Dangereuse escalade dans les Grands Lacs
Dangereuse escalade dans les Grands Lacs
Armed Forces of the Democratic Republic of the Congo (FARDC) soldiers take their position following renewed fighting near the Congolese border with Rwanda, outside Goma in the North Kivu province of the Democratic Republic of Congo May 28, 2022. REUTERS/Djaffar Sabiti
Q&A / Africa 8 minutes

Dangereuse escalade dans les Grands Lacs

Les tensions déjà très vives entre Kigali et Kinshasa ont été exacerbées par le tir des forces de défense rwandaises sur un avion de guerre congolais qu’elles accusent d’avoir violé l’espace aérien rwandais. Dans ce Q&A, Crisis Group examine pourquoi la situation s’est détériorée et esquisse des pistes pour une désescalade.

Quelle est la dernière altercation en date ?

Le 24 janvier, vers 17 heures, l’armée rwandaise a tiré un missile sur un avion de chasse congolais Sukhoi-25 alors que celui-ci survolait Goma, la capitale de la province du Nord-Kivu en République démocratique du Congo (RDC). Cette ville d’un million d’habitants est située à la frontière avec le Rwanda. Selon les contacts de Crisis Group dans la zone, l’avion revenait d’une mission dans la région de Kitshanga, une ville stratégique située à 100 kilomètres à l’ouest de Goma. Cette ville est le théâtre de batailles rangées entre l’armée congolaise et une coalition de groupes armés, d’une part, et le mouvement M23, un groupe rebelle qui a refait surface en novembre 2021, d’autre part. Selon un nombre croissant de preuves, le M23 bénéficierait du soutien du Rwanda. L’avion a atterri à l’aéroport de Goma avec une aile en feu mais aucune victime n’a été recensée. Les habitants ont malgré tout été pris de panique à la vue des débris qui sont tombés sur la ville et des vidéos de l’incident qui ont circulé sur les réseaux sociaux. L’impression générale était que les deux pays, dont les relations se sont considérablement détériorées depuis que le M23 a repris ses opérations, étaient entrés dans une guerre ouverte.

Les deux parties se sont rejeté mutuellement la responsabilité de l’incident. Kigali a rapidement publié un communiqué laconique affirmant que l’avion avait violé son espace aérien. Deux violations similaires auraient eu lieu au cours des derniers mois, incitant ses forces militaires à prendre des mesures défensives. Kinshasa a démenti cette affirmation, décrivant le tir du missile comme un acte d’agression auquel elle se réservait le droit de répondre. L’aéroport de Goma se trouve à quelques centaines de mètres de la frontière rwandaise et il est donc peu probable que les deux versions s’accordent. L’incident s’est produit alors que le M23 continuait à essayer de prendre le contrôle de Kitshanga. Ses offensives ont obligé un demi-million de personnes à fuir leurs foyers.

Comment la situation s’est-elle détériorée à ce point ?

Kinshasa et Kigali sont à couteaux tirés depuis que la question du soutien rwandais au M23 a été soulevée, fin 2021. Leurs différends se sont accentués malgré d’importantes initiatives de médiation diplomatique, la dernière en date étant un sommet régional qui s’est tenu dans la capitale angolaise Luanda, le 23 novembre 2022. Le président rwandais Paul Kagame n’a pas participé à ces discussions et s’est fait représenter par son ministre des Affaires étrangères. Kagame n’a pas rencontré le président congolais Félix Tshisekedi depuis l’Assemblée générale des Nations unies en septembre 2022. Ledit « processus de Luanda », est, pour l’instant au point mort.

La situation a continué à se dégrader après les pourparlers en Angola. Un communiqué publié à l’issue du sommet a appelé le M23 à se retirer de toutes les zones conquises depuis fin 2021 et à déposer les armes. Il a salué la nouvelle force est-africaine, composée de troupes burundaises et ougandaises, dont certaines sont déjà stationnées en RDC, ainsi que l’arrivée de nouveaux soldats du Soudan du Sud et du Kenya. Le Kenya – qui fournit le plus gros contingent – a commencé à déployer ses troupes à Goma juste au moment où le sommet de Luanda se terminait.

Depuis lors, les combats ont pris de l’ampleur alors que le M23 élargissait ses opérations, consolidait son emprise sur les zones frontalières congolaises et rwandaises et se frayait un chemin sur le territoire de Masisi, une importante zone agricole et minière à l’ouest de Goma. Ces opérations se sont heurtées à la fois à l’armée congolaise et à des groupes armés locaux déterminés à défendre les zones qu’ils contrôlent. Le M23, bien équipé et coordonné, n’est pas complètement parvenu à ses fins, car ces groupes armés locaux ont bénéficié du soutien de l’armée pour mobiliser des combattants et créer ainsi plusieurs lignes de front mouvantes.

