Russian President Vladimir Putin holds a meeting with Chinese President Xi Jinping via a video link at the Kremlin in Moscow on December 30, 2022. Russian leader told his Chinese counterpart on December 30 he was keen to ramp up military cooperation and hailed the two countries' efforts to counter Western influence.
Russian President Vladimir Putin holds a meeting with Chinese President Xi Jinping via a video link at the Kremlin in Moscow on December 30, 2022. Mikhail Klimentyev / SPUTNIK / AFP
Commentary / Global 18 minutes

La politique internationale dans l’ombre de l’Ukraine

Le texte qui suit est adapté du rapport prononcé en mars 2023 par la présidente et directrice générale de Crisis Group, Comfort Ero, devant les membres du conseil d’administration de l’organisation (avant la visite du dirigeant chinois Xi Jinping à Moscou, les 20-21 mars). Elle se penche sur la guerre en Ukraine et ses répercussions, de la polarisation des grandes puissances à l'activisme des puissances moyennes, en passant par l'inquiétude que suscite le conflit en dehors de l'Occident.

J’ai beaucoup réfléchi à la question de savoir si la guerre en Ukraine méritait, dans ce rapport, l’importance que je lui avais accordée lors de notre dernière réunion, il y a quelques mois. Je suis tout à fait consciente que l’accent mis sur l’Ukraine, en particulier dans les capitales occidentales, laisse un goût amer à une grande partie du reste du monde. Peu de dirigeants non occidentaux soutiennent le président russe Vladimir Poutine, et la plupart d’entre eux reconnaissent le danger que représente sa violation de la souveraineté de l’Ukraine. Mais ils sont également peu nombreux à adhérer à l’idée qui domine dans les capitales occidentales selon laquelle la guerre en Ukraine constitue une menace existentielle mondiale. Pour la plupart en tout cas, cette guerre ne supplante pas des difficultés qui les touchent de plus près, comme le changement climatique, les pénuries alimentaires, la dette ou d’autres guerres en cours. Nombreux sont ceux qui se demandent comment les capitales occidentales peuvent trouver autant d’argent pour l’Ukraine mais si peu pour le financement des mesures d’adaptation au changement climatique, pourquoi l’Europe accueille les réfugiés ukrainiens alors que les Afghans, les Africains et les Arabes meurent en Méditerranée, ou quelle sera la marge de manœuvre d’une Europe obnubilée par l’Ukraine dans les crises qui sévissent ailleurs. Nombreux sont ceux qui sont irrités par les coûts assumés par leurs populations, notamment l’augmentation des prix des denrées alimentaires et des carburants, pour une guerre qu’ils considèrent comme européenne.

Ce sentiment est justifié, mais, qu’on le veuille ou non, la guerre en Ukraine joue un rôle considérable dans les affaires mondiales. Il ne s’agit pas seulement de l’impact de la guerre et des sanctions sur les chaînes d’approvisionnement, les prix des produits de base et l’inflation. Aujourd’hui, les dirigeants occidentaux envisagent souvent les politiques menées ailleurs à travers le prisme de l’Ukraine. Cette approche peut être bonne si elle permet d’aborder des questions qui préoccupent le reste du monde, mais elle perd de son intérêt si les pays se sentent obligés de rallier un camp. Même si la diplomatie multilatérale s’en sort à peu près, l’effondrement des relations entre la Russie et l’Occident, ainsi que les tensions entre la Chine et les Etats-Unis, entravent les efforts déployés pour relever les défis mondiaux. Sans oublier, bien sûr, qu’avec l’impasse autour de l’Ukraine, le danger d’une confrontation nucléaire entre les grandes puissances, aux répercussions mondiales terrifiantes, n’a pas été aussi élevé depuis des décennies. La suspension par la Russie de sa participation au dernier traité nucléaire conclu avec les Etats-Unis, et donc son retrait de facto du traité, a peut-être déjà fait voler en éclats l’ensemble du système de contrôle des armements mis en place pendant et après la guerre froide. La guerre est peut-être européenne, mais elle refond la réalité géopolitique mondiale.

