Un pouvoir palestinien à bout de souffle
Un pouvoir palestinien à bout de souffle
Op-Ed / Middle East & North Africa 17 minutes

Un pouvoir palestinien à bout de souffle

De M. Mahmoud Abbas (Abou Mazen), l’histoire retiendra peut-être qu’il fut le meilleur choix au pire moment. Homme de négociations à l’heure de l’unilatéralisme, homme d’envergure nationale alors que croule sous ses pieds le mouvement national, homme à la dimension internationale lorsque l’intérêt mondial à l’égard de la Palestine rétrécit comme peau de chagrin, homme de parole à l’époque où les actes seuls comptent, croyant invétéré en une paix finale quand autour de lui l’horizon se réduit au provisoire : pour M. Abbas il n’y a, semble-t-il, aucune issue. Son heure est peut-être passée, peut-être est-elle à venir. Mais la période actuelle constitue, pour lui, un véritable cauchemar.

En face, le premier ministre israélien Ariel Sharon règne en maître. Avec son nouveau parti, Kadima, il fait plus qu’occuper le centre de l’échiquier politique, il l’engloutit (lire l’article page 10). En phase avec son peuple, dont il exprime la volonté profonde, il l’est aussi avec la « communauté internationale », dont il dicte désormais les réactions. Pour l’instant, tout gravite autour de lui.

Bilan contrasté des deux mouvements nationaux palestinien et israélien : chaos, fragmentation et paralysie d’un côté ; cohérence, cohésion et dynamisme de l’autre. M. Abbas rêvait, bien sûr, d’un tout autre scénario. Il comptait sur l’épuisement palestinien et la fatigue israélienne, après quatre ans d’une sauvage confrontation, ainsi que sur la volonté internationale d’en finir avec cet interminable conflit. De la lassitude palestinienne découlerait une aspiration au calme ; de ce calme, un relâchement des restrictions israéliennes ; et, du tout, une pression populaire sur le Hamas et les autres groupes armés qui les contraindrait à respecter une trêve. Obligé de se rabattre sur une stratégie électorale, le Hamas forcerait du même coup le Fatah à se discipliner et l’Autorité palestinienne à se reformer afin de faire face à la menace que le mouvement islamiste ne manquerait pas de poser à leur hégémonie politique.

Avec la fin de la violence et le début des réformes institutionnelles – conditions posées par l’administration américaine pour se réengager –, Washington n’aurait d’autre choix que de relancer le processus diplomatique et inciter Israël à plus de concessions. Fruit de ce cycle vertueux, l’amélioration des conditions de vie des Palestiniens dans les territoires occupés stabiliserait le cessez-le-feu, encouragerait les Etats-Unis à plus d’activisme, et forcerait Israël à davantage de générosité. Ce qui devrait déboucher, à terme, sur la reprise de négociations visant à un accord de paix final.

Pendant un bref moment, ce calcul semblait pouvoir réussir. Elu en janvier 2005 à la tête de l’Autorité palestinienne, M. Abbas jouissait d’un capital politique impressionnant. Sur la scène internationale, y compris en Israël, nombreux étaient ceux disposés à lui offrir au minimum le bénéfice du doute. Parmi les Palestiniens, aucun adversaire sérieux ne lui faisait face. Beaucoup tablaient sur son échec, mais peu se risquaient à y contribuer. Ses rivaux au sein de la direction du Fatah étaient contraints à l’attentisme, astreints de se ranger derrière l’homme dont, secrètement, ils souhaitaient la perte.

Le Hamas lui-même trouvait les raisons d’un réajustement. Alors qu’il était ébranlé par l’assassinat de nombre de ses dirigeants, épuisé par la seconde Intifada, M. Abbas lui offrait un répit et, avec la promesse d’élections législatives rapides, une insertion possible dans l’arène politique. Qui plus est, le Hamas voyait en M. Abbas un homme digne de confiance, tranchant avec les figures de l’Autorité palestinienne qui l’entouraient.