Les combats qui ont consumé la région de Kitshanga ... ont provoqué de nombreuses vagues de déplacements de population cherchant à échapper aux violences.

Les efforts déployés pour calmer les combats ont échoué. Fin décembre et début janvier, le commandant kényan de la force est-africaine a négocié le retrait du M23 de zones clés au nord de Goma. Le M23 ne s’est pourtant jamais replié complètement, ce qui a suscité la colère de nombreux Congolais, qui ont accusé les Kényans de pactiser avec l’ennemi. La récente avancée du M23 sur Kitshanga a de nouveau fait craindre que les rebelles n’asphyxient la capitale provinciale en occupant ses alentours au nord et à l’ouest (Goma est délimitée par le lac Kivu au sud et le Rwanda à l’est). Les combats qui ont consumé la région de Kitshanga, un carrefour important entre les territoires de Masisi et de Rutshuru, ont provoqué de nombreuses vagues de déplacements de population cherchant à échapper aux violences.

Dans ce contexte, le discours des dirigeants congolais et rwandais a pris un ton plus menaçant. Les puissances étrangères sont de plus en plus convaincues que le Rwanda soutient le M23, notamment à la suite du rapport d’un groupe d’experts des Nations unies sur les violations des sanctions, qui a été communiqué aux membres du Conseil de sécurité fin novembre. En réponse, Kigali a réitéré ses démentis et a rejeté la responsabilité du chaos au Nord-Kivu sur Kinshasa, insistant sur sa collaboration avec divers groupes armés, notamment les Forces démocratiques de libération du Rwanda, un vestige de la milice responsable du génocide de 1994, et des mauvais traitements qu’elles auraient infligés à la minorité tutsi du Congo que le M23 prétend défendre. Le président Tshisekedi a déclaré à plusieurs reprises que le Rwanda était au cœur du problème dans l’est de la RDC et dans toute la région des Grands Lacs, étayant souvent ses affirmations par des propos virulents. Il décrit les violences comme étant purement le résultat d’une agression extérieure.

Quels sont les risques à venir ?

Une guerre entre le Rwanda et la RDC semble improbable mais ne peut pas être entièrement écartée.

Depuis vingt ans, des insurgés d’autres pays des Grands Lacs – Burundi, Rwanda et Ouganda – se sont installés dans des régions de l’est de la RDC où le gouvernement congolais a peu ou pas d’emprise. Les gouvernements des Etats voisins ont souvent pris les choses en main et tenté d’éradiquer les forces rebelles issues de leur propre pays qui se sont réfugiées en RDC. Dans certains cas, ils ont même enrôlé des groupes armés congolais pour faire le travail à leur place. Ces guerres par procuration se sont avérées dévastatrices pour les civils, même s’il est vrai qu’une guerre frontale entre Etats comme celle qui a fait rage dans la région dans les années 1990 aurait été encore pire. En agissant par l’intermédiaire de groupes armés alliés, le Burundi, le Rwanda et l’Ouganda ont obtenu des avantages tactiques et se sont ménagés une possibilité de déni plausible au sein des forums internationaux.

Dans ce contexte, les signes actuels sont inquiétants. Kagame et Tshisekedi utilisent tous deux un langage belliqueux qui correspond au ressenti de leur opinion publique, mais qui pourrait également être destiné à préparer les populations à une action offensive. Chacun dépeint son pays comme victime, et insiste sur la nécessité d’une réponse ferme, peut-être pour préparer le terrain à des incursions sur le territoire de l’autre en vue de défendre ses intérêts légitimes. Le discours belliqueux des citoyens ordinaires a pris une nouvelle dimension ces derniers temps, notamment sur les réseaux sociaux. Les deux armées se sont en effet déjà affrontées, selon les enquêteurs de l’ONU, du côté congolais de la frontière à la mi-2022. Les scénarios les plus plausibles qui pourraient entraîner un embrasement plus sérieux seraient, premièrement, une attaque de missiles congolais sur le Rwanda, incitant Kigali à intervenir dans ce qu’il présenterait comme une action défensive, ou, deuxièmement, un autre accrochage près des longues frontières terrestres et lacustres.

Il est peu probable qu’une des deux parties choisisse de se précipiter dans un conflit frontal.

Cela dit, il est peu probable qu’une des deux parties choisisse de se précipiter dans un conflit frontal. La RDC est entravée par des problèmes sur son propre territoire. Le Rwanda aurait du mal à justifier une invasion déclarée de son voisin alors même que les objectifs ultimes d’une telle action ne sont pas clairs.

