Report / Europe & Central Asia 4 minutes

Islam et identité en Allemagne

L’expérience de l’Allemagne, qui abrite la deuxième communauté musulmane en Europe occidentale après la France, montre que la présence d’une importante population musulmane au cœur de l’Europe n’entraîne pas nécessairement l’émergence de groupes islamistes violents ni la déstabilisation de l’ordre social.

Synthèse

L’expérience de l’Allemagne, qui abrite la deuxième communauté musulmane en Europe occidentale après la France, montre que la présence d’une importante population musulmane au cœur de l’Europe n’entraîne pas nécessairement l’émergence de groupes islamistes violents ni la déstabilisation de l’ordre social. Les hommes politiques reconnaissent désormais que l’Allemagne est un pays d’immigration, qui compte un nombre important de Turcs et de musulmans installés de façon permanente. Les immigrants ont à présent la possibilité d’obtenir la citoyenneté allemande, même si cela se fait selon des conditions difficiles. On constate que ni les courants politiques ni les courants jihadistes de l’islamisme n’ont eut beaucoup d’attrait sur les personnes d’origine turque, qui représentent les trois quarts de la population musulmane en Allemagne, et les quelques terroristes suspectés qui ont été identifiés étaient soit des Allemands convertis soit des binationaux d’origine arabe. Toutefois, certaines questions doivent encore être résolues si l’on veut créer une véritable intégration qui garantira la paix sociale et la stabilité en Allemagne. Alors que le système politique s’est attelé à identifier ou à créer un interlocuteur islamique unique, des questions pratiques demeurent prioritaires, notamment dans les domaines de l’éducation et de l’emploi. Ceux-ci sont très importants aux yeux du grand nombre de désavantagés que l’on trouve parmi plus de deux millions de personnes d’origine turque et des centaines de milliers de musulmans d’autres origines présents dans le pays.

Le présent document fait partie d’une série de rapports de Crisis Group sur l’islamisme et sur l’impact de celui-ci en Europe. Le cas de l’Allemagne est fortement influencé d’une part par le fait que sa population musulmane est dominée par des individus originaires d’un pays, la Turquie, qui se veut laïc et qui possède une expérience des normes démocratiques, et d’autre part par le fait que la religion ne représente pour cette population qu’un élément d’identification parmi d’autres. Ce rapport se penche sur les éléments jihadistes mais accorde une attention particulière aux thèmes qui sont plus directement liés à la question fondamentale suivante : que faut-il faire pour intégrer véritablement cette population musulmane, puisque les Allemands conviennent que c’est ce qui doit être fait ?

La relation entre la population musulmane d’Allemagne, en majorité turque, et la communauté nationale allemande était encore récemment conditionnée par le refus de la classe politique de reconnaître que les Gastarbeiter (travailleurs immigrés, littéralement “invités”) étaient dans le pays pour y rester. C’est le comportement allemand plutôt que turc qui était le premier facteur empêchant une véritable intégration. L’incertitude des Turcs quant à leur éventuel retour “chez eux” et une tendance à la ségrégation linguistique et sociale ont été renforcées pendant deux générations par les pratiques administratives allemandes. Toutefois, depuis 2000, le point de vue et la politique de l’Allemagne ont changé ; la réalité de l’immigration et de l’installation définitive est désormais reconnue et une volonté nouvelle d’élargir la citoyenneté s’est développée, au moins sur le principe. Néanmoins, l’idée selon laquelle l’intégration devrait précéder la naturalisation (les Turcs et autres musulmans devraient d’abord s’intégrer et prouver leur “allémanité” avant de pouvoir acquérir la citoyenneté allemande) continue de freiner le processus de manière considérable.

On ne peut pas attendre des personnes d’origine turque qu’elles s’intègrent complètement dans la société allemande tant que la citoyenneté et leur pleine participation à la vie publique resteront soumises à conditions. En rejetant presque toute la responsabilité de l’ajustement et de l’intégration sur la population immigrée, cette attente irréaliste tend à encourager les autorités et la classe politique à fuir la responsabilité qui leur incombe de faciliter cette intégration et inhibe l’émergence d’un consensus entre les partis politiques sur les principes qui devraient présider au processus d’intégration.

