Report / Middle East & North Africa 5 minutes

Tunisie : violences et défi salafiste

Alors que l’assassinat de Chokri Belaïd a précipité la Tunisie dans la plus grave crise depuis le début de la transition, ses dirigeants doivent trouver des réponses différenciées aux multiples défis que représente la montée du salafisme.

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Synthèse

L’assassinat de Chokri Belaïd, figure de l’opposition, a plongé la Tunisie dans la crise la plus grave depuis la chute du président Ben Ali en janvier 2011. Bien que les coupables et leurs mobiles n’aient pas encore été identifiés, les soupçons ont rapidement pesé sur des individus proches de la mouvance salafiste. Fondées ou non, ces suspicions ont une fois de plus projeté ce courant sur le devant de la scène. Nombre de non-islamistes sont convaincus du danger qu’ils incarnent. Pire, certains estiment souvent que, nonobstant leur différends, salafistes et membres d’An-Nahda, le parti islamiste au pouvoir, font cause commune. Alors que le pays se polarise et que le Maghreb entre dans une période d’incertitude, l’heure est à des réponses différenciées à des problèmes disparates : réponse sociale à la marginalisation de jeunes qui trouvent dans le salafisme et, parfois, la violence, des exutoires faciles ; réponse idéologique au flou qui caractérise l’orientation d’An-Nahda et l’identité religieuse du pays ; et réponse sécuritaire aux menaces jihadistes qu’il ne faut ni ignorer ni exagérer.

Comme ailleurs dans le monde arabe, le phénomène salafiste – à la fois sa composante dite scientifique, forme d’islamisme plutôt quiétiste qui préconise l’immer­sion des fidèles dans les textes sacrés, et sa composante jihadiste, qui prône traditionnellement la résistance armée face aux forces non musulmanes – prend de l’ampleur depuis quelques temps. Il connait ses premières avancées sous le régime autoritaire de Ben Ali en réaction à la répression subie par les forces islamistes en général et An-Nahda en particulier. Une nouvelle génération de jeunes islamistes qui ne connait pas bien An-Nahda et se fascine pour l’imaginaire de la résistance tchétchène, irakienne ou afghane voit alors le jour.

Le soulèvement de 2010-2011 change la donne, ouvrant des perspectives nouvelles. Les salafistes-scientifiques plutôt discrets et loyalistes sous Ben Ali diffusent désormais avec vigueur leurs idées rigoristes à travers l’action associative et exercent une pression religieuse sur An-Nahda en préconisant notamment l’inscription de la Charia dans la constitution. Quant aux salafistes-jihadistes, ils soutiennent et recrutent parfois pour la lutte armée à l’étranger – en particulier en Syrie – mais affirment renoncer à la violence en Tunisie. Leur pays n’est plus selon eux terre de jihad, mais une terre de prédication au sein de laquelle il faut s’enraciner de manière pacifique, profitant du désordre et des zones de non-droit qui tendent à s’y développer pour promouvoir la loi islamique. Les appréhensions des non-islamistes montent, nombre d’entre eux accusant An-Nahda de connivence avec ces salafistes, le soupçonnant d’avoir un agenda religieux qui ne s’en distingue guère.

Pour l’instant, malgré la chute de l’ancien régime, le vide sécuritaire, les problèmes économiques, les grèves et mouvements de protestation de tout ordre, la libération et le retour d’exil des jihadistes, la Tunisie n’a pour l’instant connu ni conflit armé, ni violences d’ampleur, ni attentat terroriste majeur. La plupart des attaques et agressions salafistes, dont la plus marquante est l’attaque contre l’ambassade américaine le 14 septembre 2012, ont été plus spectaculaires que mortelles. Le pire a été évité en partie grâce à la réponse prudente d’An-Nahda aux expressions religieuses radicales, laquelle relève tant du dialogue, de la persuasion que de la cooptation.