A quoi peut-on donc s’attendre sur le champ de bataille ? Pour un aperçu de l’état des lieux, je vous enjoins à écouter la directrice Europe et Asie centrale de Crisis Group, Olya Oliker, dans l’épisode spécial de Hold Your Fire ! enregistré à l’occasion du premier anniversaire de la guerre. En résumé, les forces russes peinent à percer les défenses ukrainiennes le long des fronts à l’est et au sud. Les Russes ont réalisé quelques avancées, mais au prix d’énormes pertes en troupes et en matériel. Si la Russie ne peut pas déployer davantage de forces, il est peu probable qu’elle gagne beaucoup de terrain, à condition que l’Occident maintienne son soutien. Quant aux forces ukrainiennes, elles se retranchent dans l’attente de l’équipement, chars et artillerie notamment, promis par les capitales occidentales, et espèrent qu’il leur permettra de répéter les avancées spectaculaires de la fin de l’été et l’automne derniers.

Jusqu’à présent, les capitales occidentales ont globalement fait ce qu’il fallait en fournissant à l’Ukraine les armes dont elle avait besoin tout en évitant un trop grand risque d’escalade.

Jusqu’à présent, les capitales occidentales ont globalement fait ce qu’il fallait en fournissant à l’Ukraine les armes dont elle avait besoin tout en évitant un trop grand risque d’escalade. Il est certain qu’elles envoient aujourd’hui des armes plus lourdes que ce que la plupart d’entre elles envisageaient il y a un an, mais elles ont fait preuve d’une prudence judicieuse en procédant à une montée en puissance progressive. Le fait que les dirigeants occidentaux réfléchissent sérieusement avant de prendre de telles décisions n’est pas en soi une mauvaise chose, même si le chancelier allemand Olaf Scholz a essuyé de vives critiques pour avoir hésité à envoyer, ou à permettre à d’autres d’envoyer, des chars d’assaut allemands en Ukraine. La prudence a un coût : l’Ukraine a parfois des besoins qui tardent à être satisfaits. Mais les dirigeants de l’OTAN ont raison de continuer à garder un équilibre entre les deux impératifs qui ont guidé leur politique jusqu’à présent : d’une part, aider l’Ukraine à contrer l’assaut de la Russie et d’autre part, éviter une confrontation directe avec Moscou.

Il est difficile de prédire l’issue d’une guerre qui, depuis le début, va à l’encontre de toutes les attentes, mais certaines choses sont claires. L’Ukraine et la Russie ont fondamentalement changé. L’Ukraine a renforcé son sentiment d’appartenance nationale et bénéficie de la sympathie accrue des pays occidentaux – ce qui n’était certainement pas le résultat escompté par le président Poutine. Mais les dégâts causés par l’assaut russe, en particulier le bombardement aérien des infrastructures dans tout le pays, ainsi que le nombre considérable de personnes déplacées, impliqueront une reconstruction longue et très couteuse. Quant à la Russie, elle est encore plus en colère, plus autocratique et plus isolée que jamais, en tous cas vis-à-vis de l’Occident. Le Kremlin a réduit les dissidents au silence. L’économie, même si elle a mieux résisté aux sanctions que prévu, est militarisée, une grande partie de la production étant détournée vers l’effort de guerre. Il semble peu probable que Poutine perde sa mainmise sur le pouvoir. Il prépare la Russie pour le long terme en Ukraine et en effet, à certains égards, son règne semble désormais indissociable de la guerre.

Le soutien occidental, essentiel à la survie de l’Ukraine, a bien résisté jusque-là. De nombreux gouvernements européens considèrent que leur propre sécurité est en jeu en Ukraine. L’appartenance à l’OTAN offre bien sûr un degré de protection différent, mais il est difficile de contester leur sentiment que Poutine ne s’arrêtera probablement pas à l’Ukraine s’il l’emporte dans ce pays. D’ailleurs, à chaque fois que les rangs se desserrent, l’Occident obtient des informations sur des atrocités commises par la Russie, ce qui ne fait que renforcer sa détermination. Aux Etats-Unis, un caucus des législateurs républicains se fait entendre en remettant ouvertement en question le soutien états-unien, mais il reste minoritaire.