Que le scénario envisagé ne se soit pas réalisé mérite explication. Américains, Israéliens et même nombre de Palestiniens n’hésitent pas à en imputer la responsabilité première à M. Abbas, coupable selon eux d’indécision et de laxisme. A leurs yeux, c’est immédiatement que le président palestinien aurait dû imposer sa volonté, rétablir l’ordre, et sanctionner ceux qui s’y opposaient. Et c’est dans les tout premiers mois que les groupes armés – surtout ceux émanant des Brigades des martyrs d’Al-Aqsa, affiliés au Fatah – devaient être disciplinés. De par sa conduite, M. Abbas n’aurait pas seulement perdu un temps précieux, il aurait également gâché une occasion unique ; car ses injonctions, qui auraient été respectées hier, ne le seront plus à l’avenir.

Il y a du vrai dans cette analyse, mais il y manque l’essentiel, qui tient à la nature de la société et du champ politique palestiniens. Société traditionnelle, dispersée et sous occupation, répondant essentiellement à des modes de fonctionnement souples et malléables, et à des formes d’autorité diffuses et désinstitutionnalisées, résistante aux chaînes de commandement hiérarchiques, elle n’était tout simplement pas adaptée à la clarté et à la logique de son nouveau dirigeant, parce que peu encline à comprendre le fondement de ses ordres ou à s’y soumettre. C’était, au fond, une question non de manque de fermeté ou de résolution, mais d’inadéquation entre un style rationnel et ordonné d’une part et des structures politiques et sociales rétives de l’autre.

Par ailleurs, le calcul de M. Abbas reposait sur des malentendus et des incompréhensions auxquels n’aurait pu remédier aucune dose d’autoritarisme. Il avait un objectif politique – un accord de paix final –, M. Sharon un autre – un accord intérimaire à long terme –, et le président américain George W. Bush, apparemment, aucun. Le président palestinien misait en outre sur l’opinion publique palestinienne pour contenir le Hamas et les autres groupes militants, sur le Hamas pour contenir le Fatah et l’Autorité palestinienne, sur les engagements américains pour contraindre le président Bush, et sur le tout pour contraindre Israël. En somme, il menait une politique s’appuyant sur ceux-là mêmes qui s’y opposaient, et dépendait avant tout de la volonté indépendante des autres.

Autre divergence qui entrave tout progrès diplomatique, celle qui concerne l’attitude à adopter face au Hamas. Pour M. Abbas, il ne sera jamais question d’une confrontation militaire tant que perdurera l’occupation israélienne. S’attaquer au Hamas, c’est prendre le risque d’une scission profonde au sein du mouvement national et de la société, voire d’une guerre civile, le tout en échange de promesses contenues dans la « feuille de route», dont tous les Palestiniens doutent, et d’assurances prononcées par un président américain auxquelles plus aucun Palestinien ne croit.

M. Abbas vise plutôt à coopter le mouvement islamiste, considérant que son intégration dans le jeu politique l’inciterait à respecter les lois votées par l’institution parlementaire dont il ferait partie. Progressivement, acculé par l’opinion publique et pris au piège de ses propres choix, le Hamas n’aurait d’autre option que de substituer une logique politique à sa logique militaire. Entre-temps, le monde devra se contenter de cette formation hybride, mélange de parti politique, d’institution caritative, d’instrument de prêche et, bien sûr, d’organisation armée.

Pour M. Bush et M. Sharon, au contraire, la confrontation entre l’Autorité palestinienne et le Hamas est inévitable, et le plus tôt sera le mieux. Croire en l’évolution docile du mouvement islamiste serait faire preuve de naïveté ; l’exemple du Hezbollah voisin, qui maintient toujours son autonomie militaire, y compris après le retrait israélien du sud du Liban et sa participation au gouvernement libanais, sonne comme un avertissement. Résultat : lorsque M. Abbas affirme qu’il traitera du problème Hamas, il veut dire une chose, le président Bush en entend une autre, et le processus diplomatique s’en trouve paralysé.

