Commentary / Middle East & North Africa 9 minutes

Trouver le juste équilibre avec l’Iran

La répression par Téhéran des manifestations antigouvernementales et l'approfondissement de la coopération militaire avec la Russie ne cessent d’empirer les relations entre l'Iran et l'Europe. Dans cet extrait de l’édition de printemps de la Watch List 2023, Crisis Group exhorte l'UE à redoubler d'efforts pour désamorcer les tensions.

Les relations entre l’Europe et l’Iran sont plus tendues qu’elles ne l’ont été depuis des années. Les tensions sont dues à trois facteurs principaux : l’impasse dans laquelle se trouvent les négociations sur le rétablissement du Plan d’action global conjoint (JCPOA en anglais), l’accord nucléaire de 2015, alors que Téhéran continue à développer ses activités nucléaires, le renforcement de la coopération militaire de l’Iran avec la Russie dans le sillage de l’invasion totale de l’Ukraine et la répression brutale par le régime des manifestations antigouvernementales organisées dans tout le pays depuis la mi-septembre 2022. Parallèlement, les tensions chroniques entre l’Iran et ses alliés, d’une part, et les Etats-Unis et Israël, d’autre part, ont pris une direction inquiétante qui pourrait voir des représailles, notamment au Levant, dégénérer en un embrasement plus large.

Pris dans la tourmente, l’Union européenne et ses Etats membres n’ont pas d’orientation générale claire dans leur politique à l’égard de l’Iran. Pendant des années, ils ont principalement accompagné la désescalade entre l’Iran et ses différents adversaires, notamment en aidant à négocier l’accord nucléaire et en s’efforçant de le sauver lorsque les Etats-Unis s’en sont retirés unilatéralement en 2018, sous la présidence de Donald Trump. Ils se sont également attaqués à d’autres questions importantes, par exemple en maintenant les sanctions contre l’Iran au vu de son déplorable bilan en matière de droits humains, mais ils se sont efforcés de séparer ces politiques de leur ambition de sauver le JCPOA et d’apaiser les tensions au Moyen-Orient. Au cours des huit derniers mois, les attaques permanentes du régime contre les manifestants et la fourniture d’armes à la Russie ont amené l’UE à changer quelque peu de cap. Elle devrait pourtant essayer de redynamiser ses efforts pour contribuer à réduire les tensions dans la région – notamment alors que les relations entre Téhéran et ses rivaux arabes du Golfe s’améliorent – même si elle continue à travailler pour juguler l’Iran sur d’autres fronts. Aussi mauvaise que soit la situation actuelle, une crise nucléaire conduirait à une escalade armée au Moyen-Orient et serait bien pire.

L'EU et ses Etats membres devraient :

  • Accompagner les prémices du rapprochement entre l’Iran et les Etats arabes du Golfe comme étant une voie vers une plus grande stabilité régionale. Les initiatives européennes qui contribuent à faire progresser les échanges techniques sur des projets communs dans les domaines de la santé et de l’environnement, par exemple, pourraient renforcer la confiance et éventuellement ouvrir la voie à des pourparlers sur une coopération régionale en matière de sécurité.
  • Continuer d’exhorter Téhéran à renoncer à développer sa coopération militaire avec Moscou, tout en réexaminant l’efficacité des mesures restrictives sur le transfert de la technologie des drones et des missiles à l’Iran.
  • Assortir les mesures punitives contre les responsables du régime et les organisations impliquées dans les violations des droits humains de mesures proactives – détaillée ci-dessous – visant à aider les citoyens iraniens, tout en gardant les canaux diplomatiques ouverts malgré les nombreux points de friction avec le régime.
  • S’efforcer d’éviter la perspective d’une crise nucléaire aggravée en communiquant discrètement à Téhéran des lignes rouges permettant de maintenir la situation en deçà d’un seuil susceptible de déclencher un rétablissement des sanctions de l’ONU par l’Europe, qui entrainerait à son tour un retrait de l’Iran du traité sur la non-prolifération (TNP), ou une action militaire des Etats-Unis et/ou d’Israël. Parallèlement, formuler des alternatives diplomatiques viables, telles qu’un accord plus limité plafonnant les activités les plus sensibles de l’Iran en matière de prolifération si les efforts visant à relancer l’accord nucléaire de 2015 restaient dans l’impasse.
Le président russe Vladimir Poutine rencontre le président iranien Ebrahim Raisi à Téhéran, Iran, le 19 juillet 2022. Site du président / WANA (West Asia News Agency) / Handout via REUTERS

