Report / Middle East & North Africa 3 minutes

La Tunisie des frontières : jihad et contrebande

Tant que la perméabilité des frontières tunisiennes ne sera pas réduite, la contrebande développera les capacités de nuisance des jihadistes tout en augmentant la corruption de certains agents de contrôle.

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Synthèse

La Tunisie plonge à intervalles réguliers dans des crises politiques dont le lien avec la dégradation de la situation sécuritaire est chaque jour plus évident. Bien que de faible intensité, les attentats jihadistes augmentent à un rythme alarmant, choquant la population, alimentant les rumeurs les plus confuses, affaiblissant l’Etat et polarisant toujours davantage la scène politique. Coalition gouvernementale dominée par le parti islamiste An-Nahda et opposition séculariste se renvoient la balle et politisent la sécurité publique au lieu de contribuer à l’assurer. Pendant ce temps, le fossé se creuse entre la Tunisie des frontières, poreuse, frondeuse, lieu de jihad et de contrebande, et la Tunisie de la capitale et de la côte, préoccupée par la perméabilité d’un territoire national qu’elle semble redouter à défaut de vouloir mieux connaitre pour pouvoir réduire les risques. Par-delà l’effort indispensable pour résoudre la crise politique, acteurs tunisiens toutes tendances confondues se doivent de mettre en œuvre des mesures socioéconomiques et sécuritaires pour réduire la porosité des frontières.

Le vide sécuritaire qui a suivi le soulèvement de 2010-2011 contre le régime de Ben Ali – ainsi que le chaos provoqué par la guerre en Libye – explique largement l’aug­mentation inquiétante du trafic transfrontalier. Si celui-ci constituait depuis longtemps déjà la seule source de revenus de nombreux habitants des régions frontalières, l’in­tro­duction sur le territoire national de produits dangereux et rentables (stupéfiants et armes à feu) est une nouveauté préoccupante. Drogues de synthèse et des quantités d’armes à feu et d’explosifs (petites pour le moment) pénètrent de façon régulière par la Libye. De même, la moitié nord de la frontière tuniso-algérienne tend à devenir une zone privilégiée de circulation de résine de cannabis et d’armes légères. Ce phénomène renforce les capacités de nuisance des jihadistes tout en augmentant la corruption de certains agents de contrôle.

Il ne s’agit pas de tomber dans l’exagération ou de politiser ces nouveaux développements. En particulier, et contrairement à une idée reçue, le matériel militaire en provenance de Libye n’a pas submergé le pays. Mais il ne s’agit pas non plus de sous-estimer cette évolution. La guerre libyenne a de toute évidence entrainé des répercussions sécuritaires et la présence de groupes extrémistes armés aux frontières, déjà passés à l’action contre la garde nationale, l’armée et la police, pose des défis considérables que le retour des combattants tunisiens du front syrien amplifie. De même, les soubresauts du soulèvement tunisien et de la guerre en Libye ont entrainé la réorganisation des cartels de la contrebande – affairistes à la frontière algérienne et tribaux à la frontière libyenne – diminuant le contrôle précédemment exercé par l’Etat et ouvrant la voie à des trafics bien plus dangereux.

Autre phénomène, criminalité et islamisme radical tendent à devenir indissociables dans les zones périurbaines des principales villes du pays ainsi que dans certains villages déshérités. Le développement de cet« islamo-banditisme » pourrait à terme créer les conditions propices à une montée en puissance de groupes mixtes (jihadistes et criminels) dans les filières de contrebande transfrontalière, voire à une collaboration active entre cartels et jihadistes.

La solution aux problèmes frontaliers passe évidemment par des mesures sécuritaires, mais celles-ci ne suffiront pas. En effet, quelle que soit la sophistication technique du dispositif de contrôle frontalier, les habitants des zones limitrophes, organisés en véritables réseaux et comptant parmi les populations les plus pauvres du pays, resteront en mesure de faciliter et d’empêcher le passage de marchandises et d’indi­vidus. Or, plus ces habitants seront frustrés sur le plan économique et social et plus leur inclinaison à protéger le territoire en échange d’une tolérance relative des autorités à l’égard de leur contrebande diminuera.

Circulation de combattants jihadistes et trafic d’armes et de stupéfiants deviennent ainsi les otages de négociations informelles entre barons de l’économie illicite et représentants de l’Etat. Depuis la chute du régime de Ben Ali, celles-ci ont de plus en plus de mal à aboutir. Ces difficultés de dialogue contribuent à relâcher le maillage sécuritaire et affaiblir le renseignement humain indispensable pour endiguer la menace jihadiste ou terroriste. Dans un contexte national et régional incertain, restaurer la confiance entre partis politiques, Etat et habitants des frontières est tout aussi indispensable au renforcement de la sécurité que l’intensification du contrôle militaire dans les endroits les plus poreux.