Les conséquences politiques de ces malentendus sont sérieuses. Ceux qui soutenaient fermement M. Abbas sont souvent désorientés et de moins en moins nombreux. Dans son entourage, certains détiennent un poids politique, d’autres lui sont fidèles, mais rares sont ceux qui combinent les deux. Incapable de jouer le jeu politique à la manière de Yasser Arafat, il n’a pu ni voulu courtiser les cadres ou militants du Fatah sur lesquels il aurait pu compter. La désillusion s’installe, le doute aussi. Ses rivaux lèvent peu à peu la tête, leur assurance croît, leur liberté de ton aussi. Les chefs des divers services de sécurité n’hésitent plus à le critiquer en privé, certains que leurs propos seront rendus publics, et cherchent résolument à se dissocier de l’anarchie régnante. Pour le moment, ses opposants s’observent, chacun croyant en ses chances, aucun n’étant en position de neutraliser ses rivaux, et tous se refusant à couronner un successeur. C’est pourquoi ils ne feront rien pour accélérer la chute du président, rien non plus pour l’aider à réussir.

Toutefois, les rumeurs abondent sur les possibles scénarios concernant la période qui suivra les élections législatives prévues pour le 25 janvier. On évoque ainsi la constitution d’un gouvernement de coalition formé de technocrates et de responsables de services de sécurité, avec le soutien de Washington, et qui servirait à marginaliser le président.

Car il est peu probable que le scrutin législatif – à supposer qu’il se tienne à la date prévue – parvienne à retourner la situation ou à la clarifier, à donner naissance à un leadership cohérent. Même si les candidats du Fatah s’imposent, la victoire ne sera que partielle. Le parti est trop fragmenté pour parler d’une seule voix, et M. Abbas trop contesté pour que cette voix soit la sienne. Les primaires qui viennent de se dérouler, entachées de fraudes, d’intimidations et de violences, illustrent parfaitement cet état de fait.

Ce n’est pas que les « jeunes » l’aient emporté face aux « vieux », la base face aux caciques du comité central, ou les réformistes face aux conservateurs. Vainqueurs et perdants appartenaient à toutes les générations, formations institutionnelles et tendances politiques. Seule leçon discernable, les combattants et anciens détenus des prisons israéliennes ont eu la faveur de l’électorat, mais là encore ce sont les liens de famille, les relations claniques et les groupes armés qui ont dominé. Vu les fractures au sein du Fatah et l’absence de projet politique cohérent, les primaires et la liste de candidats retenus par M. Abbas et le comité central auront contribué à aggraver plutôt qu’à aplanir les tensions.

Il n’est pas étonnant dans ces conditions de voir les listes indépendantes ou rebelles se multiplier, mélange d’anciens du Fatah et de non-adhérents, dont l’espoir réside essentiellement dans la désaffection croissante à l’encontre du mouvement nationaliste et dans l’appréhension persistante à l’égard du Hamas. Pas étonnant non plus de voir la confusion généralisée régner au sein du Fatah à ce sujet.

Du côté du Hamas, la cote du président palestinien n’est guère plus élevée. Le report des élections qui devaient avoir lieu en juillet 2005, le non-respect d’autres engagements, l’annulation des municipales remportées par les islamistes à Gaza, et les propos israéliens visant à entraver leur participation aux législatives de janvier ont assombri le tableau. Le Hamas a toujours l’intention de se présenter aux élections, et a composé une liste comprenant un nombre impressionnant de membres de la société civile, pour beaucoup sans affiliation connue avec le mouvement. Mais le doute a été semé, M. Abbas et l’Autorité palestinienne ne jouissent plus de la confiance du Hamas, et la transition vers la participation politique se fera de façon plus hésitante et timorée.

Le temps a par ailleurs permis au Hamas de se refaire une santé, comme on a pu le constater aux élections municipales de décembre dernier, qui ont vu le mouvement islamiste prendre le dessus sur le Fatah dans les principales villes de Cisjordanie. Au mot d’ordre prôné par M. Abbas – « Une seule autorité, une seule loi, un seul fusil » –, un autre fait maintenant concurrence – « Sous l’occupation, aucune loi au-dessus de la résistance ».

Dans ce sombre tableau demeure l’espoir que M. Abbas parviendra à persuader Israéliens et Américains de lui accorder les moyens de sa politique : l’amélioration des conditions de vie des Palestiniens. Le retrait de Gaza ne compte guère, car obtenu avant l’élection de M. Abbas et imposé unilatéralement. Il faudra bien plus, notamment à travers des négociations bilatérales.

