EU Watch List / Global 20+ minutes

L'édition de printemps de la Watch List 2023

Chaque année, Crisis Group publie deux mises à jour de la Watch List de l'UE qui identifie les domaines dans lesquels l'UE et ses Etats membres peuvent contribuer à améliorer les perspectives de paix. Cette mise à jour comprend des entrées sur le Sahel, l'Iran, le Kosovo et la Serbie, le Pakistan et le crime organisé en Amérique latine.

Table des Matières

Point de vue de la présidente: de nombreux défis à relever pour l’UE

Le programme des réunions mensuelles des ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne (UE) a rarement été aussi chargé que celui du 24 avril. Comme l’a fait remarquer le haut représentant de l’UE, Josep Borrell, à l’issue de la réunion : «Toutes les crises semblent converger et s’amonceler». L’ordre du jour était révélateur de l’éventail de conflits et de défis auxquels les décideurs politiques européens doivent faire face. Il couvrait notamment la crise au Soudan, la guerre en Ukraine et ses retombées géopolitiques, et le réajustement de la politique de l’UE à l’égard de la Chine – chacun de ces points étant d’une ampleur considérable. A l’heure où nous écrivons ces lignes, les ministres des Affaires étrangères poursuivent leurs discussions sur ces questions lors d’une réunion informelle en Suède, et ces sujets resteront au cœur de leur priorités au cours des prochains mois.

Les combats au Soudan ont été, à juste titre, l’un des principaux sujets de la journée du 24 avril. La dernière Watch List de Crisis Group, publiée en janvier, avait souligné que, malgré l’accord-cadre du 5 décembre par lequel l’armée soudanaise acceptait de céder le pouvoir aux civils, la transition se heurtait encore à de réels obstacles. Les tensions qui couvaient entre l’armée, dirigée par le général Abdel Fattah al-Burhan, et les paramilitaires des Forces de soutien rapide, sous le commandement de Mohamed «Hemedti» Hamdan Dagalo, étaient particulièrement évidentes à l’approche de la date limite pour le transfert du pouvoir. Pourtant, peu de gens avaient prévu la rapidité et l’ampleur des combats qui ont éclaté le 15 avril. Les combats de rue et les bombardements aériens secouent la capitale Khartoum et des millions de civils sont pris entre deux feux alors que les stocks de produits de première nécessité s’épuisent rapidement. Les deux parties semblent juger que la confrontation est existentielle. Aucune fin n’est en vue et les combats pourraient dégénérer en une guerre civile dévastatrice qui déstabiliserait la Corne de l’Afrique et la région de la mer Rouge, deux zones d’importance stratégique pour l’Union européenne et bien d’autres pays.

Même si l’UE et les dirigeants européens n’exercent qu’une influence limitée au Soudan, ils devraient faire tout ce qui est en leur pouvoir pour dissuader les acteurs extérieurs de se laisser entraîner dans les combats, soutenir les efforts de médiation en cours et se tenir prêts à fournir une aide humanitaire. La plupart des ressortissants de l’UE ont été évacués et il est donc d’autant plus important que l’Europe reste focalisée sur la crise. Il est crucial de faire pression sur tous les acteurs à l’intérieur du Soudan, dans le voisinage immédiat du pays et à l’extérieur, pour s’assurer qu’ils renoncent à soutenir l’une ou l’autre partie. Toute dynamique qui impliquerait d’autres acteurs – qu’il s’agisse d’anciens rebelles, d’autres groupes armés soudanais ou d’autres puissances régionales – rendrait les perspectives de résolution du conflit plus difficiles encore à envisager. Pour l’heure, l’Europe devrait continuer à soutenir les efforts de médiation de l’Arabie saoudite et des Etats-Unis vers un cessez-le-feu humanitaire. (Les deux parties ont signé un accord à Jeddah, en Arabie saoudite, le 11 mai, par lequel elles s’engagent à protéger les civils). Si ces pourparlers aboutissaient, l’UE devrait se préparer à fournir rapidement une aide à grande échelle pour répondre à des besoins qui s’annoncent considérables. Les dirigeants européens devraient également encourager Washington et Riyad à élargir le plus rapidement possible le périmètre de la médiation pour y associer, au-delà des représentants des deux parties belligérantes, des civils soudanais et des diplomates des pays voisins et d’autres pays, ainsi que des organismes régionaux. Une participation plus large sera essentielle pour parvenir à un règlement durable d’une autre envergure qu’un cessez-le-feu humanitaire.

Aider l’Ukraine à se défendre contre l’invasion russe reste la priorité absolue de l’Europe en matière de sécurité.

Aider l’Ukraine à se défendre contre l’invasion russe reste la priorité absolue de l’Europe en matière de sécurité. Le dernier accord de l’UE sur une initiative en trois volets visant à fournir à Kiev de l’artillerie et des munitions, notamment par le biais de nouvelles procédures d’achat conjoint d’armes par l’UE, illustre la volonté de Bruxelles de prendre des mesures sans précédent pour s’assurer que l’Ukraine dispose de ce dont elle a besoin. Depuis l’invasion de la Russie en février 2022, les capitales européennes ont fait preuve d’une prudence réfléchie en évitant les mesures qui présentent un risque trop élevé de conflit direct entre l’OTAN et Moscou, notamment en s’abstenant de déployer des troupes en Ukraine et d’entraîner les soldats de Kiev sur le sol ukrainien (comme l’avait d’ailleurs recommandé Crisis Group dans ses précédentes Watch Lists). La Russie a, elle aussi, évité en général de prendre des mesures susceptibles de déclencher une implication directe de l’OTAN. Mais il serait déraisonnable d’écarter les risques d’escalade. Les Européens réfléchissent aujourd’hui à la livraison d’avions de combat occidentaux sophistiqués et de missiles à longue portée mais ils devraient impérativement évaluer la valeur ajoutée de cet armement pour l’Ukraine, compte tenu notamment de la durée de formation à son utilisation et à sa maintenance.

Les espoirs des capitales occidentales reposent en partie sur une contre-offensive ukrainienne. Depuis le début, les Ukrainiens ont déjoué les pronostics sur le champ de bataille. En effet, il s’est avéré que les forces russes peinaient à percer les défenses ukrainiennes sur les fronts de l’est et du sud. Kiev espère certainement répéter, en menant une nouvelle contre-offensive, les avancées spectaculaires de la fin de l’été et de l’automne 2022. Mais les Ukrainiens auront fort à faire, car les Russes sont retranchés et l’effet de surprise, qui avait été décisif, sera difficile à répéter. Même si la contre-offensive ukrainienne permettait de reconquérir des territoires et imposait à Moscou une pression militaire, il est peu probable qu’elle modifie pour l’instant les calculs du Kremlin concernant la guerre. Aucun indice ne permet aujourd’hui de supposer que Moscou cherche à conclure un quelconque accord pour mettre fin à la guerre, et encore moins à des conditions acceptables pour Kiev. Le Kremlin donne au contraire l’impression de se préparer à un combat de longue haleine – et peut-être même y voit-il des avantages, notamment en gardant la population sur le pied de guerre. Les objectifs de Poutine restent d’avoir un gouvernement obéissant à Kiev et un Occident qui accepte la sphère d’influence définie par la Russie. Kiev, pour sa part, ne montre, et c’est compréhensible, aucune volonté de compromis à ce stade, étant donné que cela impliquerait la perte de son propre territoire et de sa souveraineté.

Aussi improbable qu’un règlement puisse paraître à l’heure actuelle, l’UE et ses Etats membres devraient néanmoins se préparer pour le moment où les calculs de la Russie pourraient changer. Tout en continuant à soutenir l’Ukraine, ils devraient faire comprendre à Moscou qu’une voie vers un cessez-le-feu négocié ou un règlement reste possible. Comme Crisis Group l’a déjà souligné, cela signifie qu’il faudrait éviter toute mesure ou discours qui laisserait entendre que l’Occident voudrait assister à un changement de régime au Kremlin et indiquer clairement que certaines sanctions de l’UE seraient levées en cas de règlement politique acceptable pour l’Ukraine.

On ne note aucune fêlure majeure dans le front uni de l’Occident lorsqu’il s’agit de son soutien à l’Ukraine

Pour l’instant, et malgré certaines divergences de vues et de politiques en Europe, on ne note aucune fêlure majeure dans le front uni de l’Occident lorsqu’il s’agit de son soutien à l’Ukraine. On ne sait pas si certaines divergences pourraient faire surface au cours de l’année prochaine, avec une baisse des approvisionnements dans les pays occidentaux et la tenue des élections américaines. Pour la plupart, les responsables politiques des Etats-Unis soutiennent fermement la politique ukrainienne de la Maison Blanche de Joe Biden et ses engagements en faveur du partenariat transatlantique et de la sécurité européenne, même si un petit groupe issu du parti républicain, dont l’ancien président Donald Trump, n’a cessé de les critiquer. Le soutien des Etats-Unis à l’Ukraine ne faiblira certainement pas dans l’immédiat. Mais compte tenu de la centralité de l’aide américaine, tout changement obligerait l’Europe à se pencher sur des questions difficiles. La plupart des responsables politiques européens sont conscients des problèmes que pourrait entraîner un changement de la politique américaine, mais ils ne semblent pas savoir comment s’y préparer, ce qui montre une fois encore la vulnérabilité de l’Europe face à la politique intérieure des Etats-Unis.

La question se pose ensuite de la réponse de l’Europe aux répercussions géopolitiques de la guerre en Ukraine. Une partie de cette réponse passe par un renforcement des engagements bilatéraux avec les pays de son voisinage immédiat, l’Asie, l’Afrique et l’Amérique latine – des mesures que j’ai préconisées lors de réunions avec des interlocuteurs européens. Il est encourageant de constater que l’UE prend ce type de rapprochement au sérieux et qu’elle a même adopté un plan d’action concret pour dynamiser ses partenariats dans le monde entier grâce à un renforcement de son engagement politique et économique, notamment dans le cadre de son initiative « Global Gateway ». Cependant, certains discours des dirigeants occidentaux témoignent encore d’un manque de sensibilité à l’égard des préoccupations des capitales d’autres pays.

Comme je l’ai déjà évoqué, les dirigeants européens devraient être plus nuancés et plus compréhensifs. Il est inévitable que de nombreuses capitales dans le monde préfèrent définir leurs politiques nationales selon leurs propres termes plutôt que dans le cadre d’une compétition entre l’Occident et la Russie – ou entre l’Occident et la Chine. Rares sont les dirigeants qui soutiennent Moscou ou qui se font des illusions au sujet de son agression en Ukraine. Pourtant, ils considèrent que choisir un camp ne servirait pas forcément leurs intérêts ou ceux de leur population. Compte tenu du bilan de l’Occident au cours des dernières décennies, très peu d’entre eux adhèrent à l’idée, qui sous-tend encore une bonne partie de la pensée européenne, selon laquelle l’Occident peut faire valoir une autorité morale. Dans leurs relations avec l’Europe, ils souhaiteraient se concentrer sur leurs propres priorités. Cette Watch List propose quelques idées concrètes à appliquer dans des régions spécifiques : travailler avec les pays d’Amérique latine pour réduire la criminalité organisée et la violence qui y est associée, par exemple, ou l’importance de ne pas fermer la porte aux pays pauvres qui ont développé des liens étroits avec Moscou, tels que le Mali et le Burkina Faso. D’une manière générale, élaborer une politique uniquement à travers le prisme de la confrontation avec Moscou ou Pékin serait contre-productif. Aucun pays n’appréciera de se voir obligé de choisir.

