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Pakistan : sur le point de basculer ?

Alors que le Pakistan est confronté à des crises interdépendantes qui menacent d'éclater, la stabilité politique est de la plus haute importance. Dans cet extrait de l’édition de printemps de la Watch List 2023, Crisis Group explique ce que l'UE peut faire pour aider.

 

A l’approche des élections générales prévues en octobre, le Pakistan est confronté à une spirale de trois crises interdépendantes. Le gouvernement de coalition du Premier ministre Shehbaz Sharif est en conflit avec le parti Tehreek-e-Insaf (PTI) de l’ancien Premier ministre Imran Khan sur la manière de conduire les élections, les deux parties n’étant même pas d’accord sur le calendrier du scrutin. Les débats sont devenus tellement vifs que des violences sont possibles avant et pendant le vote. Le 9 mai, les autorités ont arrêté Imran Khan pour corruption. Cette arrestation a incité ses partisans à descendre dans la rue et rendu plus incertaines les perspectives de dialogue. L’affrontement entre Khan et la puissante armée du pays est tout aussi inquiétant, car il pourrait avoir de sérieuses conséquences sur la stabilité politique. Dans le même temps, l’économie est en grande difficulté, avec un déséquilibre des comptes courants qui augmente le risque que le pays n’honore pas sa dette et une inflation qui réduit le niveau de vie des Pakistanais – alors que des millions de citoyens ne se sont pas encore remis des inondations dévastatrices de 2022. Le Pakistan devra entreprendre des réformes majeures pour s’engager sur la voie de la stabilité économique, mais à court terme, il a simplement besoin d’une aide extérieure pour éviter l’effondrement, en particulier pour renforcer de toute urgence les filets de sécurité sociale destinés aux plus vulnérables. Troisièmement, le militantisme islamiste refait surface, en particulier dans la province de Khyber Pakhtunkhwa, à la frontière avec l’Afghanistan contrôlé par les Taliban, ce qui exacerbe les tensions entre Islamabad et Kaboul. Depuis la prise de Kaboul par les Taliban en 2021, les attaques des militants ont coûté la vie à des centaines de Pakistanais, principalement des policiers. L’intervention des puissances extérieures est essentielle pour apporter une assistance sur ces trois fronts. 

L’UE et ses Etats membres peuvent aider le Pakistan en :

  • Fournissant des fonds à la commission électorale pakistanaise, en particulier pour réduire l’écart entre les sexes dans l’inscription sur les listes électorales, ce qui permettrait d’avoir des élections plus transparentes et crédibles. L’UE devrait également maintenir son projet d’envoyer une mission d’experts électoraux au Pakistan pendant les élections, afin d’exprimer son engagement en faveur d’un Pakistan stable et démocratique, qui ne pourra advenir que si le transfert du pouvoir se déroule pacifiquement. 
  • Exhortant le gouvernement Sharif à entreprendre des réformes économiques ouvrant la voie à un renflouement par le Fonds monétaire international (FMI) et rappelant à Islamabad que l’accès futur à des concessions tarifaires dans le cadre du nouveau système de préférences généralisées (SPG+) de l’UE dépendra du respect des normes démocratiques et des conventions internationales. Les responsables européens devraient, en parallèle, maintenir un contact étroit avec Khan, ce qui permettrait d’établir un dialogue sur les risques d’une confrontation politique.
  • Poursuivant l’aide à la construction d’infrastructures plus aptes à résister aux défis climatiques et autres défis environnementaux, tout en fournissant davantage d’aide humanitaire aux plus pauvres dans les régions les plus durement touchées par les inondations de 2022, comme la province de Sindh, et en particulier aux femmes et aux jeunes filles.
  • Faisant pression sur les forces de sécurité des Taliban afghans pour qu’elles respectent leur engagement d’empêcher les groupes armés d’utiliser des repaires afghans pour commettre des attentats, y compris au Pakistan, et accompagner la collaboration entre le Pakistan et l’Afghanistan dans la lutte contre les menaces communes, en particulier celles émanant de la faction locale de l’Etat islamique. L’UE ou les Etats membres pourraient également proposer aux autorités afghanes de facto une assistance technique en matière de gestion des frontières. Les Etats membres de l’UE qui le peuvent devraient fournir une assistance similaire, ainsi qu’une formation à la contre-insurrection, aux forces de police de la province de Khyber Pakhtunkhwa pour les aider à contenir les insurrections. L’UE devrait également redoubler son aide humanitaire et son aide au développement dans les zones tribales fusionnées de Khyber Pakhtunkhwa, qui comptent parmi les régions les plus pauvres du pays et les plus propices à l’expansion des insurgés. 
Des personnes scandent des slogans pour condamner la fusillade lors d'une longue marche organisée par l'ancien Premier ministre pakistanais Imran Khan, à Wazirabad, Pakistan, 4 novembre 2022. REUTERS / Akhtar Soomro