Cependant, il ne faut pas laisser aller à l’autosatisfaction. La ténacité des Etats-Unis pourrait être plus fragile que ne le laissent entendre les déclarations d’unité lors de la récente conférence de Munich sur la sécurité et la visite surprise du président américain Joe Biden à Kiev. Le groupe anti-Ukraine au sein du parti républicain est restreint, mais comprend l’ancien président Donald Trump et le gouverneur de Floride, Ron DeSantis – les deux principaux prétendants (bien que DeSantis ne se soit pas déclaré) à l’investiture républicaine pour la présidentielle de 2024. Même les responsables politiques américains qui soutiennent l’Ukraine reconnaissent en privé – et les sondages le confirment – que les électeurs s’interrogent sur l’argent que Washington dépense pour l’Ukraine et se demandent quelle sera l’issue de ce conflit. La guerre sera forcément à l’ordre du jour des primaires républicaines de 2024 et probablement aussi à celui des élections générales. Une montée en puissance de l’opposition au sein du Congrès n’exclurait pas le maintien des niveaux actuels de soutien à l’Ukraine, mais la tâche serait plus difficile. Ce facteur pourrait donner une dimension particulière à ce qui se passera sur le front dans les mois à venir, notamment en raison du rôle crucial de l’aide militaire américaine à l’effort de guerre en Ukraine, qui éclipse celle des autres Etats occidentaux. Il se peut également que Joe Biden et d’autres dirigeants de l’OTAN se sentent poussés à envoyer des armes plus lourdes plus tôt – une décision compréhensible, mais qui pourrait comporter un plus grand risque d’escalade.

Mais pour l’heure, penser qu’on peut mettre fin à la guerre en discutant avec Poutine et en déterminant quelles parties de l’Ukraine resteront sous occupation russe, serait une mauvaise évaluation de la posture du Kremlin.

A ce jour, aucun accord de paix ne se profile. On peut comprendre que Kiev veuille reprendre les territoires qu’elle a perdus, surtout après les avancées qu’elle a réalisées il y a quelques mois. Le président ukrainien Volodymyr Zelenskyy, malgré sa popularité, n’a pas la latitude suffisante pour négocier un accord qui serait trop favorable à Moscou. Par ailleurs, rien n’indique que le Kremlin soit prêt à négocier. Les objectifs de Poutine aujourd’hui ne semblent pas avoir beaucoup changé par rapport au début de la guerre : un gouvernement à Kiev qui se plie à ses exigences et un Occident qui accepte la sphère d’influence de la Russie. D’autre part, à mesure que le pouvoir de Poutine évolue, le Kremlin pourrait estimer que la guerre sert davantage ses intérêts, quelle que soit la paix proposée. Les calculs pourraient changer à un moment donné en fonction de ce qui se passe sur le champ de bataille. Mais pour l’heure, penser qu’on peut mettre fin à la guerre en discutant avec Poutine et en déterminant quelles parties de l’Ukraine resteront sous occupation russe, serait une mauvaise évaluation de la posture du Kremlin.

Cela signifie que, pour les puissances occidentales, dans l’état actuel des choses, il n’y a guère d’autre alternative crédible que d’aider l’Ukraine à résister tout en minimisant les risques d’escalade. Mais elles devraient, en parallèle, éviter de prendre des mesures qui fermeraient la porte à un accord. Idéalement, il s’agirait d’aborder la question de l’issue des combats avec circonspection, même s’il sera difficile de convaincre les dirigeants européens de rester prudents. Ceux-ci sont en effet persuadés, au moins sur le plan rhétorique, que l’Ukraine doit reprendre tous les territoires qu’elle a perdus depuis 2014. Reste à voir ce qu’il ressortira des mandats d’arrêt émis par le procureur de la Cour pénale internationale contre Poutine et sa commissaire aux droits de l’enfant. Leur utilisation dans une quelconque négociation nécessitera de délicats arbitrages. Les mesures judiciaires relatives au crime d’agression, qui porteraient aussi immanquablement sur les dirigeants russes, ajouteront encore un niveau de complexité. L’avenir de l’architecture de sécurité de l’Europe dépendra en grande partie de ce qui se passera en Ukraine. Mais les capitales occidentales peuvent continuer à explorer ce à quoi pourraient ressembler les arrangements à venir, en particulier en termes de relations de l’Union européenne et de l’OTAN avec l’Ukraine, la Géorgie et le Moldova, ainsi qu’en matière de contrôles sur les déploiements d’armes et les activités militaires.