Globalement, comme Crisis Group l’a déjà souligné, l’Europe devrait donner la priorité absolue aux effets économiques cumulés de la guerre, des sanctions contre la Russie et de la pandémie de Covid-19, qui sont les principales préoccupations de nombreux dirigeants d’autres pays. La hausse des prix des carburants et des denrées alimentaires de 2022 s’est quelque peu atténuée. Cependant, l’inflation reste élevée et le fardeau de la dette de nombreux pays pauvres semble de plus en plus ingérable (dix-sept pays à faible revenu sont en situation de surendettement). Dans certains pays, le bilan économique risque d’aggraver l’instabilité, d’alimenter le mécontentement et d’exacerber les crises politiques. Le Pakistan, qui figure sur cette Watch List, en est un exemple, mais de nombreux autres pays pourraient se trouver dans une situation comparable. Les pays riches, y compris en Europe, ont mis du temps à débloquer les diverses formes d’aide financière qu’ils avaient promises en 2022. Il est vrai que la part de la dette due aux pays occidentaux est beaucoup plus faible qu’il y a quelques années. Tout effort global devrait impliquer d’autres capitales, notamment Pékin, et le secteur privé. Le prochain sommet du G7, auquel participeront l’UE et plusieurs de ses Etats membres, pourrait être l’occasion pour les économies les plus riches du monde d’utiliser leur influence au sein des institutions financières internationales et leurs budgets d’aide considérables pour atténuer les difficultés économiques des pays plus pauvres et renforcer l’aide auprès de ceux qui sont confrontés à des risques de conflit. Une analyse de Crisis Group, qui sera publiée la semaine prochaine, exposera plus en détail ce que le G7 pourrait faire à cet égard.

La Chine figure également parmi les priorités des ministres des Affaires étrangères de l’UE. La multiplication des visites européennes à Pékin a mis en évidence les divergences entre les dirigeants de l’UE en ce qui concerne la politique à l’égard de la Chine et la nécessité de résoudre les différends internes. Certains dirigeants, en particulier le président français Emmanuel Macron, suggèrent que l’Europe devrait éviter de trop s’impliquer dans les tensions entre la Chine et les Etats-Unis. (Un document proposant des options et préparé par le Service européen pour l’action extérieure en vue de la discussion des ministres des Affaires étrangères du 12 mai mettrait en garde l’Europe contre la tentation de se laisser entraîner dans un jeu à somme nulle entre Washington et Pékin). D’autres, qui considèrent la Chine comme un concurrent dangereux et un allié de Moscou, préconisent une ligne européenne plus agressive et préfèrent rester aux côtés de Washington. Les chefs d’Etat européens devraient aborder le sujet lors de leur sommet de juin et les jours et les semaines à venir seront l’occasion de réévaluer la situation et de revoir leur position.

Comme c’est souvent le cas au sein de l’UE, la position commune se situera probablement entre les deux. L’UE semble vouloir maintenir son approche à trois volets qui traite la Chine à la fois comme un partenaire de négociation, un concurrent économique et un rival stratégique, même si elle met sans doute davantage l’accent sur ce dernier volet. La plupart des fonctionnaires de l’UE et des Etats membres semblent largement d’accord avec les intentions définies par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, dans un discours prononcé peu avant son propre voyage à Pékin, qui souligne avec plus de force que par le passé les nombreux points de friction dans les relations entre l’UE et Pékin (le partenariat Chine-Russie renforcé et ce que les capitales européennes considèrent comme des politiques de déstabilisation en Asie ; les violations des droits humains dans la région du Xinjiang ; ou encore la désinformation et la coercition économique à l’encontre des Etats membres de l’UE). Ce discours souligne également la nécessité de réduire la dépendance économique de l’Europe à l’égard de la Chine, tout en reconnaissant l’importance de s’impliquer sur des questions d’intérêt mutuel.

Trouver la bonne voie dans les relations pluridimensionnelles de l’Europe avec Pékin ... est l’un des plus grands défis auxquels sont confrontés les décideurs politiques européens.

Trouver la bonne voie dans les relations pluridimensionnelles de l’Europe avec Pékin – une voie qui soit réaliste quant à l’importance du commerce et de la résolution des problèmes mondiaux avec la Chine, tout en étant lucide quant au défi que représente un Pékin plus affirmé – est l’un des plus grands défis auxquels sont confrontés les décideurs politiques européens. Cette tâche est d’autant plus ardue que les politiques de Washington sont de plus en plus dures et que les dirigeants des deux principaux partis américains rivalisent de fermeté à l’égard de Pékin.

Des changements se profilent à l’horizon. Ursula von der Leyen l’a annoncé, il est presque certain que l’Europe réduira sa dépendance à l’égard des industries chinoises essentielles afin de limiter l’influence économique de la Chine sur l’Union et ses membres. Même si cette décision revêt un intérêt stratégique, l’Europe devrait rester prudente et ne pas sous-traiter entièrement sa politique chinoise à Washington. La relation transatlantique reste cruciale pour la sécurité régionale – comme l’a démontré le conflit en Ukraine – mais elle peut s’accommoder de certains échanges de points de vue sur des questions essentielles d’intérêt régional. La politique nationale des Etats-Unis ayant tendance à s’orienter vers une ligne dure, Bruxelles pourrait utilement modérer la position des Etats-Unis. Par exemple, lorsque l’Europe a résisté à la pression des Etats-Unis en faveur d’un découplage économique avec la Chine et a mis en avant son propre concept plus modéré d’«atténuation des risques», le conseiller américain à la sécurité nationale, Jake Sullivan, a finalement adopté le même discours. Il n’est pas certain que l’Europe et les Etats-Unis entendent la même chose par ce terme, mais l’adoption du ton plus mesuré de l’UE est en soi une étape positive.

 La rivalité stratégique entre Washington et Pékin est telle qu’il est difficile de savoir quelle influence Bruxelles sera en mesure d’exercer sur l’un ou l’autre en matière de sécurité, mais l’UE devrait faire ce qu’elle peut. Les dirigeants européens pourraient et devraient par exemple exhorter les deux parties à reprendre le dialogue à la fois aux échelons supérieurs de la hiérarchie mais aussi au niveau opérationnel et à s’engager à communiquer par le biais de lignes directes de défense, même si leurs relations restent turbulentes. Que les deux parties soient fautives ou non, l’Europe devrait avoir la même approche pour montrer qu’elle est impartiale.

En ce qui concerne Taïwan, l’UE n’est pas l’acteur central comme c’est le cas pour la guerre en Ukraine, mais il est clair que toute confrontation au sujet de l’ile serait aussi catastrophique pour l’Europe que pour le reste du monde, avec des retombées économiques encore plus conséquentes que celles de la guerre en Ukraine. D’une manière générale, les Etats-Unis, lorsqu’il s’agit de défendre Taïwan, devraient trouver un juste équilibre entre dissuasion et apaisement. Notamment, ils devraient renforcer les défenses de Taïwan et exposer clairement à la Chine ce que couterait une tentative de prise de contrôle de l’ile par la force, y compris en faisant état des sanctions qu’une telle démarche entraînerait. Mais ces mesures doivent s’accompagner d’efforts visant à rassurer Pékin sur la solidité du statu quo – c’est-à-dire l’engagement en faveur de la politique d’une «Chine unique» qui ne reconnaît pas l’indépendance de Taïwan – et sur le fait que la possibilité d’une réunification n’est pas exclue. Jusqu’à présent, les Etats-Unis donnaient parfois l’impression de négliger la dimension d’apaisement. L’Europe devrait se concentrer sur ces deux aspects. Elle ne peut pas se permettre d’être plus souple en matière de dissuasion; d’ailleurs, son engagement en faveur des sanctions pourrait y contribuer. Parallèlement, les capitales européennes devraient affirmer leur propre politique d’une «Chine unique» – et, dans la mesure du possible, encourager les Etats-Unis à faire de même – et inciter toutes les parties à maintenir le statu quo.

L’UE doit également rester réaliste quant à la volonté de Pékin d’influencer la Russie et à son rôle potentiel de médiation en Ukraine. Pékin a tenté de donner une image de neutralité constructive malgré son «amitié sans limites» avec Moscou et d’insister sur sa volonté de médiation. Il n’y a aucune raison de rejeter d’emblée les offres de la Chine. Les dirigeants européens pourraient même signaler à Pékin que si la Russie renonçait à ses visées maximalistes pour rechercher une paix durable – ce que Moscou n’a pour l’instant pas donné l’impression de vouloir faire–, ils soutiendraient les négociations. Mais les dirigeants européens devraient être lucides quant aux intérêts fondamentaux de Pékin. La Chine considère Moscou comme un allié stratégique pour résister à la pression des Etats-Unis et il semble peu probable qu’elle prenne le risque d’affaiblir le Kremlin, ou qu’elle emploie ses capitaux, pour inciter le président Vladimir Poutine à trouver un accord. Sur la question de l’Ukraine, la Chine a davantage l’intention de se présenter au reste du monde comme un intermédiaire honnête que d’œuvrer sérieusement à rétablir la paix.

Malgré les nombreuses questions très médiatisées qui figurent à l’ordre du jour européen, l’UE et ses Etats membres devront rester vigilants par rapport à d’autres conflits et crises qui se profilent ou risquent de s’aggraver, mais qui ne font pas nécessairement la une des journaux. Cette nouvelle édition de la Watch List attire l’attention sur certains d’entre eux : la crise au Pakistan, les niveaux records de violence au Burkina Faso et au Mali, l’impasse qui se dessine sur le programme nucléaire iranien, la vague de crimes violents en Amérique latine et le risque de nouvelles tensions entre le Kosovo et la Serbie. Les capitales européennes ne peuvent pas résoudre toutes ces crises à elles seules, mais elles ont encore un rôle important à jouer pour trouver des moyens de mettre fin à la violence, de l’atténuer ou d’éviter le type de scénario catastrophe qui se déroule actuellement au Soudan. 

Maintenir des liens avec les régimes de transition à Bamako et à Ouagadougou

L’année écoulée a été plus meurtrière que jamais au Mali et au Burkina Faso, où les régimes militaires de transition peinent à faire reculer les insurrections jihadistes. Même si Bamako et Ouagadougou ont déployé d’importants efforts, notamment pour recruter et équiper leurs armées, ce qui leur a permis d’être plus offensives, la situation reste précaire. La violence jihadiste perdure dans le nord et le centre du Mali et elle a gagné une grande partie du Burkina Faso. Malgré la rhétorique triomphaliste de Bamako et de Ouagadougou, les avancées stratégiques contre les jihadistes au cours des derniers mois restent incertaines. L’Etat est quasi-inexistant dans des zones rurales comme Ménaka, dans le nord-est du Mali, ou dans le nord de la province du Soum, au Burkina Faso. Au mieux, les deux gouvernements gardent un contrôle limité de leur territoire autour des zones urbaines, où les jihadistes hésitent à s’aventurer. Mais même ces zones ne sont pas forcément sécurisées et nombre d’entre elles ont souffert de blocus jihadistes prolongés, en particulier au Burkina Faso.