Pourtant, cette réponse connait ses limites. De plus en plus, An-Nahda se trouve dans une position délicate, sous le feu conjoint des critiques non islamistes qui l’accusent de laxisme au niveau sécuritaire et des salafistes qui l’attaquent dès qu’il s’en démarque et soutient le recours à la force. Selon la conjoncture – violences spectaculaires ou vague d’arrestations – An-Nahda essuie les récriminations du premier ou du deuxième camp. Le parti lui-même est divisé entre prédicateurs plus religieux et hommes politiques plus pragmatiques et partagé entre les positions plus flexibles de ses dirigeants et les convictions profondes de sa base militante. Tensions qui se traduisent par un dilemme politique : plus le parti accentue son côté prédicateur et religieux, plus il inquiète les non-islamistes ; plus il se conduit de manière pragmatique, plus il s’aliène une partie de sa base et crée un appel d’air profitant à la mouvance salafiste.

Que l’opposition séculariste fasse preuve d’alarmisme excessif et formule des accusations souvent injustifiées ne fait guère de doute, comme ne fait guère de doute sa difficulté à accepter que des islamistes gouvernent désormais le pays. Mais que ses peurs soient exagérées ne veut pas dire qu’elles soient sans fondement. Cela veut dire au contraire qu’il faut clairement les définir, les distinguer et y remédier. Faire un amalgame et assimiler incidents liés à la pauvreté et au désœuvrement, tentatives d’imposer un ordre moral ainsi qu’un assassinat politique ou des violences jihadistes ne ferait que pousser les salafistes à se regrouper autour de leurs tendances les plus radicales.

Premier phénomène bien réel, la présence accrue de militants salafistes dans les quartiers populaires les plus défavorisés. En effet, ils s’implantent au niveau local, palliant avant tout la faiblesse des services publics dans les zones délaissées. Par endroits, ils sont devenus des acteurs essentiels de la vie économique. Plusieurs donnent des cours de soutien scolaire et règlent des litiges de voisinage, des petits problèmes administratifs, voire des conflits conjugaux. Dans nombre de villages et agglomérations urbaines déshérités, ils s’insèrent dans l’économie informelle et souterraine.

Seconde donnée, l’affirmation d’un dogmatisme religieux, manifestation d’un bras de fer entre deux conceptions (l’une plus tolérante que l’autre) de l’islam. Au début relativement marginales, les violences à caractère vigilantiste se banalisent peu à peu ; certains ont peur de mener leurs activités sur la place publique de crainte de provoquer la colère des salafistes. L’influence de ces derniers s’exprime également par le contrôle qu’ils exercent sur des lieux de culte et de diffusion du savoir. An-Nahda fait le pari que la radicalisation du discours religieux est un phénomène passager, défoulement obligé après les années de plomb de Ben Ali, et qu’intégrer les salafistes permettra de les modérer. Mais ce pari fait craindre à ses détracteurs une islamisation progressive de la société par le bas.

Troisième et ultime réalité, l’existence de groupuscules armés. Pour le moment, ils n’ont pas entrepris d’opération de grande envergure ; certains jihadistes quittent le pays pour la Syrie, le Mali ou l’Algérie où ils ont formé une partie importante des preneurs d’otages du site gazier d’In Amenas, mais la plupart croient encore au succès de la prédication pacifique sur le sol tunisien et n’entendent pas, pour l’heure, recourir à des actions plus violentes que le vigilantisme dont ils sont coutumiers.

Mais le désordre qui agite le Maghreb, la circulation d’armes, la porosité des frontières avec la Libye et l’Algérie ainsi que le retour éventuel de ces jihadistes au pays, risquent d’accentuer le péril. Déjà, le gouvernement a dû faire preuve de davantage de fermeté, vu la multiplication des incidents violents et la radicalisation du discours jihadiste à l’égard d’An-Nahda ainsi que les pressions d’une frange de l’opinion publique, d’éléments du ministère de l’Intérieur et des Etats-Unis suite à l’attaque contre leur ambassade. Résultat, les relations entre salafistes-jihadistes et nahdaouis semblent se dégrader et le danger d’un cercle vicieux fait de durcissement sécuritaire et de radicalisation salafiste pointe.