Les relations entre les Etats-Unis et la Chine, qui domineront les décennies à venir, resteront des relations d’opposition, la guerre en Ukraine s’ajoutant aux points de friction existants. L’invasion totale de la Russie a éveillé des craintes à Taïwan, qui voit dans cette guerre de sombres présages de sa propre vulnérabilité, et peut-être aussi à Washington. La lutte contre l’invasion russe semble devenir une ligne de fracture dans la politique américaine contrairement à la lutte contre la Chine. Certains des responsables politiques qui critiquent le soutien du gouvernement Biden à l’Ukraine affirment en effet qu’il devrait se concentrer davantage sur la Chine. De son côté, le gouvernement Biden estime qu’il doit faire les deux et s’emploie à mettre en place rapidement une coalition européenne et asiatique pour concurrencer et dissuader les Chinois. Les alliés et partenaires de Washington préféreraient, dans de nombreux cas, une approche moins conflictuelle à l’égard de Pékin. Mais le soutien sans faille des Etats-Unis à l’Ukraine a renforcé, en particulier auprès des pays européens, la capacité de Washington à les rallier à sa position. La situation est déjà tendue mais si la Chine envoyait des armes et des munitions à la Russie, ce qui semble peu probable malgré les craintes exprimées par des responsables américains, elle ne pourrait que s’aggraver.

J’étais à Washington pendant le « balloongate », lorsqu’un avion de guerre américain a abattu un ballon espion chinois dans l’espace aérien des Etats-Unis, et j’en suis ressortie préoccupée par mes conversations et par ce que l’incident révélait des relations entre les deux grandes puissances. On peut dire que cet incident a pratiquement fait dérailler le peu de dynamique positive née de la réunion du G20 de l’automne dernier entre le président Biden et le dirigeant chinois Xi Jinping. Lors de cette réunion, les deux dirigeants avaient adopté un ton plus conciliant, ouvrant la voie à l’éventualité d’un retour à des discussions directes. Le secrétaire d’Etat Antony Blinken se préparait d’ailleurs à se rendre à Pékin lorsque le ballon a été détecté au-dessus des Etats-Unis, ce qui l’a amené à renoncer à son projet.

L’incident et ses retombées ont été préoccupants à plus d’un titre. Le plus inquiétant est peut-être la façon dont la réponse de Biden a été définie par une politique intérieure belliciste. Certes, les Etats-Unis avaient des raisons d’être contrariés par la présence d’un ballon chinois survolant, par accident ou à dessein, des installations sensibles. Mais dans un monde plus rationnel, Washington aurait pu exprimer sa profonde réprobation face à cette incursion, prendre acte de la déclaration de regret de la Chine et envoyer Blinken à Pékin pour la visite prévue par le gouvernement. Après tout, même si le voyage erratique du ballon au-dessus du continent américain devait être pris au sérieux, ce n’était pas si grave et il n’a pas non plus changé grand-chose à l’intérêt qu’ont les deux parties à mettre en place une limite inférieure dans la détérioration des relations bilatérales. L’embarras de la Chine aurait même pu donner au secrétaire d’Etat une longueur d’avance dans les discussions.

Mais la politique en a fait une option inconcevable. Nous avons, au contraire, assisté pendant une semaine à un spectacle en plusieurs actes : menaces amplifiées, injures politiques et diffusion effrénée de la vidéo d’un avion de chasse américain abattant un simple ballon. Les mesures prises par les Etats-Unis pour s’expliquer à la face du monde – notamment - une conférence de presse sans doute disproportionnée diffusée dans 40 pays – n’ont certainement pas contribué à réparer les relations bilatérales. Nous verrons si toute cette agitation a des répercussions durables. Le gouvernement Biden semble vouloir reprendre les négociations. Reste à savoir quand il se décidera à faire une tentative et comment la Chine réagira.