L’accent qui est mis actuellement sur l’« idéologiquement correct », comme l’illustre la proposition d’utiliser pour la demande de naturalisation des questionnaires qui exigent des demandeurs qu’ils se plient à l’avis de l’opinion publique sur certaines questions, conduit les autorités à stigmatiser comme “non-allemande” par nature une opinion de la population immigrée qui souscrit dans le même temps à des variantes totalement non-violentes de la pensée islamique. Cela conduit également à surveiller de près certaines organisations et leurs membres même lorsque ces organisations respectent la loi. Ce contrôle de la pensée s’applique aussi bien aux Turcs qu’aux autres musulmans et constitue une discrimination hostile en principe et fréquemment provocatrice dans la pratique.

Ceci complique les consultations entre les autorités et les chefs religieux musulmans en matière de gestion de la vie et des pratiques religieuses musulmanes. Toutefois, les efforts du gouvernement turc pour monopoliser la représentation des musulmans en Allemagne par le biais d’une organisation, l’Union turco-islamique des affaires religieuses (DİTİB) – qui est sur le plan juridique une association allemande mais en réalité un satellite de l’État turc et un instrument de la tentative de celui-ci de se prémunir contre l’éventuelle croissance de l’opposition au sein de la diaspora turque – sont un autre facteur de complication. Ceci entre en conflit avec la nature plurielle de la population musulmane allemande, qui comprend notamment des Arabes sunnites et chiites et des Kurdes ainsi que des fidèles de courants alternatifs de l’islamisme turc représentés en particulier par le mouvement de la communauté islamique de la Vision nationale (Milli Görüş). Les autorités allemandes se trouvent face à un dilemme : elles ont besoin de la coopération d’Ankara sur certains aspects pratiques mais ne peuvent se permettre de céder aux prétentions monopolistiques du DİTİB sans porter atteinte à l’intégration de tous les courants légitimes (constitutionnels) d’opinion religieuse et politique parmi la population immigrée.

Les autorités doivent garantir tant au niveau fédéral que provincial (c’est-à-dire au niveau des Länder) que, quelle que soit leur forme, les aménagements constitutionnels pris en vue de la consultation des chefs religieux respectent la pluralité des points de vue et des organisations existantes mais aussi que ces consultations n’excèderont pas leurs attributions, à savoir la gestion consensuelle de la pratique religieuse musulmane. C’est en premier lieu aux partis, et non à un forum religieux soutenu par le gouvernement, d’assurer la représentation politique des Allemands d’origine turque sur les aspects sociaux, économiques et politiques, et les partis doivent donc faire des efforts en ce sens. Ils ne devraient pas simplement les représenter en tant que Turcs ou musulmans mais en tant que membres de la société allemande ayant une variété d’intérêts. Les partis doivent se pencher sur les questions générales qui revêtent une importance particulière pour cette population, notamment l’égalité des chances en matière d’éducation, mais ils doivent également être présents au niveau local dans les quartiers turcs et impliquer les Turcs (et autres musulmans) dans le débat et dans les activités des partis.

C’est le succès ou l’échec de ce genre d’efforts politiques qui déterminera en fin de compte si l’Allemagne peut continuer à connaître la paix sociale à mesure que se déroule le processus d’intégration. Et le déroulement de ce processus lors de la prochaine décennie aura inévitablement des répercussions sur l’attitude que l’Allemagne adoptera envers plusieurs questions sécuritaires vitales pour l’Europe, notamment l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne (UE) ou les efforts faits pour garantir la paix au Moyen-Orient.

Berlin/Bruxelles, 14 mars 2007

Executive Summary

The experience of Germany, with the largest Muslim population in Western Europe after France, shows that a significant Muslim population at the heart of Europe need not produce either violent Islamist groups or destabilising social unrest. Politicians now acknowledge it is a country of immigration, with a large and permanent Turkish and Muslim component. Citizenship is at last on offer, if still under difficult conditions. Neither political nor jihadi currents of Islamism have had much appeal for those of Turkish origin, three quarters of the Muslim population, and the handful of terrorist suspects that have been found have been either German converts or dual nationals of Arab origin. But there are issues that must still be addressed more effectively if the genuine integration that will ensure social peace and stability is to be created. While the political system has been preoccupied with finding, or creating, a single Islamic interlocutor for itself, more important are practical issues, especially education and jobs, which matter to the many still disadvantaged among the more than two million of Turkish origin and the hundreds of thousands of others of Muslim background.