Dans ce contexte d’insécurité, d’instabilité politique et d’alliances stratégiques changeantes, avec une augmentation de la violence contre les civils de la part de toutes les parties prenantes et des incertitudes quant à la transition vers un régime civil, la coopération entre l’Union européenne (UE) et ses Etats membres, d’une part, et les deux voisins africains, d’autre part, se heurte à des obstacles majeurs. Néanmoins, l’UE et ses Etats membres pourraient jouer un rôle constructif s’ils donnaient la priorité au maintien de l’engagement avec les deux pays. Pour réussir, ils devront résister à la tentation de considérer les relations avec Bamako et Ouagadougou exclusivement à travers le prisme de leurs rapports avec la Russie. Ils devront également comprendre qu’isoler l’un ou l’autre régime risquerait de radicaliser les partisans de la ligne dure au détriment des populations civiles de ces Etats et des intérêts européens.

Concrètement, l’UE et ses Etats membres devraient :

Yompoco Ilboudo, 73 ans, qui a fui les attaques des insurgés armés dans la région de Soum au Sahel, en compagnie d’autres femmes déplacées dans un camp informel pour personnes déplacées en périphérie de Ouagadougou, Burkina Faso, 19 novembre 2020. REUTERS / Zohra Bensemra

Des parallèles frappants

Alors que le Mali et le Burkina Faso continuent de lutter contre les jihadistes qui s’étendent vers le sud à travers le Sahel, les parallèles entre les deux voisins sont frappants, même si leur situation n’est pas tout à fait la même. L’insécurité qui a résulté de cette avancée jihadiste explique en partie les deux coups d’Etat militaires qui se sont déroulés dans les deux pays, au cours des trois dernières années. Les autorités actuelles de Bamako et de Ouagadougou ont, à des degrés différents, cherché à gagner le soutien de l’opinion publique avec un discours souverainiste d’autoglorification. Ils ont tous les deux expulsé les troupes que la France (l’ancienne puissance coloniale de la région) avait déployées pour contribuer à lutter contre les jihadistes. Les autorités maliennes ont opté pour un partenariat en matière de sécurité avec le groupe paramilitaire russe Wagner, et le gouvernement burkinabé pourrait décider de faire de même, alors qu’il semble se rapprocher de Moscou.

On trouve également des parallèles dans la vulnérabilité croissante des civils dans les deux pays. Au Mali et au Burkina Faso, les opérations militaires contre les jihadistes ont entrainé une hausse de la violence contre les civils par les forces étatiques et leurs alliés comme par les groupes jihadistes. Des organisations nationales et internationales de défense des droits humains ont fréquemment fait état d’abus, notamment d’arrestations, d’exécutions et de tortures de civils par les forces armées nationales, les jihadistes, le groupe Wagner au Mali et les groupes d’autodéfense pro-gouvernementaux (connus sous le nom de Dana Ambassagou au Mali et de Volontaires pour la défense de la patrie, ou VDP, au Burkina Faso). Par ailleurs, la volonté des autorités de ces deux pays à rendre le pouvoir aux civils selon le calendrier convenu en 2022 avec la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) apparait toujours peu évident. L’annonce par le gouvernement malien de la tenue d’un référendum constitutionnel le 18 juin est une évolution positive, mais elle ne suffit pas à dissiper les doutes quant à la capacité des autorités à organiser l’élection présidentielle prévue pour février 2024.

Un régime polarisant à Bamako

Au Mali, les colonels qui ont organisé les coups d’Etat de 2020 et 2021 semblent avoir plus ou moins unifié l’appareil sécuritaire qui les soutient et restent largement populaires, tout en restant prompts à réprimer leurs détracteurs. Des voix dissonantes commencent à se faire entendre au sein de la classe politique et de la société civile mais le régime peut compter sur une légion d’activistes prêts à harceler ceux qui sont considérés comme ses adversaires. La réaction brutale à l’intervention de la représentante de la société civile Aminata Dicko au Conseil de sécurité de l’ONU en janvier 2023 en est l’exemple. Aminata Dicko a dénoncé des violations des droits humains commises par les forces maliennes et russes dans le pays, affirmant (en contredisant la position officielle de Bamako) que la situation sécuritaire dans le pays ne s’était pas améliorée depuis l’arrivée du groupe Wagner fin 2021. Le 5 février, peu de temps après son intervention, le gouvernement malien a déclaré Guillaume Ngefa-Atondoko Andali, chef de la division des droits de l’homme de la mission de maintien de la paix de l’ONU (Minusma), persona non grata, et lui a donné 48 heures pour quitter le pays. L’annonce faisait spécifiquement référence à son rôle dans le choix de Dicko pour prendre la parole devant les Nations unies. Le gouvernement a également arrêté récemment deux activistes de la société civile, une femme et un homme, quelques jours après qu’ils aient fait des déclarations considérées comme critiques à l’égard de la transition.

La dérive autoritaire de Bamako renforce les inquiétudes quant à la volonté des autorités en place de garder le pouvoir. Ces craintes prennent une nouvelle dimension avec le renforcement du contrôle de l’espace civique par le gouvernement, ses tentatives de mise à l’écart de l’ancienne classe politique et la multiplication des initiatives visant à consolider l’assise politique du président de la transition.

Les autorités de transition [du Bamako] semblent plus que jamais considérer la Russie comme un partenaire clé et leur principal allié.

En matière de politique étrangère au Mali, les autorités ont choisi la Russie comme principal partenaire militaire en 2021, tournant le dos à la France. L’invasion russe de l’Ukraine en février 2022 a accentué la brouille du Mali avec ses autres partenaires occidentaux. Par ailleurs, les accusations d’exactions contre les civils, y compris de violences sexuelles, s’accumulent contre le groupe Wagner, le gouvernement et les milices locales, dans le cadre de leurs opérations renforcées contre les jihadistes dans le centre du pays. L’Etat a réfuté ces accusations mais a refusé de laisser la Minusma enquêter sur les abus présumés, après lui avoir imposé un certain nombre de restrictions. Malgré tout, ces opérations ont renforcé la popularité du régime à Bamako, qui semble considérer que son nouveau partenariat avec la Russie contribue à stabiliser son assise. Le ministre russe des Affaires étrangères, Serguei Lavrov, s’est rendu à Bamako en février, et les autorités de transition semblent plus que jamais considérer la Russie comme un partenaire clé et leur principal allié.

Parallèlement, les relations de Bamako avec ses voisins et partenaires traditionnels sont difficiles. Le Mali a été suspendu de la Cedeao. Ses relations avec des alliés clés, tels que la Côte d’Ivoire et le Niger, restent tendues, alors que Bamako réoriente sa diplomatie vers les régimes de transition à Ouagadougou et Conakry. Le régime s’est même brouillé avec ses voisins et partenaires de longue date, notamment en détenant 49 soldats ivoiriens pendant environ six mois, les accusant d’être des mercenaires venus déstabiliser le régime.

Au plan interne, la mise en œuvre de l’accord de paix de 2015 entre le gouvernement et les groupes armés séparatistes non étatiques dans le nord du Mali semble être au point mort. Les tensions entre les groupes armés signataires et le gouvernement sont particulièrement fortes. Les deux parties s’accusent mutuellement de ne pas respecter l’accord et le gouvernement a récemment fait voler des avions militaires au-dessus de Kidal, le quartier général de la Coordination des mouvements de l’Azawad (Coalition de groupes armés rebelles). Ce survol a été largement considéré comme une provocation, et certains soupçonnent les colonels de Bamako, dont plusieurs ont combattu lors de la rébellion de 2012, de vouloir rouvrir les hostilités avec les groupes armés. En février, un membre du Conseil national de transition (l’organe législatif) a déclaré que la guerre avec les groupes armés était «inévitable».

Entre-temps, la sécurité continue à se détériorer dans le nord. L’Etat est peu présent dans la région, où les jihadistes affiliés à deux coalitions rivales, le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans et l’Etat islamique au Sahel, s’affrontent régulièrement et s’en prennent également aux groupes armés signataires. Il est difficile de dire qui a le dessus dans ces combats, même si l’Etat islamique au Sahel semble avoir bien avancé, notamment dans la région de Ménaka.

Un régime fragile à Ouagadougou

Au Burkina Faso, le président Ibrahim Traoré reste très exposé aux mêmes dynamiques qui ont entrainé la chute de ses prédécesseurs, notamment les divisions au sein des forces armées, tandis que les observateurs nationaux et internationaux s’inquiètent de plus en plus de sa gestion autoritaire de la transition. Ouagadougou a également eu maille à partir avec la France et l’ONU, même si ces différends ne se sont pas trop envenimés et que le Burkina Faso ne s’est pas tourné vers la Russie autant que le Mali (du moins pour l’heure).

En matière de gouvernance, les autorités de transition ont adopté une approche autoritaire. Ayant fait de la reconquête du territoire leur priorité absolue, elles considèrent que l’Etat et la population sont dans une situation de guerre totale, ce qui leur permet de subordonner le respect des droits civiques à l’impératif de reconquête des territoires perdus au profit des jihadistes. La «mobilisation générale » annoncée en avril donne au président une grande marge de manœuvre juridique et lui permet de faire tout ce qu’il juge nécessaire pour juguler l’insécurité, y compris réquisitionner des personnes et des biens et restreindre les libertés fondamentales. Les autorités ont arrêté plusieurs militants de la société civile et expulsé deux journalistes français qui enquêtaient sur les violations des droits humains. En attendant, il n’est pas certain que les autorités veuillent ou puissent respecter l’échéance de juillet 2024 pour l’élection présidentielle, convenue avec la Cedeao, compte tenu de l’insécurité permanente.

Le régime de Ouagadougou apparait moins stable que celui de Bamako. Cela pourrait s’expliquer par le fait que le régime de Bamako est composé d’acteurs plus ou moins représentatifs des forces armées maliennes. En revanche, le président Traoré est beaucoup plus jeune et, en tant que capitaine, il est moins gradé que les colonels de Bamako. Il ne bénéficie que d’un soutien incertain au sein de l’armée burkinabé, fortement divisée. Les prédécesseurs de Traoré sont tous deux tombés à la suite d’attaques jihadistes meurtrières contre l’armée. Or cette dernière enregistre actuellement les pertes les plus élevées depuis le début du conflit, après pas moins de cinq assauts massifs contre les forces étatiques entre février et avril dans les régions du Nord, du Centre-Nord, du Sahel et de l’Est. Le président Traoré reste donc vulnérable aux rivalités militaires internes qui pourraient menacer la stabilité de son régime.