Entre-temps, le risque de se laisser entraîner dans un conflit par erreur ou mauvais calcul reste latent, d’autant plus que les armées des deux géants sont en contact permanent autour de Taïwan et dans la mer de Chine méridionale. Les avions chinois se sont rapprochés de la ligne médiane (une frontière militaire non officielle tacitement respectée par Taipei et Pékin jusqu’à ce que la Chine en rejette l’existence en septembre 2020), notamment depuis que Nancy Pelosi, alors présidente de la Chambre des représentants des Etats-Unis, a effectué une visite peu judicieuse à Taïwan l’année dernière. Ils jouent au plus fort avec les forces de défense taïwanaises afin de les épuiser psychologiquement tout en mettant à rude épreuve leur équipement vieillissant. Les avions et les navires militaires américains et chinois se croisent régulièrement en mer de Chine méridionale et dans les détroits de Bachi et de Taïwan. Le dernier incident majeur – l’incident de l’île de Hainan, qui a vu en 2001 des avions américains et chinois entrer en collision au-dessus de la mer de Chine méridionale – a été résolu grâce à une diplomatie prudente, les deux parties se montrant sensibles à la manière dont l’opinion publique de l’autre pays percevrait leurs déclarations. Aujourd’hui, il serait difficile d’envisager une telle approche.

Le défi pour les Etats-Unis ... est de renforcer les défenses de Taïwan, tout en faisant comprendre à la Chine que la politique de « Chine unique » de Washington reste en place.

Quant à Taïwan, toute tentative de la Chine de prendre l’île par la force, déjà peu probable à court terme, même avant l’Ukraine, l’est encore moins aujourd’hui. Les difficultés de la Russie sur le champ de bataille et son isolement des marchés occidentaux ne sont pas passées inaperçues à Pékin. La Chine est toutefois de plus en plus déstabilisée par ce qu’elle perçoit comme une érosion du statu quo. Le défi pour les Etats-Unis, d’une manière générale, est de renforcer les défenses de Taïwan, tout en faisant comprendre à la Chine que la politique de « Chine unique » de Washington reste en place. Ce n’est pas une mince affaire, compte tenu de l’état d’esprit qui règne à Washington. Mais si les Etats-Unis mettent à mal cet équilibre et donnent l’impression à la Chine qu’une réunification sera bientôt impossible, ils risquent de précipiter une offensive chinoise contre Taïwan – ce qu’ils espèrent justement dissuader en soutenant l’île.

En ce qui concerne l’Ukraine, il est probable que Pékin s’efforce de maintenir une image de neutralité constructive alors qu’en réalité ses actions et sa rhétorique renforcent Moscou, malgré sa frustration face à la Russie et aux risques de son invasion généralisée. L’effritement des relations entre les Etats-Unis et la Chine pousse Pékin à s’aligner stratégiquement sur la Russie. Mais le maintien ou la réparation des liens économiques avec l’Europe est une priorité absolue pour la Chine. Les sanctions secondaires sévères des Etats-Unis sont assez dissuasives pour Pékin. L’aide de Pékin à Moscou s’est donc largement limitée à un soutien politique et économique qui semble se conformer aux sanctions occidentales. Cela dit, les récentes mises en garde de l’administration Biden et les divers rapports faisant état de pièces d’équipement à double usage et d’armes légères circulant de la Chine vers la Russie suggèrent que Pékin cherche à savoir jusqu’où elle peut aller dans son soutien à Moscou tout en évitant les sanctions occidentales.

L’accent mis par la Chine sur sa volonté de servir de médiatrice – peut-être en mettant désormais en avant son rôle dans la conclusion d’un récent accord entre l’Arabie saoudite et l’Iran – fait partie de cet exercice d’équilibriste. Jusqu’à présent, ce positionnement apparaissait davantage comme un moyen de repousser les accusations des capitales occidentales, selon lesquelles elle soutient la Russie, et de se présenter comme un intermédiaire honnête au reste du monde, que comme un réel effort de paix. Le document de prise de position de la Chine sur la guerre est une liste de généralités, pas une feuille de route. Bien sûr, même le mince espoir que la diplomatie de Xi avec Poutine et Zelenskyy aboutisse, contre toute attente, à une sorte d’ouverture, vaut la peine d’être poursuivi. Néanmoins, il s’agit, au mieux, d’un pari à long terme.

