Briefing / Middle East & North Africa 2 minutes

Elections en Tunisie : vieilles blessures, nouvelles craintes

L’élection présidentielle tunisienne révèle les lignes de fracture qui traversent le pays et la région. Le vainqueur ne doit pas seulement représenter son électorat, il doit être le président de tous les Tunisiens, au risque que les tensions actuelles ne prennent une forme beaucoup plus violente.

Synthèse

Le duel qui oppose le président sortant Moncef Marzouki à l’ancien chef de gouvernement Béji Caïd Essebsi dans le cadre du second tour de la présidentielle, prévu le 21 décembre 2014, révèle les lignes de fracture de la société tunisienne que les élites politiques croyaient avoir résorbées grâce à leur sens du consensus et du compromis. La cartographie électorale des législatives et du premier tour montre une Tunisie divisée entre un Nord en grande partie pro-Essebsi et son parti Nida Tounes, et un Sud majoritairement pro-Marzouki et favorable au parti islamiste An-Nahda. Afin d’éviter que les craintes réciproques finissent par conduire à des violences, le vainqueur de ce premier scrutin présidentiel libre et concurrentiel devra d’abord reconnaitre les inquiétudes de l’électorat du vaincu. Pouvoir exécutif et législatif devront s’engager de concert à traiter la question du déséquilibre régional et prévenir les risques de blocage institutionnel ou de répression des oppositions.

Alimentées par les propos parfois incendiaires des finalistes du second tour et de leurs entourages, plusieurs névroses nationales refoulées par des décennies de dictature ont ainsi refait surface. Le mythe qui entoure la fonction du chef de l’Etat, forgé par plus d’un demi-siècle d’hypertrophie de la présidence, revient en force et exacerbe la confrontation de ces opinions tranchées qui se nourrissent des blessures du passé : éradication brutale du mouvement islamiste sous le président déchu Zine al-Abidine Ben Ali, conflits violents datant de l’indépendance (entre partisans du premier président, Habib Bourguiba, et ceux de son ennemi juré, Salah Ben Youssef) ; antagonismes entre classes sociales ; rivalités entre élites établies (de Tunis et de la côte est) et émergentes (du Sud et de l’intérieur).

De plus, les alliés respectifs de Marzouki et d’Essebsi considèrent leur lutte comme une énième bataille dans une guerre froide à l’échelle régionale, notamment autour de la question islamiste. La Tunisie est ainsi une caisse de résonance des conflits idéologiques qui agitent la région, de la déchirure syrienne et de la montée de l’Etat islamique au Levant à la polarisation politique violente en Libye et Egypte. Les inquiétudes des uns et des autres, retour de la dictature et de la répression d’un côté, crise institutionnelle, renforcement de la fracture Nord/Sud et chaos de l’autre, sont alimentées par la sensibilité nationale au sort des autres pays du « printemps arabe ».

Comme prélude à une charte de responsabilité politique garantissant notamment la préservation des acquis démocratiques et la lutte commune pour l’équilibre entre les gouvernorats, le perdant de l’élection présidentielle devrait, par exemple, adresser une lettre ouverte exprimant ses craintes (et celles de son électorat) au gagnant, qui s’engagerait à y répondre de manière publique. La définition des appréhensions de part et d’autre pourrait contribuer à calmer les tensions, surtout en cas d’écart réduit entre les deux candidats.

Ceci pourrait être suivi de l’engagement du gouvernement, de la présidence et de l’Assemblée des représentants du peuple à répondre ensemble aux craintes les plus répandues dans la société. La signature d’une charte de responsabilité politique, prenant en compte l’échange entre les candidats présidentiels et évoquant les craintes de l’électorat du perdant et celles des autres citoyens, aiderait la Tunisie à résoudre ses contradictions entre ordre et liberté et surmonter les défis qui se présenteront inéluctablement. La communauté internationale pourrait appuyer une telle initiative, laquelle chercherait à prolonger l’esprit de consensus de 2014 sans occulter les véritables clivages qui traversent la société. Ceci permettrait notamment de réduire les retombées néfastes de la polarisation régionale. Face à la maigre récolte du « printemps arabe », la Tunisie reste le dernier espoir d’une transition démocratique réussie. Elle a tout intérêt, comme ses partenaires, à poursuivre dans cette voie exceptionnelle.

Tunis/Bruxelles, 19 décembre 2014

I. Overview

The standoff between incumbent President Moncef Marzouki and former Prime Minister Beji Caid Essebsi in the second round of the presidential election, scheduled for 21 December 2014, has revealed fault lines in Tunisian society that political elites believed they had bridged with their sense of consensus and compromise. The electoral map emerging from the parliamentary elections and the first round of the presidential election shows a country divided between a north that is largely pro-Essebsi and his party Nida Tounes, and a south that is in majority pro-Marzouki and favourable to the Islamist party An-Nahda. In order to prevent mutual fears from escalating into violent confrontations, the winner of this first free and competitive presidential poll will have to begin by acknowledging the fears of the loser’s electorate. The new president, government and parliament should commit to jointly address the question of regional imbalances and counter risks of institutional deadlock and 0f repression of dissent.

Fed by the occasionally incendiary rhetoric of the two candidates and their entourage, a number of national traumas repressed by years of dictatorship have resurfaced. The myth around the office of the head of state, forged by over a half-century of an all-powerful presidency, has returned in force and is exacerbating an ideological confrontation nurtured by old wounds: the brutal eradication of the Islamist movement under deposed President Zine al-Abidine Ben Ali; violent conflicts dating from the independence era (between supporters of the first president, Habib Bourguiba, and those of his sworn enemy, Salah Ben Youssef); antagonisms between social classes; rivalries between established elites (from Tunis and the east coast) and emerging ones (from the south and the hinterland).

Moreover, the respective allies of Marzouki and Essebsi see their confrontation as another battle in a regional cold war, notably over the Islamist question. Tunisia is thus an echo chamber of the ideological conflicts that are shaking the region, from the Syrian trauma and the rise of the Islamic State in the Levant to the violent polarisation in Libya and Egypt. The concerns of all parties – over the return of dictatorship and repression on one side, or reinforcement of the north/south divide and the spread of chaos on the other – are being amplified by the national sensitivity to the fate of other countries of the “Arab Spring”.

As a prelude to a charter of political accountability guaranteeing, among other issues, the preservation of democratic gains and a joint effort for greater balance between regions, the defeated candidate should, for example, address an open letter expressing his fears (and those of the electorate) to the winner, who would commit to respond publicly. Defining the fears of both sides could contribute to calming tensions, in particular if the scores of the two candidates are close.

Such a step could be followed by the commitment of the government, the presidency and the People’s Representative Assembly (the parliament) to address together the most widespread anxieties in society. Their adoption of a charter of political accountability informed by the presidential candidates’ exchange and addressing the fears of both the losing candidate’s base and other citizens would help Tunisia resolve the contradictions between order and liberty and overcome the inevitable challenges ahead. The international community should encourage such an initiative that would seek to prolong the spirit of consensus that prevailed for much of 2014 without masking the genuine disagreements that divide society. This would particularly help reduce the noxious fallout of regional polarisation. In the context of the meagre harvest of the “Arab Spring”, Tunisia remains the last hope for a successful democratic transition. The country and its allies have every reason to ensure that Tunisia continues on its exceptional course.

Tunis/Brussels, 19 December 2014

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