En 2012, un groupe séparatiste malien principalement touareg, le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), a armé des jeunes Touareg et Daoussahak tandis qu’une coalition de groupes jihadistes prenait le contrôle de la région de Gao au Mali, accueillant dans ses rangs des combattants peul. Alors que le MNLA et les jihadistes cherchaient à accroitre leur influence parmi les Touareg et les Daoussahak, des fractures sont apparues au sein de ces communautés, certains choisissant le camp des jihadistes. Ces divisions historiques entre les communautés et en leur sein ont continué à fournir une porte d’entrée à l’EI et au GSIM qui exploitent les rivalités locales et recrutent parmi les mécontents.

Dans ce contexte, le lancement d’opérations militaires a aggravé la situation. Comme l’évoque un rapport de Crisis Group de juin 2018, des opérations militaires ont accentué les divisions dans la zone frontalière, où les communautés s’arment et se mobilisent depuis les années 1990. Contraintes de choisir entre l’Etat et les jihadistes, elles tendent à se militariser de plus en plus. En mai 2017, face à la menace de l’Etat islamique émanant du Mali, les autorités nigériennes ont initié une coopération avec des groupes armés touareg et daoussahak maliens, le Groupe autodéfense touareg Imghad et alliés (GATIA) et le Mouvement pour le Salut de l’Azawad (MSA), qui ont des liens avec le gouvernement malien ainsi qu’avec Barkhane, l’opération militaire française au Sahel. Leurs incursions dans le Nord de Tillabéri (la région autour d’Inates) ont semblé affaiblir la menace jihadiste, mais ont aussi alimenté des massacres intercommunautaires et poussé encore plus de Peul et d’autres combattants à s’allier à l’EI. Le Niger a suspendu ses opérations en juillet 2018, tout comme la France un peu plus tard, après avoir constaté leurs effets contre-productifs.

A mesure que les groupes jihadistes s’immiscent dans les conflits communautaires, ils établissent des systèmes de contrôle des populations, basés sur un mélange de conviction et de coercition, que les gouvernements sahéliens ont du mal à contrer par des moyens militaires. Avec des alliés dans les trois principaux groupes ethniques nomades, les groupes jihadistes ont pu développer des réseaux d’informateurs efficaces, qui les aident à mettre au pas les civils locaux. La menace de représailles décourage les civils de rapporter les positions des insurgés aux forces de sécurité régulières. Les jihadistes attaquent ceux qui collaborent avec l’Etat mais ils évitent généralement de cibler les autres civils, ce qui leur permet de gagner la confiance de certaines populations au détriment de l’Etat. Lorsqu’ils attaquent, les jihadistes semblent surgir de nulle part, partant à moto à l’assaut de leurs cibles avant de se volatiliser. Ils évitent également d’occuper des territoires où ils pourraient être aisément identifiés et devenir ainsi eux-mêmes des cibles faciles. Face à eux, les forces militaires nigériennes et étrangères, à la fois dispersées et isolées, sont peut-être engagées dans une guerre qu’elles ne peuvent pas gagner.

Comment les tensions communautaires se sont-elles développées à Inates ?

Bien que les communautés se disputent depuis des décennies les droits fonciers et les ressources dans la zone frontalière entre le Mali et le Niger, les combats ont atteint des niveaux sans précédent ces dernières années, avec des factions armées cherchant aussi à contrôler les précieuses routes de trafic transfrontalières. Inates est une commune peu peuplée qui comptait environ 30 000 habitants, issus de plus de 50 tribus – principalement des Touareg mais aussi des Peul – avant que les combats de 2018 ne provoquent des vagues de déplacements internes. La commune est maintenant une cible importante pour les groupes jihadistes de la région.

Depuis la mi-2018, deux évènements ont particulièrement accentué le fossé entre les communautés d’Inates (peul comme touareg) et l’Etat, ce qui a permis aux jihadistes de mieux s’implanter. D’abord, en mai 2018, des combattants touareg auraient tué dix-sept Peuls dans une mosquée du village d’Aghay. Les villageois sont convaincus que les tueurs appartiennent à la milice GATIA et voulaient se venger de l’assassinat de dix-sept Touareg par des combattants peul quelques semaines auparavant au Mali. Le massacre d’Aghay a conduit des combattants peul d’Inates à rejoindre les unités jihadistes opposées au GATIA. De nombreux Peul de la zone considèrent que l’Etat nigérien a une part de responsabilité dans ce massacre.

