Le monde arabe est-il vraiment en "hiver" ?
Le monde arabe est-il vraiment en "hiver" ?
Is the Middle East’s Makeover a Mirage?
Is the Middle East’s Makeover a Mirage?
Op-Ed / Middle East & North Africa 9 minutes

Le monde arabe est-il vraiment en "hiver" ?

Si le "printemps arabe" suscitait l'enthousiasme aux beaux jours, le pessimisme est désormais de saison. Dans les médias, un glissement sémantique s'est opéré du thème révolutionnaire vers un registre à connotations négatives, où le triomphe des islamistes, les dynamiques de guerre civile, la désillusion et l'impuissance figurent en bonne place. Aussi les commentaires donnent-ils la part belle aux clivages identitaires, au retour en force des réactionnaires, aux ingérences étrangères jugées nécessaires ou désastreuses, ou encore à des processus de réforme en trompe-l'œil.

Il n'y a rien d'étonnant à ce que le moment fulgurant des révolutions éclairs, en Tunisie et en Egypte, cède le pas à une grande confusion. Presque partout dans le monde arabe, nous assistons à une renégociation, plus ou moins ambitieuse et violente, de tout un contrat social. A la complexité des cas individuels s'ajoutent leurs fortes corrélations, dans une région en ébullition, où le "modèle tunisien" est discuté jusqu'au fin fond des campagnes syriennes.

L'articulation de crises domestiques profondes et d'enjeux stratégiques cruciaux, renvoyant à la place de l'Iran et d'Israël sur la scène internationale. Enfin, face à des bouleversements historiques, dont l'ampleur et la nature ne nous seront intelligibles qu'a posteriori, les acteurs sociaux et politiques – y compris les plus rationnels et les plus dangereux – en sont réduits à l'improvisation, faisant de leurs erreurs de jugement un inquiétant facteur d'incertitude.

Ce qui est frappant n'est pas tant le désordre qu'un désir de le clarifier. Un an après la fuite du président Ben Ali, beaucoup aimeraient que l'heure des bilans ait déjà sonné. Au lieu de tirer des conclusions au moment où il est plus que jamais difficile de le faire, il s'agit plutôt de s'arracher à une temporalité journalistique – qui, quand elle ne réduit pas des processus historiques à des crises, est prompte à les qualifier d'impasse.

Ce qui rend les transitions en cours impossibles à juger, c'est qu'elles font apparaître d'innombrables tensions latentes au sein des sociétés de la région, au moment même où elles font disparaître les moyens traditionnels de leur gestion, puisque les procédés habituels des régimes sont très exactement ce que leurs sujets ne tolèrent plus. L'enjeu de ces renégociations consiste justement à recréer des mécanismes de règlement des conflits sociaux, sur des bases nouvelles elles-mêmes source de conflits. Il n'est dons pas surprenant de les voir susciter des désaccords, voire des violences. Le véritable point d'interrogation porte sur l'apparition de systèmes politiques accordant une importance centrale à la légitimité populaire, dans une région qui en a jusqu'à présent été dépourvue.

Dans l'ère postcoloniale, les pouvoirs en place dans le monde arabe ont mobilisé trois formes de légitimité, à savoir stratégique, clientéliste et autoritaire. Tout d'abord, ils se sont établis dans un certain rapport avec le jeu des grandes puissances, en tant que garants de leurs intérêts ou, au contraire, symboles d'émancipation et de résistance. Dans un cas comme dans l'autre, de cette posture dérivait des ressources (alliances politiques, soutien financier, fournitures d'armes) indispensables à la perpétuation des régimes.

Ensuite, ils ont assuré une meilleure répartition des ressources disponibles au sein de leurs sociétés, après des siècles de concentration des richesses entre les mains d'une élite circonscrite et de pillage par des puissances extérieures. Enfin, et dans le prolongement d'une tradition coloniale bien ancrée, tous ont justifié l'autoritarisme comme le seul ciment de sociétés fragiles, menacées de régression et d'éclatement par des forces obscurantistes, de l'islamisme au tribalisme en passant par les clivages communautaires. L'Etat s'est ainsi construit comme un appareil de redistribution et de contrôle, à l'encontre de toute notion de citoyenneté.

Les rares expériences démocratiques tentées ces dernières décennies, susceptibles d'introduire un nouveau rapport à l'Etat, ont toutes été sabordées. Au Liban et en Irak, l'institutionnalisation du partage communautaire des prérogatives politiques, sous le mandat français et l'occupation américaine réciproquement, enferme les électeurs dans un système qui renforce les fractures ethniques et confessionnelles. En Algérie et en Palestine, les tentatives d'ouverture du jeu politique à la participation populaire ont fait long feu suite au rejet brutal du vote islamiste, débouchant dans les deux cas sur des affrontements laissant des séquelles durables.

Les transitions qui se jouent aujourd'hui reflètent naturellement cet héritage. Les régimes, mis au défi des mobilisations populaires, n'ont pas hésité à jouer sur les registres habituels : ils appellent leurs alliés au secours et crient au complot étranger ; paternalistes, ils distribuent avantages et concessions ; et ils agitent la peur du chaos, en se référant notamment à l'Algérie et à l'Irak. Ils répriment certes, mais ils tentent surtout de saborder les expressions de citoyenneté que sont des manifestations non violentes et socialement transversales en tâchant de réintroduire les clivages dont ils ont toujours su jouer. Les sociétés, elles, tentent instinctivement de les dépasser, travail ardu compte tenu des anxiétés profondément ancrées et des structures (sociales, religieuses, médiatiques, politiques) qui tendent traditionnellement à les enraciner.

Ce n'est donc pas un hasard si les questions identitaires – notamment les relations intercommunautaires, les particularismes régionaux, et le rôle de l'Islam dans l'Etat – sont déterminantes dans les transformations enclenchées à travers la région, qu'il s'agisse de révolutions ou de réformes. Car ces tensions régimes les exacerbaient, les manipulaient et les maîtrisaient tout à la fois. Aujourd'hui au moins, une chance se dessine de voir émerger des systèmes politiques n'excluant pas tout sentiment de citoyenneté. Déjà, un foisonnement d'initiatives citoyennes fourmille dans toute la région. C'est le versant caché de l'histoire, occulté par la violence de la répression, le triomphe électoral des islamistes et les grands enjeux stratégiques.

Pour l'heure, les sociétés se trouvent mises à nu, transparentes à elles-mêmes et au reste du monde, et pour la première fois contraintes de faire face à leurs propres démons. Plus moyen d'ignorer le quasi-apartheid qui s'est instauré à Bahreïn entre minorité sunnite au pouvoir et majorité shiite. Le sécularisme de l'Etat et des élites tunisiennes va bien devoir s'accommoder d'une société conservatrice longtemps méprisée. Le caractère pluriel de la société syrienne exige de repenser le pacte social plutôt que de miser, qui sur le prétendu garde-fou que constituerait le régime actuel, qui sur une mythique convivialité intercommunautaire que le régime serait le seul à menacer. En Libye, l'absence d'un Etat, et même d'un centre autour duquel il pourrait s'organiser, n'est plus escamotée par l'utopie d'un tyran. Et l'Egypte, où la société aime tant s'imaginer homogène et consensuelle, ne pourra résoudre ses conflits – sur la place à accorder à l'armée, à l'Islam et aux Chrétiens notamment – sans d'abord accepter leur existence de plus en plus flagrante. Les lignes de faille des sociétés arabes sont désormais béantes et manifestes ; il s'agit maintenant de les reconnaître et de les assumer.

En Occident, l'obsession de l'islamisme continue à orienter les perceptions de ces changements pourtant complexes. Le succès de tout processus de démocratisation reposera pourtant sur sa capacité à produire une image relativement fidèle et nuancée de la société. Accepter le produit de décennies d'islamisation insidieuse des sociétés arabes, encouragée par la fermeture des systèmes politiques et exploitée comme justification du statu quo, en fera partie, à moins de précipiter des conflits qui se feront au détriment de toute démocratie. Dans la recherche d'une représentation plus juste des sociétés, il est du reste absurde de se référer à la seule aune de l'Islam. De graves déséquilibres géographiques (entre la côte et l'arrière-pays tunisien par exemple) pourraient être réparés. Par endroits, la résurgence des élites urbaines (en Libye et en Syrie notamment) s'articule avec la réaffirmation des masses populaires, dans une région où leurs relations ont généralement été antagoniques. Et le rapport des diasporas à leurs pays d'origine, longtemps dominé par l'exode économique et l'exil politique, voit naitre un sentiment nouveau de fierté et de destinée partagée.

Ces processus de renégociation profonde du pacte social ont la particularité d'être profondément intuitifs. Bien qu'ils subissent un lourd héritage du passé, ils se distinguent par une étonnante absence de modèle à suivre pour tracer l'avenir. Ils se déroulent en effet dans une ère post-idéologique, définie par l'effondrement successif des grands paradigmes politiques et économiques. Même l'"islamisme", en tant que projet de transformation de l'Etat, porte les stigmates de ses nombreuses impasses (de l'Algérie à l'Afghanistan en passant par l'Arabie Saoudite et l'Iran) et tend à se recentrer autour de questions de bonnes mœurs, jusque dans la "bonne gouvernance". Or sans grande vision à offrir, point de figures populistes de leadership, d'intellectuels chargés d'élucider le monde, ou de médias se contentant de propager le dogme. Les positionnements individuels tendent à se nourrir de multiples influences, dans un foisonnement dont on n'a aucune idée, au fond, de ce qu'il produira à terme.

Pour les acteurs politiques, s'adapter à de telles incertitudes pose problème, évidemment. Pour l'instant, une règle fort simple semble s'appliquer : ceux qui ont le moins à perdre y réussissent le mieux. De tous les mouvements islamistes, le parti tunisien al-Nahda est le plus en phase avec l'air du temps : de retour d'exil dans un pays où ses structures avaient été éradiquées, il avait toute liberté de se couler dans le jeu démocratique émergent, en mobilisant cadres, militants et électeurs autour d'un discours inclusif et d'un programme de gouvernement. Par contraste, l'immense mécanique des Frères Musulmans égyptiens, enracinée de longue date, continue sur sa lancée – avec des structures dirigeantes opaques, un discours ambigu, un projet de prédication plus qu'une vision politique. Cela ne les a pas empêché de faire un score spectaculaire aux élections, mais ce triomphe ne fait qu'accroître les attentes d'une population qui exige des progrès rapides et concrets – et pas simplement davantage d'Islam.

Sur le plan stratégique, une même distinction reste valide. La Turquie a su surfer sur la vague de l'opinion publique parce qu'elle n'était encombrée d'aucune des pesanteurs qui paralysaient les Etats-Unis et l'Europe : la sécurité d'Israël, la peur des islamistes, et la stabilité des monarchies pétrolières du Golfe. Le Qatar, régime richissime et "hors sol", puisque sans véritable peuple, n'avait pas à s'inquiéter  d'un possible effet de contagion, à la différence de ses voisins, notamment saoudiens. L'Iran et le Hizbollah, pour leur part, ont applaudi les mobilisations populaires tant qu'elles déstabilisaient les suppôts de l'Occident mais s'arrêtaient aux frontières de l'axe de la résistance ; au-delà, tout n'était forcément que complot. Hamas, qui a depuis longtemps fait le pari de l'opinion publique arabe, qui considère son musèlement comme le principal obstacle à la promotion de la cause palestinienne, et qui était de plus en plus embouti dans une bande de Gaza assiégée, avait plus à espérer qu'à craindre d'une redistribution des cartes à l'échelle de la région. Bien sûr, Israël ne pouvait que faire le calcul inverse.

Que "ceux qui ont le plus à perdre changent le moins" soit un truisme, soit, mais c'est aussi une clef de compréhension des points de fixation à attendre parmi des bouleversements initiés par ceux, justement, qui pensent avoir si peu à perdre qu'ils sont disposés à descendre dans les rues au sacrifice de leur vie. En Egypte, où la scène politique est moins morcelée que dominée par deux acteurs hégémoniques et rivaux, l'armée et les Frères Musulmans, leur acceptation du processus politique à condition qu'il valide leurs ambitions de contrôle risque decompliquer toujours davantage la transition.

Sur la scène régionale, les principaux acteurs des grands conflits stratégiques, après une forme de trêve liée à leur confusion initiale, ont progressivement durci leurs positions. Aujourd'hui, les Etats-Unis soutiennent Israël plus aveuglement que jamais, font monter la pression sur l'Iran, voient dans le renversement du régime syrien l'occasion d'affaiblir le Hizbollah, et font mine de rien lorsque leurs alliés du Golfe répriment toute dissension. Les ennemis de Washington ne se privent pas, naturellement, de lui donner le change. Sous une forme ou sous une autre, les perspectives de guerre, en Iran, en Syrie, au Liban ou à Gaza hantent de nouveau la région. Ces tensions vont probablement peser de plus en plus lourd sur le cours des évènements. Elles pourraient constituer une source de régression possible, en détournant l'attention ou en influençant l'issue des conflits domestiques qui perdurent.

Mais dans une période de recompositions sociales et politiques de grande amplitude, le plus sûr est d'admettre que nous n'en savons rien. La conduite la plus rationnelle, face à un niveau d'incertitude déroutant pour une zone si explosive, serait de calmer le jeu, en essayant de dissocier autant que possible les crises nationales des grands enjeux stratégiques. C'est ce que les mouvements de protestation, dans l'ensemble, ont fait instinctivement, en mettant de côté les questions traditionnellement mobilisatrices de politique étrangère. Mais celles-ci reviennent en force, pour le meilleur et pour le pire, dans une gigantesque aventure où tout ce que l'on croyait connaître de la région pourrait être remis en question.
 

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