Crise politique en pleine année électorale

Les tensions politiques se sont exacerbées au Pakistan depuis l’éviction d’Imran Khan à l’occasion d’une motion de défiance au Parlement en avril 2022. Accusant l’Occident d’avoir manigancé la destitution de l’ex-Premier ministre, ses partisans ont organisé des rassemblements pour réclamer des élections. Certains de ces rassemblements ont tourné à la violence. Imran Khan a également tenté de forcer la tenue d’élections anticipées en dissolvant les parlements dirigés par le PTI dans les provinces du Pendjab et de Khyber Pakhtunkhwa à la mi-janvier. Mais le gouvernement de coalition de Sharif n’a pas bougé : il refuse d’organiser un vote avant la date prévue d’octobre et insiste pour que toutes les élections, provinciales et nationales, soient organisées en même temps. Les plus hauts magistrats du pays se sont retrouvés impliqués dans ce bras de fer. 

La lutte entre Khan et Sharif se concentre désormais sur les élections au Pendjab, la province la plus peuplée et la plus puissante du Pakistan sur le plan politique. La controverse a commencé en 2022, lorsque Hamza, le fils de Shehbaz Sharif, a remporté le vote d’une motion de défiance contre le gouvernement du Pendjab dirigé par le PTI, avec le soutien de dissidents du PTI. Il a toutefois été démis de ses fonctions et remplacé par les alliés de Khan, la Ligue musulmane du Pakistan-Quaid-e-Azam (PML-Q), après l’annulation par la Cour suprême des votes des dissidents du parti dans des verdicts qui, selon certains de ses juges, revenaient à réécrire la constitution. Le 11 janvier, le Premier ministre du Pendjab a obtenu un vote de confiance mais, sous la pression de Khan, il a dissous l’assemblée législative trois jours plus tard. Le 18 janvier, l’assemblée législative du Khyber Pakhtunkhwa, dirigée par le PTI, a également été dissoute. Les élections à l’assemblée provinciale devaient avoir lieu sous 90 jours, mais les gouverneurs des deux provinces, qui représentent le gouvernement fédéral, ont refusé de fixer des dates en invoquant des contraintes constitutionnelles et de sécurité. La Cour suprême est intervenue après que son président, Ata Bandial, s’est emparé de l’affaire de sa propre initiative (suo moto). En mars, un verdict partagé a statué que les élections dans les deux provinces devaient avoir lieu dans les 90 jours. Le 4 avril, après le report par la commission électorale des élections au Pendjab au mois d’octobre, un tribunal composé de trois juges (au lieu des neuf juges qui avaient d’abord entendu l’affaire suo moto) est passé outre la décision de la commission et fixé la date du 14 mai. 

La commission électorale avait annoncé ce report après le refus du gouvernement Sharif de fournir les fonds et le personnel de sécurité nécessaires aux bureaux de vote. Le gouvernement insiste pour que toutes les élections, provinciales et nationales, se tiennent à la même date en octobre, dans les deux mois suivant l’achèvement du mandat de cinq ans de l’Assemblée nationale. Le gouvernement et ses alliés soulignent que des élections anticipées au Pendjab et au Khyber Pakhtunkhwa violeraient la constitution, car ces deux provinces auraient déjà de nouveaux gouvernements en place lors des élections générales. La constitution exige que les gouvernements provisoires supervisent les élections, afin de réduire la probabilité d’une ingérence politique dans le scrutin. 