La tourmente et une détente qui arrive à point nommé

Depuis septembre 2022, les actions du régime iranien à l’intérieur et à l’extérieur du pays ont considérablement durci l’attitude de l’Europe à l’égard de la République islamique. L’Europe ne concentre plus son attention sur la question nucléaire, qui était jusque-là au cœur même des politiques européennes, pour se consacrer aux livraisons d’armes de Téhéran à Moscou et aux violations à répétition des droits humains de la population iranienne dans le cadre des manifestations antigouvernementales qui s’organisent dans tout le pays.

L’Europe a adopté une position plus ferme à l’égard de l’Iran dans le contexte de l’impasse dans laquelle se trouvent les négociations nucléaires. En tant que gardienne du JCPOA, l’UE s’est fortement impliquée pour maintenir le pacte depuis que le gouvernement Trump a menacé sa survie en se retirant de l’accord. L’Europe a accueilli avec enthousiasme le projet du président Joe Biden de réintégrer le JCPOA. Les négociations qui ont suivi auraient pu aboutir à plusieurs reprises, mais elles stagnent depuis septembre 2022, date à laquelle Téhéran a rejeté une proposition globalement acceptable pour les Etats-Unis, ainsi que pour les autres parties à l’accord, à savoir la Russie, la Chine et le groupe E3 (France, Allemagne et Royaume-Uni). Entretemps, l’Iran a intensifié ses activités nucléaires, qui présentent un risque croissant en matière de non-prolifération, la durée de breakout (délai nécessaire pour produire assez d’uranium enrichi pour fabriquer une arme atomique) étant estimée à moins de deux semaines et la surveillance internationale des installations étant limitée. En mars, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) et l’organisation iranienne de l’énergie atomique ont convenu de faciliter l’accès de l’AIEA aux installations compte tenu des inquiétudes de plus en plus pressantes en matière de garanties, mais peu de progrès ont été accomplis. Le Conseil des gouverneurs de l’AIEA se réunira début juin, et les gouvernements occidentaux pourraient alors décider de demander une nouvelle fois un vote censurant l’Iran pour non-conformité, ce qui exacerberait les tensions. Une autre situation explosive se profile en octobre, lorsque les restrictions imposées par les Nations unies sur le programme de missiles balistiques de l’Iran expireront. Les Etats-Unis et les trois pays européens signataires du JCPOA auraient discuté d’alternatives à l’accord de 2015 si l’impasse diplomatique devait perdurer, mais il n’y a pas de consensus sur la forme que pourraient prendre ces alternatives, et encore moins d’accord de la part de la Russie et de la Chine, sans parler de l’Iran lui-même.

Téhéran a également déclenché la colère des capitales européennes en envoyant des armes conventionnelles à la Russie ... qui sont utilisés en Ukraine.

Téhéran a également déclenché la colère des capitales européennes en envoyant des armes conventionnelles à la Russie, y compris des drones armés qui sont utilisés en Ukraine. L’Iran nie avoir envoyé ces armes (et la Russie nie les avoir reçues) mais les gouvernements occidentaux sont convaincus que ces transferts ont bien eu lieu, qu’ils violent les restrictions des Nations unies, que Moscou a utilisé les drones iraniens pour frapper des cibles civiles et que Téhéran pourrait recevoir en retour des armements russes, notamment des avions sophistiqués et des systèmes de défense antimissile. Les capitales européennes ont collaboré avec Washington pour limiter les transferts de drones et ont demandé à Téhéran de ne pas approvisionner Moscou en missiles balistiques, une demande jusque-là respectée.

La troisième raison du durcissement de la position de l’Europe est la crise des droits humains en Iran. Au cours des huit derniers mois, le pays a connu l’explosion d’un malaise profondément ancré, auquel le régime a répondu par une combinaison de répression sévère et de concessions tactiques superficielles. Les manifestations qui ont débuté en septembre 2022 ont perdu de leur ampleur et de leur portée, mais les griefs sociaux et politiques sous-jacents, en particulier chez les femmes et les jeunes, restent largement ignorés. Les difficultés économiques résultant d’une inflation et d’un chômage élevés pourraient également alimenter de nouveaux troubles. Jusqu’à présent, les dirigeants semblent peu enclins à prendre les mesures structurelles qui permettraient de désamorcer la colère populaire qui anime le mouvement de protestation et restent prêts à employer la coercition pour dégager les rues.

Le traitement sévère infligé par le régime aux manifestants pacifiques, dont beaucoup sont des femmes, a gravement nui aux relations entre l’Europe et l’Iran. Il a également conduit à une mobilisation inédite des Iraniennes et Iraniens de la diaspora européenne qui ont fait pression sur les responsables élus pour qu’ils adoptent une ligne plus dure à l’égard des dirigeants de Téhéran. Les préoccupations sont d’autant plus aigües pour plusieurs Etats membres de l’UE que certains de leurs propres citoyens sont détenus dans les prisons de la République islamique, qu’un ressortissant suédo-iranien a été récemment exécuté et qu’un citoyen germano-iranien risque lui aussi la peine de mort. L’UE a réagi aux violations des droits humains en adoptant sept séries de sanctions depuis octobre 2022, la dernière étant entrée en vigueur le 24 avril. Les Etats membres ont également eu recours à des messages publics et à des forums internationaux pour demander des comptes au gouvernement iranien.

Il y a une lueur d’espoir dans ce sombre tableau. Les efforts de normalisation entre l’Iran et l’Arabie saoudite, lancés par un accord conclu en mars sous la médiation de la Chine, pourraient contribuer à réduire les tensions dans le Golfe, qui ont pris de l’ampleur ces dernières années lorsque l’Iran et ses alliés locaux se sont opposés à des gouvernements alignés sur l’Occident. Le réchauffement des relations irano-saoudiennes, ainsi que la détente de Téhéran avec d’autres capitales arabes du Golfe, pourraient contribuer à la désescalade de la guerre au Yémen et à la réduction des menaces pesant sur le transport maritime international. Ils pourraient également ouvrir un espace de dialogue sur la sécurité régionale et permettre une meilleure coopération économique et technique sur des questions d’intérêt mutuel, telles que la santé publique et l’environnement.

Pourtant, la situation régionale est plutôt inquiétante. Le rapprochement irano-saoudien est une évolution positive mais il est trop tôt pour dire si les deux pays seront en mesure de résoudre tous leurs désaccords, sans même parler de commencer à travailler ensemble aux niveaux bilatéral ou sous-régional. Parallèlement, l’Iran et Israël restent à couteaux tirés sur plusieurs fronts, notamment en ce qui concerne les avancées du programme nucléaire iranien et ce qu’Israël considère comme le soutien à et la coordination de Téhéran avec divers groupes au Liban, en Syrie et dans les territoires palestiniens occupés par Israël, notamment le Hamas et le Hezbollah, qu’Israël considère comme une menace. A court et à moyen termes, la meilleure option possible dans les relations entre l’Iran et Israël pourrait être un équilibre très instable ponctué de frappes aériennes, d’opérations cybernétiques et d’actions secrètes occasionnelles – plus ou moins le statu quo de ces dernières années. Cela dit, dans le pire scénario possible, certains éléments déclencheurs, nucléaires et/ou locaux pourraient conduire à une escalade brutale de grande ampleur.

Ce que l'EU et ses Etats membres peuvent faire

Dans une certaine mesure, la réorientation de l’approche de l’Europe – une prise de distance par rapport à la question nucléaire pour se concentrer sur d’autres problèmes – aurait dû être adoptée il y a longtemps mais la nouvelle politique n’aboutira pas si elle consiste uniquement à pénaliser l’Iran alors même que l’Europe avait critiqué à juste titre les Etats-Unis lorsqu’ils avaient emprunté cette voie sous le gouvernement Trump. L’Europe devrait également envisager des portes de sortie et des domaines d’implication possibles. Pour ce faire, Bruxelles et les capitales des Etats membres devraient tirer le meilleur parti de leurs canaux de communication existants avec le gouvernement iranien, y compris leurs missions diplomatiques dans le pays, tout en adoptant une approche stratégique reposant sur des moyens coercitifs et constructifs.

La progression des échanges diplomatiques saoudo-iraniens offre l’occasion de réintégrer l’Iran dans le cadre d’un effort sous-régional visant à développer la coopération dans des domaines d’intérêt commun, tels que la santé et les projets environnementaux. Les initiatives européennes qui contribuent à faire progresser les échanges techniques entre l’Iran et les Etats arabes du Golfe pourraient ramener la confiance entre des rivaux de longue date et déboucher peut-être, à terme, sur des discussions portant sur la coopération régionale en matière de sécurité.

L’UE et ses Etats membres devraient faire passer à l’Iran un message cohérent et coordonné pour lui signifier qu’il faut qu’il mette un terme au renforcement de sa coopération militaire avec la Russie.

L’UE et ses Etats membres devraient faire passer à l’Iran un message cohérent et coordonné pour lui signifier qu’il faut qu’il mette un terme au renforcement de sa coopération militaire avec la Russie. Parallèlement, ils devraient, en coordination avec les Etats-Unis, mettre en place des politiques susceptibles de limiter l’accès aux composants utilisés dans le développement des drones, comprenant notamment des mesures restrictives de contrôle des exportations, et aider l’Ukraine à se défendre plus efficacement contre ces armes. Il est peu probable que Téhéran fasse marche arrière, notamment parce que les relations avec Washington restent tendues et que le régime considère que des liens plus étroits avec Moscou vont dans le sens de ses intérêts stratégiques. Mais les acteurs européens conservent leur influence, à condition qu’ils parlent d’une seule voix, et ils ont tout intérêt à éviter une nouvelle détérioration des relations.

En ce qui concerne les violations des droits humains, l’UE et les Etats membres jouent la surenchère avec le régime en ajoutant sept séries de sanctions, mais ils pourraient en faire plus pour aider directement les citoyens iraniens. Les initiatives qui soutiennent l’accès à l’internet, offrent des visas aux activistes et journalistes iraniens à risque et financent des projets non gouvernementaux ou multilatéraux dans des domaines tels que les droits des femmes, la santé et la protection de l’environnement méritent toutes d’être prises en considération si les acteurs européens veulent jouer un rôle positif sur le terrain.

Enfin, l’Europe devrait persévérer dans ses efforts pour persuader l’Iran de mettre un terme à son escalade nucléaire. Augmenter les niveaux d’enrichissement de l’uranium, qui sont déjà dangereusement proches de la qualité militaire, ou limiter la surveillance internationale pourraient précipiter une initiative de l’E3 pour rétablir les sanctions de l’ONU antérieures au JCPOA. Cette réaction pourrait à son tour inciter l’Iran à se retirer du TNP. L’objectif minimal à court terme devrait être d’éviter cette impasse aux enjeux considérables. Si Téhéran ne permet pas aux inspecteurs de l’ONU d’avoir une plus grande visibilité sur ses sites nucléaires, conformément à son engagement de mars dernier, les gouvernements occidentaux pourraient envisager de faire pression en faveur d’une motion de censure lors de la réunion du Conseil des gouverneurs de l’AIEA en juin et de renvoyer la non-conformité de l’Iran devant le Conseil de sécurité, ce qui ne ferait qu’exacerber les tensions. Mais l’impasse stratégique est plus profonde : huit ans après la conclusion de l’accord nucléaire, cinq ans après le retrait des Etats-Unis et deux ans après des efforts infructueux pour le relancer, le JCPOA semble irrécupérable. Pourtant, personne n’a encore présenté d’alternative convaincante. L’UE et les pays de l’E3 en particulier devraient encourager les Etats-Unis et les autres signataires du JCPOA à élaborer des solutions de repli crédibles à l’accord de 2015 si les efforts pour le relancer ont peu de chances d’aboutir, comme cela semble être le cas. Si la diplomatie nucléaire est dans une « profonde léthargie », comme l’a déclaré un haut diplomate de l’UE, l’activité nucléaire de l’Iran est, elle, loin d’être à l’arrêt.

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