This report is part of a series undertaken by Crisis Group on Islamism generally, and its impact in Europe. The German case is heavily influenced by the fact that the Muslim population is dominated by individuals from an avowedly secular country – Turkey – that has experience with democratic norms, and that religion for this population is only one element of identification. While the report discusses jihadi elements, greater attention is given to issues more relevant to the fundamental question of what remains to be done if this population is to be truly integrated, as Germans now agree it should be.

The relationship between Germany’s largely Turkish Muslim population and the German national community was until recently conditioned by the political class’s refusal to acknowledge that the “guestworkers” were there to stay. German rather than Turkish attitudes were the primary factor precluding effective integration. Turks’ own uncertainty over whether they would eventually return “home” and a tendency toward linguistic and social segregation were reinforced for two generations by German administrative practices. Since 2000, however, German outlook and policy have changed; the reality of immigration and permanent settlement is now recognised and a new willingness, in principle, to extend citizenship has developed. However, the view that integration should precede naturalisation – the requirement that Turks and other Muslims should first integrate and demonstrate their “German-ness” before they may acquire that citizenship – remains a formidable brake on the process.

It is unrealistic to expect those of Turkish origin to become fully integrated into German society while citizenship and full participation in public life are withheld. By placing almost all the onus of adjustment and evolution on the immigrant population, this unrealistic expectation tends to encourage the authorities and political class to evade their responsibilities to facilitate this evolution and inhibits the emergence of a political party consensus on the principles that should underlie the integration process.

The emphasis on ideological correctness, illustrated by the proposed use of demanding naturalisation questionnaires requiring applicants to agree with current German public opinion on certain questions, leads the authorities to stigmatise as inherently “un-German” immigrant opinion that subscribes even to entirely non-violent varieties of Islamist thinking. It also entails intensive surveillance of certain organisations and their members even if those organisations are law-abiding. This policing of thought is experienced by Turks and other Muslims as discriminatory, hostile in spirit and frequently provocative in practice.

This complicates consultations between the authorities and Muslim religious leaders on management of Muslim religious life and practice. So, however, does the Turkish government’s effort to monopolise the representation of Muslims in Germany, through an organisation, the Turkish-Islamic Union for Religious Affairs (DİTİB), that is legally a German association but is in reality a satellite apparatus of the Turkish state and an instrument of its attempt to guard against the possible growth of opposition in the Turkish diaspora. This is in conflict with the plural nature of the German Muslim population, notably the presence of Arab Sunnis, Shiites and Kurds as well as supporters of alternative currents of Turkish Islamism represented in particular by the Islamic Community of the National Vision (Milli Görüş, IGMG) movement. The dilemma for the German authorities is that they need Ankara’s cooperation in certain practical matters but cannot afford to yield to DİTİB’s monopolist pretensions without prejudice to the integration of all legitimate (constitutional) currents of religious and political opinion within the immigrant population.

The authorities need to ensure at both federal and provincial (Länder) levels that whatever institutional arrangements are made for consulting religious leaders these respect the plurality of outlooks and organisations that exist, but also that such consultations do not exceed their proper remit: consensual management of Muslim religious practice. It is primarily for the parties – not a government-sponsored religious forum – to provide political representation for Turkish Germans on social, economic and political issues, and they need to raise their game. They should not just represent them as Turks or Muslims but as members of German society with a variety of interests. They need to address general questions of special importance to that population, notably educational opportunities, but also need to establish their relevance by maintaining a grass-roots organisational presence in Turkish neighbourhoods and involving Turks (as well as other Muslims) in mainstream party debates and activities.

Success or failure in such political efforts will ultimately be the primary determinant in whether Germany continues to enjoy social peace as the integration process proceeds. And the course of that process over a decade will in turn inevitably have much to say about the attitude Germany adopts to several of Europe’s vital security issues, including Turkey’s application for EU membership and efforts to secure Middle Eastern peace.

Berlin/Brussels, 14 March 2007

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