Là encore, le doute persiste. L’un des aspects les plus surprenants de cette période aura en effet été l’incapacité presque totale des Palestiniens à obtenir une aide concrète des Etats-Unis. Que M. Bush ait besoin de M. Abbas et de l’amélioration des relations américano-palestiniennes semblerait ne guère faire de doute. Il en va de l’image de Washington dans cette région cruciale où la guerre en Irak a largement endommagé la crédibilité de la Maison Blanche. Il en va aussi de la stabilité régionale, menacée de toutes parts. Et pourtant, les Palestiniens n’auront su que faire de cet important atout. Au contraire, ils auront offert au président américain l’embellie de surface sur laquelle il comptait, en échange de plates louanges admiratives (« Abbas est un homme de paix ») dont le président palestinien se serait bien passé.

Pendant ce temps, du côté israélien, on s’active. M. Sharon dispose désormais de l’initiative dans quasiment tous les domaines. Au plan intérieur, il est devenu incontournable, un aimant autour duquel tourne la classe politique entière, point de convergence de sensibilités que tout opposait. Le désengagement de Gaza et la politique qui l’a accompagné concrétisent des sentiments populaires jusqu’alors diffus : soif d’infliger une leçon aux Palestiniens par la manière forte, jointe au désir latent de se séparer d’eux ; méfiance absolue envers les dirigeants palestiniens combinée à la volonté de ne plus être les otages de cette suspicion.

En optant pour un retrait unilatéral de Gaza et en poursuivant des opérations militaires agressives, M. Sharon aura mobilisé autour de lui l’essentiel de l’opinion publique de son pays. Ainsi, le décalage maintes fois constaté entre une opinion publique qui disait vouloir un accord de paix et des dirigeants paraissant y résister s’amenuise. Les dirigeants travaillistes auront longtemps clamé vouloir démanteler des colonies de peuplement, M. Sharon seul l’aura fait.

Paradoxalement, celui-ci incarne un processus d’« arafatisation » du monde politique israélien. Double victoire sur son ennemi juré – le leader palestinien n’est plus, mais le premier ministre israélien reproduit son mode de fonctionnement politique : identification d’un homme et d’une nation, personnification du sentiment collectif, dépassement des partis politiques, et traduction dans les actes d’un consensus national tacite. Tout comme Arafat autrefois, M. Sharon est devenu le centre politique de son pays, non à travers un programme clair – nul ne sait précisément où il veut aller – mais par la force d’une personnalité en laquelle tous peuvent se reconnaître. Il compte des ennemis, bien sûr. Mais il a réussi à occuper la scène politique de façon envahissante, obligeant chacun à se définir par rapport à lui et asphyxiant du même coup ses adversaires. Là également, Arafat – qui parvenait à dissimuler les contradictions et rivalités au sein du Fatah et à contenir le Hamas – était semblable. En Palestine, le centre s’éparpille ; en Israël, il se consolide.

M. Sharon a aussi repris l’initiative sur le plan régional et international. Avec lui, l’unilatéralisme est synonyme de mouvement, le bilatéralisme de statu quo. Qui doute encore que, si le retrait de Gaza avait été négocié, Israéliens et Palestiniens y seraient encore, les uns réclamant le désarmement du Hamas, les autres des gestes significatifs en Cisjordanie ?

Dans ces conditions, le monde applaudit sa démarche unilatérale, les critiques se taisent, et tous semblent prêts à s’en remettre à lui. Avec le désengagement, la construction du mur de séparation, la consolidation des colonies de peuplement dans les grands blocs de Cisjordanie et la mainmise sur Jérusalem-Est, Israël entame l’étape de définition de ses frontières, renforçant son contrôle sur les territoires considérés comme vitaux et se délestant de ceux qu’il estime superflus. L’Autorité palestinienne, elle, se voit obligée de gérer Gaza, un lopin de terre surpeuplé, manquant de ressources, assiégé, dépourvu d’institutions, et en proie au chaos.