Ensuite, en novembre 2018, l’Etat a arrêté un jihadiste touareg basé à Inates et étroitement lié à l’Etat islamique et au GSIM. Beaucoup croient que le chef touareg d’Inates l’a dénoncé. Les militants ont par la suite déclaré la guerre à la chefferie d’Inates et en avril 2019, l’Etat islamique a assassiné ce chef. Quatre autres membres de la chefferie d’Inates, qui se rendaient à ses funérailles, ont été tués lorsque leur véhicule a heurté une mine. Trois mois plus tard, en juillet, des hommes armés de l’EI ont assassiné le successeur du chef, un vétéran de la Garde nationale qui aurait eu des liens avec les services de renseignement. Le même mois, des militants de l’EI ont pris d’assaut le poste militaire d’Inates. Lors de cette attaque, ils ont utilisé deux véhicules-suicide pour forcer l’entrée, avant de tuer dix-huit soldats.

En à peine un an, Inates est ainsi passée d’une zone frontalière méconnue et depuis longtemps négligée à un sujet de premier ordre dans une publication majeure de l’EI.

L’Etat nigérien a tenté de gagner en influence auprès des Touareg et des Peul en intégrant des jeunes hommes de la zone frontalière dans les forces armées, mais cela n’a fait qu’exaspérer davantage l’EI. Les autorités nigériennes ont discrètement recruté des dizaines de Touareg et plusieurs Peul d’Inates et les ont envoyés suivre une formation militaire. Bien que leurs familles aient affirmé que les jeunes hommes étaient partis chercher un emploi, les jihadistes ont eu vent de ce recrutement. Dans un message faisant état des assassinats des chefs d’Inates, issus de la communauté touareg imouchagh, le bulletin de propagande de l’EI, al-Naba, a dénoncé le recrutement d’Imouchagh au sein des forces de sécurité et noté que l’EI les avait mis en garde à plusieurs reprises contre toute coopération avec les autorités. En à peine un an, Inates est ainsi passée d’une zone frontalière méconnue et depuis longtemps négligée à un sujet de premier ordre dans une publication majeure de l’EI.

Quelles pourraient être les conséquences pour la zone frontalière et le Niger ?

Avec des positions militaires sous forte pression, l’Etat nigérien est susceptible de battre en retraite. L’offensive jihadiste actuelle pourrait inciter les forces armées nigériennes à abandonner des avant-postes militaires isolés comme celui d’Inates et à concentrer leurs forces dans des zones plus peuplées. L’Etat malien étant également absent de l’autre côté de la frontière, la zone risque de devenir un no man’s land sous la tutelle d’une insurrection jihadiste rurale, avec des habitants plus ou moins pris en otage. Les chances de dialogue avec la branche locale de l’EI restent faibles, alors que le groupe semble revigoré par ses récents succès sur le terrain. Le Niger et les commandants de l’opération Barkhane ne devraient pas croire qu’ils peuvent vaincre l’Etat islamique et ses affiliés à distance en utilisant des milices, comme par le passé. Cela risquerait d’aggraver encore davantage les conflits communautaires et de donner à l’EI les moyens d’étendre sa présence dans le Nord de Tillabéri. Six chefs de village ont déjà été assassinés à Tillabéri en novembre dernier, alors que l’influence de l’EI ne cesse de croitre non seulement parmi les Peul mais aussi au sein des communautés touareg, daoussahak et même djerma.

Le Niger a courageusement lancé des tentatives de dialogue avec le dirigeant sahélien de l’EI, Abou Walid al Sahraoui, en 2016, mais ces efforts se sont heurtés à de nombreux obstacles, comme Crisis Group l’analysera dans un prochain rapport. Le Niger pourrait commencer à chercher des moyens de répondre aux griefs des communautés frontalières et à traiter les causes de la perte de confiance dans l’Etat. Sans exposer les communautés locales aux rétorsions des jihadistes contre ceux qui collaborent avec Niamey, les autorités pourraient discrètement accélérer le dialogue avec les chefs nomades d’Inates. Cette mesure, en soi, ne résoudra pas le problème que pose la présence de groupes jihadistes, mais elle pourrait contribuer à apaiser les tensions locales que les militants exploitent.

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