Sur le plan international, les autorités de transition burkinabé ont (tout comme leurs homologues maliens) rompu leurs relations avec la France – en décembre 2022, elles ont demandé à Paris de rappeler son ambassadeur et, en février 2023, elles ont demandé à l’opération française Sabre de quitter le pays. Même si elles se sont rapprochées de partenaires non occidentaux tels que la Turquie et la Russie, elles n’ont, pour l’instant, pas signé de contrat avec le groupe Wagner, et il n’est pas certain qu’elles aient l’intention de le faire. Plusieurs responsables burkinabé, dont le ministre de la Défense le 3 mai, ont laissé entendre que l’aide de Moscou n’était pas encore nécessaire, affirmant que les VDP étaient les Wagner du Burkina Faso. Mais si la situation sécuritaire ne s’améliore pas rapidement, Ouagadougou pourrait se tourner vers un soutien militaire extérieur et le trouver auprès d’une société militaire privée qui pourrait être Wagner.

Si le gouvernement [Burkinabé] a multiplié les opérations militaires (...) la situation sécuritaire a continué à se détériorer.

Sur le plan de la sécurité intérieure, la violence jihadiste est d’une intensité sans précédent. Elle est généralisée et touche toutes les régions du Burkina Faso à l’exception de la capitale. Certes, le président Traoré a hérité d’une situation sécuritaire difficile, mais il semble n’avoir trouvé aucun moyen de l’améliorer depuis son arrivée au pouvoir. Si le gouvernement a multiplié les opérations militaires, y compris celles utilisant des drones, l’impact stratégique ne s’est pas encore fait sentir et la situation sécuritaire a continué à se détériorer. Parallèlement, la politique de guerre totale du gouvernement semble avoir ouvert la porte à une forme d’impunité des forces armées et contribué à un pic de violence contre les civils, les troupes ciblant souvent les communautés rurales, principalement mais pas exclusivement les Peul. Le 20 avril, un massacre dans le village de Karma (province du Yatenga, région du Nord), où des résidents ont accusé les forces armées d’avoir tué au moins 147 civils (y compris des femmes et des enfants, principalement du groupe ethnique Mossi, majoritaire dans le pays), est révélateur de l’escalade de la violence à l’encontre des civils.

Les nouvelles autorités ont fait des paramilitaires VDP le principal pilier de leur réponse à l’insécurité et visent à recruter 50000 nouvelles recrues. Même si cette décision est une réponse à la capacité limitée de l’armée burkinabé à faire face aux groupes jihadistes, la décision de s’appuyer fortement sur les VDP a contribué à placer les civils au cœur de la violence et à exacerber les tensions communautaires. Les jihadistes ont mené des raids dans des villages qu’ils accusent de fournir des recrues aux VDP, tandis que les autorités ont tendance à soupçonner les individus qui ne sont pas attaqués par les insurgés, ou qui ne soutiennent pas publiquement les VDP, d’être des complices des jihadistes, faisant d’eux ou de leur village des cibles militaires.

Ce que l’UE et ses Etats membres peuvent faire

Malgré ces défis, l’UE et les Etats membres ont plus à gagner en restant impliqués au Mali et au Burkina Faso qu’en s’en éloignant davantage. Isoler les régimes en place pourrait les conduire à des positions encore plus radicales, ce qui pourrait s’avérer dangereux pour les populations sans pour autant servir les intérêts européens. Dans le même temps, les acteurs européens doivent prendre en compte l’évolution spectaculaire des dynamiques politiques régionales – caractérisées à la fois par le renforcement des gouvernances autoritaires, y compris avec des risques de violences massives, et par une sensibilité accrue aux questions de souveraineté et aux partenariats occidentaux. La capacité de l’UE à influencer les situations et les régimes au Mali et au Burkina Faso reste, pour toutes ces raisons, très limitée. Elle devrait donc s’efforcer de tenir compte de ces contraintes et avancer de la manière suivante :

Mali : En matière de sécurité, les perspectives de coopération militaire avec Bamako restent limitées. Malgré son efficacité limitée, surtout depuis la suspension de la majorité de ses activités de formation en raison de la présence du groupe Wagner, la Mission de formation de l’Union européenne (EUTM) au Mali permet tout de même de maintenir un canal de dialogue entre les officiers militaires maliens et européens. Alors que l’UE reste fortement engagée dans la sécurité au Sahel et que le Mali joue un rôle central dans cette région, il serait utile de maintenir ce canal. Pour le reste, au regard des choix stratégiques opérés par les autorités de transition, les conditions ne sont pas réunies pour renforcer l’assistance européenne en matière de sécurité au Mali.

L’UE devrait plutôt continuer à s’impliquer dans d’autres secteurs en soutenant les réformes de la gouvernance, le développement économique, la société civile, et faciliter une transition efficace vers un retour à l’ordre constitutionnel. Le dialogue avec les autorités devrait être principalement mené au niveau de la délégation de l’UE à Bamako, qui a déjà démontré une expérience utile de collaboration avec les autorités actuelles. L’UE devrait chercher à combiner des actions de court terme pour soutenir la transition avec un engagement à plus long terme en faveur du développement économique du pays. Elle devrait envisager d’investir dans l’opérationnalisation de l’Autorité indépendante de gestion des élections. L’UE devrait également offrir un soutien financier et technique aux militants de la société civile, aux journalistes, aux groupes de femmes et de jeunes vulnérables, y compris ceux qui travaillent en dehors de la capitale, pour préserver l’espace d’expression politique. L’objectif de ce soutien serait d’aider à mieux protéger le fonctionnement de la société civile. Il devrait être proposé en veillant à ne pas exposer les bénéficiaires à des risques plus importants encore, notamment du fait de soutiens trop visibles.

The EU should avoid framing its engagement with Mali through the lens of competition with Russia.

Avant tout, l’UE devrait éviter d’envisager son engagement au Mali sous le seul angle de la concurrence avec la Russie. Le temps du partenariat privilégié entre Bamako et Paris semble aujourd’hui révolu. Mais il reste possible de maintenir et d’entretenir des relations avec d’autres acteurs occidentaux, tels que Bruxelles. Comme l’a souligné Crisis Group dans un récent briefing, l’UE devrait encourager les autorités de transition à explorer des solutions non militaires à l’insécurité. Elles pourraient commencer par privilégier le dialogue politique, y compris éventuellement avec les jihadistes, afin que l’Etat puisse renforcer sa présence dans les zones rurales, avant d’entreprendre des réformes plus larges en matière de gouvernance.

Burkina Faso : Dans le domaine de la sécurité, bien que sa marge de manœuvre soit également limitée, l’UE devrait envisager de coopérer avec les ministères en charge des VDP, en se concentrant sur le développement de mécanismes de coordination et de suivi pour mieux protéger les civils (plutôt que sur la livraison d’équipements). Crisis Group examinera la question des VDP d’une manière plus détaillée dans un rapport à venir.

Au niveau diplomatique, l’UE devrait maintenir son engagement principalement par l’intermédiaire de sa délégation basée à Ouagadougou, qui s’est avérée être un canal plus efficace qu’une implication européenne à un niveau hiérarchique plus élevé. Elle devrait s’attacher à convaincre en privé les autorités de la nécessité de trouver des solutions non militaires à l’insécurité, telles que la promotion de la cohésion sociale par le dialogue communautaire, et (comme au Mali) encourager le retour à un régime civil en soutenant le processus électoral et en apportant d’autres formes d’assistance. Elle devrait parallèlement éviter de critiquer publiquement les choix stratégiques du gouvernement, y compris en ce qui concerne les partenariats extérieurs en matière de sécurité, car cela risquerait de provoquer un tollé sans pour autant faire évoluer la position des autorités.

Enfin, alors que le régime est de plus en plus isolé dans un contexte de désengagement partiel de ses partenaires traditionnels, l’UE devrait maintenir ses activités de soutien aux civils, qui paient le plus lourd tribut à la stratégie de guerre totale du gouvernement. L’UE devrait, notamment, privilégier l’aide humanitaire, en tenant compte du fait qu’environ 10 pour cent de la population sont déplacés à l’intérieur du pays et que la violence contre les civils ne cesse de s’intensifier. L’UE pourrait également jouer un rôle important dans la promotion de la cohésion sociale, notamment en soutenant les organisations locales qui travaillent à la résolution non violente des conflits et à la promotion du dialogue intercommunautaire (en particulier entre les éleveurs et les agriculteurs). Enfin, tout comme au Mali, l’UE devrait être prête à offrir un soutien technique et financier discret aux militants et aux organisations de la société civile, en prenant les précautions qui s’imposent et en mettant l’accent sur les mesures qui pourraient les aider à opérer dans de meilleures conditions de sécurité.

Trouver le juste équilibre avec l’Iran

Les relations entre l’Europe et l’Iran sont plus tendues qu’elles ne l’ont été depuis des années. Les tensions sont dues à trois facteurs principaux : l’impasse dans laquelle se trouvent les négociations sur le rétablissement du Plan d’action global conjoint (JCPOA en anglais), l’accord nucléaire de 2015, alors que Téhéran continue à développer ses activités nucléaires, le renforcement de la coopération militaire de l’Iran avec la Russie dans le sillage de l’invasion totale de l’Ukraine et la répression brutale par le régime des manifestations antigouvernementales organisées dans tout le pays depuis la mi-septembre 2022. Parallèlement, les tensions chroniques entre l’Iran et ses alliés, d’une part, et les Etats-Unis et Israël, d’autre part, ont pris une direction inquiétante qui pourrait voir des représailles, notamment au Levant, dégénérer en un embrasement plus large.

Pris dans la tourmente, l’Union européenne et ses Etats membres n’ont pas d’orientation générale claire dans leur politique à l’égard de l’Iran. Pendant des années, ils ont principalement accompagné la désescalade entre l’Iran et ses différents adversaires, notamment en aidant à négocier l’accord nucléaire et en s’efforçant de le sauver lorsque les Etats-Unis s’en sont retirés unilatéralement en 2018, sous la présidence de Donald Trump. Ils se sont également attaqués à d’autres questions importantes, par exemple en maintenant les sanctions contre l’Iran au vu de son déplorable bilan en matière de droits humains, mais ils se sont efforcés de séparer ces politiques de leur ambition de sauver le JCPOA et d’apaiser les tensions au Moyen-Orient. Au cours des huit derniers mois, les attaques permanentes du régime contre les manifestants et la fourniture d’armes à la Russie ont amené l’UE à changer quelque peu de cap. Elle devrait pourtant essayer de redynamiser ses efforts pour contribuer à réduire les tensions dans la région – notamment alors que les relations entre Téhéran et ses rivaux arabes du Golfe s’améliorent – même si elle continue à travailler pour juguler l’Iran sur d’autres fronts. Aussi mauvaise que soit la situation actuelle, une crise nucléaire conduirait à une escalade armée au Moyen-Orient et serait bien pire.

