Report / Middle East & North Africa 4 minutes

Tunisie: relever les défis économiques et sociaux

En dépit du chemin parcouru, des défis économiques et sociaux redoutables menacent d’entraver, voire d’interrompre, la marche en avant de la Tunisie.

Synthèse

Dix-huit mois après avoir initié le printemps arabe, la Tunisie peut encore se targuer d’une transition réussie. L’an­cien régime, symbole d’injustice, n’est plus et les avancées démocratiques sont réelles. Mais les difficultés sociales et économiques, amples et redoutables, menacent de freiner ces progrès. Trois défis demeurent de taille : l’emploi, en particulier celui touchant les diplômés, les inégalités régionales de développement, et la corruption. Si le gouvernement d’union emmené par le mouvement islamiste An-Nahda est loin de les ignorer, il peine à les relever rapidement et échoue à contenir l’impatience des travailleurs et des jeunes chômeurs qui, à travers le pays, s’attendent à récolter les fruits de leur participation au soulèvement. Répondre aux violences à caractère social ; mettre la main sur le développement du secteur informel – y compris la contrebande ; réagir aux urgences socio­économiques en contournant les blocages administratifs ; et poursuivre la démocratisation au niveau régional et local sont les principaux chantiers pour le gouvernement s’il compte éviter des conflits sociaux déstabilisants.

Malgré une conjoncture économique mondiale morose et une révolution destructrice sur le plan matériel, l’Etat et la société ont tenu le coup. Les institutions financières fonctionnent, les entreprises travaillent et le tourisme, bien que très affaibli, se relève doucement. La prédation du clan du président déchu et de son épouse est de l’histoire ancienne.

Pourtant, tout se passe comme si sous cette apparente normalité qui contraste avec les transitions sanglantes des voisins arabes, le feu de la révolte couvait. Les problèmes économiques et sociaux qui ont poussé les citoyens à se soulever il y a un an et demi sont loin d’avoir été résolus. Sur le chemin des urnes au mois d’octobre 2011, des millions de Tunisiens espéraient une réponse rapide aux difficultés quotidiennes. Depuis, si une partie vit un désenchantement paisible, l’autre n’en finit pas de se mobiliser socialement, traversée par les conflits idéologiques entre islamistes et laïcs, les intérêts professionnels et syndicaux et les ressentiments ordinaires qui la cantonne parfois dans une logique du chacun-pour-soi.

Si les précédents gouvernements intérimaires ont réussi à maintenir une certaine paix sociale grâce à des mesures d’urgence, le gouvernement de Hamadi Jebali, qui a pris ses fonctions fin décembre, hérite d’une situation économique inquiétante qui augmente les risques de conflits sociaux. De même, il conduit un Etat anémié dans les régions de l’intérieur, lequel ne parvient guère à freiner la corruption, la réorganisation violente des rapports de force au niveau local, la croissance importante du secteur informel de l’économie et la prolifération des activités de contrebande qui contribuent à l’augmentation du coût de la vie. Malgré l’optimisme du Premier ministre, ces difficultés sont patentes et la marge de manœuvre du gouvernement restreinte. En témoigne l’inertie administrative qui bloque ses projets, de même que le foisonnement des sit-in et des mouvements revendicatifs de tout ordre qui semblent l’atteindre dans sa légitimité en retardant le retour à une vie économique apaisée.

Pour rétablir la stabilité socioéconomique, l’Etat doit répondre aux préoccupations sociales sans pour autant susciter des revendications préjudiciables pour la bonne marche des entreprises. Malgré d’indéniables progrès, ses propos parfois menaçant à l’encontre des manifestants – souvent de jeunes chômeurs des régions défavorisées – enveniment la situation.

Le défi du gouvernement est de taille : rétablir la stabilité sociale, conduire la transition et rassurer des populations locales qui mesurent les progrès accomplis à l’aune de l’amélioration de leurs conditions matérielles, le tout dans un contexte politique polarisé. La Troïka au pouvoir est en effet critiquée par une opposition à la fois parlementaire et extraparlementaire séculière et contestée par un courant islamiste intransigeant, qui, sous les traits du salafisme, pourrait radicaliser une partie des laissés-pour-compte.

Faute de progrès à court terme, l’impatience, qui gronde, est à même de prendre plusieurs formes. Déjà, des violences claniques ont éclaté, faisant plus d’une dizaine de morts. Les relations économiques et politiques sur le plan local semblent se restructurer de manière plus ou moins opaque alors même que l’autorité de l’Etat n’est pas rétablie dans certaines régions ; au contraire, celui-ci semble parfois marcher sur un seul pied depuis la dissolution de l’ancien parti au pouvoir. La corruption perdure et suscite mécontentements et indignations.

Il serait exagéré d’évoquer le spectre d’une seconde insurrection. Les principales organisations de masse que sont l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) et le parti An-Nahda ne sont pas stationnées dans un face-à-face menaçant ; les partis semblent accepter les règles de l’alternance et tentent de se repositionner dans le jeu politique en préparation des prochaines élections. Reste que, inextricablement liées dans ce contexte postrévolutionnaire, crise socioéconomique et crise politique courent le risque de se nourrir mutuellement et de remettre en cause la légitimité du gouvernement élu.