Au-delà des rivalités entre grandes puissances, la guerre en Ukraine a modifié les calculs sur d’autres lignes de fracture géopolitiques et mis en évidence d’autres aspects des affaires mondiales. Elle a contribué à faire naître de nouveaux dangers dans le Caucase du Sud et dans le cadre du programme nucléaire iranien. Elle a également révélé l’influence et l’autonomie croissantes dont jouissent plusieurs « puissances de taille moyenne » engagées (comme l’a fait remarquer le membre du Conseil d’administration de Crisis Group Ivan Krastev, lors de la réunion du conseil de novembre 2022 et dans son excellent article paru dans le Financial Times). La réaction des capitales non occidentales à la guerre en dit long sur leur détermination à poursuivre leurs intérêts sans se laisser entraîner dans une nouvelle confrontation mondiale.

Le Caucase du Sud, en particulier, a ressenti l’onde de choc de la guerre. En 2020, les forces azerbaïdjanaises ont chassé les Arméniens d’une partie de l’enclave du Haut-Karabakh et des régions voisines, que les forces arméniennes contrôlaient depuis le début des années 1990. Depuis lors, Bakou, avec le soutien de la Turquie et d’Israël, a accéléré le renforcement de son dispositif militaire. L’augmentation de la demande européenne en gaz azerbaïdjanais a également encouragé Bakou. En outre, les forces russes de maintien de la paix, déployées dans le cadre du cessez-le-feu négocié par Moscou fin 2020 dans les régions du Haut-Karabagh encore occupées par les Arméniens, ne sont plus aussi dissuasives qu’avant l’enlisement de Moscou en Ukraine et n’ont pas permis d’empêcher plusieurs flambées de violence l’année dernière. La Russie a également mis fin à sa coopération avec les Etats-Unis et la France sur ce dossier, mettant ainsi un frein aux efforts de rétablissement de la paix qu’elle avait toujours dirigés. L’Union européenne est intervenue et déploie désormais des observateurs le long de la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Mais le danger est que l’Azerbaïdjan perde patience face aux efforts de la diplomatie et qu’il saisisse la première occasion pour prendre par la force ce qu’il est en mesure de prendre.

Les retombées de la guerre en Ukraine ont également contribué à la crise latente autour du programme nucléaire iranien. Les mesures d’isolement de la République islamique, en particulier celles prises par les gouvernements occidentaux, sont en grande partie dues à la répression impitoyable qu’elle exerce sur les jeunes manifestants au cours des récentes manifestations déclenchées par le contrôle que le régime exerce sur l’apparence et le comportement des femmes. Cela dit, l’Occident a également perdu son élan diplomatique envers l’Iran lorsqu’elle a constaté avec indignation que Téhéran fournissait des armes à la Russie. Les pourparlers visant à relancer l’accord nucléaire de 2015 sont gelés. Les capacités nucléaires de Téhéran ont progressé à pas de géant : sa capacité d’enrichissement de l’uranium a presque atteint le niveau de l’armement et le compte à rebours avant la création d’une bombe nucléaire iranienne est aujourd’hui proche de zéro. Même si les parties n’ont pas encore déclaré la mort de l’accord nucléaire, il ne peut être relancé sous sa forme actuelle, étant donné les progrès rapides du programme nucléaire iranien. L’accord entre l’Iran et l’Arabie saoudite, que la Chine a contribué à négocier, est une étape positive pour la sécurité du Golfe. S’il est bien suivi, il pourrait contribuer aux efforts de paix au Yémen, où Téhéran soutient les rebelles houthi et Riyad le gouvernement reconnu par la communauté internationale. Mais l’accord n’aborde pas la question nucléaire.

Les Etats-Unis et leurs alliés devront bientôt choisir entre voir l’Iran développer la capacité de se doter de la bombe nucléaire ou l’en empêcher par la force.