Les interventions du président de la Cour suprême ont creusé le fossé entre le gouvernement et le pouvoir judiciaire, ainsi que dans les rangs des juristes les plus éminents. Le gouvernement considère le verdict du 4 avril comme un jugement minoritaire puisque Bandial a supprimé ou ignoré les opinions des juges dissidents, ne gardant qu’un tribunal de trois juges. De nombreux juges dissidents soutiennent cet argument : selon les règles actuelles, le président de la Cour suprême a le pouvoir de réunir les tribunaux dans les affaires suo moto, mais les juristes et de nombreux observateurs juridiques pensent que Bandial a abusé de ce pouvoir dans ce cas. Bandial et ses collègues partageant son opinion ont également rejeté une décision judiciaire des deux juges les plus chevronnés réclamant que toutes les affaires suo moto soient suspendues dans l’attente d’une décision de justice visant à réduire les pouvoirs du président de la Cour suprême. Entre-temps, le parlement, à la demande de Sharif, a refusé de financer les élections au Pendjab. Il a également adopté un projet de loi visant à priver le président de la Cour suprême de son autorité exclusive sur les affaires suo moto, y compris le pouvoir de nommer des tribunaux pour les entendre. La Cour a lancé une action préventive pour freiner l’application de cette loi, qui est entrée en vigueur le 20 avril. Les affrontements institutionnels pourraient déborder sur l’armée, qui continue de refuser les demandes de la Cour de mobiliser du personnel de sécurité pour le vote au Pendjab, en invoquant des menaces grandissantes émanant de groupes armés. La Cour maintient la date du 14 mai, à moins que les responsables politiques se mettent d’accord sur une autre solution.

La commission électorale pourrait ne pas être en mesure de superviser des élections transparentes, crédibles et pacifiques.

Dans ce contexte, la commission électorale pourrait ne pas être en mesure de superviser des élections transparentes, crédibles et pacifiques. Le risque de violence est élevé et les opposants politiques ne semblent pas vraiment prêts à faire des compromis. La répression du gouvernement contre l’ancien Premier ministre et ses partisans n’a fait qu’empoisonner un peu plus l’atmosphère. Le gouvernement Sharif a déposé des dizaines de plaintes contre Khan, dont beaucoup sont graves, notamment des plaintes pour terrorisme, et le 9 mai, le controversé National Accountability Bureau l’a arrêté pour corruption. L’arrestation a eu lieu un jour après le démenti par l’armée des allégations de Khan, exprimées lors d’un rassemblement du PTI, selon lesquelles un général de division actuellement en fonction au sein de la redoutable direction de l’Inter-Services Intelligence (ISI) aurait orchestré des tentatives d’assassinat contre lui à deux reprises, notamment au Pendjab en novembre 2022. Les partisans de Khan, furieux, ont commencé à manifester dans tout le pays, attaquant les forces de l’ordre et détruisant des biens. Ils ont rapidement redirigé leur colère vers l’armée, ciblant les maisons d’officiers de haut rang, telle celle du commandant militaire de Lahore, et ont tenté d’assiéger le quartier général de l’armée à Rawalpindi. De tels incidents augmentent le risque d’une confrontation mortelle entre soldats et partisans du PTI.

L’arrestation d’Imran Khan a également sapé les chances de parvenir à un compromis politique à l’approche des élections. L’ex-Premier ministre est aujourd’hui encore moins susceptible d’accepter la préférence du gouvernement pour des élections générales en octobre. Sharif, de son côté, sera d’autant moins enclin à accepter les demandes de Khan maintenant que ses partisans attaquent les forces de l’ordre et les institutions du pays. Khan affirme que le gouvernement refuse d’organiser des élections parce qu’il craint la défaite. Son mélange de discours ultranationaliste et islamiste semble trouver un écho auprès de nombreux électeurs, tout comme ses attaques contre le gouvernement au sujet des mesures d’austérité préconisées par le FMI, qui ont entrainé des difficultés économiques pour nombre de Pakistanais. Khan pourrait remporter les élections, mais s’il n’obtenait pas la majorité absolue, il en imputerait probablement la responsabilité à la commission électorale – et à l’ensemble des dirigeants, y compris de l’armée – qu’il accuserait de partialité en faveur de Sharif. Un processus électoral âprement contesté pourrait déclencher des manifestations de rue susceptibles de dégénérer. 