La reconfiguration de l’espace international va plus loin, et comporte des retournements surprenants. Par le passé, les Palestiniens réclamaient instamment l’établissement d’un Etat. Or, aujourd’hui, Israël et les Etats-Unis en parlent cependant que les Palestiniens s’en inquiètent. C’est qu’à une question de droit s’est substituée une question de mérite : si l’Etat palestinien tarde à voir le jour, ce ne serait pas en raison de l’occupation israélienne mais... à cause de l’incompétence palestinienne. Pour avoir leur Etat, les Palestiniens devraient s’en montrer dignes. Cela pourra commencer par un semi-Etat sur des parcelles de territoires libres de toute présence israélienne, tel Gaza, ou tel cet Etat à frontières provisoires qu’évoque la « feuille de route » et dont on entendra sans doute bientôt reparler. Agir comme un Etat afin de le devenir, voilà donc le nouveau défi.

Idem pour l’intervention internationale, naguère exigée par les Palestiniens, à présent voulue par Israël. Non pas à travers une opération politique destinée à régler le conflit, mais par des actions ponctuelles, techniques, conçues pour rassurer Israël plutôt que le pousser à agir. D’où le rôle égyptien au sein des services de sécurité à Gaza, et la présence d’observateurs européens à la frontière entre l’Egypte et la bande de Gaza. Dans les deux cas, c’est de stabilisation sécuritaire qu’il s’agit, avec pour conséquences prévisibles des exigences adressées à l’Autorité palestinienne, une impatience accrue envers les groupes militants, une réorientation de Gaza vers l’Egypte aux dépens de la Cisjordanie et, peut-être, une érosion de cette indépendance de décision à laquelle les Palestiniens tiennent tant.

Au total, c’est le paysage entier qui se transforme, reflet du dynamisme israélien et de la paralysie palestinienne. Désenchantement envers les négociations ; scepticisme à l’égard d’un accord de paix final ; nouveau consensus et unilatéralisme israéliens ; construction du mur de séparation et renforcement de la présence israélienne à Jérusalem-Est et dans les blocs de colonies de Cisjordanie ; fragmentation, désordre et cacophonie du côté palestinien ; rôle accru des groupes armés en territoires occupés ; intégration du Hamas dans le champ politique ; régionalisation de la géopolitique palestinienne axée vers l’Egypte pour ce qui est de Gaza et, peut-être, vers la Jordanie pour ce qui est de la Cisjordanie : de la combinaison de ces facteurs émerge progressivement un nouvel environnement.

Si M. Sharon remporte les élections législatives du 28 mars, ce contexte lui offrira une large marge de manœuvre. Son ambition affichée – la réalisation d’un accord intérimaire à long terme – paraît hors de portée vu les suspicions palestiniennes. Lui resteront néanmoins d’autres scénarios indépendants de la volonté de ses adversaires. Invoquant la « feuille de route » et son exigence d’un démantèlement de l’infrastructure terroriste, et dans l’hypothèse d’un regain de violence palestinienne ou de chaos généralisé à Gaza, il sera peut-être en mesure d’arrêter complètement le processus de paix, de raffermir son contrôle territorial sur la Cisjordanie, affaiblissant du même coup le mouvement national palestinien et le regardant se défaire. Le tout sans subir de pressions de la part de la « communauté internationale », tout occupée à se lamenter des manquements palestiniens.

Divers obstacles sont susceptibles de contrarier cette option. Les Palestiniens pourraient réussir à restaurer l’ordre et la sécurité mieux que prévu, les Etats-Unis exiger des négociations, ou les membres de la coalition de M. Sharon et son opinion publique réclamer autre chose que le statu quo. Des circonstances analogues l’avaient précédemment convaincu du bien-fondé d’une concession anticipée, et poussé au retrait de Gaza. Dans ce cas de figure, le plus plausible est qu’après avoir « démontré » l’incapacité palestinienne à respecter les obligations de la « feuille de route » le premier ministre dévoile un nouveau plan de retrait unilatéral touchant cette fois le centre de la Cisjordanie. Certains de ses conseillers font miroiter un scénario plus ambitieux : le retrait de 80 à 90 % de la Cisjordanie avec comme contreparties l’annexion de facto des blocs de colonies et l’établissement de fait des frontières durables de l’Etat d’Israël...