Une escalade pointe à l’horizon. Les Etats-Unis et leurs alliés devront bientôt choisir entre voir l’Iran développer la capacité de se doter de la bombe nucléaire ou l’en empêcher par la force. En effet, le gouvernement israélien d’extrême droite semble poursuivre le sabotage secret du programme nucléaire de l’Iran entrepris par son prédécesseur. Les rivaux de l’Iran dans le Golfe, qui ont tenté d’apaiser les tensions avec Téhéran, reconnaissent largement le danger d’une nouvelle confrontation, d’où le nouvel accord entre l’Iran et l’Arabie saoudite. Ni Téhéran ni aucune capitale occidentale ne souhaite modifier le statu quo de « pas d’accord, pas de crise ». Mais il n’est pas exclu qu’en réponse à de nouvelles frappes israéliennes, l’Iran riposte en franchissant la ligne rouge en matière d’armement ou, à tout le moins, qu’il s’en prenne directement ou indirectement au Moyen-Orient.

Au-delà de son impact sur d’autres crises, la guerre en Ukraine a mis en lumière l’activisme de puissances régionales influentes. Prenons l’exemple de la Turquie, qui a longtemps marché sur la corde raide entre son adhésion à l’OTAN et ses liens avec Moscou. Au cours de l’année écoulée, elle a su maintenir la communication avec le Kremlin et permettre aux marchés turcs de rester accessibles aux entreprises russes, tout en envoyant des armes à Kiev et en empêchant les navires russes au large des côtes syriennes d’entrer dans la mer Noire par le Bosphore. Plus important encore, elle a contribué à négocier, avec les Nations unies, l’accord qui a permis aux céréales ukrainiennes de revenir sur les marchés mondiaux via la mer Noire. En revanche, le blocage du président Recep Tayyip Erdoğan à l’adhésion de la Suède à l’OTAN pourrait avoir été un faux pas. Les concessions de la Suède ont peut-être permis à Erdoğan de renforcer le soutien des nationalistes dans son pays avant les prochaines élections, mais au prix d’une exacerbation de l’animosité dans d’autres capitales de l’OTAN. Néanmoins, tout bien considéré, cette guerre, qui intervient après des années pendant lesquelles la Turquie a réaffirmé sa position à l’étranger, notamment en faisant pencher l’équilibre des forces dans les affrontements en Libye et dans le Caucase du Sud et en développant les ventes de drones, a permis à Ankara d’accroitre encore son influence.

D’autres ont également tiré leur épingle du jeu malgré – ou même grâce à – un climat géopolitique tendu. Pour l’Arabie saoudite, la hausse du prix du pétrole et le retrait brutal du brut russe du marché ont été une aubaine, obligeant le président Biden à se rendre dans le royaume, alors qu’il avait juré lors de son entrée en fonction d’ignorer le prince héritier saoudien Mohammed bin Salman. Malgré les requêtes des Etats-Unis, Riyad, ainsi que d’autres producteurs de pétrole, a maintenu des prix élevés, ce qui a mis en rage Washington. Les responsables saoudiens ont également servi de médiateurs entre Kiev et Moscou, et contribué à au moins un échange de prisonniers. L’Inde, à la fois partenaire des Etats-Unis en matière de sécurité et grande consommatrice d’armes russes, s’est abstenue lors des votes de l’ONU condamnant la Russie et a acheté du pétrole russe à prix réduit. Cela n’a pas empêché le Premier ministre indien Narendra Modi de critiquer publiquement les menaces de guerre nucléaire de Poutine, témoignant ainsi du poids accru de New Delhi sur la scène mondiale et, peut-être, de l’affaiblissement de la position de Poutine. Malgré le non-alignement de l’Inde, Modi s’est en grande partie tourné vers l’ouest ces dernières années, puisque que son pays a tout intérêt, comme les Etats-Unis, à limiter l’influence de la Chine. Washington, pour sa part, semble tout-à-fait prête à faire abstraction du recul de la démocratie indienne, sous la conduite du Premier ministre.

Mais si l’Inde, l’Arabie saoudite, la Turquie et d’autres puissances régionales comme le Brésil ou l’Afrique du Sud ont intérêt à tracer leur propre voie, cela n’implique pas l’émergence d’un nouveau mouvement des non-alignés. Les puissances intermédiaires engagées saisiront l’occasion offerte par la multipolarité, même si elles considèrent généralement l’hostilité entre les grandes puissances comme malvenue. Pourtant, jusqu’à présent, elles ne coordonnent pas leurs positions sur la guerre et ne forment pas un bloc cohérent.