Combler le fossé entre les hommes et les femmes

Un autre problème auquel Islamabad devrait s’attaquer est l’écart flagrant entre les sexes sur les listes électorales du pays – qui comptent 10,1 millions de femmes de moins que d’hommes. Les autorités ont fait des progrès depuis les dernières élections générales en 2018, ajoutant environ dix millions de femmes sur les listes, mais l’écart dépasse toujours les 10 pour cent dans au moins deux provinces, le Khyber Pakhtunkhwa et le Baloutchistan. Des millions de femmes n’ont pas de carte d’identité nationale, une condition préalable à l’enregistrement (même si des tentatives pour résoudre ce problème ont permis d’ajouter dix millions de femmes au registre de l’état civil, notamment grâce à des bureaux mobiles). Les contraintes culturelles jouent un rôle important et, dans les régions socialement conservatrices du pays, les électrices et les candidates sont souvent confrontées à la violence ou à des menaces de violence. La crédibilité des élections dépend autant de la participation des femmes que de l’égalité des chances entre les partis. La commission devrait, par exemple, faire respecter la règle légale selon laquelle au moins 10 pour cent des femmes enregistrées dans chaque circonscription doivent voter, sous peine d’invalider les résultats et d’ordonner la tenue de nouveaux scrutins. Les autorités devraient appliquer une politique de tolérance zéro à l’égard des tentatives d’intimidation des électrices et des candidates.

Une économie en chute libre

La polarisation politique s’est accentuée dans le contexte d’une crise économique sans précédent, qui ne peut que s’aggraver – avec le risque d’un défaut de paiement du Pakistan – si Islamabad ne parvient pas à un accord sur un plan de sauvetage du FMI au cours de l’année fiscale qui s’achève en juin. Même si un tel accord est conclu dans les délais, il ne suffira pas à stabiliser l’économie, qui pourrait nécessiter un apport de capitaux de près de 50 pour cent supérieur à ce que le FMI fournirait. Il est peu probable que les bailleurs déboursent de telles sommes alors que le pays est plongé dans un tel chaos politique. Le risque d’investissement serait trop élevé, surtout au moment où les marchés des crédits se resserrent à l’échelle mondiale. 

Le gouvernement de Sharif a hérité d’une économie en proie à des distorsions, notamment des niveaux d’endettement insoutenables, une faible assiette fiscale, et une dépendance excessive à l’égard des financements extérieurs. Les mesures populistes prises sous le gouvernement PTI de Khan, en particulier les subventions aux carburants et à l’énergie, avaient bloqué un programme de 6,5 milliards de dollars de la Facilité élargie de crédit du FMI, qui a débuté en 2019 et devait se terminer en septembre 2022. Bien que Sharif ait relancé les négociations, sa politique économique semble avoir été dictée par des calculs électoraux. Les négociations en vue d’un accord ont été interrompues pendant des mois, le gouvernement hésitant à donner suite aux recommandations du FMI, notamment en ce qui concerne l’adoption d’une monnaie fondée sur le marché, l’augmentation des impôts, et la suppression des subventions aux carburants et à l’électricité. Il craignait – dans une certaine mesure, à juste titre – que de telles mesures n’alimentent les troubles et ne renforcent le soutien à Khan. Ce retard a toutefois été préjudiciable : le Pakistan n’a pas pu faire appel à d’autres sources de financement extérieur et les agences internationales ont abaissé sa note de crédit souveraine à son niveau le plus bas depuis 30 ans. 

Le taux d’inflation, qui s’élève à 35,7 pour cent, est le plus élevé depuis 1965.

Parallèlement, les réserves de devises étrangères du Pakistan se sont effondrées, atteignant un plancher de 4,3 milliards de dollars, ce qui est à peine suffisant pour couvrir un mois d’importations. Le pays doit acheter à l’étranger plusieurs produits de base essentiels, comme le blé, une dépendance qui s’est accentuée après les inondations de 2022, qui ont anéanti 40 pour cent des récoltes. Depuis, les réserves se sont quelque peu reconstituées, mais uniquement grâce à ce que les économistes appellent la « compression des importations » : les importations ont diminué en raison des restrictions imposées par le gouvernement afin d’économiser les précieuses devises étrangères. Le taux d’inflation, qui s’élève à 35,7 pour cent, est le plus élevé depuis 1965 ; la roupie, la monnaie locale du Pakistan, continue de s’affaiblir, les exportations diminuent rapidement et les restrictions formelles et informelles sur les importations ont eu un impact négatif sur les chaines d’approvisionnement, y compris dans le secteur manufacturier. Les institutions financières internationales prévoient que le taux de croissance économique du Pakistan sera inférieur à 1 pour cent pour l’année fiscale en cours, tandis que les industries et les entreprises ferment leurs portes ou fonctionnent au ralenti. L’aggravation de la crise pourrait mettre au chômage des millions de personnes, qui s’enfonceraient alors dans la pauvreté. 

L’inflation, les inondations de 2022 et les chocs sur les prix des produits de base ont contribué à accroitre l’insécurité alimentaire. Les femmes et les jeunes filles, qui ne bénéficient déjà pas d’une alimentation adéquate, sont parmi les plus touchées. La plupart des femmes travaillent dans le secteur informel, qui représente près de 36 pour cent du PIB et qui reste quelque peu épargné par le ralentissement de l’économie formelle. Ce secteur est toutefois propice aux discriminations sexistes, les femmes y étant moins bien payées et travaillant souvent dans de moins bonnes conditions. D’autre part, alors que la pauvreté des ménages augmente, les filles risquent d’être les premières à être déscolarisées et les femmes, privées d’accès aux soins médicaux. Les inondations de 2022 ont également touché les femmes de manière disproportionnée. Dans le Sindh, par exemple, où de nombreuses personnes vivent dans des abris temporaires, les risques de violence liée au genre ont augmenté, et des centaines d’établissements de santé et d’écoles accueillant des femmes et des filles ont été détruits. Le gouvernement a élargi le filet de sécurité sociale, notamment grâce au Programme Benazir d’aide au revenu (Benazir Income Support Program), qui prévoit des systèmes de transferts monétaires pour les femmes à la tête de ménages qui vivent en dessous du seuil de pauvreté. Mais les besoins augmentant plus vite que les ressources disponibles, une assistance externe est requise d’urgence. Selon les estimations du gouvernement, le pays aurait besoin de 16,2 milliards de dollars pour se remettre des inondations. 

Militantisme résurgent et tensions aux frontières

Le Pakistan est également confronté à une grave menace sécuritaire, en particulier dans la province de Khyber Pakhtunkhwa, mais aussi celle du Baloutchistan, toutes deux frontalières de l’Afghanistan. Le Tehreek-e-Taliban Pakistan (TTP, plus connu sous le nom de Taliban pakistanais) s’est livré à un véritable massacre depuis que les Taliban afghans ont pris le pouvoir en 2021. Selon une estimation, dans l’année qui a suivi leur arrivée au pouvoir, les attaques menées par les groupes armés au Pakistan ont augmenté de 51 pour cent, et plus de 75 pour cent d’entre elles ont eu lieu dans la province de Khyber Pakhtunkhwa. 

La montée du militantisme a envenimé les relations entre Islamabad et Kaboul. Le Pakistan insiste sur le fait que le commandement central du TTP est basé en Afghanistan et que les insurgés du TTP opèrent à partir de repaires afghans. Une délégation pakistanaise dirigée par le ministre de la Défense et comprenant un chef de l’agence de renseignement, en visite à Kaboul, aurait transmis aux autorités talibanes des informations détaillées sur la localisation des camps et des chefs du TTP. Mais Kaboul nie la présence de combattants du TTP sur le sol afghan. A l’automne 2022, les Taliban ont tenté une médiation entre les autorités pakistanaises et les dirigeants du TTP, mais cette initiative semble s’être révélée contre-productive. Les autorités pakistanaises ont fait des concessions pour faire avancer les négociations, notamment en autorisant des militants pakistanais armés à rentrer d’Afghanistan pendant un cessez-le-feu. Enhardis, les militants ont mis fin au cessez-le-feu fin novembre et se sont regroupés, en particulier dans la province de Khyber Pakhtunkhwa. En avril, le ministre pakistanais de la Défense a averti que le Pakistan pourrait frapper des cibles du TTP en Afghanistan si les Taliban afghans ne rappelaient pas les groupes armés à l’ordre. Islamabad pourrait décider que, si les insurgés pakistanais étaient laissés libres de leurs mouvements, ils représenteraient une plus grande menace qu’une confrontation avec Kaboul. 

Au début du mois d’avril, les dirigeants civils et militaires pakistanais ont décidé de lancer des « opérations globales » afin d’éradiquer le TTP de la province de Khyber Pakhtunkhwa. De telles campagnes comportent des risques. Par le passé, des efforts anti-insurrectionnels avaient déplacé des centaines de milliers de personnes, alimentant l’hostilité des résidents et dynamisant le recrutement de groupes armés. Les femmes vivant dans les camps de personnes déplacées à l’intérieur du pays avaient alors été privées d’accès aux rares centres de santé et autres services disponibles dans la région, tandis que les contraintes sociales les empêchaient de bénéficier de l’aide du gouvernement. Il est certain que les opérations militaires ne sont ni possibles ni souhaitables dans les centres urbains de la province, comme la capitale Peshawar, où le TTP a tué plus de 80 personnes, principalement des policiers, lors d’un attentat à la bombe en janvier. Les forces de police de Khyber Pakhtunkhwa sont désormais la cible privilégiée du TTP, qui a tué, depuis septembre 2022, plus de 300 agents de police dans des attaques. Les failles dans les défenses de la police ont permis au kamikaze qui a mené l’attentat d’accéder au site hautement sensible de Peshawar. La police n’est pas suffisamment armée, ni entraînée, et trop dispersée pour tenir tête au TTP. 

Ce que l’UE et ses Etats membres peuvent faire 

L’UE et ses Etats membres ont des options limitées mais cruciales pour réduire la polarisation politique au Pakistan. Khan a tendu la main à certains Etats membres influents dans l’espoir de réparer les dommages causés par ses discours de conspiration anti-occidentaux. Ces gouvernements pourraient au moins discuter avec lui des risques associés à sa confrontation avec le gouvernement Sharif. Dans ses relations avec Sharif, l’Europe devrait insister sur le fait que la candidature du Pakistan au nouveau régime SPG+ requiert l’adhésion à des normes démocratiques, y compris le respect de la liberté d’expression et de la liberté d’association. L’UE devrait également poursuivre ses efforts pour renforcer les capacités de la société civile et des médias dans l’exercice de ces libertés fondamentales. 

Islamabad a exhorté ses partenaires, y compris les Etats membres de l’UE, à exercer leur influence auprès du FMI pour accélérer le sauvetage financier.

Islamabad a exhorté ses partenaires, y compris les Etats membres de l’UE, à exercer leur influence auprès du FMI pour accélérer le sauvetage financier. Tout en plaidant auprès du FMI pour de meilleures conditions de prêt, y compris l’autorisation de recourir à des subventions ciblées favorisant les plus pauvres, l’UE et les Etats membres devraient, en échange, exhorter Islamabad à poursuivre les réformes économiques qui mettraient le Pakistan sur la voie d’un redressement durable. Ils devraient également faire pression sur Sharif pour qu’il résiste à la tentation de lancer des projets populistes dans l’espoir de gagner des voix aux élections. Mais ils doivent rester réalistes quant à leur marge de manœuvre pour pousser Islamabad à entreprendre des réformes. La suppression des subventions sur les carburants dans un contexte de misère généralisée et pendant une campagne électorale houleuse risquerait d’engendrer davantage de violence dans la rue. D’autre part, les concessions tarifaires qui devraient être octroyées par l’UE au titre du SPG+ ne devraient pas être subordonnées à de telles réformes. Le Pakistan continuera à avoir grand besoin de ces concessions de la part de l’un de ses principaux partenaires commerciaux.

Les Etats membres de l’UE pourraient également soutenir le processus électoral. Pour ce faire, ils pourraient offrir à la commission électorale et d’autres agences gouvernementales une expertise technique et une aide financière afin de réduire l’écart entre hommes et femmes sur les listes électorales. Dans son dialogue avec les partis politiques, l’UE devrait également souligner l’importance de protéger les droits des candidates et des électrices. La crédibilité des élections dépend autant de la participation des femmes que de l’égalité des chances pour tous les partis en lice. Bruxelles devrait également donner suite à son projet d’envoyer une mission d’experts électoraux. Ces missions d’experts sont beaucoup plus restreintes et moins visibles que les missions d’observation électorale de l’UE, mais elles sont néanmoins importantes pour signaler l’engagement de l’Union en faveur d’un Pakistan stable et démocratique, qui ne pourra advenir que si le transfert de pouvoir se déroule dans le calme.

L’UE et un certain nombre d’autres pays se sont engagés à verser environ 10 milliards de dollars pour aider le Pakistan à se relever des inondations, principalement sous la forme de prêts-projets sur une période de trois ans, et l’UE a réorienté une partie de son aide bilatérale au développement à cette fin. Cette aide internationale devrait se focaliser sur des projets susceptibles d’aider le pays à bâtir des infrastructures résilientes, plus à même de résister aux inondations et aux autres catastrophes climatiques, y compris en aidant le Pakistan à améliorer ses systèmes d’alerte précoce. L’UE devrait également collaborer avec les gouvernements provinciaux du Sindh et d’autres régions inondées, en fournissant une aide pour réparer les installations de santé et d’éducation endommagées, ainsi que des programmes supplémentaires ciblant les pauvres, en particulier les femmes et les jeunes filles. Cette aide pourrait être acheminée via le gouvernement provincial du Sindh et certains organes des Nations unies tels que le Programme alimentaire mondial et l’Organisation mondiale de la santé.

Enfin, les acteurs européens devraient proposer leur aide pour s’attaquer aux problèmes d’insécurité dans les régions pakistanaises frontalières de l’Afghanistan, en particulier le Khyber Pakhtunkhwa. Que ce soit publiquement ou dans le cadre d’une diplomatie plus discrète, ils devraient veiller à ce que les Taliban afghans respectent leur engagement d’empêcher les groupes armés d’attaquer d’autres pays, engagement qui fait partie de l’accord de paix de 2020 qu’ils ont signé au Qatar. Mais pour être en mesure d’insister auprès des Taliban pour qu’ils maintiennent la paix, il faudra dans le même temps leur fournir les outils nécessaires pour le faire, par exemple une assistance technique pour la gestion des frontières. L’UE et ses Etats membres devraient également encourager le dialogue entre l’Afghanistan et le Pakistan sur d’autres questions de sécurité, telles que les menaces que fait peser l’Etat islamique Province de Khorasan (ISKP), la faction locale de l’Etat islamique, sur les deux pays. Les Etats membres qui en ont les moyens devraient également offrir une assistance technique et une formation anti-insurrectionnelle à la police du Khyber Pakhtunkhwa. L’UE et les Etats membres devraient, d’autre part, continuer à apporter un soutien humanitaire et de développement aux zones tribales du Pakistan. Avec la contraction de l’économie, cette aide sera cruciale dans ces régions, qui comptent parmi les plus pauvres du pays.

 

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