Liban : crise politique sur fond d’un nouveau partage du pouvoir
Liban : crise politique sur fond d’un nouveau partage du pouvoir
Lebanon’s Presidential Vacuum is Prolonging the Country’s Economic Crisis
Lebanon’s Presidential Vacuum is Prolonging the Country’s Economic Crisis
Op-Ed / Middle East & North Africa 20+ minutes

Liban : crise politique sur fond d’un nouveau partage du pouvoir

Depuis la cessation des hostilités entre le Hezbollah et Israël le 14 août 2006, le Liban est confronté à une polarisation politique post-conflictuelle sans précédent. Cette polarisation s'illustre par une crise politique et des manifestations monstres mobilisant des centaines de milliers de personnes autour de points de vue diamétralement opposés, sur le conflit avec Israël ou sur l'avenir du Liban.

Une grande partie de la population libanaise réclame la chute du gouvernement du Premier ministre Fouad Siniora, alors qu'une autre partie, plus ou moins équivalente, lui offre un soutien inconditionnel. Le bras de fer n’est que la partie émergée de l'iceberg libanais, où un conflit politico-idéologique, sectaire et identitaire, s'imbrique dangereusement dans les conflits régionaux qui opposent l'Iran et ses alliés au camp pro-américain. Derrière la crise politique que traverse le Liban couvent donc de dangereuses tensions sur fond de partage du pouvoir entre sunnites, chrétiens et les chiites qui réclament une plus grande part du pouvoir. Par ailleurs, la faiblesse de l'État n'offre plus d'espace institutionnel pour le partage de ce pouvoir politique entre les différentes communautés du pays du Cèdre.

La désinstitutionalisation de l'État libanais

L'actuelle crise libanaise se caractérise par son aspect de révolution permanente, où les transitions politiques se font à coups de manifestations populaires. Comme le souligne le dernier rapport de l’International Crisis Group (ICG) sur le Liban[fn]« Lebanon at a Tripwire », 21 décembre 2006.Hide Footnote , ce phénomène n'est pas tout à fait nouveau. Depuis l'indépendance du pays en 1943, à quatre reprises, le changement politique a été imposé par la rue. Le dernier exemple est celui du gouvernement de Omar Karamé, qui a démissionné à la suite des manifestations de la « révolution des Cèdres » en 2005. Ce changement politique qui néglige les processus électoraux illustre une faiblesse fondamentale des institutions étatiques, trop souvent débordées par les crises majeures. La crise actuelle et le blocage institutionnel qui en découle montrent que le recours à la rue devient un instrument banal, que toutes les parties privilégient en substitut aux procédures institutionnelles.

La période post-retrait syrien du Liban n'est pas uniquement caractérisée par l’habituelle faiblesse des institutions de l'État libanais, mais pire, par un vide institutionnel – sans précédent en temps de paix – où la gestion de l'État est quasi inexistante. Les forces dites du 14 mars[fn]Les forces dites du « 14 mars » tiennent leur nom de la manifestation antisyrienne qui a suivit l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri. Cette manifestation a rassemblé, autour de 1 million de personnes réclamant le retrait syrien du Liban, entre autres les supporters du Courant du futur de la famille Hariri, ceux du Parti progressiste de Walid Joumblatt, des Phalanges de Amine Gemayel et des Forces libanaises de Samir Geagea, ainsi qu’un nombre important d’indépendants.Hide Footnote , rassemblées autour du bloc parlementaire de Saad Hariri, fils de Rafic Hariri, considèrent la présidence de l'État vacante et inconstitutionnelle, et réclament la démission du président Émile Lahoud, inconstitutionnellement réélu à son poste en 2004 sous la tutelle syrienne[fn]L’article 49 de la Constitution libanaise dispose qu’à la fin de son mandat de six ans, « le Président ne pourra être réélu qu’après un intervalle de six années » entre deux mandats.Hide Footnote . Quant à l'opposition, représentée par les forces du 8 mars[fn]Les forces dites du « 8 mars » tiennent leur nom de la manifestation organisée, en 2006, en réponse aux accusations dénonçant la présence de la Syrie derrière l’assassinant de Rafic Hariri. Ces forces rassemblaient notamment le Hezbollah, le mouvement Amal, et nombre de partis prosyriens chrétiens et musulmans.Hide Footnote rassemblées autour du Hezbollah, elle considère que le gouvernement du Premier ministre Siniora est inconstitutionnel, suite à la démission des ministres chiites, puisqu’il ne représente plus toutes les communautés libanaises comme l’exige la Constitution[fn]Le paragraphe J du préambule de la Constitution libanaise dispose qu’« aucune légitimité n’est reconnue à un quelconque pouvoir qui contredise le pacte de vie commune ».Hide Footnote .