A cette heure, il est peu probable que M. Sharon sache lui-même quelle sera sa ligne de conduite. Ses actions émanent rarement de plans à long terme préalablement formulés. Elles sont au contraire la résultante d’une vie d’expériences, de réflexes appris et mille fois mis en œuvre, de convictions touchant à la sécurité d’Israël, desquels émanent des décisions dont il n’est que vaguement conscient au départ. Mais le paysage israélo-palestinien émergent donne de l’avenir une idée suffisamment claire.

En somme, M. Sharon se lègue – si l’on en croit les sondages, et sous réserve que la légère attaque cérébrale dont il a été victime le 18 décembre 2005 n’ait pas de répercussions – réponses et solutions. M. Abbas hérite – probablement pour bien longtemps – d’innombrables points d’interrogation. A l’époque d’Arafat, la présence du raïs à elle seule suffisait souvent à y répondre, car ce qu’il faisait exprimait plus ou moins un consensus national. Mais l’incertitude et l’ambiguïté qui naguère favorisaient l’unité palestinienne lui nuisent désormais. C’est de clarté que les Palestiniens ont dorénavant besoin.

La liste des questions est longue. La lutte armée est-elle compatible avec les négociations, son complément obligé, ou bien encore lui est-elle antithétique ? Parmi ceux qui rejettent la violence, il n’existe pas de consensus concernant des moyens alternatifs de résistance active. Les accords d’Oslo, signés en septembre 1993, ont déçu ; mais, en l’absence de perspectives de solution définitive, les Palestiniens doivent décider si un accord intérimaire vaut mieux que pas d’accord du tout. Mêmes questions concernant un Etat à frontières provisoires, perçu par certains comme une étape nécessaire à la relégitimation du mouvement national, par d’autres comme une phase précédant son anéantissement. Le débat sur la construction d’institutions quasi étatiques ainsi que la mort d’Arafat ont ravivé les différends au sujet des rôles respectifs de l’Autorité palestinienne et de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et, partant, sur la représentation politique de la diaspora. Pas d’accord non plus sur le bien-fondé d’une intervention internationale, capable soit de rééquilibrer le rapport de forces avec Israël, soit de porter atteinte à l’indépendance palestinienne et d’accroître les pressions sur la résistance armée.

Trouver des réponses consensuelles à ces questions est devenu affaire de survie car, sans elles, il ne pourra y avoir d’unité, de réaction cohérente à la démarche israélienne, encore moins de stratégie planifiée. La période qui s’ouvre sera très probablement marquée par un nouvel unilatéralisme israélien. C’est l’occasion pour les Palestiniens de se pencher sur ces problèmes et, à travers un large débat à l’intérieur du Fatah, entre le Fatah, le Hamas et d’autres formations politiques, et au sein de la société civile, des syndicats et des universités, de tâcher d’y répondre.

Rien de cela, bien sûr, n’aidera M. Abbas, prisonnier d’une situation qui lui est foncièrement défavorable. En raison de son caractère, de son attitude et de son tempérament politique, il est homme de négociations, d’un processus diplomatique et d’un accord de paix final. L’unilatéralisme dévalorise son principal atout : sa capacité de convaincre ses partenaires et d’en obtenir des concessions. Au moment opportun et dans d’autres circonstances, il serait vraisemblablement en mesure d’obtenir ce compromis historique avec Israël auquel il a rêvé avant les autres, et pour lequel il a continué de lutter après eux.

A défaut, il doit assister impuissant à des gestes israéliens dont il ne peut tirer crédit et à des actes hostiles qu’il ne peut prévenir. Lorsque des combats opposent Israël d’une part, et le Hamas, le Djihad islamique ou les Brigades des martyrs d’Al-Aqsa de l’autre, il est relégué au rang de spectateur, condamnant les uns et désapprouvant les autres. Alors qu’il est doué d’une vision stratégique hors pair, ses yeux désormais sont fixés sur le quotidien, à la dernière crise agitant Gaza ou aux derniers soubresauts secouant le Fatah. Ce destin, assurément, ne méritait pas d’être le sien.

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