Nouvelle donne au Moyen-Orient
Nouvelle donne au Moyen-Orient
Is the Middle East’s Makeover a Mirage?
Is the Middle East’s Makeover a Mirage?
Op-Ed / Middle East & North Africa 8 minutes

Nouvelle donne au Moyen-Orient

L'Occident tend à voir le Moyen-Orient comme une région figée dans le temps, coincée entre régimes autoritaires archaïques et mouvements islamiques rétrogrades, enfermée dans un conflit immémorial et cyclique. Mais c'est là le reflet d'une rigidité des perceptions occidentales, concernant une région qui fluctue beaucoup plus vite que l'idée que l'on s'en fait.

Aujourd'hui, la vision occidentale dominante, qui scinde la région en deux camps - modérés qu'il faut soutenir et militants qu'il s'agit d'endiguer - est à la fois paradoxale et décalée des réalités. Elle s'inscrit dans le prolongement d'une administration Bush manichéenne que le monde s'accorde par ailleurs à critiquer. Elle présuppose l'existence d'un projet occidental convaincant, susceptible de rallier les modérés et de leur conférer des arguments, alors même que la crédibilité des Etats-Unis et de l'Europe est à son nadir.

Enfin, elle conçoit comme naturelle et immuable une division qui n'est que le produit des profonds changements qui ont affecté la région depuis la fin des années 1990, et qui n'ont eux-mêmes rien de permanent.

La décennie 1990 s'est ouverte sur un pic de puissance américaine, quand George Bush senior maniait aussi vigoureusement l'instrument militaire que la diplomatie (en orchestrant la conférence de paix de Madrid). Son successeur, Bill Clinton, endossa une nouvelle politique fondée sur deux piliers : "double endiguement" de l'Irak et de l'Iran, et régulation du conflit israélo-arabe à travers le processus de paix. S'y ajoutait la neutralisation de la question libanaise, désormais soumise à une pax syriana.

Ce faisant, Washington était parvenu à geler les trois principales arènes dans lesquelles se jouent les conflits régionaux, à savoir la ligne de fracture arabo-perse, les territoires palestiniens occupés et l'Etat en perpétuel devenir qu'est le Liban. Cet équilibre permettait aussi la formation d'un triangle Egypte-Syrie-Arabie saoudite, dont la convergence relative garantissait des relations interarabes moins conflictuelles que de coutume. Au cours d'un processus de paix qui - quoique frustrant - nourrissait quelque espoir, l'alliance toujours étroite des Etats-Unis avec Israël devenait aussi moins intolérable aux yeux de la région.

La politique menée par George Bush junior et, surtout, sa réaction aux attentats du 11-Septembre modifièrent brutalement la situation. Le renversement des talibans puis de Saddam Hussein affranchit l'Iran de ses entraves et ouvrit la boîte de Pandore en Irak. La redéfinition du processus de paix, subordonné à la fois à un changement de leadership palestinien et à la lutte contre un "terrorisme" protéiforme, contribua à scinder en deux la région en général, et la scène palestinienne en particulier. Enfin, un statu quo, certes indéfendable, prenait fin au Liban, laissant place à une tentative de ralliement de ce protectorat syrien au camp occidental, par l'isolement de Damas et le désarmement du Hezbollah.

Ce coup de pied dans la fourmilière a-t-il pu avoir des retombées fécondes, cela reste encore à démontrer. Il aura au moins offert une chance à la société irakienne et à l'Etat libanais de se sortir - ô combien péniblement - d'une impasse trop longtemps supportée. Mais les défis posés par ce bouleversement stratégique sont multiples et durables.

Tout d'abord, le legs de l'administration Bush est d'avoir réveillé les trois épicentres de tensions mentionnés plus haut, provoquant des changements tectoniques en invitant à une renégociation des rapports de force à un niveau interétatique (opposant notamment Israël, l'Iran, l'Arabie saoudite, la Syrie, l'Egypte et la Turquie) et infraétatique (au Liban, sur la scène palestinienne et en Irak).

Cette multiplication des zones de tension s'est produite conjointement avec un affaiblissement de la crédibilité et de l'influence américaines, et ce à double titre. D'une part, la capacité militaire des Etats-Unis a révélé ses profondes limites - directement, à travers ses déboires irakiens et, indirectement, par le biais des échecs israéliens au Liban et à Gaza.