Derrière ces accusations d'inconstitutionnalité se cache un phénomène plus profond de désinstitutionalisation de l'État libanais. Nombre d'exemples illustrent cette faiblesse, notamment les deux rounds du « dialogue national » de mars et juin 2006. Quatorze leaders des différentes mouvances politiques du Liban discutaient de questions épineuses, du tribunal international sur l'assassinat de Rafic Hariri au désarmement des camps palestiniens et du Hezbollah. Cette conférence du dialogue national n'illustre que trop la marginalisation de l'État, puisque tant le parlement que le gouvernement ou ses ministères ne peuvent servir de plateforme de dialogue et de débat politique entre les différentes parties libanaises. La majorité des leaders présents à la table du dialogue national n'avaient même pas pris la peine de participer au gouvernement comme ministres, mais y avaient délégué des députés issus de leurs blocs parlementaires respectifs. On peut interpréter cette délégation des postes ministériels à des subalternes comme une manifestation de dédain, comme la revendication d’un positionnement en surplomb des institutions.

L'actuel affaiblissement de l'État n'est pas seulement la conséquence des différends que connaît la scène politique libanaise. La guerre de l'été 2006 et les politiques de certains pays occidentaux n'ont fait que porter un coup de plus au gouvernement, et ce, malgré des positions de soutien clairement affiché au gouvernement Siniora par ces pays, notamment les États-Unis, la France et le Royaume-Uni. Pendant quatre semaines, Washington, Paris et Londres n’ont guère œuvré à une cessation rapide des hostilités entre le Hezbollah et Israël, dans l'espoir que Tsahal vienne à bout de l'arsenal militaire du parti de Dieu. Bien que, depuis le retrait syrien du Liban fin avril 2005, ces pays soient de fervents supporters du gouvernement Siniora, leur priorité a été recentrée sur l'élimination de la force militaire du Hezbollah au détriment de l’appui au gouvernement. Cette nouvelle hiérarchie des priorités, dictée par la guerre de l'été 2006, a indirectement affaibli le gouvernement Siniora. À l’évidence, plus la guerre durait et plus l'État libanais se révélait effacé et inefficace face à l'ampleur des destructions, à l’incapacité de l’armée à défendre ses citoyens et à l'absence de gestion étatique de la catastrophe humanitaire et économique.

Dans un article du quotidien libanais francophone L'Orient-Le Jour[fn]« Convergences et divergences franco-américaines au Liban », L’Orient-Le Jour, 29 décembre 2006,Hide Footnote , Joseph Bahout explique le recentrage des priorités occidentales : « pour les États-Unis, désireux de traiter par l'internationalisation ce qu'ils considèrent comme le caractère criminel du Hezbollah, il s'agit d'obtenir son désarmement par la contrainte, et d'aboutir peut-être à l’émergence d'une coalition libanaise résolument hostile au Hezbollah et positionnant clairement le Liban dans un axe opposé au projet syro-iranien. Tandis que, pour la France, dans la continuité d'un soutien aux forces de la majorité et à son chef, Saad Hariri, ce qui compte c'est l'érosion des capacités militaires du Hezbollah en vue de son intégration politique aux meilleurs coûts pour ses alliés locaux, ainsi qu'une stabilisation proprement libanaise, à même d'assurer la préservation des dynamiques locales de toute ingérence régionale déstabilisatrice aux yeux de Paris, celle de la Syrie au premier chef. »

Deux visions paradoxales de l'identité du Liban

Ce soutien illimité, aussi bien des Américains que des Français, non à l'État libanais trop faible, mais à une de ses composantes politiques, celle qui est antisyrienne et contre le Hezbollah libanais, va inévitablement mener les autres ensembles politiques à la confrontation avec la France et les États-Unis.

Les forces du 14 mars, alliées aux Occidentaux et rassemblées autour de Saad Hariri, sunnite, voient le Liban comme un pays « moderne », pro-occidental, terre d’accueil pour les investissements étrangers et arabes, offrant ses services financiers, touristiques, immobiliers et bancaires à toute la région – une sorte de Hong-Kong local. Le centre-ville et les infrastructures de Beyrouth, héritages de Rafic Hariri et reconstruits après la guerre civile, seraient une vitrine internationale de ce Liban.

L'alliance du 8 mars, notamment le Hezbollah et les forces pro-syriennes, a une vision du pays diamétralement opposée : un Liban forteresse, qui héberge la seule résistance arabe efficace contre Israël, et qui accumule des succès militaires et populaires contre un État hébreu qui ne cesse d’agresser le Liban. Cette identité, qui défend la culture de la résistance (saqafat el mouqawama) source de bravoure et d’honneur, se veut idéologiquement antioccidentale et bénéficiaire des politiques antiaméricaines « gagnantes » de la Syrie et de l’Iran. Elle représente également la concrétisation de l’idéologie politico-religieuse chiite qui prône la culture du martyre. En signe de refus de ce qu’ils appellent la « culture de la mort » et de sa vision sous-jacente d'un Liban bunker, les forces du 14 mars ont initié une énorme campagne publicitaire aux couleurs du drapeau libanais, avec pour seul slogan : « J'aime la vie ».

C'est par rapport à cette opposition de visions que se joue la crise actuelle autour du contrôle du gouvernement. La force qui détiendra ce pouvoir mènera le Liban vers une vision pro-occidentale ou un ralliement à l'axe syro-iranien. Le destin du tribunal international qui aura pour mission de juger les assassins de Rafic Hariri dépend en partie de l’issue de cette crise. Fortement déterminée par un objectif politique d'affaiblissement du régime syrien, la création du tribunal répondrai à une vision pro-occidentale et antisyrienne du Liban. De même, le désarmement – ou non – du Hezbollah pourrait dépendre de cette sortie de crise.

Intérêts locaux, intérêts régionaux, intérêts globaux

La dichotomie pro et antisyrienne, couplée aux idéologies pro-iranienne ou pro-occidentale revêt de plus un aspect confessionnel, les forces pro-syriennes du 8 mars représentant les deux principaux courants chiites au Liban – le Hezbollah et le mouvement Amal –, alors que les forces antisyriennes représentent, entre autres, les sunnites largement ralliés derrière Saad Hariri. Cette nouvelle dynamique de confrontation entre sunnites et chiites a été largement ravivée par les tensions sectaires du conflit irakien, dont les ramifications régionales ne cessent de se développer.

Avec la chute du régime irakien, et face à la montée en puissance de l'Iran chiite au Moyen-Orient, l'Arabie Saoudite et l'Égypte se sont mobilisées pour défendre leurs intérêts économiques et politiques, et ceux des sunnites qu'elles souhaitent représenter. Au Liban, ce rôle s'illustre par la défense des intérêts financiers des Saoudiens[fn]Les pertes occasionnées aux investisseurs saoudiens au Liban par la guerre de l’été 2006 sont estimées à 4,3 milliards de dollars. « Pertes saoudiennes au Liban », Le Commerce du Levant, janvier 2007, p. 9Hide Footnote . Dans le cadre de son soutien au Liban et de son appui politique aux sunnites, notamment à Saad Hariri et à ses alliés, dont le Premier ministre Fouad Siniora, l'Arabie Saoudite a offert 500 millions de dollars de dons au gouvernement libanais à la suite de la guerre de juillet. Parallèlement, les officiels saoudiens se sont réunis, dans un premier temps, avec Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, et Nabih Berry, chef du mouvement Amal, pour tenter de trouver un compromis atténuant la tension. En janvier 2007, toujours dans cette même optique, Naim Qassem, numéro deux du Hezbollah, rencontrait en Arabie Saoudite le roi Abdallah. Quant à l'Égypte, elle tente de préserver son rôle de pivot diplomatique face à la concurrence de Riyad. Bien que le Caire s’identifie  moins dans la défense publique des intérêts sunnites, ses initiatives diplomatiques n’en sont pourtant jamais loin.

Les deux visions opposées du Liban sont aussi en concurrence à l’échelle régionale pour l'identité du Moyen-Orient, avec une alliance du Hezbollah, du Hamas, de la Syrie gouvernée par les Alaouites et de l'Iran chiite, faisant face à un rapprochement des régimes arabes sunnites, dictatoriaux mais pro-occidentaux – l'Arabie Saoudite, l'Égypte, la Jordanie et les pays du golfe Arabo-Persique.

Le jeu politique libanais consiste schématiquement en une succession de cycles de violence, où l’une des confessions du tissu sociopolitique libanais cherche à acquérir une part de pouvoir plus large aux dépens des autres. Face au refus des communautés de diminuer leur part de pouvoir, l'histoire montre que le changement dans la répartition de ces parts ne s’opère qu'à la suite d'une guerre, celle-ci se terminant par l'instauration, sous l'égide d'une force étrangère, d'un nouveau système politique.

Les guerres qui ont eu lieu entre Druzes et maronites dans le Mont-Liban, en 1840 et en 1861, avaient pour but un nouveau partage du pouvoir entre chrétiens maronites, supérieurs en nombre au XIXe siècle, et druzes. La guerre de 1840 ne prit fin qu'avec l'intervention de l'Empire ottoman, qui réorganisait en 1843 le Mont-Liban en deux régions, les Caim Maqamiyat. La guerre de 1861 ne prit fin qu'avec l’envoi par Napoléon III d'un corps expéditionnaire de 7 000 hommes pour assurer l’influence de la France sur l’Empire ottoman affaibli. Durant la brève guerre de 1958, les forces nassériennes tentèrent de mettre fin à l'hégémonie du maronitisme politique sur le Liban, en affrontant le président maronite Camille Chamoun et ses alliés. Cette confrontation locale se superposait aux confrontations idéologiques d'un Moyen-Orient en pleine guerre froide. Le président de la République cherchait à orienter le Liban sur l'axe occidental contre les forces sunnites et nassériennes prosoviétiques. Cette brève confrontation cessa avec le débarquement des marines américains à Beyrouth, lors de l'opération « Blue Bat » en juillet 1958.

Dans cette même optique, une des raisons de la guerre de 1975 était de mettre fin, encore une fois, à l'hégémonie des maronites sur le système politique libanais. Ceux-ci cherchaient à défendre leur vision d'un Liban occidentalisé et détaché du conflit israélo-arabe, ce qui déclencha les violences avec l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), soutenue par de larges portions de la rue musulmane libanaise. La guerre prit fin avec les accords de Taëf, signés en octobre 1989, et la pax syriana sur le Liban. Ces accords ont refondu le système politique et la Constitution libanaise en faveur du Conseil des ministres, présidé par un Premier ministre sunnite. Mais, à son tour, ce système prit fin avec le retrait syrien du Liban en 2005. La présence syrienne au Liban avait favorisé le renforcement du Hezbollah chiite, mais indépendamment du cadre institutionnel et confessionnel libanais. La fin du parapluie politique syrien tend à faire cesser ce favoritisme, et le vide créé pousse le Hezbollah à intégrer le système politique du Liban. Le Hezbollah était réticent à intégrer l’ancien système politique qui ne lui accordait pas de place, d’où la crise actuelle où il réclame, notamment aux sunnites, une plus large part du pouvoir en contrepartie de son intégration. Plus concrètement, la rue chiite revendique un droit de veto sur les décisions d’un gouvernement présidé par un Premier ministre sunnite.