L’UE et ses Etats membres devraient :

  • Accompagner les prémices du rapprochement entre l’Iran et les Etats arabes du Golfe comme étant une voie vers une plus grande stabilité régionale. Les initiatives européennes qui contribuent à faire progresser les échanges techniques sur des projets communs dans les domaines de la santé et de l’environnement, par exemple, pourraient renforcer la confiance et éventuellement ouvrir la voie à des pourparlers sur une coopération régionale en matière de sécurité.
  • Continuer d’exhorter Téhéran à renoncer à développer sa coopération militaire avec Moscou, tout en réexaminant l’efficacité des mesures restrictives sur le transfert de la technologie des drones et des missiles à l’Iran.
  • Assortir les mesures punitives contre les responsables du régime et les organisations impliquées dans les violations des droits humains de mesures proactives – détaillée ci-dessous – visant à aider les citoyens iraniens, tout en gardant les canaux diplomatiques ouverts malgré les nombreux points de friction avec le régime.
  • S’efforcer d’éviter la perspective d’une crise nucléaire aggravée en communiquant discrètement à Téhéran des lignes rouges permettant de maintenir la situation en deçà d’un seuil susceptible de déclencher un rétablissement des sanctions de l’ONU par l’Europe, qui entrainerait à son tour un retrait de l’Iran du traité sur la non-prolifération (TNP), ou une action militaire des Etats-Unis et/ou d’Israël. Parallèlement, formuler des alternatives diplomatiques viables, telles qu’un accord plus limité plafonnant les activités les plus sensibles de l’Iran en matière de prolifération si les efforts visant à relancer l’accord nucléaire de 2015 restaient dans l’impasse.
Le président russe Vladimir Poutine rencontre le président iranien Ebrahim Raisi à Téhéran, Iran, le 19 juillet 2022. Site du président / WANA (West Asia News Agency) / Handout via REUTERS

La tourmente et une détente qui arrive à point nommé

Depuis septembre 2022, les actions du régime iranien à l’intérieur et à l’extérieur du pays ont considérablement durci l’attitude de l’Europe à l’égard de la République islamique. L’Europe ne concentre plus son attention sur la question nucléaire, qui était jusque-là au cœur même des politiques européennes, pour se consacrer aux livraisons d’armes de Téhéran à Moscou et aux violations à répétition des droits humains de la population iranienne dans le cadre des manifestations antigouvernementales qui s’organisent dans tout le pays.

L’Europe a adopté une position plus ferme à l’égard de l’Iran dans le contexte de l’impasse dans laquelle se trouvent les négociations nucléaires. En tant que gardienne du JCPOA, l’UE s’est fortement impliquée pour maintenir le pacte depuis que le gouvernement Trump a menacé sa survie en se retirant de l’accord. L’Europe a accueilli avec enthousiasme le projet du président Joe Biden de réintégrer le JCPOA. Les négociations qui ont suivi auraient pu aboutir à plusieurs reprises, mais elles stagnent depuis septembre 2022, date à laquelle Téhéran a rejeté une proposition globalement acceptable pour les Etats-Unis, ainsi que pour les autres parties à l’accord, à savoir la Russie, la Chine et le groupe E3 (France, Allemagne et Royaume-Uni). Entretemps, l’Iran a intensifié ses activités nucléaires, qui présentent un risque croissant en matière de non-prolifération, la durée de breakout (délai nécessaire pour produire assez d’uranium enrichi pour fabriquer une arme atomique) étant estimée à moins de deux semaines et la surveillance internationale des installations étant limitée. En mars, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) et l’organisation iranienne de l’énergie atomique ont convenu de faciliter l’accès de l’AIEA aux installations compte tenu des inquiétudes de plus en plus pressantes en matière de garanties, mais peu de progrès ont été accomplis. Le Conseil des gouverneurs de l’AIEA se réunira début juin, et les gouvernements occidentaux pourraient alors décider de demander une nouvelle fois un vote censurant l’Iran pour non-conformité, ce qui exacerberait les tensions. Une autre situation explosive se profile en octobre, lorsque les restrictions imposées par les Nations unies sur le programme de missiles balistiques de l’Iran expireront. Les Etats-Unis et les trois pays européens signataires du JCPOA auraient discuté d’alternatives à l’accord de 2015 si l’impasse diplomatique devait perdurer, mais il n’y a pas de consensus sur la forme que pourraient prendre ces alternatives, et encore moins d’accord de la part de la Russie et de la Chine, sans parler de l’Iran lui-même.

Téhéran a également déclenché la colère des capitales européennes en envoyant des armes conventionnelles à la Russie.

Téhéran a également déclenché la colère des capitales européennes en envoyant des armes conventionnelles à la Russie, y compris des drones armés qui sont utilisés en Ukraine. L’Iran nie avoir envoyé ces armes (et la Russie nie les avoir reçues) mais les gouvernements occidentaux sont convaincus que ces transferts ont bien eu lieu, qu’ils violent les restrictions des Nations unies, que Moscou a utilisé les drones iraniens pour frapper des cibles civiles et que Téhéran pourrait recevoir en retour des armements russes, notamment des avions sophistiqués et des systèmes de défense antimissile. Les capitales européennes ont collaboré avec Washington pour limiter les transferts de drones et ont demandé à Téhéran de ne pas approvisionner Moscou en missiles balistiques, une demande jusque-là respectée.

La troisième raison du durcissement de la position de l’Europe est la crise des droits humains en Iran. Au cours des huit derniers mois, le pays a connu l’explosion d’un malaise profondément ancré, auquel le régime a répondu par une combinaison de répression sévère et de concessions tactiques superficielles. Les manifestations qui ont débuté en septembre 2022 ont perdu de leur ampleur et de leur portée, mais les griefs sociaux et politiques sous-jacents, en particulier chez les femmes et les jeunes, restent largement ignorés. Les difficultés économiques résultant d’une inflation et d’un chômage élevés pourraient également alimenter de nouveaux troubles. Jusqu’à présent, les dirigeants semblent peu enclins à prendre les mesures structurelles qui permettraient de désamorcer la colère populaire qui anime le mouvement de protestation et restent prêts à employer la coercition pour dégager les rues.

Le traitement sévère infligé par le régime aux manifestants pacifiques, dont beaucoup sont des femmes, a gravement nui aux relations entre l’Europe et l’Iran. Il a également conduit à une mobilisation inédite des Iraniennes et Iraniens de la diaspora européenne qui ont fait pression sur les responsables élus pour qu’ils adoptent une ligne plus dure à l’égard des dirigeants de Téhéran. Les préoccupations sont d’autant plus aigües pour plusieurs Etats membres de l’UE que certains de leurs propres citoyens sont détenus dans les prisons de la République islamique, qu’un ressortissant suédo-iranien a été récemment exécuté et qu’un citoyen germano-iranien risque lui aussi la peine de mort. L’UE a réagi aux violations des droits humains en adoptant sept séries de sanctions depuis octobre 2022, la dernière étant entrée en vigueur le 24 avril. Les Etats membres ont également eu recours à des messages publics et à des forums internationaux pour demander des comptes au gouvernement iranien.

Il y a une lueur d’espoir dans ce sombre tableau. Les efforts de normalisation entre l’Iran et l’Arabie saoudite, lancés par un accord conclu en mars sous la médiation de la Chine, pourraient contribuer à réduire les tensions dans le Golfe, qui ont pris de l’ampleur ces dernières années lorsque l’Iran et ses alliés locaux se sont opposés à des gouvernements alignés sur l’Occident. Le réchauffement des relations irano-saoudiennes, ainsi que la détente de Téhéran avec d’autres capitales arabes du Golfe, pourraient contribuer à la désescalade de la guerre au Yémen et à la réduction des menaces pesant sur le transport maritime international. Ils pourraient également ouvrir un espace de dialogue sur la sécurité régionale et permettre une meilleure coopération économique et technique sur des questions d’intérêt mutuel, telles que la santé publique et l’environnement.

Pourtant, la situation régionale est plutôt inquiétante. Le rapprochement irano-saoudien est une évolution positive mais il est trop tôt pour dire si les deux pays seront en mesure de résoudre tous leurs désaccords, sans même parler de commencer à travailler ensemble aux niveaux bilatéral ou sous-régional. Parallèlement, l’Iran et Israël restent à couteaux tirés sur plusieurs fronts, notamment en ce qui concerne les avancées du programme nucléaire iranien et ce qu’Israël considère comme le soutien à et la coordination de Téhéran avec divers groupes au Liban, en Syrie et dans les territoires palestiniens occupés par Israël, notamment le Hamas et le Hezbollah, qu’Israël considère comme une menace. A court et à moyen termes, la meilleure option possible dans les relations entre l’Iran et Israël pourrait être un équilibre très instable ponctué de frappes aériennes, d’opérations cybernétiques et d’actions secrètes occasionnelles – plus ou moins le statu quo de ces dernières années. Cela dit, dans le pire scénario possible, certains éléments déclencheurs, nucléaires et/ou locaux pourraient conduire à une escalade brutale de grande ampleur.

Ce que l’UE et ses Etats membres peuvent faire

Dans une certaine mesure, la réorientation de l’approche de l’Europe – une prise de distance par rapport à la question nucléaire pour se concentrer sur d’autres problèmes – aurait dû être adoptée il y a longtemps mais la nouvelle politique n’aboutira pas si elle consiste uniquement à pénaliser l’Iran alors même que l’Europe avait critiqué à juste titre les Etats-Unis lorsqu’ils avaient emprunté cette voie sous le gouvernement Trump. L’Europe devrait également envisager des portes de sortie et des domaines d’implication possibles. Pour ce faire, Bruxelles et les capitales des Etats membres devraient tirer le meilleur parti de leurs canaux de communication existants avec le gouvernement iranien, y compris leurs missions diplomatiques dans le pays, tout en adoptant une approche stratégique reposant sur des moyens coercitifs et constructifs.

La progression des échanges diplomatiques saoudo-iraniens offre l’occasion de réintégrer l’Iran dans le cadre d’un effort sous-régional visant à développer la coopération dans des domaines d’intérêt commun, tels que la santé et les projets environnementaux. Les initiatives européennes qui contribuent à faire progresser les échanges techniques entre l’Iran et les Etats arabes du Golfe pourraient ramener la confiance entre des rivaux de longue date et déboucher peut-être, à terme, sur des discussions portant sur la coopération régionale en matière de sécurité.

L’UE et ses Etats membres devraient faire passer à l’Iran un message cohérent et coordonné pour lui signifier qu’il faut qu’il mette un terme au renforcement de sa coopération militaire avec la Russie.

L’UE et ses Etats membres devraient faire passer à l’Iran un message cohérent et coordonné pour lui signifier qu’il faut qu’il mette un terme au renforcement de sa coopération militaire avec la Russie. Parallèlement, ils devraient, en coordination avec les Etats-Unis, mettre en place des politiques susceptibles de limiter l’accès aux composants utilisés dans le développement des drones, comprenant notamment des mesures restrictives de contrôle des exportations, et aider l’Ukraine à se défendre plus efficacement contre ces armes. Il est peu probable que Téhéran fasse marche arrière, notamment parce que les relations avec Washington restent tendues et que le régime considère que des liens plus étroits avec Moscou vont dans le sens de ses intérêts stratégiques. Mais les acteurs européens conservent leur influence, à condition qu’ils parlent d’une seule voix, et ils ont tout intérêt à éviter une nouvelle détérioration des relations.

En ce qui concerne les violations des droits humains, l’UE et les Etats membres jouent la surenchère avec le régime en ajoutant sept séries de sanctions, mais ils pourraient en faire plus pour aider directement les citoyens iraniens. Les initiatives qui soutiennent l’accès à l’internet, offrent des visas aux activistes et journalistes iraniens à risque et financent des projets non gouvernementaux ou multilatéraux dans des domaines tels que les droits des femmes, la santé et la protection de l’environnement méritent toutes d’être prises en considération si les acteurs européens veulent jouer un rôle positif sur le terrain.

