La polarisation politique s’aggrave en Tunisie après le premier attentat d’envergure en deux ans
La polarisation politique s’aggrave en Tunisie après le premier attentat d’envergure en deux ans
A member of the Tunisian security forces stands guard at the site of a suicide attack in the Tunisian capital Tunis on 29 October, 2018.
A member of the Tunisian security forces stands guard at the site of a suicide attack in the Tunisian capital Tunis on 29 October, 2018. AFP/Fethi Belaid
Q&A / Middle East & North Africa 4 minutes

La polarisation politique s’aggrave en Tunisie après le premier attentat d’envergure en deux ans

L’attentat-suicide perpétré le 29 octobre au cœur de Tunis marque un coup d’arrêt à l’amélioration du contexte sécuritaire depuis les dernières attaques jihadistes de 2015-2016. Dans cette série de questions-réponses, notre analyste principal pour la Tunisie, Michael B. Ayari, souligne que cette attaque renforce également les divisions entre islamistes et séculiers.

Que savons-nous ? Qui était derrière l’attaque ?

Le 29 octobre, une kamikaze a déclenché un engin explosif improvisé placé dans son sac à dos, sur l’avenue Habib-Bourguiba au centre-ville de Tunis, l’artère la plus fréquentée de la capitale, à quelques centaines de mètres du ministère de l’Intérieur et de l’ambassade de la France. L’explosion l’a tuée et a blessé vingt passants, dont quinze policiers qui semblent avoir été la cible. Pour l’instant, aucun groupe n’a revendiqué cette attaque. La femme âgée de 30 ans, originaire d’un petit village situé près de Mahdia, au bord de la Méditerranée, titulaire d’un diplôme supérieur d’anglais et sans emploi, mais travaillant occasionnellement comme bergère, n’a laissé aucune indication quant à ses motivations. Des sources sécuritaires ont suggéré qu’elle aurait pu avoir des contacts avec des militants du groupe Etat islamique, éventuellement des membres de sa famille.

Que signifie cette attaque ?

Il s’agit du premier attentat terroriste d’envergure à Tunis depuis 2015, une année au cours de laquelle plusieurs attaques visant le Parlement, les membres des forces de sécurité et les touristes étrangers dans la capitale et d’autres localités avaient secoué le pays. A l’époque, l’inquiétude concernait l’organisation Etat islamique et d’autres groupes jihadistes qui avaient clairement indiqué leur intention de mettre à mal l’expérience démocratique tunisienne. Des milliers de Tunisiens avaient rejoint les rangs de l’Etat islamique en Libye et en Syrie, ainsi que des groupes affiliés à al-Qaeda opérant à la frontière avec l’Algérie. La Tunisie est un pays nettement plus sûr aujourd’hui. Depuis la dernière attaque majeure du groupe Etat islamique en Tunisie, en mars 2016 – lorsque des membres tunisiens du groupe en Libye ont tenté de prendre le contrôle de Ben Guerdane, ville commerçante située à la frontière avec la Libye –, les forces de sécurité ont considérablement renforcé leur capacité à combattre les groupes jihadistes, en partie avec l’appui de la communauté internationale. Le vide sécuritaire qui prévalait après le soulèvement de 2011 n’existe plus. Le groupe Etat islamique a subi d’importants revers en Libye, en Syrie et en Irak, et bien que des attaques contre les forces militaires et policières se produisent régulièrement dans la région montagneuse proche de la frontière avec l’Algérie, la sécurité s’est considérablement améliorée dans le reste du pays.

L’attaque survient à un moment où la politique tunisienne semble de plus en plus prise en otage par un différend entre le président Béji Caïd Essebsi et le Premier ministre Youssef Chahed.

Quelles sont les répercussions de l’attaque en Tunisie pour le moment ?

Au-delà du bilan humain, l’impact le plus important risque d’être politique. L’attaque survient à un moment où la politique tunisienne semble de plus en plus prise en otage par un différend entre le président Béji Caïd Essebsi et le Premier ministre Youssef Chahed, et où la polarisation entre islamistes et anti-islamistes de 2013 revient en force. Il a été frappant de constater que certains médias tunisiens ont immédiatement tenté de tenir An-Nahda – le parti islamiste qui est un membre clé de la coalition gouvernementale en place depuis début 2015 – pour responsable de l’attaque. La première déclaration du président Essebsi sur l’explosion était aussi révélatrice : « Il y a un climat politique pourri en ce moment, a-t-il déclaré. Nous attachons trop d’importance aux positions et aux rivalités, et nous oublions l’essentiel : la sécurité de la population ». Cette déclaration a été largement perçue par ses rivaux comme une tentative de marquer des points contre ses adversaires – en effet, une sorte de jeu du blâme est en cours.

Quelle est la nature du litige entre le président Essebsi et le Premier ministre Chahed ?

Depuis plus d’un an, Essebsi cherche à pousser Chahed vers la sortie, mais n’a pas réussi à mobiliser suffisamment de soutiens ni dans son propre parti, Nida Tounes, ni au sein d’An-Nahda, son principal partenaire de coalition, pour y parvenir. An-Nahda, qui avait initialement apporté son appui au président Essebsi, a changé de camp. Depuis l’été dernier, il défend le chef du gouvernement Chahed, ou du moins ne tient pas à ce qu’il se retire pour le moment. En toile de fond, les élections législatives et présidentielle (à laquelle les deux hommes pourraient se présenter) de 2019, les profondes divisions au sein du parti Nida Tounes entre les partisans du président Essebsi et ceux du chef du gouvernement Chahed, l’avenir du consensus entre islamistes et non-islamistes, qu’Essebsi et le chef du mouvement An-Nahda, Rached Ghannouchi, avaient permis d’instaurer en 2014 jouent un rôle. Ainsi, le 24 septembre, après des mois de tensions latentes, Essebsi a déclaré la fin de ce consensus avec An-Nahda. Une forte polarisation n’a pas tardé à se faire sentir, y compris à travers des accusations explosives du parti d’extrême-gauche Front populaire selon lesquelles An-Nahda disposerait d’une branche militaire secrète et aurait été impliqué dans les assassinats politiques perpétrés par des groupes jihadistes en 2013.

Tunisie ne peut pas se passer d’une gouvernance efficace ni se permettre de bâcler les préparatifs des secondes élections législatives et présidentielle démocratiques de son histoire.

Quels sont les risques à partir de maintenant ?

La crise politique paralyse la Tunisie. Le pays semble incapable de prendre les décisions difficiles nécessaires pour faire face à une crise économique persistante. Le temps presse pour nommer les membres de la commission électorale qui supervisera les élections en 2019. En outre, les membres de la Cour constitutionnelle, une institution essentielle créée par la Constitution de 2014 (largement saluée comme la plus libérale du monde arabe), n’ont pas encore été nommés. La polarisation politique croissante complique la tâche du Parlement pour franchir ces étapes cruciales, et jette le discrédit sur la classe politique parmi les Tunisiens ordinaires, confrontés à une augmentation du coût de la vie. La Tunisie ne peut pas se passer d’une gouvernance efficace ni se permettre de bâcler les préparatifs des secondes élections législatives et présidentielle démocratiques de son histoire.

Cette attaque va-t-elle aggraver le climat politique ?

Oui, c’est fort probable. La fin du consensus annoncée par le président Essebsi semble avoir éliminé les garde-fous politiques qui limitaient le renforcement de la polarisation. Il est frappant de constater que de nombreux citoyens ordinaires à qui j’ai parlé n’étaient pas vraiment surpris de l’attaque d’hier, la considérant quasiment comme une conséquence de la crise politique. Les détracteurs d’An-Nahda l’ont interprétée comme un coup de semonce du parti islamiste. Les sympathisants d’An-Nahda l’ont perçue comme une opération sous fausse bannière perpétrée par les forces de la sécurité et le camp laïc radical pour justifier une nouvelle répression contre les islamistes. Enfin, les membres des forces de sécurité et leurs soutiens profitent de cette attaque pour raviver un projet de loi sur la « protection des forces armées » qui, du moins dans sa dernière version, semble accorder de vastes pouvoirs et une impunité aux forces policières et a été largement condamné par des groupes de la société civile. Cette attaque encourage la tentation autoritaire qui guette de plus en plus depuis le début de l’année, et risque d’inciter les groupes jihadistes, qui avaient toutes les raisons d’être démoralisés après les revers subis ces dernières années, à perpétrer de nouvelles attaques pour exploiter les divisions politiques.

Le nombre de victimes dans cet article a été mis à jour le 31 octobre ; dans sa version initiale du 30 octobre, il évoquait neuf blessés.

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