Le déblocage de la crise actuelle et surtout la prévention des crises à venir devront probablement passer par une application plus stricte des accords de Taëf, ou une refonte de l’actuel système. Taëf ayant transformé le système libanais en régime parlementaire, une meilleure application des accords renforcerait le parlement, et par conséquent son président, traditionnellement chiite. Mais certaines voix, notamment chiites, réclament en privé une refonte du système et un nouvel accord, plus favorable à leur communauté. Le déblocage de la crise risque donc de passer par la création de nouvelles institutions, un Sénat, une vice-présidence de la République, ou toute autre qui reviendrait aux chiites. La crise de 2006-2007 verra-t-elle donc la refonte pacifique du système politique libanais en faveur des chiites ?

Le Hezbollah après le retrait syrien

Le Hezbollah chiite a réussi à se développer hors du système confessionnel libanais grâce au parapluie de la présence syrienne. Mais ce système qu’il a évité consiste à partager le pouvoir entre toutes les communautés libanaises, et à prendre les décisions politiques sur la base du consensus. En dehors du système politique, le Hezbollah a réussi à construire ce que ses opposants appellent aujourd'hui ouvertement un État dans l'État, avec des services sociaux efficaces (hôpitaux, écoles, etc.) et une imposante structure armée, dont la sophistication inclut des arsenaux de missiles très variés, des services de renseignement et de contre-espionnage dignes de ceux d'un État à part entière, un réseau de recrutement, une chaîne logistique régionale, une infrastructure de places fortifiées, etc. C’est la convergence des intérêts anti-israéliens entre Damas et le parti de Dieu qui a permis à ce dernier d'échapper au système des accords de Taëf et de se sur-développer par rapport aux autres partis politiques libanais, au bénéfice de la politique syrienne.

La première illustration de cette « marginalisation bénéfique » est que le Hezbollah a été officiellement la seule milice libanaise autorisée à garder ses armes et à développer son arsenal en dépit de la fin de la guerre civile en 1990. Quant aux intérêts de la communauté chiite au sein même de l'État né des accords de Taëf, ils étaient représentés et défendus,, par l'autre faction chiite de taille, le mouvement Amal de Nabih Berry, président de la Chambre des députés.

Les demandes pour le désarmement, et donc l'intégration du Hezbollah dans le système confessionnel libanais, vont se faire de plus en plus pressantes. Le Hezbollah semble s'opposer à cette intégration « forcée », sachant qu’il n'a pu se développer en force politique et militaire à l'aura régionale que grâce à son statut d'acteur autonome et externe au système politique. Son intégration au système confessionnel le réduirait immanquablement à une force politique chiite égale aux autres forces communautaires libanaises, et insignifiante au niveau régional.

En raison du retrait syrien du Liban, qui le prive de la protection de son autonomie politique – clef de son développement militaire et social –, le Hezbollah est pourtant contraint d’intégrer un système confessionnel où se retrouvent toutes les autres forces libanaises. Mais il cherche à l’y intégrer volontairement, et à la carte, pour tenter d’en maîtriser certains aspects, de façon à éviter que le système ne réussisse à le désarmer, et donc à lui faire totalement perdre son autonomie.

À l’évidence, le Hezbollah résiste à son intégration forcée et est donc confronté aux autres communautés, notamment les forces du 14 mars. Ces dernières désirent le voir affaibli au sein du système politique libanais, craignant de perdre elles-mêmes une part du pouvoir à son profit et à celui de la communauté chiite. En outre, ces mêmes communautés, notamment les sunnites et les Druzes, refusent l'intégration « à la carte » du Hezbollah, avec par exemple le pouvoir de nommer des ministres et, par la suite, de bloquer, avec ses alliés, certaines décisions gouvernementales, de peur qu'elles ne réduisent – voire ne suppriment – l'autonomie du parti. Le Hezbollah avait, par exemple, réclamé le ministère des Affaires étrangères dans le gouvernement Siniora, dans l’espoir de pouvoir se défendre contre les tentatives extérieures de le désarmer (notamment à travers la résolution 1559 des Nations unies).