Enfin, l’Europe devrait persévérer dans ses efforts pour persuader l’Iran de mettre un terme à son escalade nucléaire. Augmenter les niveaux d’enrichissement de l’uranium, qui sont déjà dangereusement proches de la qualité militaire, ou limiter la surveillance internationale pourraient précipiter une initiative de l’E3 pour rétablir les sanctions de l’ONU antérieures au JCPOA. Cette réaction pourrait à son tour inciter l’Iran à se retirer du TNP. L’objectif minimal à court terme devrait être d’éviter cette impasse aux enjeux considérables. Si Téhéran ne permet pas aux inspecteurs de l’ONU d’avoir une plus grande visibilité sur ses sites nucléaires, conformément à son engagement de mars dernier, les gouvernements occidentaux pourraient envisager de faire pression en faveur d’une motion de censure lors de la réunion du Conseil des gouverneurs de l’AIEA en juin et de renvoyer la non-conformité de l’Iran devant le Conseil de sécurité, ce qui ne ferait qu’exacerber les tensions. Mais l’impasse stratégique est plus profonde : huit ans après la conclusion de l’accord nucléaire, cinq ans après le retrait des Etats-Unis et deux ans après des efforts infructueux pour le relancer, le JCPOA semble irrécupérable. Pourtant, personne n’a encore présenté d’alternative convaincante. L’UE et les pays de l’E3 en particulier devraient encourager les Etats-Unis et les autres signataires du JCPOA à élaborer des solutions de repli crédibles à l’accord de 2015 si les efforts pour le relancer ont peu de chances d’aboutir, comme cela semble être le cas. Si la diplomatie nucléaire est dans une « profonde léthargie », comme l’a déclaré un haut diplomate de l’UE, l’activité nucléaire de l’Iran est, elle, loin d’être à l’arrêt

Kosovo-Serbie : Trouver le moyen d’avancer

Après avoir contribué à apaiser des mois d’escalade des tensions entre le Kosovo et la Serbie, l’Union européenne s’efforce à présent de désamorcer les différends qui opposent depuis longtemps les deux voisins. Le point de friction le plus sensible est le niveau d’autonomie de quatre municipalités du nord du Kosovo, qui abritent une majorité de Serbes, et leur lien avec la Serbie. Les habitants de cette région ont commencé à protester contre le contrôle de Pristina il y a deux ans, et les manifestations sont devenues de plus en plus violentes. En novembre 2022, les représentants des Serbes du Nord se sont retirés des institutions gouvernementales du Kosovo. Les manifestations ont cessé à la fin du mois de décembre 2022, grâce aux efforts de rétablissement de la paix déployés par l’UE. Le 27 février 2023, le Premier ministre du Kosovo, Albin Kurti, et le président de la Serbie, Aleksandar Vučić, se sont accordés sur les grandes lignes d’un accord, grâce à la médiation de l’UE menée par le haut représentant, Josep Borrell, et le représentant spécial pour le dialogue Belgrade-Pristina, Miroslav Lajčák. L’accord est immortalisé dans l’Agreement on the Path to Normalisation (accord de normalisation), dont le libellé reste vague.

Pourtant, depuis la fin du mois de février, les parties ont avancé à une allure d’escargot dans la mise en œuvre de l’accord du 27 février, ainsi que d’une annexe ultérieure, et les pourparlers sur les prochaines étapes se sont enlisés. En fin de compte, il s’agit pour Pristina et Belgrade de trouver une solution non seulement pour le nord du Kosovo, mais aussi pour des questions de normalisation plus larges telles que le statut politique du Kosovo. Pour l’heure, il devient essentiel de réaliser au moins quelques progrès dans la mise en œuvre de l’accord du 27 février et des engagements antérieurs, même s’ils sont hésitants, et de poursuivre les pourparlers. Un échec des discussions conduirait presque certainement à de nouvelles crises.

Pour dynamiser les efforts de médiation et éviter que la sécurité ne se détériore davantage, l’UE devrait :

  • Accompagner les pourparlers, notamment par une participation de haut niveau de l’UE, tout en amenant des représentants des municipalités serbes à la table des négociations afin qu’ils aient leur mot à dire sur la manière dont ils seront gouvernés.
  • Insister auprès des parties pour qu’elles élaborent et étoffent un calendrier qui leur permette de respecter leurs engagements dans le cadre de l’accord du 27 février et des accords antérieurs. Dans le cas où les parties auraient du mal à se mettre d’accord sur les prochaines étapes et sur la manière de les programmer, Bruxelles pourrait devoir les encourager à avancer en annonçant son propre calendrier, en coordination avec les Etats membres de l’UE et des partenaires tels que les Etats-Unis.
  • Travailler en étroite collaboration avec les parties (y compris les représentants des Serbes du Nord du Kosovo) ainsi qu’avec d’autres acteurs influents, tels que les Etats-Unis, afin de parvenir à un accord sur un modèle d’autonomie approprié pour les Serbes du Nord qui permette aux municipalités du nord de recevoir certains services de la Serbie tout en connectant la région à la gouvernance nationale kosovare.
  • Reconnaître le rôle important que joue la mission de maintien de la paix de l’Otan (KFOR) dans la dissuasion des conflits et chercher des moyens de démontrer que la mission est soutenue politiquement, par exemple en demandant aux représentants de l’UE au Kosovo, y compris dans le cadre de la mission Eulex de maintien de l’Etat de droit, au bureau de liaison de la Commission européenne et aux ambassades des Etats membres d’exprimer clairement leur soutien.
Des femmes serbes se tiennent derrière un drapeau alors qu'elles participent à une manifestation à la suite d'un conflit gouvernemental entre le Kosovo et la Serbie, dans la partie à majorité serbe de Mitrovica au Kosovo, 23 novembre 2022. AFP / Armend Nimani

Crise dans le Nord

Le différend de longue date entre le Kosovo et la Serbie a été l’un des principaux facteurs de conflit dans les Balkans dans les années 1990, et a conduit à la séparation du Kosovo (à majorité albanaise) de la Serbie à la fin de cette décennie. Alors même que la plupart des Etats membres de l’UE ont collaboré avec les Etats-Unis pour obtenir la déclaration d’indépendance du Kosovo en 2008, Belgrade et Pristina n’ont jamais normalisé leurs relations. Deux problèmes majeurs continuent de peser sur les relations entre les deux voisins. Le premier est le refus tenace de la Serbie de se joindre aux plus de 100 autres pays (dont la majeure partie des Etats membres de l’UE, sauf cinq) qui ont reconnu l’indépendance du Kosovo. L’autre est la question de l’intégration de la minorité serbe du Kosovo dans l’architecture gouvernementale, en particulier dans les quatre municipalités les plus septentrionales où les Serbes sont majoritaires.

Le statut politique des Serbes du Nord du Kosovo constituera le défi le plus difficile à relever lors des négociations et représente le plus grand risque de violence à l’heure actuelle. Même si la Serbie continue officiellement de revendiquer un droit souverain sur l’ensemble du Kosovo, elle a, dans la pratique, renoncé à exercer son autorité sur la majeure partie du territoire du Kosovo. Il n’en va pas de même dans le Nord, où Belgrade et Pristina détiennent toutes deux des éléments du pouvoir de l’Etat et où les autorités locales, qui conservent des liens étroits avec la Serbie, jouissent d’une autonomie considérable, dans un climat général d’équilibre précaire.

La Serbie souhaite que l’autonomie du Nord soit élargie et officialisée, mais le Kosovo traîne les pieds. En 2013, puis en 2015, Pristina a accepté de former une « association/communauté » de municipalités serbes dans le Nord. Ce terme hybride maladroit est le reflet du différend sur la nature de l’entité créée et il est tout à fait emblématique de l’ampleur des divergences entre les deux parties. La Serbie souhaite que cette entité jouisse de pouvoirs exécutifs et constitue un niveau de gouvernement distinct, entre les autorités centrales et locales. Les Kosovars – gouvernement et opposition confondus – craignent qu’un tel arrangement n’ouvre la porte soit à la sécession des municipalités du nord, soit à des fractures internes et à des dysfonctionnements rappelant ceux de la Bosnie voisine. Ils insistent pour que l’association/communauté ne soit rien de plus qu’un organe de coordination pour les municipalités qui la composent. Par conséquent, malgré les accords de 2013 et 2015, et les dispositions connexes de l’accord de février 2023, rien n’a encore été fait pour que l’entité prévue prenne concrètement forme.

Depuis 2011, Pristina a lentement placé les zones à majorité serbe du Kosovo sous sa pleine juridiction.

Cette question concentre de plus en plus les tensions, en partie parce que, depuis 2011, Pristina a lentement placé les zones à majorité serbe du Kosovo sous sa pleine juridiction. Auparavant, ces territoires disposaient de deux autorités municipales parallèles, l’une relevant de Pristina et l’autre de Belgrade, cette dernière faisant office d’administration municipale. Mais l’UE a commencé à faire pression sur la Serbie pour que les habitants du Nord, réticents, intègrent le système administratif du Kosovo. En 2013, Belgrade a officiellement dissous ses conseils municipaux au Kosovo et a poussé les Serbes du Kosovo à se présenter aux élections organisées par Pristina. En échange, Pristina et l’UE ont fermé les yeux sur la subordination presque totale des dirigeants politiques serbes du Kosovo au Parti progressiste serbe, au pouvoir à Belgrade, et l’ont même quelque peu facilitée.

Cette situation a provoqué un enchevêtrement de juridictions et de loyautés. D’une part, en 2015, les administrations municipales, la police et le système judiciaire relevaient officiellement de Pristina. D’autre part, leurs dirigeants d’origine serbe continuaient à devoir rendre des comptes à Belgrade. D’importantes institutions serbes sont restées en place, notamment une grande université et un centre médical à Mitrovica Nord, l’une des municipalités à majorité serbe, et les régimes de sécurité sociale et de retraite serbes ont continué à fonctionner dans la région. Les habitants du Nord se sont accrochés à des éléments de l’identité serbe tout en s’adaptant à contrecœur au système du Kosovo, ils ont conservé des documents personnels serbes et conduisent des voitures portant des plaques d’immatriculation serbes.

Peu après son arrivée au pouvoir à Pristina en mars 2021, le gouvernement du Premier ministre Kurti a pris des mesures plus fermes pour intégrer le Nord au reste du Kosovo, ce qui a provoqué une réaction brutale et ouvert la voie à une escalade des protestations. Les nouveaux dirigeants ont pris des mesures énergiques contre les réseaux de contrebande dans lesquels plusieurs dirigeants du Nord sont impliqués. Ils ont également interdit l’utilisation de plaques d’immatriculation serbes. Après l’arrestation de plusieurs Serbes très connus, la population locale craint d’être injustement visée et redoute de voir la situation s’aggraver. Les Serbes du Nord ont réagi en se révoltant; ils ont bloqué les routes, incendié les bureaux du gouvernement et tiré sur la police. Les manifestants étaient aussi bien des femmes que des hommes, les femmes étant plus souvent sur les barricades pendant la journée et les hommes pendant la nuit.

