Sauver les Syriens ne passe pas nécessairement par une intervention
Sauver les Syriens ne passe pas nécessairement par une intervention
Op-Ed / Middle East & North Africa 3 minutes

Sauver les Syriens ne passe pas nécessairement par une intervention

De tous les bouleversements qui agitent le Moyen-Orient, la crise syrienne est certainement le plus inquiétant, parce qu'elle mêle des intérêts décisifs à des peurs existentielles, des ambitions naïves, et des ingérences potentiellement explosives. Le soulèvement populaire se double graduellement d'un rapport de force international dont les objectifs non avoués visent à contenir l'Iran et affaiblir le Hezbollah. La sécurité d'Israël en constitue, inévitablement, l'arrière-plan. Mais ce glissement vers un conflit régional progresse sous couvert d'un argumentaire humanitaire, qui fait craindre que l'Occident ne s'engage une fois de plus dans une guerre qui n'en porterait pas le nom - et qui, contrairement à la Libye, pourrait dépasser sa capacité à la mener à terme. 

Le cas syrien pose un dilemme douloureux. Le régime a eu recours à des formes de violence de plus en plus extrêmes. Il se satisfait aujourd'hui de l'émergence de groupes armés pour rejeter toute distinction entre manifestants et « terroristes ». Soucieux d'exacerber les tensions confessionnelles au sein d'une société plurielle et fragile, il porte une lourde responsabilité dans l'amorce de dynamiques de guerre civile. Des promesses de réformes, significatives sur le papier, ont perdu toute substance à mesure qu'une logique nihiliste prenait le dessus : « nous ne tomberons pas sans entraîner dans notre chute le pays et la région ». La survie du régime se traduit de fait par l'érosion des institutions étatiques, l'apparition d'une culture milicienne, la destruction de l'économie, l'expansion de la criminalité, et bien sûr la multiplication des victimes. Le régime ne proposant aucune issue, les appels à une « intervention étrangère » sont devenus un leitmotiv des manifestants.

Le Conseil national syrien, coalition de l'opposition, en a fait son cheval de bataille, multipliant les efforts de lobbying en faveur d'une « intervention » aussi urgente que mal définie, et allant jusqu'à promettre qu'il adoptera, s'il parvient au pouvoir demain, une posture conforme aux intérêts de ceux qui le soutiennent aujourd'hui, dans le monde arabe et en Occident. Et l'idée fait son chemin. En France, Alain Juppé a évoqué des « corridors humanitaires », dont la protection nécessiterait pourtant un appui militaire. La Turquie offre un refuge à des soldats syriens dissidents revendiquant des attaques en territoire syrien, et envisage des « zones tampon » pour abriter d'éventuelles vagues de réfugiés. Pour la première fois, l'emprunte financière du Qatar devient sensible au Liban-Nord, zone poreuse qui se prête à tous les échanges avec la Syrie, trafic d'armes compris. 

Pour l'instant, rien ne permet de confirmer les rumeurs sur l'implication de services de renseignement étrangers (français par exemple) au soutien des groupes armés qui se multiplient sur le terrain ; et les perspectives d'une opération à la libyenne paraissent lointaines. Mais la régionalisation insidieuse du conflit enclenche une dynamique dangereuse en soi. Elle ouvrirait la porte à une implication croissante de l'Iran et du Hezbollah, dont le soutien au régime est resté jusqu'à ce jour bien en deçà de leurs capacités.

En fait, l'ensemble des parties concernées se refuse à accepter l'articulation étroite et problématique qui relie crise domestique et conflit stratégique. Le régime, ses sympathisants et ses alliés ne veulent voir qu'un complot international, qui les autoriserait à traiter les manifestants avec la brutalité et le mépris dus à l'ennemi. Cette attitude les rend vulnérables, en aliénant toujours plus de Syriens, et en offrant toutes les justifications pour que leurs adversaires saisissent l'occasion. La lutte n'en devient que plus existentielle à mesure qu'ils s'enferment dans cette impasse autodestructrice. 

Les détracteurs du régime, à l'inverse, aimeraient réduire le conflit à sa dimension interne. L'opposition en exil, la Turquie, la Ligue arabe et l'Occident laissent croire que la communauté internationale se contenterait de secourir les manifestants, plutôt que d'exploiter leur cause pour en promouvoir d'autres.

Déjà, la complaisance exprimée face à la répression à Bahreïn, la recherche obstinée d'une solution négociée au Yémen, et le silence radio sur l'Arabie saoudite illustrent amplement à quel point les calculs stratégiques supplantent les positions de principe. Si la sauvagerie du régime syrien en fait un cas particulier, il est d'autant plus regrettable que la réponse internationale à ce défi moral soit minée par ses contradictions prosaïques. Ainsi, la notion d'intervention étrangère, conceptualisée comme le moyen de mettre fin à une impasse coûteuse sur le terrain, risque surtout d'en déplacer les enjeux, vers une régionalisation du conflit qui pourrait être plus coûteuse encore.

Dans ce rapport de force, les pressions politiques relèvent d'un registre d'action légitime, bien sûr. Les sanctions économiques sont plus ambiguës : leur extension catalyse un effondrement de l'économie syrienne qui pourrait se muer en crise humanitaire. En revanche, toute stratégie de subversion, via un soutien actif aux groupes armés sur le terrain, sans parler d'une intervention militaire directe, est à proscrire.

Une résolution onusienne excluant toute option militaire, appelant toutes les parties à cessez le feu et stipulant le déploiement d'observateurs arabes, occidentaux, russes et chinois, pourrait être le meilleur moyen d'obtenir un consensus international auquel le régime serait sensible, et d'assurer une protection des civils sur le terrain. Il est temps de circonscrire le foyer de crise syrien, plutôt que de précipiter son extension.

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