Trois étapes majeures – mais incomplètes – marquent cette intégration progressive du Hezbollah dans le système politique libanais : le retrait israélien du Sud-Liban en 2000, le retrait syrien du Liban en 2005 et la guerre de l'été 2006.

Le retrait israélien du Liban en mai 2000 a permis à nombre de voix locales de réclamer le désarmement du Hezbollah et son intégration au système politique. Mais cette intégration n'était pas dans l'intérêt de la Syrie qui risquait de perdre un de ses atouts régionaux. De plus, Le retrait israélien de 2000 permit à de nombreuses voix de s’opposer ouvertement à la présence syrienne qui ne servait plus de contre poids dissuasif a l’occupation israélienne. Le Hezbollah n'intégra donc pas le système politique et le débat autour de son désarmement, ouvert à cette occasion, restera limité par la problématique des fermes de Chebaa[fn]Les quatorze fermes de Chebaa forment une région de 40 à 100 km², située sur les pentes ouest du mont Hermon, à proximité de la triple frontière entre la Syrie, le Liban et Israël, et occupée par l’État hébreu depuis 1967. Le Hezbollah affirme que cette région controversée est libanaise et doit être libérée par les armes, ce qui justifie son refus de désarmer après le retrait israélien, reconnu par l’Organisation des Nations unies (ONU) en 2000.Hide Footnote .

Dans un deuxième temps, le débat autour du désarmement du Hezbollah passe à la vitesse supérieure et se transforme en réelle controverse nationale avec le retrait syrien du Liban en avril 2005. Les réunions du dialogue national, rassemblant des leaders politiques de toutes confessions, avaient donné lieu à des débats sur le désarmement du Hezbollah. La nature même du débat et la présence de son secrétaire général Hassan Nasrallah avaient pour effet de ramener ce mouvement à l’échelle nationale et de réduire le statut de Hassan Nasrallah, le faisant passer de celui de quasi-légende à celui de leader libanais chiite.

Mais le retrait syrien marquera également l'entrée, éminemment géopolitique, du Hezbollah à Beyrouth, avec l'investissement protestataire du centre-ville. Ce n'est qu'avec ce retrait que le Hezbollah chiite décide d'investir physiquement et pour la première fois l'espace géographique et politique que représente la capitale – ville historiquement à majorité sunnite, mais aussi symbole du pouvoir politique et du système confessionnel libanais. Ironiquement, et à plusieurs reprises depuis la manifestation du 8 mars 2005, le Hezbollah a choisi de rassembler ses centaines de milliers de manifestants sur la place Riad el-Solh, du nom d’un Premier ministre libanais sunnite, figure de l'indépendance du Liban née d'un accord entre sunnites et maronites. Cette intrusion politique de la communauté chiite, elle-même issue d'une avancée démographique des chiites vers Beyrouth et sa banlieue sud, est rapidement perçue par la rue sunnite comme une véritable « invasion ». La situation ne manque pas d'exacerber les divisions entre les deux communautés, sur fond de guerre communautaire en Irak. Sous la présence syrienne, et en signe de marginalisation volontaire, les manifestations populaires et autres cérémonies politico-religieuses n'étaient organisées par le Hezbollah qu'en dehors des limites administratives de Beyrouth, notamment dans son fief de la banlieue sud, surnommée « capitale de la résistance » (Asimat al muqawama). Dans les faits, la banlieue sud représente le centre du pouvoir du Hezbollah, qui fonctionne parallèlement au pouvoir central et multiconfessionnel de Beyrouth. L'organisation de manifestations de soutien au Hezbollah et de contre-manifestations dans le centre-ville de la capitale est une première, symboliquement et politiquement significative : cette « intrusion » du Hezbollah dans l'espace politique central représente un choix stratégique d'intégration voulue dans le système, pour une meilleure protection de ses armes.

La guerre de l'été 2006 entre le Hezbollah et Israël marque une troisième étape décisive sur le chemin d'une intégration par la force du parti de Dieu dans le système libanais. À la suite des accords du Caire de 1969 entre l'armée libanaise et les factions palestiniennes opérant au Sud-Liban, l'armée s’est retirée de cette zone pour n'y revenir qu'en 2006, en application de la résolution 1701 des Nations unies qui mettait fin aux combats de l'été 2006. Le déploiement de l'armée libanaise dans un territoire précédemment sous contrôle du Hezbollah depuis le retrait israélien est donc un événement politique majeur, qui marque le retour de l'État au Sud-Liban après trente-cinq ans d'absence. Ce signe de réintégration forcée de cette partie du « Hezbollahland » à l'État libanais limite considérablement les capacités militaires et de mobilité du parti de Dieu. L'affaiblissement du Hezbollahland au Sud-Liban pousse donc ce mouvement à investir encore plus le pouvoir dans la capitale, pour sécuriser politiquement une situation militaire fragilisée au Sud.

Les règles du jeu que suit le Hezbollah dans ses négociations politiques avec les pôles du pouvoir à Beyrouth n’appliquent pourtant pas nécessairement les principes préétablis de gestion du système confessionnel libanais. Ainsi, dans sa tentative de forcer la majorité parlementaire du 14 mars pour s'accorder, ainsi qu'à ses alliés, un pouvoir de blocage du gouvernement, le parti de Dieu a décidé de recourir aux manifestations populaires. Cette décision du principal représentant de la communauté chiite d’en appeler à la rue pour renverser un Premier ministre sunnite constitue un franchissement clair des lignes rouges, implicitement définies, du jeu politico-communautaire au Liban – ce qui ne manque pas de rendre la situation explosive. Pour leur part, les habitués de ce jeu prennent soin de ne pas dépasser, du moins en tant de paix, ces lignes rouges implicitement définies. C'est ainsi que, à la suite du retrait syrien, l’influent patriarche maronite Nasrallah Sfeir s'était fermement opposé à l'éviction du président de la République maronite par de telles manifestations, et ce, malgré les demandes pressantes des forces du 14 mars. La logique du jeu politico-communautaire libanais refuse qu'un président, bien que discrédité comme pro-syrien, mais dont le statut de chef d'État symbolise toujours le pouvoir politique de la communauté maronite, soit renversé de force, par la rue et sans consensus.

Le Hezbollah a donc décidé de passer outre cette règle. Ce passage à l'acte qui transgresse les règles peut être interprété de deux manières différentes : soit, longtemps acteur à part développé hors système, il ignore les règles du jeu par manque d'expérience ; soit il les connaît et décide de ne pas les suivre, et d'imposer les siennes au système confessionnel libanais. Il s’agirait de changer ces règles pour pouvoir conserver ses armes, ce qu'il perçoit désormais comme une question de vie ou de mort.

Les chrétiens, leurs divisions et la confrontation entre sunnites et chiites

La présence syrienne au Liban de 1990 à 2005 a entraîné la marginalisation politique et, dans une moindre mesure, économique et culturelle des chrétiens du Liban, notamment des maronites majoritaires. Les leaders des trois principaux partis politiques chrétiens de l'ère post-syrienne, opposants à divers degrés à la présence syrienne au Liban, avaient été mis hors d'état de nuire par Damas. Michel Aoun, chef du Courant patriotique libre (CPL), avait été forcé à l'exil en France ; Amine Gemayel, ancien président de la République et leader des Phalanges , s'était exilé en France puis aux États-Unis et Samir Geagea, chef des Forces Libanaises (FL), avait été condamné à la prison à vie, purgeant sa peine dans les sous-sols du ministère de la Défense. Le départ des troupes syriennes ramenait Aoun et Geagea sur l'échiquier politique. Amine Gemayel était, lui, rentré d’exil en 2000.

Cette marginalisation, était synonyme d'absence d'un leadership chrétien semblable à celui de Hassan Nasrallah sur les chiites, de la famille Hariri sur les sunnites ou du leader druze Walid Joumblatt sur sa communauté. Toute communauté libanaise considère que ce monopole sur le leadership – le plus souvent féodal – d'une confession est vital pour la défense de ses intérêts en l'absence d'un État de droit fort. Le retour du général Michel Aoun, jusque-là intègre aux yeux de beaucoup (exilé loin des sphères corrompues du pouvoir) et farouchement antisyrien, remplit soudainement l’important vide de près de quinze ans dans le leadership chrétien. Sa popularité, notamment dans les classes moyennes urbaines, excédait alors les attentes de nombre de ses opposants politiques. Aux élections législatives de mai-juin 2005, les 21 députés du bloc Aoun avaient bénéficié d'un momentum exceptionnel, voguant sur la vague antisyrienne née de l’assassinat de Rafic Hariri.

Au vu de cette popularité dans la rue chrétienne, Michel Aoun juge qu'il lui revient de droit d'être président de la République, poste traditionnellement attribué à un maronite. Ancien ennemi de guerre de Walid Joumblatt et de Samir Geagea, alliés de Saad Hariri dans le mouvement du 14 mars, et fervent critique, pendant plus d'une décennie, des politiques économiques de Rafic Hariri, les forces du 14 mars s'opposent à sa candidature au poste de chef de l'État. C'est ainsi que le général Aoun décide d'offrir son soutien au Hezbollah contre les forces du 14 mars, actuellement au gouvernement et qui s'opposent à ce mouvement. Il scelle cette alliance politique par la signature, avec Hassan Nasrallah, d'un « protocole d’accord » en février 2006. En échange, et en théorie, le Hezbollah chiite et ses alliés, regroupés au sein des forces du 8 mars, lui offrent leur soutien pour sa candidature à la présidence de la République lors de la prochaine élection présidentielle.

Ce choix d’alliance avec le Hezbollah a été consolidé par la guerre de l'été 2006, où le soutien moral du CPL au Hezbollah n’a pas failli. Mais cela pourrait valoir au général Aoun la perte d'une part du soutien populaire dont il bénéficiait, et contribue, entre autres éléments, à la division historique des chrétiens. Parmi ces derniers, nombreux sont ceux qui soutiennent la vision d'un Liban libéral, centre économique régional loin de la vision du bunker invaincu, du Hezbollah. Lors des prochaines élections, et en signe de mécontentement, une part importante des voix flottantes précédemment favorables à Aoun pourraient aller aux autres partis politiques chrétiens. Les Phalanges pourront probablement récolter un certain nombre de voix du fait de l'assassinat, le 21 novembre 2006, de Pierre Gemayel, petit-fils du fondateur du parti. Les FL, politiquement revigorées par le retour sur la scène de leur chef Samir Geagea, pourront à leur tour gagner certaines de ces voix grâce à un refinancement important, une idéologie remise à l'ordre du jour par le renouvellement des idées sécessionnistes – perçues comme une issue possible de la crise – et une restructuration du parti qui s'illustre, notamment, par la récente ouverture de dizaines de bureaux dans les régions chrétiennes. En définitive, le CPL risque de perdre une part importante des votes flottants au détriment de votes blancs et d'un retour très relatif des chrétiens au boycott des prochaines élections. Toujours est-il que Aoun a su démontrer, malgré des choix qui peuvent être perçus comme erronés, qu'il possédait toujours un important réservoir de sympathisants fidèles et convaincus. Il pourra donc minimiser ses pertes de popularité et rester en tête des forces politiques chrétiennes, sans en avoir toutefois le monopole.

Ces divisions, qui affaiblissent considérablement l'influence politique des chrétiens sur le devenir du Liban limite toutefois, au court terme, les risques de conflagration religieuse avec les musulmans. Mais dans les débats politiques, il est de plus en plus question d'un avenir instable, ponctué d'assassinats politiques ou de violences sectaires. D’ores et déjà, nombre d'analystes tentent d'imaginer les scénarios d'une nouvelle guerre civile au Liban. Certains parlent de simples affrontements de rue semblables a ceux de 1958 mais qui opposent cette fois sunnites et chiites, d’autres parlent de réarmement des milices et d’une guerre semblable à celle de 1975, et finalement d’autres voient l’avenir dans une guerre à l’irakienne avec des voitures piégées dans des quartiers populaires fortement dominés par une confession donnée.

 

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