D'autre part, la politique des Etats-Unis s'est placée systématiquement sur le plan des valeurs, déployant sans relâche un argumentaire moraliste, à un moment où l'image du pays constituait justement son plus grand point faible. Impérialisme en Irak, attitude réductrice face à l'islamisme, rejet du résultat des élections palestiniennes, aveuglement face aux agissements israéliens, violations des droits de l'homme : difficile d'imaginer administration plus repoussante pour une opinion publique arabe qu'elle entendait pourtant galvaniser.

Le manichéisme de Washington, sommant les acteurs locaux de choisir résolument leur camp, a eu pour autre conséquence d'enfermer ses alliés dans une relation aussi exclusive qu'inconfortable, tout en renforçant l'axe opposé. L'iniquité des Etats-Unis dans les perceptions populaires donnait force aux pôles de "résistance", notamment l'Iran, la Syrie, le Hezbollah et le Hamas. Une logique de confrontation systématique venait ressouder les relations souvent ambivalentes que ces acteurs entretiennent entre eux.

Enfin, dans chacune des trois arènes régionales, la politique de Washington leva, très concrètement, les obstacles qui se posaient à la montée en puissance de ses ennemis. Ainsi, les Etats-Unis permirent celle de l'Iran en Irak, du Hezbollah au Liban et du Hamas en Palestine.

En somme, l'administration Bush employait un paradigme hérité de la guerre froide, quand la diplomatie s'ancrait dans des relations bilatérales relativement stables, et que Washington pouvait s'appuyer sur ses alliés pour promouvoir des intérêts clairement définis.

La guerre globale contre le terrorisme n'était, à vrai dire, qu'une tentative grossière de restituer un ordre binaire, une idéologie pouvant subsumer la diversité des adversaires et les contradictions inhérentes à son propre camp. Elle était d'emblée vouée à l'échec parce qu'elle n'était que le rejeton un peu difforme d'une ère dépassée. Ce manichéisme s'est sapé de lui-même, qui plus est, en contribuant au déclin de la puissance américaine, à l'embarras du camp des modérés, et à la prolifération des conflits.

Pourtant, le paradigme modérés-militants inspire toujours, pour l'essentiel, les politiques poursuivies par l'Occident. Or cette ligne de fracture entre, d'un côté, les acteurs qui partagent nos valeurs et nos intérêts, et, de l'autre, ceux qui les combattent par principe, fait peu de cas de la réalité.

Un des pays les plus séculiers du monde arabe, la Syrie, est également celui qui s'aligne sur les positions les plus militantes, offrant son soutien aux islamistes du Hamas comme du Hezbollah.

Ce dernier, symbole du radicalisme chiite, s'est ajusté à un système politique libanais aux antipodes de ses principes-clés. On peut être un Arabe progressiste et laïque tout en affichant son hostilité aux Etats-Unis et à l'Occident - tout comme on peut être proche du camp occidental et flirter avec certains milieux djihadistes. Téhéran, leader du camp antiaméricain, épouse fidèlement la logique des axes chère aux Etats-Unis, tandis que la Turquie, alliée loyale de Washington, s'en sépare en cherchant à brouiller les lignes.

Dès lors, on ne se s'étonnera guère des difficultés que les Etats-Unis rencontrent à essayer de gérer des situations compliquées équipées d'un paradigme simpliste et rigide. Comment placer Israël, le parti séculier Fatah, l'Arabie saoudite salafiste, les forces libanaises chrétiennes, et le premier ministre irakien sortant, le chiite Nouri Al-Maliki, dans un même camp alors que ne les relient ni valeurs communes ni intérêts partagés, mais tout au plus une certaine alliance avec Washington pour des raisons variées, parfois conjoncturelles et souvent contradictoires ?

Le camp adverse, du reste, est tout aussi bigarré. Sur le plan des fondements idéologiques, des intérêts concrets, des contraintes pratiques et même de leur composition sectaire, la République iranienne, le régime syrien et les mouvements non étatiques que sont le Hezbollah et le Hamas recèlent autant de dissemblances que d'accommodements. Leurs relations en sont naturellement fluides, évoluant au gré de leurs ajustements respectifs à des dynamiques régionales changeantes. Ainsi la Syrie et l'Iran se retrouvent-ils dans des bords antagonistes dans le rapport de force qui s'amorce autour de l'avenir de l'Irak.