Pour le gouvernement et An-Nahda en particulier, les défis sont de taille et rendus d’autant plus urgents par le meurtre de Chokri Belaïd. Dans l’immédiat, il s’agit de résoudre la crise politique qui agite le pays. Au-delà, il faudra apporter des réponses adaptées à ces divers problèmes en évitant l’amalgame qui mettrait à l’index la partie la plus islamisée de la population ; limiter le caractère cacophonique du nouvel espace religieux qui se constitue tout en rassurant les plus sécularistes ; renforcer la sécurité sans tomber dans le tout-sécuritaire tout en réformant la justice et la sûreté ; enfin, renforcer la coopération avec les voisins nord-africains dans un contexte tendu et chaotique.

A défaut d’une réaction adéquate des pouvoirs publics et du parti islamiste qui donne le ton au sein de la fragile coalition gouvernementale, les violences, tout autant sociales, juvéniles et urbaines que politiques et religieuses, pourraient franchir un nouveau palier et atteindre un seuil critique.

Tunis/Bruxelles, 13 février 2013

Executive Summary

The assassination of Chokri Belaïd, a prominent opposition politician, has thrown Tunisia into its worst crisis since the January 2011 ouster of President Ben Ali. Al­though culprits have yet to be identified, suspicions swiftly turned to individuals with ties to the Salafi movements. Founded or not, such beliefs once again have brought this issue to the fore. Many non-Islamists see ample evidence of the dangers Salafis embody; worse, they suspect that, behind their ostensible differences, Salafis and An-Nahda, the ruling Islamist party, share similar designs. At a time when the country increasingly is polarised and the situation in the Maghreb increasingly shaky, Tunisia must provide differentiated social, ideological and political answers to three distinct problems: the marginalisation of young citizens for whom Salafism – and, occasionally, violence – is an easy way out; the haziness that surrounds both An-Nahda’s views and the country’s religious identity; and the jihadi threat that ought to be neither ignored, nor exaggerated.

As elsewhere throughout the region, the Salafi phenomenon has been steadily growing – both its scripturalist component, a quietist type of Islamism that promotes immersion in sacred texts, and its jihadi component, which typically advocates armed resistance against impious forces. It made initial inroads under Ben Ali’s authoritarian regime, a response to the repression inflicted on Islamists in general and An-Nahda in particular. A new generation of young Islamists, relatively unfamiliar with An-Nahda, has become fascinated by stories of the Chechen, Iraqi and Afghan resistance.

All that was changed by the 2010-2011 uprising. Scripturalist Salafis, rather discreet and loyal under Ben Ali, began to both vigorously promote their more doctrinaire ideas and pressure An-Nahda, notably on the role of Sharia (or Islamic law) in the new constitution. For their part, jihadis back armed struggle outside of Tunisia, even recruiting fighters for the cause, notably in Syria. Yet they claim to have renounced violence in their own country. Tunisia, they assert, no longer is a land of jihad. It is a land of preaching in which jihadis should take root peacefully, taking advantage of general disorder and the emergence of lawless areas in order to advance Islamic law. As a result, non-Islamists have grown more and more anxious, many among them accusing An-Nahda of conniving with the Salafis and of sharing their ultimate goals.

For now, despite the former regime’s ouster, the security vacuum, economic problems, strikes and various protest movements as well as the release and return from exile of numerous jihadis, Tunisia has experienced neither armed conflict, nor widespread violence nor major terrorist attacks. Most instances of Salafi violence – the most striking of which was the 14 September 2012 assault on the U.S. embassy – have been more dramatic than deadly. An-Nahda played no small part, helping to avert the worst thanks to its prudent management of radical religious groups through a mix of dialogue, persuasion and co-optation.

Yet, such management has its limitations. An-Nahda finds itself in an increasingly uncomfortable position, caught between non-Islamists who accuse it of excessive leniency and laxity in dealing with the security threat and Salafis who denounce it whenever it takes a harder line. Based on circumstances – a flare-up in violence or a wave of arrests – the party is condemned by either the former or the latter. An-Nahda itself is divided: between religious preachers and pragmatic politicians as well as between its leadership’s more flexible positions and the core beliefs of its militant base. Politically, such tensions give rise to an acute dilemma: the more the party highlights its religious identity, the more it worries non-Islamists; the more it follows a pragmatic line, the more it alienates its constituency and creates an opening for the Salafis.

There is not much doubt that the non-Islamist opposition has displayed excessive and premature alarm and that it sometimes levels unsubstantiated accusations. Nor is there much question that it is finding it hard to accept the reality of Islamists governing their country. But the fact that they are exaggerated does not mean that these fears are baseless. Rather, it means that one must clearly define and distinguish them, and offer finely-tuned remedies. To arbitrarily lump together incidents linked to poverty and unemployment, attempts to impose a strict moral order, a political assassination and jihadi violence would only draw Salafis toward their more radical wings.

The first trend involves the growing presence of militant Salafis in poor neighbourhoods. They have stepped in to fill the vacuum created by atrophying public services in marginalised areas; in some places, they have become key economic actors. They are known to help with schooling and serve as mediators in local conflicts, administrative issues and even marital problems. In many poor villages and urban centres, they are deeply engaged in the informal economy.

The second trend has to do with the spread of a more dogmatic form of religious expression, signalling a tug of war between two conceptions of Islam, one more and the other less tolerant. Initially relatively minor, vigilante-style violence has become increasingly commonplace; some citizens are reluctant to conduct their business publicly, fearful of provoking the Salafis’ ire. The Salafis’ influence also is manifested through their control over places of worship and of learning. An-Nahda wagers that this radicalisation of religious discourse is a temporary phenomenon, the unavoidable letting-out of pent-up frustrations after years of repression. It is confident that, by integrating the Salafis into the political system, they will become more moderate. But many party critics view this as a risky gamble that will hasten society’s gradual Islamisation from below.

The third trend concerns the existence of armed groups. They have yet to conduct large-scale operations. True, many Tunisian jihadis have been departing for Syria, Mali or Algeria, where they constituted a large portion of the hostage-takers at the In Amenas gas plant. But most jihadis seem willing to focus on proselytising in Tunisia and, at least for now, are not prepared to engage in more serious violence on its soil.

Yet this could get worse. Instability in the Maghreb, porous borders with Libya and Algeria, as well as the eventual return of jihadis from abroad, could spell trouble. Already, the government has had to harden its stance given the rise in violent incidents; the jihadis’ tougher discourse vis-à-vis An-Nahda; and growing pressure from parts of public opinion, elements within the interior ministry and, in the wake of the attack on their ambassador, the U.S. As a result, relations between Salafi jihadis and An-Nahda followers have deteriorated. This could lead to a vicious cycle between intensified repression and Salafi radicalisation.

The government and An-Nahda face considerable challenges, made all the more urgent by Chokri Belaïd’s murder. The most immediate task is to resolve the current political crisis. Beyond that, it will be to devise responses calibrated to these distinct problems while avoiding a cookie-cutter approach that would stigmatise the most devout of their citizens; provide greater coherence to an increasingly cacophonous religious space while reassuring secularists; bolster law and order without embracing an exclusively security agenda and while reforming the police and judiciary; and, finally, strengthen cooperation with neighbouring countries in a tense and chaotic context.

In the absence of an appropriate answer by the authorities and the dominant Islamist party, violence in all its shades – whether tied to social, demographic, urban, political or religious causes – could well cross a perilous threshold.

Tunis/Brussels, 13 February 2013

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