Parmi les autres capitales non occidentales, il est désormais évident que la guerre touche une corde sensible. Alors que l’Assemblée générale des Nations unies a voté, à une large majorité, la condamnation de l’invasion russe, peu de dirigeants non occidentaux condamnent publiquement Poutine ou imposent des sanctions. Beaucoup préfèrent ne pas rompre avec Moscou, principalement pour des raisons commerciales, mais aussi parfois en raison de liens historiques avec Moscou ou de leur dépendance à l’égard des mercenaires du groupe Wagner associé au Kremlin. Les poids lourds régionaux ne sont pas les seuls à ne voir aucun intérêt à choisir un camp ou à assumer les coûts de la guerre. De nombreux dirigeants aspirent à pouvoir définir leur politique étrangère selon leurs propres termes, en fonction de ce qu’ils considèrent comme leurs propres objectifs souverains, et non des priorités des grandes puissances. Ils se sentent responsables de la protection des intérêts de leurs citoyens en cette période de turbulences.

La guerre a révélé la frustration d’une grande partie du monde face à la manière dont la puissance occidentale s’est exercée au cours des dernières décennies.

Mais la tendance mondiale à ne pas participer à la guerre en Ukraine reflète également autre chose : la guerre a révélé la frustration d’une grande partie du monde face à la manière dont la puissance occidentale s’est exercée au cours des dernières décennies. Une partie de ce mécontentement est liée à des souvenirs récents : la thésaurisation des vaccins contre la Covid-19, la politique migratoire, ou ce que les pays perçoivent comme l’avarice des capitales occidentales face aux dommages causés par le changement climatique. De nombreux dirigeants estiment, notamment en ce qui concerne les sanctions, que les gouvernements occidentaux ont fait passer la lutte contre la Russie avant l’économie mondiale. La guerre a également révélé une forte divergence entre la façon dont l’Occident comprend la politique mondiale depuis, ou même pendant, la guerre froide, et les expériences vécues par les populations dans d’autres parties du monde. Nombreux sont ceux qui sont scandalisés par l’indignation occidentale face à l’Ukraine, compte tenu des horreurs de la guerre contre le terrorisme et des interventions bâclées en Irak, en Libye et ailleurs.

Il est vrai que certains responsables occidentaux reconnaissent qu’ils doivent recouvrer une certaine crédibilité. Les ministères européens m’invitent régulièrement, ainsi que d’autres collègues, à les aider à évaluer « ce que pense le Sud » ou comment les capitales occidentales peuvent s’améliorer. Pour sa part, le gouvernement Biden a rapidement compris, après l’assaut tous azimuts de la Russie, qu’il devait également s’attaquer à des questions qui préoccupent les pays africains et d’autres pays. Il a ainsi déployé des efforts concertés pour faire baisser les prix des denrées alimentaires et des carburants au cours de l’année dernière. La rencontre récente de Biden avec le président brésilien Luiz Inácio « Lula » da Silva s’est aussi consciemment concentrée sur des domaines d’intérêt commun au-delà de l’Ukraine.

Mais les dirigeants occidentaux restent parfois un peu durs d’oreille. Ils dépeignent trop souvent le conflit comme une bataille entre différents récits et accusent la désinformation russe. Ils présentent également trop souvent les efforts déployés pour courtiser les dirigeants du Sud comme une concurrence stérile avec la Russie ou la Chine. Et, même les responsables occidentaux qui reconnaissent les erreurs commises par le passé – la guerre en Irak, par exemple – balaient trop souvent du revers de la main les injustices d’aujourd’hui. Les capitales non occidentales remarquent que les hauts responsables américains, tout en condamnant bruyamment la Russie lors de la conférence de Munich sur la sécurité, travaillent en coulisses pour faire obstacle à un vote du Conseil de sécurité des Nations unies condamnant les implantations israéliennes illégales. A l’heure où les responsables occidentaux prétendent défendre un ordre international fondé sur des règles, une telle politique de « deux poids, deux mesures » ne dupe personne. Trop souvent, en d’autres termes, ce n’est pas le discours qu’il faut changer, mais la réalité.

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