Chaque entité elle-même est loin d'être monolithique, même si les Etats-Unis et l'Europe ne savent que faire de ces subtilités. L'évolution historique du Hamas, par exemple, en fait tout à la fois un mouvement de prédication religieuse, un réseau de structures caritatives, un maquis de résistance et un parti politique épris de pouvoir ; aucune de ces identités acquises successivement n'a effacé l'autre, mais elles se retrouvent à des degrés divers dans chacun de ses membres. C'est aussi une organisation éclatée géographiquement, exposée à des attentes populaires, des influences extérieures et des visées stratégiques très différentes à Gaza, en Cisjordanie, à Damas ou dans les camps palestiniens du Liban.

Le principal point de convergence autour duquel s'organise le camp dit "des militants", c'est la nécessité de contrer ce qu'ils perçoivent comme un projet hégémonique israélo-américain. La logique occidentale, qui ne leur offre que de changer de bord ou de rester dans la confrontation, définit un contexte qui rend la cohésion de ces acteurs, aux intérêts pourtant complexes, particulièrement facile à maintenir. A l'inverse, des contradictions de plus en plus aiguës se font sentir du côté des modérés, minés par les déboires du processus de paix, désorientés par les capacités amoindries de leadership américain, et enclins à se replier sur eux-mêmes.

Cette approche des Etats-Unis réduit leur aptitude à reconnaître des opportunités qui naissent de convergences fortuites avec des acteurs qui tombent du mauvais côté de leur cloisonnement conceptuel. L'Iran et l'Arabie saoudite, ennemis jurés, sont des partenaires en miroir d'une même conception sectaire de l'Irak, tandis que les intérêts américains se rapprochent davantage, à l'heure actuelle, d'une vision portée par la Syrie et la Turquie.

Les Etats-Unis n'en continuent pas moins de définir leurs positions selon une grille semble-t-il immuable, dénonçant Téhéran et Damas, approuvant Riyad et Ankara. De même, les Etats-Unis peuvent-ils s'appuyer exclusivement sur Le Caire, Amman ou même Riyad pour vendre leur politique de paix à l'heure de la multipolarité arabe, de la perte de crédibilité de ses alliés régionaux et, surtout, de la formidable caisse de résonance que constituent le Hamas, le Hezbollah, la Syrie, l'Iran, sans oublier Al-Jazira ?

Prendre en compte cette nouvelle donne régionale signifierait, pour l'Occident, rompre avec les rigidités actuelles pour leur substituer une politique qui conjuguerait alliances traditionnelles et partenariats à la carte, au gré des enjeux, répondant aux configurations fluides et ambiguës qui se font et se défont dans la région.

Ainsi, en Irak, les Etats-Unis trouveraient leur avantage à un consensus régional minimal incluant l'Iran, au lieu d'une confrontation dans laquelle Téhéran est susceptible de jouir d'un ascendant croissant, à mesure que la présence américaine s'efface. Une volonté partagée de prévenir les risques d'un conflit entre Israël et Hezbollah pourrait amener Washington et Damas à y travailler de concert.

Sur le dossier nucléaire, ne faudrait-il pas réfléchir autrement au cas israélien, pour gagner en légitimité dans le monde arabo-musulman ? Concernant le processus de paix, l'administration Obama pourrait, là aussi, adopter une approche plus élastique, approfondissant les liens avec Damas, renouant les négociations israélo-syriennes, desserrant le blocus qui asphyxie Gaza, prenant langue avec la diaspora palestinienne et montrant plus de souplesse envers la réconciliation interpalestinienne.

Pour les Européens, qui semblent toujours attendre un changement plus profond à Washington, il est grand temps d'ouvrir la voie et d'exploiter leurs marges de manoeuvre spécifiques, dans une partie du monde dont ils sont beaucoup plus proches et dont ils absorbent quantité de ressources et d'immigrants. Ce que l'Europe semble se refuser à comprendre, tant elle se complaît dans son rôle d'auxiliaire amer des Etats-Unis, c'est que son suivisme mine sa crédibilité au Moyen-Orient tout autant que les péchés originaux de Washington atteignent celle de l'Amérique.

Bien sûr, un changement de stratégie n'est pas sans danger, les alliés de toujours risquant de se rebiffer sans que l'on puisse réellement compter sur les partenaires du moment. Reste à savoir si les intérêts occidentaux sont mieux servis par un paradigme obsolète, en décalage saisissant avec la perception de ceux-là mêmes qu'il est censé décrire, comprendre et - surtout - influencer.
 

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