A plus long terme, seul un consensus minimal entre forces politiques sur l’avenir du pays permettra une approche réellement efficace. Sur ce front-là, et à l’heure où ces lignes sont écrites, la sortie de crise ne semble pas immédiate : les discussions sur la composition du futur gouvernement, la Constitution ainsi que la loi électorale et l’instance chargée d’organiser le futur scrutin s’enlisent. A défaut d’une issue favorable, la polarisation risque de se renforcer et la situation sécuritaire de s’empirer, chaque camp accusant l’autre d’exploiter le terrorisme à des fins politiques. Les divisions ainsi suscitées empêcheront en retour la mise en place d’une véritable stratégie de lutte contre le jihadisme. Briser ce cercle vicieux exige de surmonter la crise de confiance entre alliance gouvernementale et opposition.

Pour autant, l’impasse actuelle ne devrait en rien exclure des avancées immédiates et parallèles sur le volet sécuritaire, au contraire. Travailler en commun sur les moyens de renforcer le contrôle des frontières, améliorer les relations entre autorité centrale et habitants des régions limitrophes et affermir les relations intermaghrébines : voilà des chantiers qui ne pourront être totalement menés à bien qu’avec la résolution des conflits politiques sous-jacents mais que les acteurs tunisiens n’ont en attendant le luxe ni d’ignorer, ni de négliger.

Bruxelles/Tunis, 28 novembre 2013

Executive summary

Tunisia is embroiled in recurrent political crises whose origins in security concerns are ever more evident. While still of low-intensity, jihadi attacks are increasing at an alarming rate, fuelling the rumour mill, weakening the state and further polarising the political scene. The government coalition, dominated by the Islamist An-Nahda, and the secular opposition trade accusations, politicising questions of national security rather than addressing them. Meanwhile, the gap widens between a Tunisia of the borders – porous, rebellious, a focal point of jihadism and contraband – and a Tunisia of the capital and coast that is concerned with the vulnerability of a hinterland it fears more than it understands. Beyond engaging in necessary efforts to resolve the immediate political crisis, actors from across the national spectrum should implement security but also socio-economic measures to reduce the permeability of the country’s borders.

The security vacuum that followed the 2010-2011 uprising against Ben Ali’s regime – as well as the chaos generated by the war in Libya – largely explains the worrying increase in cross-border trafficking. Although contraband long has been the sole source of income for numerous residents of border provinces, the introduction of dangerous and lucrative goods is a source of heightened concern. Hard drugs as well as (for now) relatively small quantities of firearms and explosives regularly enter the country from Libya. Likewise, the northern half of the Tunisian-Algerian border is becoming an area of growing trafficking of cannabis and small arms. These trends are both increasing the jihadis’ disruptive potential and intensifying corruption of border authorities.

One ought neither exaggerate nor politicise these developments. Notably, and against conventional wisdom, military equipment from Libya has not overwhelmed the country. But nor should the threat be underestimated. The war in Libya undoubtedly has had security repercussions and armed groups in border areas have conducted attacks against members of the National Guard, army and police, posing a significant security challenge that the return of Tunisian fighters from Syria has amplified. By the same token, the aftermath of the Tunisian uprising and of the Libyan war has provoked a reorganisation of contraband cartels (commercial at the Algerian border, tribal at the Libyan border), thereby weakening state control and paving the way for far more dangerous types of trafficking.

Added to the mix is the fact that criminality and radical Islamism gradually are intermingling in the suburbs of major cities and in poor peripheral villages. Over time, the emergence of a so-called Islamo-gangsterism could contribute to the rise of groups blending jihadism and organised crime within contraband networks operating at the borders – or, worse, to active cooperation between cartels and jihadis.

Addressing border problems clearly requires beefing up security measures but these will not suffice on their own. Even with the most technically sophisticated border control mechanisms, residents of these areas – often organised in networks and counting among the country’s poorest – will remain capable of enabling or preventing the transfer of goods and people. The more they feel economically and socially frustrated, the less they will be inclined to protect the country’s territorial integrity in exchange for relative tolerance toward their own contraband activities.

Weapons and drug trafficking as well as the movement of jihadi militants are thus hostage to informal negotiations between the informal economy’s barons and state representatives. Since the fall of Ben Ali’s regime, such understandings have been harder to reach. The result has been to dilute the effectiveness of security measures and diminish the availability of human intelligence that is critical to counter terrorist or jihadi threats. In an uncertain domestic and regional context, restoring trust among political parties, the state and residents of border areas is thus as crucial as intensifying military control in the most porous areas.

In the long term, only minimal consensus among political forces on the country’s future can enable a truly effective approach to the border question. On this front, at the time of writing, an end to the political crisis seems distant: discussions regarding formation of a new government; finalising a new constitution and new electoral law; and appointing a new electoral commission are faltering. Without a resolution of these issues, polarisation is likely to increase and the security situation to worsen, each camp accusing the other of exploiting terrorism for political ends. Overcoming the crisis of trust between the governing coalition and the opposition is thus essential to breaking this vicious cycle.

Yet the current political impasse should not rule out some immediate progress on the security front. Working together to reinforce border controls, improving relations between the central authorities and residents of border areas as well as improving relations among Maghreb states: these are all tasks that only can be fully carried out once underlying political conflicts have been resolved but that, in the meantime, Tunisian actors can ill-afford to ignore or neglect.

Tunis/Brussels, 28 November 2013

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