Même sans guerre ouverte, la situation est grave et requiert d’urgence l’attention de la communauté internationale. Des centaines de milliers de personnes ont été déplacées au cours des derniers combats. Les affrontements exacerbent également les tensions communautaires, la population rwandophone du Congo faisant les frais de la colère populaire. De surcroît, la lutte contre le M23 a monopolisé des ressources destinées à contenir les jihadistes meurtriers des Forces démocratiques alliées dans les provinces de l’Ituri et du Nord-Kivu, tout comme elle a favorisé la recrudescence de la violence entre les milices ethniques autour de la ville de Bunia en Ituri, qui doivent impérativement être maîtrisées.

Quelles sont les priorités immédiates de la diplomatie internationale?

Les efforts diplomatiques, focalisés sur le processus de Luanda mais comprenant aussi d’autres offres de médiation (le Qatar et les Etats-Unis auraient proposé leurs bons offices), étant au point mort, les derniers événements n’ont suscité que peu de réactions. L’ancien président kényan Uhuru Kenyatta, qui dirige le « processus de Nairobi » – une série de pourparlers parallèles entre divers groupes armés actifs en RDC, mais sans le M23 – a appelé à désamorcer le conflit. L’envoyé spécial des Nations unies pour les Grands Lacs, Huang Xia, en poste depuis 2019, a publié le 26 janvier une déclaration allant dans le même sens. Les inquiétudes exprimées récemment, notamment de la part des Etats-Unis, qui ont appelé le 5 janvier le Rwanda à retirer ses troupes du sol congolais, n’ont pas entraîné de changement visible sur le terrain.

Le risque d’un conflit prolongé n’a jamais été aussi élevé depuis la fin de la guerre au début des années 2000 et il faut donc redoubler d’efforts pour faire retomber les tensions. La première étape devrait être que toutes les parties impliquées dans la médiation ou ayant une influence appellent d’urgence à la désescalade dans les paroles comme dans les actes. Tshisekedi semble croire que la crise renforce sa position au niveau national, d’autant plus que ses rivaux aux élections prévues pour la fin de l’année 2023 font de la surenchère dans le discours anti-Rwanda à chaque nouvelle déclaration. Les dirigeants politiques des deux camps (y compris dans l’opposition en RDC) semblent tout aussi sereins face aux positions de plus en plus pugnaces de leurs partisans sur les réseaux sociaux. Les acteurs internationaux, en privé et en public, devraient coordonner leurs messages lorsqu’ils appellent au calme afin d’éviter de donner l’impression qu’un fossé se creuse entre eux, notamment en ce qui concerne le soutien du Rwanda au M23.

Une guerre déclarée entre les deux armées ne servirait les intérêts à long terme d’aucun des deux présidents.

Une guerre déclarée entre les deux armées ne servirait les intérêts à long terme d’aucun des deux présidents. Tshisekedi, dont l’armée peu performante n’a pas réussi à endiguer les avancées du M23, aurait tout intérêt, dans ses dénonciations de l’incursion rwandaise, à laisser la porte ouverte aux pourparlers. Quant à Kagame, il se trouve dans une position particulièrement précaire. Ces dernières années, il a consolidé la place du Rwanda en tant que partenaire fiable dans le maintien de la paix internationale et a renforcé ses alliances avec les pays occidentaux grâce à des initiatives telles que l’accueil de demandeurs d’asile expulsés du Royaume-Uni.

C’est ce qui explique que les critiques étrangères sur le rôle du Rwanda au Congo ont été plus discrètes qu’on aurait pu l’imaginer. Mais une guerre de grande ampleur, une poursuite du déploiement des forces de défense rwandaises, ou encore le soutien au M23, pourraient finir par mettre à mal cette image internationale soigneusement construite. Alors que les démentis rwandais de soutien au M23 sonnent de plus en plus creux, Kigali risque un affaiblissement de ses soutiens internationaux. De même, le déploiement actuel des Kényans au Nord-Kivu expose le Rwanda à un risque de confrontation directe avec une grande puissance africaine.

En supposant qu’une réaction diplomatique rapide puisse contribuer à éviter le pire des scénarios, l’attention devrait ensuite se porter sur les efforts de médiation. Parmi les différentes initiatives en cours, le processus de Luanda a l’avantage de bénéficier de l’adhésion de la région, et il n’y a aucune raison de croire qu’une modification substantielle de son format permettrait de réaliser des progrès plus importants. Au contraire, il convient plutôt de redoubler et de coordonner les efforts pour faire comprendre aux deux présidents la nécessité d’une désescalade et les ramener aux pourparlers afin d’arrêter la spirale de la violence au Nord-Kivu.

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