Dialoguer avec la Syrie, une nécessité
Dialoguer avec la Syrie, une nécessité
Op-Ed / Middle East & North Africa 5 minutes

Dialoguer avec la Syrie, une nécessité

La mise en oeuvre d'un tribunal international chargé de statuer sur l'assassinat de l'ancien premier ministre libanais Rafic Hariri ne se limite pas à exiger que justice soit faite. Ce processus judiciaire répond aussi aux objectifs pragmatiques poursuivis par chacun de ses trois principaux partisans.

Pour la France, il s'agit - au-delà des désirs de vengeance prêtés à Jacques Chirac - de "sanctuariser" le Liban grâce à la force dissuasive d'un procès spectaculaire ; il convient plus exactement de protéger le Liban de son voisin syrien, soupçonné par beaucoup d'être impliqué dans l'assassinat du premier ministre.

Au Liban, les Forces du 14 mars, une coalition dont Saad Hariri est un des piliers, entendent quant à elles parachever la "révolution du cèdre", cette vaste mobilisation populaire qui en 2005 avait conduit au départ des forces syriennes. Leur but consiste à se protéger d'éventuelles représailles syriennes et de proscrire tout retour à la tutelle de Damas. Au passage, les Forces du 14 mars, qui dominent le gouvernement libanais, comptent porter un coup décisif à leurs adversaires intérieurs, au premier rang desquels le Hezbollah.

Vu des Etats-Unis, enfin, le Liban est une pièce sur un échiquier à dimension régionale ; la partie qui s'y joue vise à affaiblir un axe Hezbollah-Syrie-Iran. Le tribunal doit permettre de renforcer la pression sur Damas en faveur d'une rupture de son alliance avec Téhéran, de ses fournitures d'armes au Hezbollah, sans parler de son soutien au Hamas. De telles exigences reviennent à espérer une capitulation du régime syrien, qui considère justement ces relations comme ses principales "cartes " pour défendre ses intérêts et contrecarrer toute tentative extérieure de déstabilisation du pays.

En un sens, ce processus judiciaire est donc foncièrement politique, investi d'objectifs qui dépassent la seule quête de vérité et de justice. Même si le projet de résolution ne mentionne à aucun moment la Syrie, son régime est dans la ligne de mire et la portée pratique du procès est dans tous les esprits.

Pourtant, même si l'implication de Damas était démontrée de façon accablante, il y a fort à parier que la Syrie se refusera à livrer des inculpés notables. Elle ne pourrait le faire sans s'accuser d'elle-même, perdre la face et s'exposer à l'ouverture d'autres dossiers à la faveur de possibles révélations devant le jury - le tout sans la moindre perspective de voir s'atténuer l'hostilité de ses détracteurs. Dans une telle hypothèse, le tribunal international condamnerait les coupables par contumace, tandis que la Syrie rendrait sa propre justice, comme l'a promis le président Bachar Al-Assad, en jugeant d'éventuels responsables - voire boucs émissaires - pour haute trahison.

Ce scénario décrit une trajectoire de collision qui ne servira les intérêts d'aucun de ses protagonistes. En effet, de quelles sanctions disposerait la communauté internationale à l'égard d'un régime syrien dont la culpabilité aurait été démontrée ? Certains suggèrent un embargo sévère, mais celui-ci porterait gravement atteinte au Liban, dont le commerce transite par la Syrie et dont l'économie est dangereusement fragilisée. L'isolement diplomatique de Damas a déjà montré ses limites.

Enfin, une tentative de renversement du régime, que certains faucons libanais appellent de leurs voeux, laisserait le pays du Cèdre plus vulnérable que jamais. La Syrie est loin d'avoir pleinement exploité le potentiel de déstabilisation dont elle y dispose. Et, même si ces rêves de faucons étaient exaucés, le Liban survivrait-il à un nouveau scénario à l'irakienne... à ses portes cette fois ? A vrai dire, les partisans du tribunal peinent à réconcilier le processus judiciaire avec les fonctions politiques qu'ils lui prêtent. De fait, la poursuite du processus actuel ne livrera pas les coupables, ne protégera pas le Liban et ne mènera pas aux changements que l'Occident souhaite voir s'opérer en Syrie.

La France notamment semble aveugle : alors que Paris jouissait il y a peu d'excellentes relations avec la Syrie et d'un enracinement historique au Liban, ses positions reviennent à monter le Liban contre la Syrie et une moitié de la population libanaise contre l'autre. A mesure que la crise s'approfondit et que le Liban vacille, la France sacrifie toujours davantage son rôle de médiateur, pourtant indispensable à la stabilité d'un petit pays où tout repose sur de savants équilibres. C'est la position de la France qui en ressort affaiblie, et ce des deux côtés de la frontière.

Il est de toute façon illusoire de prétendre "sanctuariser" le Liban en y soutenant un gouvernement perçu comme hostile par la Syrie, qui dispose de capacités d'action sur le terrain libanais dépassant de loin celles des Etats occidentaux. La France doit tâcher de retrouver sa crédibilité en facilitant une redéfinition et une normalisation des relations entre ces deux voisins inextricablement liés. Bien sûr, il ne s'agit pas de donner à la Syrie un blanc-seing pour le Liban, où elle a recouru à des procédés impardonnables. Ceux-ci ont un prix, qui a en partie été payé : la Syrie a dû retirer ses troupes dans des conditions dégradantes et les anciens hauts responsables du dossier libanais ont quasiment tous été châtiés. Mais il reste à rassurer la population libanaise sur l'impossibilité d'un retour au passé : vexations, pillage des ressources, intimidation de la classe politique, sans même parler des présomptions graves d'assassinats politiques. L'ouverture d'une ambassade syrienne à Beyrouth, des clarifications sur le sort des nombreux "disparus" libanais et le tracé définitif des frontières feront beaucoup, le jour venu, pour montrer que la domination est une pratique révolue.

Quant au tribunal, il n'aidera à tourner une page dans les relations syro-libanaises qu'à la condition d'éviter une confrontation avec Damas - qui se fera inévitablement au détriment du Liban. D'où la nécessité, paradoxalement, de renouer un dialogue avec Damas, en remettant sur la table la question du Golan, en relançant prudemment les négociations avortées pour un partenariat économique avec l'Union européenne, en envisageant des formes de coopération sur le dossier irakien. La normalisation des relations entre Beyrouth et Damas ne saurait se passer d'une normalisation parallèle - mais conditionnelle - entre la Syrie et l'Occident : c'est elle qui fournira les leviers nécessaires pour exiger de la part de Bachar Al-Assad des concessions significatives au Liban.

D'un côté, donc, le processus judiciaire doit suivre son cours sans ingérences politiques. De l'autre, des ouvertures sont nécessaires puisque, mises dans la balance, elles placeraient la Syrie devant un dilemme : payer le prix des errements du passé (notamment en reconsidérant les questions des relations diplomatiques, des disparus et des frontières) et voir naître en échange de nouvelles sources de légitimité, aussi bien sur la scène internationale qu'en interne, grâce à des avancées sur le Golan et davantage d'investissements étrangers ; ou replonger dans une ère de sanctions et d'opprobre.

La France, qui semble foncer tête baissée vers la confrontation, se doit de reprendre de la hauteur, pour ne pas sacrifier le Liban à ce qui a fini par ressembler à une vendetta personnelle.

Contributors

Profile Image
Profile Image

Subscribe to Crisis Group’s Email Updates

Receive the best source of conflict analysis right in your inbox.