Dans cette nouvelle phase de la transition, le gouvernement devrait donner la priorité à la création d’emploi pour les jeunes diplômés, au développement régional et au soutien actif à ceux qui participent au secteur informel. Une des clés du succès résidera sans doute dans la mise en œuvre d’une approche de consultation et de dialogue large. Après avoir subi des décennies durant des décisions venant d’en haut, et étant donné les défis socioéconomiques énormes auxquels ils devront faire face, les Tunisiens ne méritent pas moins que ça.

Tunis/Bruxelles, 6 juin 2012

Executive Summary

Eighteen months after prompting the onset of the Arab spring, Tunisia still can boast of an ongoing, successful transition. The former regime, which stood for corruption and social injustice, is gone and democratic gains are palpable. Yet, formidable social and economic challenges threaten to halt progress. Among these challenges, three stand out: rising unemployment – particularly of university graduates – stark regional inequalities and corruption. Although the unity government led by the Islamist An-Nahda party is aware of these social and economic ills, it so far has been unable to address them rapidly enough and is failing to quell the impatience of workers and unemployed youth who expect to reap the fruits of their involvement in past struggles. To avoid destabilising social conflicts, the government needs to better respond to the escalating violence caused by worsening economic conditions; get a handle on the large informal economic sector, including smuggling; overcome administrative bottlenecks that hamper socio-economic improvements; and foster democratisation at the regional and local level.

Despite a gloomy global environment and a revolution that was economically devastating for the country, state and society so far have held on. Financial institutions are functioning properly, companies are operating and tourism, although hit hard, has shown signs of recovery. The predatory practices of the families of the deposed president and his wife now feel like ancient history.

Yet, under a veneer of normalcy that should be the envy of other Arab nations mired in bloodier and shakier transitions, economic grievances are churning right below the surface. They could once again reach full boil. The economic and social causes that sparked the uprising a year and a half ago are far from resolved or even adequately addressed or discussed. Millions of Tunisians went to the polls in October 2011 hoping for quick relief from their daily struggles. Since the elections, even if one segment of the population has expressed its disenchantment quietly, another is mobilised and ready to fight. Because the latter comprises Islamists and secularists, professionals and labour activists as well as citizens expressing ordinary resentments, their behaviour often is marked by a spirit of every man for himself.

Although a succession of caretaker governments maintained a degree of economic peace by resorting to emergency measures, Prime Minister Hamadi Jebali’s government, which took office in late December 2011, has inherited a worrying economic situation which increases the risks of social and economic unrest. What is more, it took over a state whose presence and reach in the country’s hinterlands is feeble and which has proved incapable of curbing corruption, the violent renegotiation of power at the local level, the burgeoning informal economic sector or the proliferation of smuggling networks which fuel inflation. Despite the prime minister’s optimism, these problems are ever present and the government’s margin of manoeuvre is narrow. This is illustrated by bureaucratic inertia that impedes the government as well as by the abundance of sit-ins and protest movements of all kinds that seem to chip away at its credibility and further delay return to a more peaceful economic situation.

In order to restore socio-economic stability, the state must address social concerns without stirring up new demands that will further undercut the ability of the business sector to function effectively. Although it has improved its rhetoric to some degree, the government’s at times threatening remarks towards demonstrators – more often than not unemployed youth from disadvantaged areas – has exacerbated the situation.

The tasks at hand are enormous. The government needs to maintain an increasingly fragile peace, keep a complicated political transition on track and regain the confidence of local communities, whose inhabitants measure progress primarily by material improvements. And all of this must be done in an increasingly polarised political environment. The Troika in power indeed is criticised by both parliamentary and extra-parliamentary secular opposition forces and challenged by a more hardline Islamist movement, which, under the guise of Salafism, could further radicalise many who feel marginalised and excluded.

In the absence of short-term progress, the growing impatience could express itself in various ways. Already, clan-based violence has claimed more than a dozen lives. Local economic and political relations are being restructured in sometimes dubious and opaque ways. This is occurring precisely at a time when the central state has failed to restore its authority in several regions – indeed, it appears to be limping along ever since the dissolution of the omnipotent former ruling party. Corruption persists and provokes discontent and indignation.

It would be exaggerated to raise the spectre of a second insurrection. The main mass organisations, namely the General Tunisian Workers Union (UGTT) and the An-Nahda party, are not itching for a political showdown. The various political parties appear to accept the democratic rules of the game and are seeking to reposition themselves on the political playing field ahead of presidential and parliamentary elections. However, socio-economic insecurity and political instability, inextricably linked in this post-revolutionary context, negatively feed on each other and risk snowballing into a legitimacy crisis for the newly elected government.

In this new phase of the transition, the government ought to prioritise job creation for young graduates, regional development and active support for those who are part of the informal economy. One of the keys to success almost certainly will lie in greater consultation and dialogue with various stakeholders. After decades of top-down decision-making, and in light of the enormous socio-economic problems they will face, Tunisians deserve no less.

Tunis/Brussels, 6 June 2012

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