Chaque vague de manifestations a entrainé une escalade. Pristina a cherché à protéger ses troupes en déployant des unités de police spéciales militarisées et en établissant des bases fortifiées. Les manifestants ont pris de plus en plus d’armes. Fin juillet 2022, leurs rangs avaient été renforcés par du personnel militaire serbe en service, en violation de la résolution 1244 (1999) du Conseil de sécurité des Nations unies, qui exigeait que toutes les forces armées serbes se retirent du Kosovo. Le 31 juillet, les dirigeants de la KFOR, la force de maintien de la paix de l’Otan en place au Kosovo depuis 1999 et qui jouit de la confiance des deux parties, sont intervenus en forçant Belgrade à retirer ses troupes (la plupart d’entre elles, si ce n’est toutes, sont désormais de l’autre côté de la frontière) et en intimant à Pristina de modérer sa riposte.

A la fin de l’année 2022, la confiance limitée qui s’était instaurée entre les habitants du Nord et Pristina avait disparu, emportant avec elle les progrès réalisés dans l’intégration du Nord depuis dix ans. En novembre 2022, le gouvernement a licencié le commandant de la police du district nord pour avoir refusé d’appliquer les règles interdisant de conduire avec des plaques d’immatriculation serbes et tous les responsables serbes du Nord – maires, membres de l’assemblée, policiers, juges et autres fonctionnaires, en grande majorité des hommes – ont démissionné de leur poste. Aujourd’hui, les policiers ne peuvent toujours pas postuler à leur ancien emploi et les élus ne peuvent pas non plus reprendre le travail, ce qui, dans un contexte où les hommes sont la principale source de revenus, a des répercussions sur leur niveau de vie et oblige les autres membres de leur famille à trouver du travail.

Les Serbes ont ensuite boycotté les élections anticipées organisées le 23 avril 2023 pour remplacer les démissionnaires. La petite minorité non serbe des quatre municipalités du Nord est la seule à avoir voté et c’est ainsi que les élections ont amené une liste de nouveaux fonctionnaires locaux composée exclusivement d’Albanais. La Serbie a ressuscité les vestiges de ses administrations municipales. Entre-temps, les anciens policiers d’origine serbe ont continué à patrouiller, bien que sans uniforme, en prenant soin de ne pas croiser les officiers albanais qui ont pris leur poste.

Nouvelle donne ou retour au flou?

Inquiète de l’escalade des tensions, l’UE a réuni les parties pour des pourparlers en 2011. Les pourparlers ont commencé sous forme de discussions techniques mais le niveau de représentation s’est progressivement élevé; ils sont aujourd’hui dirigés par le haut représentant Borrell et le représentant spécial Lajčák. Fin février, les parties sont parvenues à un accord, qui a été annoncé mais pas signé. Cet accord s’inspire du traité d’Etat allemand de l’époque de la guerre froide, signé en 1972 par la République fédérale d’Allemagne et la République démocratique allemande. Ce traité avait permis à des tiers d’établir des relations avec les deux Etats, bien qu’aucun d’entre eux n’ait officiellement reconnu l’autre, et avait permis aux deux Etats de rejoindre les Nations unies. L’accord entre le Kosovo et la Serbie s’inspire largement, parfois au mot près, du traité allemand et aspire également à permettre aux cinq Etats membres de l’UE qui ne reconnaissent pas l’indépendance du Kosovo de changer leur position, sans exiger la même chose de la Serbie.

L’accord n’est pas très détaillé, mais il comporte néanmoins quelques engagements notables. Le Kosovo a accepté de mettre en place « un niveau approprié d’autogestion » pour sa communauté serbe et de « formaliser » le statut de l’Eglise orthodoxe serbe. Ces deux mesures sont considérées comme un moyen de donner un nouveau souffle aux promesses faites par le passé d’accorder une certaine autonomie aux municipalités du Nord. Pour sa part, la Serbie a accepté de reconnaître les passeports, diplômes, plaques d’immatriculation et tampons douaniers du Kosovo (sur le papier, l’accord prévoit une reconnaissance mutuelle, mais dans la pratique, le Kosovo accepte déjà les documents serbes). Belgrade s’est également engagée à ne pas s’opposer à l’adhésion de Pristina à « toute organisation internationale », un engagement censé ouvrir la voie à l’adhésion du Kosovo au Conseil de l’Europe et, à terme, à d’autres organismes, dont les Nations unies. Les deux parties ont réaffirmé que les accords passés restaient en vigueur.

Bruxelles n’a pas été en mesure de forcer Belgrade et Pristina à entamer la mise en œuvre de l’accord de fé-vrier.

Les pourparlers organisés sous l’égide de l’UE ont permis d’arrêter la spirale destructrice, mais après la signature de l’accord de février, les avancées ont ralenti. Bruxelles n’a pas été en mesure de forcer Belgrade et Pristina à entamer la mise en œuvre de l’accord de février. On ignore quand l’une ou l’autre partie se décidera à respecter ses engagements. Chacune des parties redoute de prendre l’initiative, craignant de subir un revers politique interne et de voir l’autre partie revenir sur sa parole. La Serbie, en tout cas, agit comme si l’accord n’était pas encore contraignant. Elle a voté contre la demande d’adhésion du Kosovo au Conseil de l’Europe le 24 avril. Elle ne respecte pas non plus d’autres parties de l’accord. La principale obligation du Kosovo, de son côté, est de mettre en place l’association/communauté, ce qui n’a pas encore été fait. Comme nous l’avons déjà mentionné, cette obligation remonte à 2013 et a été reconduite dans l’accord de février 2023. Les parties ont signé une « annexe de mise en œuvre » le 18 mars, mais seulement après l’avoir dépouillée de la plupart de ses projets de dispositions et du calendrier correspondant. Les seuls résultats tangibles obtenus après février ont été la création d’un « comité de suivi conjoint », le 18 avril, et l’adoption d’une déclaration sur les personnes disparues qui engage les parties à prendre une série de mesures, telles que d’accorder un accès mutuel aux documents classifiés et la coopération dans la recherche des lieux de sépulture, le 2 mai, les détails opérationnels devant être précisés ultérieurement.

La situation est préoccupante. La poursuite des pourparlers et des progrès continus, même à petite échelle, sont nécessaires pour que la situation reste calme dans le Nord. En cas de rupture du dialogue, les parties pourraient être fortement tentées de s’affronter à nouveau dans les municipalités du Nord.

Ce que l’UE peut faire

Le défi pour les médiateurs de l’UE est avant tout de maintenir le dialogue – y compris par une participation de haut niveau qui montre clairement la priorité que Bruxelles lui accorde – et de veiller à ce qu’il soit suffisamment participatif. Il est certain que Belgrade et Pristina doivent continuer à être présents à la table des négociations. Compte tenu des événements de ces deux dernières années, il est difficile d’imaginer que les Serbes du Nord du Kosovo puissent accepter un retour à la réintégration, à moins d’y être obligés par Belgrade. Même dans ce cas de figure, cela pourrait ne pas suffire sans un minimum d’adhésion de la population du Nord. Alors que les habitants du Nord dépendent de la bonne volonté de la Serbie à bien des égards, certains d’entre eux pourraient rejeter un accord entre Belgrade et Pristina s’ils considèrent qu’il leur accorde trop peu d’autonomie. Ce risque serait d’autant plus grand si les représentants des Serbes du Nord n’étaient pas présents à la table des négociations pour contribuer à l’élaboration de l’accord, quel qu’il soit. L’UE devrait donc insister auprès de Pristina et Belgrade pour qu’ils invitent des représentants des Serbes kosovars à participer au dialogue.

Quant à la mission des médiateurs, elle consistera principalement à transformer la longue liste d’accords conclus mais non respectés, et dans certains cas ambigus, entre les parties avant et après février, en une série de mesures pratiques à court, moyen et long termes pour construire une relation bilatérale durable entre la Serbie et le Kosovo. Une approche mesure par mesure pourrait être la plus constructive. L’objectif à court terme pourrait être, par exemple, que le Kosovo prenne une mesure crédible, comme entériner sa volonté de modifier sa législation si nécessaire, pour faire avancer la question de l’autonomie des Serbes du Kosovo. En retour, la Serbie pourrait commencer à accepter tous les documents officiels du Kosovo. A l’étape suivante, les Serbes pourraient mettre fin à leur boycott et revenir dans les institutions du Kosovo à condition que Pristina soit suffisamment flexible pour réintégrer ceux qui ont démissionné et organiser de nouvelles élections municipales dans le nord. La police spéciale albanaise devrait être retirée des zones à majorité serbe et ses bases démantelées dans le cadre de ce processus. Cette évolution ouvrirait la voie à une dernière étape qui verrait le Kosovo promulguer l’association/communauté et la Serbie pleinement normaliser ses relations, y compris en acceptant que d’autres états établissent des relations avec le Kosovo.

L’adhésion du Kosovo à des organisations internationales devrait également être envisagée dans ce cadre. Certaines, comme le Conseil de l’Europe, sont à portée de main. En effet, malgré le vote négatif de la Serbie, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a approuvé la candidature du Kosovo le 24 avril et l’a transmise à l’Assemblée parlementaire (les Etats n’ont pas de droit de veto au sein du Comité des ministres). D’autres, comme l’ONU et l’Otan, prendront plus de temps, mais des étapes intermédiaires sont possibles à moyen terme, comme le statut d’observateur (accordé par l’Assemblée générale) et le Partenariat pour la paix de l’Otan.

Compte tenu du manque de confiance entre les parties, il pourrait s’avérer difficile, voire impossible, qu’elles se mettent d’accord sur un calendrier de mise en œuvre de ces actions. L’UE devra peut-être les encourager à agir, en définissant à son niveau un ensemble raisonnable de premières mesures, puis en coordonnant les pressions diplomatiques exercées par ses Etats membres et ses alliés. Washington et les capitales de l’UE exigent avec de plus en plus d’insistance que Pristina respecte ses engagements concernant l’association/communauté. Ce type de pression pourrait être développé pour constituer une stratégie visant le Kosovo au même titre que la Serbie.

Une fois que les grandes lignes d’un calendrier auront été établies, le négociateur de l’UE, Miroslav Lajčák, devrait aider les parties à s’y tenir. En collaboration avec les Etats-Unis, qui ont fait de cette question une priorité, il devrait aider les parties à élaborer une mesure d’autonomie pour les Serbes du Kosovo qui leur permette de conserver certains services gouvernementaux serbes dont ils bénéficient actuellement (scolarisation, soins de santé, sécurité sociale et pensions) tout en les intégrant dans l’administration de l’Etat du Kosovo. Cet arrangement représenterait une formalisation de certains privilèges dont ils jouissent actuellement et ferait reculer certains des actes de provocations du gouvernement Kurti visant à leur imposer son autorité.

Il est important que les médiateurs et les parties abordent la question de l’autonomie avec une certaine ou-verture d’esprit.

Il est important que les médiateurs et les parties abordent la question de l’autonomie avec une certaine ouverture d’esprit. Le concept original d’une association ou d’une communauté de municipalités n’est pas nécessairement le meilleur cadre pour l’autonomie, et l’UE ne devrait pas hésiter à explorer d’autres solutions avec les parties. Dix années ont passé depuis que l’idée de créer une association/communauté a germé, sans qu’elle ne se concrétise. On peut donc supposer que le concept pourrait avoir besoin d’être actualisé. Bruxelles devrait réagir par rapport à la crainte du Kosovo que tout pas vers l’autonomie entraînerait les mêmes problèmes que ceux auxquels la Bosnie est confrontée, et insister sur la nature inhabituelle du cadre de la Bosnie (adopté pour mettre fin à une guerre dévastatrice), tout en citant des exemples où un certain degré d’autonomie a aidé des communautés à coexister pacifiquement en Europe et dans d’autres parties du monde.

Pour que ce processus fonctionne, il pourrait également être nécessaire de procéder à des changements juridiques au Kosovo, afin de permettre à tout accord sur l’autonomie serbe d’entrer en vigueur, et de procéder à de nouvelles élections locales dans les quatre municipalités du Nord, pour que les maires et les membres de l’assemblée municipale qui se sont retirés puissent reprendre leurs fonctions. Pristina devrait proposer un système permettant aux officiers de police et aux autres fonctionnaires non élus de retrouver leur poste, et commencer ainsi à rétablir la confiance du public dans les institutions, qui s’est érodée au cours de l’année écoulée. Si des mesures législatives s’avèrent nécessaires, les législateurs kosovars devraient les prendre.

La situation dans le Nord du Kosovo restera probablement tendue même si les négociations se poursuivent. La présence de la KFOR en tant que force de maintien de la paix constituera donc un filet de sécurité essentiel. La mission jouit d’un respect inégalé dans les régions serbes en raison de sa neutralité formelle à l’égard de l’indépendance du Kosovo, et parmi les Kosovars parce qu’elle représente l’Otan, l’alliance qui les a sauvés de l’oppression serbe. Plus qu’une mission traditionnelle de maintien de la paix, la KFOR joue un rôle diplomatique important, avertissant discrètement les deux parties lorsqu’elle estime que leurs actions pourraient générer des effusions de sang. Sa présence a contribué à dissuader les acteurs locaux d’aller trop loin et a globalement permis d’éviter que les manifestations ne dégénèrent. La délégation de l’UE, la mission Eulex de maintien de l’Etat de droit et son unité de police lourdement armée à Mitrovica, ainsi que tous les Etats membres devraient continuer à soutenir publiquement le rôle de premier plan joué par la KFOR pour garantir la sécurité. Il s’agit d’accorder à la mission le crédit qu’elle mérite pour renforcer à la fois la confiance locale dans la KFOR mais aussi la capacité des soldats de la paix à continuer d’accomplir leur mission essentielle.

L’Amérique latine aux prises avec une nouvelle vague de criminalité

Dans toute l’Amérique latine, le crime organisé et la montée concomitante de la violence menacent la sécurité des habitants et les gouvernements cherchent désespérément des réponses efficaces. Les chiffres absolus des homicides sont restés stables ces dernières années (même s’ils restent les plus élevés au monde), et ils ont même baissé dans des pays notoirement violents comme la Colombie et le Salvador, mais le tableau reste sombre. Environ un tiers des meurtres commis dans le monde se produisent chaque année en Amérique latine, et les autorités nationales attribuent la plupart d’entre eux au crime organisé. Les taux de meurtres sexistes ont augmenté dans plusieurs pays. Le comportement prédateur des groupes criminels a également déclenché et aggravé des situations d’urgence humanitaire telles que les déplacements massifs de population.

La géographie est l’une des principales raisons pour lesquelles l’Amérique latine est devenue un point chaud de la criminalité mondiale. Avec trois des plus grands pays producteurs de cocaïne au monde – la Colombie, le Pérou et la Bolivie – ainsi que les principaux sites d’exportation de cocaïne vers l’Europe et les Etats-Unis, la région joue un rôle clé dans les marchés clandestins de la drogue depuis plus de 40 ans. Alors que l’Amérique centrale, la Colombie et le Mexique sont depuis longtemps en proie à la violence, le changement des itinéraires et des réseaux du trafic de drogue ont entrainé des flambées de violence dans des pays tels que l’Equateur et le Costa Rica, qui étaient traditionnellement considérés comme sûrs et pacifiques par rapport à certains de leurs voisins.

De nombreux facteurs ont contribué à l’insécurité publique réelle ou telle qu’elle est perçue. La production de drogue a atteint des volumes sans précédent et de nouveaux itinéraires rentables pour le trafic de stupéfiants dans des pays tels que le Paraguay et l’Argentine jouent également un rôle important. Les difficultés économiques généralisées en Amérique latine, qui sont devenues particulièrement aiguës pendant la pandémie, ont poussé davantage de personnes vers le crime organisé. La prévalence de la corruption dans la région a également permis à toute une série de marchés clandestins de s’implanter. Ces marchés ne se limitent pas au trafic de drogue : les réseaux criminels se livrent à la traite d’êtres humains, au vol de carburant, à l’exploitation forestière et minière illégale et à l’extorsion de fonds. Certaines organisations tentent de renforcer leur influence sur les entreprises légales et de consolider leur contrôle sur les communautés avec de nouvelles recrues et des sympathisants tout en élargissant leur base géographique.

Le nouvel environnement criminel en Amérique latine a des répercussions au-delà de ses frontières. Les Etats membres de l’UE sont aux prises avec une recrudescence du trafic de cocaïne vers les côtes européennes, alors que le continent devient une destination d’exportation privilégiée pour cette drogue. La coopération intrarégionale de haut niveau en matière de lutte contre le trafic de stupéfiants et la criminalité organisée est engourdie. La coopération des Etats-Unis en matière de sécurité continue de jouer un rôle important en Amérique latine, mais il semblerait qu’elle soit en perte de vitesse, car l’aide financière pour le contrôle des stupéfiants et l’application de la loi dans la région – en particulier au Mexique, en Amérique centrale et en Colombie – a légèrement baissé au cours des dernières années.

Pour contribuer à relever ces défis, l’UE et ses Etats membres devraient :

  •  Aider les gouvernements partenaires à lutter contre les pots-de-vin et la corruption en combinant des politiques volontaristes et une application efficace de la législation, tout en s’appuyant sur des services de police axés sur le renseignement et en renforçant l’échange d’informations transfrontalier.
  • Pour renforcer la sécurité des personnes, il faudrait soutenir les efforts visant à réduire l’impunité en investissant dans les capacités de poursuite, protéger les victimes et les témoins en accompagnant la mise en place de canaux de signalement sécurisés et de centres d’hébergement, et proposer des alternatives à la criminalité grâce à des programmes sociaux et de création d’emplois.
  • Dynamiser les programmes d’assistance technique et de renforcement des capacités de l’UE en matière de lutte contre la criminalité, notamment le programme d’assistance à la lutte contre la criminalité transnationale organisée en Europe et en Amérique latine (EL PAcCTO) et le programme de coopération entre l’Amérique latine, les Caraïbes et l’Union européenne sur les politiques de lutte contre la drogue (Copolad).
  • Profiter du prochain sommet de juillet entre l’UE et la Communauté des Etats d’Amérique latine et des Caraïbes (Celac) pour mettre en place un programme de travail sur la criminalité organisée avec les dirigeants de la région, en se focalisant sur des sujets difficiles tels que la coopération intrarégionale, les négociations avec les gangs criminels et les moyens de rediriger les efforts de lutte contre les stupéfiants pour ne plus se concentrer principalement sur les populations les plus pauvres et les plus vulnérables.
Emilio, tueur à gage de 22 ans, pose à côté de son petit frère avec un fusil d’assaut allemand doté d’un lance-grenades. Mexique, avril 2019. CRISIS GROUP / Falko Ernst

Nouvelles tendances, crimes anciens

La faiblesse des institutions démocratiques, le niveau élevé de corruption et les inégalités extrêmes ont fait de l’Amérique latine un terrain fertile pour le crime organisé. L’insécurité et l’instabilité majeures qui sont le résultat de la criminalité organisée ont commencé à s’installer dans les années 1980. Certains éléments de l’activité criminelle organisée traditionnelle subsistent encore – notamment le recours à la violence sélective et la complicité avec les forces politiques et les entreprises légitimes – mais les activités illégales lucratives aujourd’hui ne ressemblent guère à leur incarnation d’origine.

Les mesures de répression prises par les Etats, souvent avec le soutien des Etats-Unis, ont notamment fait voler en éclats les organisations hiérarchiques traditionnelles qui opéraient sous un commandement central et participaient à de multiples activités illicites telles que la production et le commerce de drogues mais aussi les meurtres et les enlèvements. Les archétypes des cartels de la drogue – tels que Medellín ou Cali en Colombie, ou le Golfe ou Guadalajara au Mexique – ont cédé la place à des groupes criminels plus petits et dynamiques, qui recherchent de nouvelles opportunités illicites plutôt que de s’appuyer sur des marchés stables. La Colombie abrite aujourd’hui toute une série de groupes purement criminels qui évoluent parallèlement à d’autres groupes armés qui combinent des objectifs ostensiblement révolutionnaires à des sources de revenus illicites. On estime qu’un total de 24000 combattants sont enrôlés dans des groupes armés et dans la criminalité organisée à la fois dans les zones urbaines et rurales. Le nombre de groupes criminels au Mexique a doublé entre 2010 et 2020, atteignant plus de 200 selon l’analyse de données réalisée par Crisis Group.

La survie des petites entreprises criminelles n’est bien entendu pas toujours assurée. Dans le Guerrero et le Michoacán au Mexique, ou dans le Cauca et le Nariño en Colombie, les groupes clandestins se livrent régulièrement à des guerres de territoire. Les chefs criminels ont généralement des carrières courtes : la mort, l’arrestation et l’extradition sont des dénouements courants. Mais les économies criminelles au sens large sont devenues plus résistantes, en partie parce que les flux de revenus de ces groupes – qui leur permettent d’acheter la protection politique et l’impunité judiciaire – sont devenus moins vulnérables aux fluctuations soudaines.

Une grande partie du pouvoir des groupes criminels peut désormais être attribuée à l’influence croissante qu’ils exercent sur les communautés dans lesquelles ils opèrent. En Colombie, des groupes tels que le Clan du Golfe – aujourd’hui l’organisation criminelle la plus importante du pays – offrent des contreparties tels que de nouveaux bâtiments scolaires et distribuent même des jouets pour gagner des partisans dans les territoires où ils s’implantent. Mais ces groupes ne comptent pas uniquement sur ces contreparties pour assoir leur domination : le recours à l’enfermement forcé – qui permet aux groupes d’exiger que les habitants restent chez eux et n’aillent pas au travail ou à l’école – s’est généralisé. Plus de 100000 personnes ont été victimes d’enfermement forcé en 2022, dont de nombreux membres des communautés indigènes et afro-colombiennes de la côte pacifique. Les groupes criminels et autres groupes armés sont particulièrement intéressés à prendre le contrôle de ces communautés, car elles sont généralement situées à proximité de points d’exportation vers les marchés internationaux ou de territoires cruciaux pour les activités illicites.

Dans certains cas, des groupes criminels locaux louent des territoires à des entrepreneurs qui cherchent à produire ou à transporter des drogues, qui sont ensuite expédiées vers les marchés mondiaux. