Briefing / Middle East & North Africa 5 minutes

Tunisie: lutter contre l’impunité, restaurer la sécurité

Si la Tunisie, avec sa transition relativement pacifique, fait figure d’exception dans un monde arabe en proie à l’agitation politique, la justice et la sécurité doivent néanmoins être améliorées pour garantir la stabilité.

Synthèse

Dans un contexte arabe marqué par des transitions bâclées ou sanglantes, la Tunisie fait encore figure d’exception. Depuis le 14 janvier 2011, ce n’est pas seulement la tête de l’ancien régime, symbolisé par l’ancien président Zine al-Abidine Ben Ali, qui est tombée. C’est tout un système qui se trouve bouleversé, principalement dans le cadre d’un consensus relativement large. Mais les défis qui pourraient menacer ces progrès existent. Parmi ceux-ci, deux en particulier sont étroitement liés : restaurer la sécurité et mener une véritable lutte contre l’impunité. Pour le nouveau gouvernement d’union, dénommé Troïka et emmené par le mouvement islamiste An-Nahda, la clé demeure dans un dialogue large, permettant de réformer les forces de sécurité sans trop les provoquer, rendre justice aux victimes de la dictature sans céder à la chasse aux sorcières, et garantir une justice efficace tout en tenant compte des limites du système judiciaire en place.

Les signes de progrès sont réels. Des élections pour une assemblée nationale constituante se sont tenues au mois d’octobre 2011. Symboles forts, le chef du gouvernement, Hamadi Jebali, est un ancien prisonnier politique et le président de la République, Moncef Marzouki, a vécu de longues années en exil. L’ancienne opposition se retrouve aujourd’hui sur les bancs de l’Assemblée comme dans les couloirs du gouvernement. La liberté d’expression n’est plus une chimère. Une véritable société civile est en germe. Médias, mouvements associatifs et syndicaux, organisations politiques, participent au processus démocratique, même et y compris pour critiquer les orientations de la Troïka.

Pourtant, des indices inquiétants demeurent : la sécurité est fragile et une partie des forces de l’ordre est soupçonnée de loyauté envers l’ancien régime ; An-Nahda est accusé par ses adversaires politiques de fermer les yeux sur certaines violences à connotation religieuse ; les victimes du passé exigent que justice soit faite et s’insurgent contre l’impunité ; et le système judiciaire demeure incapable de faire face aux demandes du moment. La naissance d’une Assemblée nationale constituante, issue d’une élection pour la première fois transparente et pluraliste, ne s’est pour le moment pas encore accompagnée d’une plus grande stabilité.

Si, du point de vue sécuritaire, la situation s’est améliorée dans les grands centres urbains après de difficiles débuts post-révolutionnaires, il en va tout autrement ailleurs. Dans les régions centrales, berceau de l’insurrection de décembre 2010 et janvier 2011, et du Sud-Ouest du pays – notamment le gouvernorat de Gafsa, bassin minier et théâtre, en 2008, d’une insurrection réprimée dans le sang – la police reste en grande partie absente. La sécurité est souvent assurée par l’armée. Des troubles réguliers, dont les origines peuvent être tout à la fois sociales, claniques, mafieuses ou encore liées à de nouvelles formes d’extrémisme religieux, viennent ternir l’image d’une transition majoritairement pacifique.

Le retour de la sécurité exige que les forces de police bénéficient d’une certaine confiance de la part de la population et, pour cela, que le ministère de l’Intérieur opère sa réforme interne. Or, héritage des années noires de la dictature et de la répression qui a précédé le départ de Ben Ali, la méfiance vis-à-vis des forces de police reste de mise. Celles-ci sont l’objet de l’opprobre populaire, notamment dans les régions centrales, et perçues comme un appareil parfois – si ce n’est souvent – violent. Le ministère de l’Intérieur, quant à lui, a certes été soumis à de nombreux changements internes depuis un an ; des responsables étroitement liés à l’ancien régime, ou suspectés d’exactions, ont été écartés de sa direction. Mais c’est encore insuffisant : minés par des divisions internes, les policiers sont parfois tentés par la seule défense de leurs intérêts purement corporatistes et certains restent hostiles à l’idée de servir aujourd’hui ceux qu’ils emprisonnaient hier.

Le cercle s’avère vicieux : cibles des critiques populaires et de la demande inassouvie de justice, les forces de sécurité s’absentent parfois des rues ; l’insécurité s’aggravant, l’opinion publique en veut davantage à la police, laquelle se trouve confortée dans sa décision de rester sur la touche. Dans d’autres cas, les forces de sécurité, se sentant déconnectées du public en raison de la désapprobation populaire, aggravent le climat avec leurs dérapages violents.

Au cœur de ce dilemme, se trouve la question épineuse de la justice transitionnelle et de l’impunité. Les différents gouvernements transitoires, y compris celui de l’actuel Premier ministre Hamadi Jebali, ont prôné une approche modérée vis-à-vis des restes de la dictature. Si des procès ont été menés contre certains membres de l’ancien régime, si des commissions indépendantes ont entamé des enquêtes sur la corruption et les violences et exactions commises par le passé, la chasse aux sorcières a été évitée. C’est un atout indéniable, résultat probable du caractère majoritairement pacifique de la transition.

Mais la lenteur du processus est également un handicap. Depuis la révolution, la demande de justice et de lutte contre l’impunité est devenue une revendication importante, notamment dans les régions du centre. Les familles de jeunes tués ou blessés lors des journées ayant précédé la fuite de Ben Ali en Arabie Saoudite demandent aujourd’hui des compensations morales et financières. Elles manifestent pour que les principaux responsables de l’an­cien régime, notamment ceux issus de l’appareil sécuritaire, soient jugés. Elles craignent que l’impunité, sous couvert d’une improbable réconciliation nationale, soit désormais de mise. Cette crainte est partagée par des journalistes, cadres syndicaux ou associatifs et défenseurs des droits de l’homme. Il faut y voir les séquelles du passé : ministère de l’Intérieur et magistrature constituaient en effet deux piliers du système autoritaire. Ben Ali n’avait rien inventé : il avait hérité d’appareils judiciaires et répressifs mis en place par l’ancien président Habib Bourguiba. La magistrature était aux ordres et le ministère de l’Intérieur participait d’une politique de la surveillance généralisée.

Une véritable justice transitionnelle tarde ainsi à se mettre en place. La magistrature entame à peine sa réforme ; elle manque de moyens, techniques et financiers, pour faire face aux défis du présent. Le système semble désorganisé, sans centralisation effective : commissions indépendantes contre la corruption et les exactions, ministère des Droits de l’homme et de la Justice transitionnelle, justice civile et justice militaire, initiatives éparses de la société civile : une vision commune et unifiée d’une justice transitionnelle apte à satisfaire les droits des victimes et, en même temps, à dépasser les rancœurs du passé, fait cruellement défaut. L’insatisfaction des victimes de la répression, combinée à la situation économique dégradée des régions desquelles elles sont souvent issues, pourrait renforcer leur sentiment de marginalisation, favoriser leurs rancœurs envers l’Etat central, et entraver le retour à la stabilité et à la sécurité, lesquelles sont essentielles pour que s’enracinent les gains démocratiques.

Dans un sens, le plus dur est fait : contrairement à ce que vivent d’autres pays arabes – ou en tout cas plus rapidement qu’eux – la Tunisie a pu se mettre d’accord sur certaines règles démocratiques. Mais on ne se défait pas si facilement du passé, et les divisions – entre régions périphériques et centre, entre islamistes et forces laïques, entre forces de l’ordre et société civile, entre héritiers de l’ancien régime et défenseurs de l’ordre nouveau – restent prégnantes. Tenter de concilier par la voie du dialogue et du compromis ce qui reste pour l’instant irréconciliable : telle est la tâche du nouveau gouvernement et de ses successeurs.

Tunis/Bruxelles, 9 mai 2012

Executive Summary

In an Arab world marred by stalled and bloody transitions, Tunisia still stands out as an exception. Since January 2011, not only has the former leader, President Zine al-Abidine Ben Ali, fallen from power, but an entire system has been overwhelmed, if not overhauled, relatively peacefully and with the support of a fairly broad consensus. That said, the country faces serious challenges that could threaten this progress. Of these, two in particular are closely intertwined: restoring security while combatting impunity. For the new tripartite unity government referred to as the Troïka and led by the Islamist An-Nahda party, the key to success remains broad participatory dialogue to facilitate reforming the security forces without provoking a destabilising backlash; ensuring accountability for the dictatorship’s crimes without triggering a witch hunt; and ensuring justice is done efficiently while taking into account the limits of the existing judicial system.

There are indicators of real progress. In October 2011, the country held successful elections for the National Constituent Assembly. Remarkably, the prime minister, Hamadi Jebali, is a former political prisoner and the president, Moncef Marzouki, lived long years in exile. The former opposition now sits on the benches of the assembly and stands in the halls of power. Freedom of expression no longer is a pipe dream. A genuine civil society is emerging. Media, civil society organisations, trade unions, and political parties participate in the democratic process, even going so far as to lambast the Troïka’s policies.

Yet disturbing signs remain. Security is fragile. Many suspect that members of the security forces still are loyal to the former regime. An-Nahda is accused by its adversaries of turning a blind eye to certain acts of violence with religious connotations. Victims of the dictatorship are growing impatient, demanding justice and protesting impunity. And the judicial system is unable to cope with mounting demands. The new National Constituent Assembly established in the wake of Tunisia’s first transparent and pluralist election has been hampered by continuing instability.

Security-wise, the situation has improved to some degree in the larger urban agglomerations after a difficult post-revolutionary period. But there are important geographic discrepancies. In the central highlands, cradle of the December 2011 and January 2011 uprisings, as well as in the south – most notably the Gafsa governorate, a mining basin and scene of a bloody 2008 crackdown against a labour insurrection – the police have been largely absent, leaving it to the army to ensure safety. The country regularly experiences episodes of violent strife of an economic, communal or criminal nature or, at times, related to newly emerging forms of religious extremism. All of which inevitably tarnish the image of a mostly peaceful transition.

Restoring security requires that the police regain the confidence of the population and, for that, the interior ministry needs to implement internal reforms. That could be a tall order: much of the public still harbours deep-seated distrust of the police, a legacy of decades of dictatorship and repression. This is particularly true in the central regions, where security forces tend to be perceived as a violent power to be opposed, not trusted. In fairness, the interior ministry has begun to take necessary steps, dismissing officials closely linked to the former regime or suspected of abuse. But these changes are insufficient. Undermined by internal divisions, the police at times seem focused on defending its narrow institutional interests while some of its members remain hostile to the idea of serving those they were putting in jail not long ago.

The end result is a vicious circle. Police – denounced by a public eager for accountability – are reluctant to patrol the streets; security suffers; in turn, the police are subject to harsher criticism, which only strengthens their resolve to stay on the sidelines. In other instances, the feeling of alienation from the public can lead security forces to violent excesses, which only make things worse.

At the heart of this dilemma are the thorny issues of transitional justice and the legacy of impunity. Successive governments, including the current one, have advocated a gradual, restrained approach towards remnants of the dictatorship. Although former regime officials have been put on trial and independent commissions have launched investigations into corruption, violence and past abuses, the authorities have been at pains to avoid a potentially destabilising witch hunt. This is an undeniable success, a likely outcome of the transition’s largely peaceful nature.

But there is a flip-side. The deliberate pace of the transitional process has left unanswered powerful demands for justice and accountability; notably in central Tunisia, the struggle against impunity has become a rallying cry. The families of those killed or injured during the days leading up to Ben Ali’s flight to Saudi Arabia insist on moral and material compensation. They have participated in demonstrations calling for senior former regime officials, particularly in the security sector, to be put on trial. They fear a reign of impunity under the guise of ineffectual national reconciliation. Journalists, civil society, union leaders and human rights activists are united in sharing these concerns, fuelled by the interior ministry’s and judiciary’s recent history as key pillars of the authoritarian system. In this respect, Ben Ali invented nothing; rather, he inherited the repressive legal and law enforcement systems established under former President Habib Bourguiba. The judiciary followed orders while the interior ministry set up an all-encompassing system of surveillance.

Genuine transitional justice is on a slow track. Judicial reforms have barely begun, and there is a lack of technical and financial resources to address current challenges. The system appears disorganised, a maze of separate, uncoordinated institutions: independent commissions against corruption and abuse, the human rights and transitional justice ministry, civil justice and military justice bodies, as well as scattered civil society initiatives. What is missing is a shared, coherent vision of transitional justice that is capable of both addressing victims’ rights and overcoming the bitterness of the past. Instead, dissatisfaction on the part of victims of state repression combined with an economic downturn that has hit hardest in the regions from which they tend to hail, risks reinforcing their sense of marginalisation, deepening their grievances against the central state and preventing a return to levels of stability and security that are essential for democratic gains to take root.

In one sense, the hardest part is over. Unlike the experiences of other Arab countries – or at least more swiftly than them – Tunisia has begun its transition in relative harmony, with an emerging consensus on certain democratic rules of the road. But it is not so easy to get rid of the past. The disconnects between central and peripheral regions, between Islamist and secular forces, and between heirs to the old regime and supporters of the new order remains ever present. The critical task of this and future governments will be to resolve differences that for now appear irreconcilable through dialogue and compromise.

Tunis/Brussels, 9 May 2012

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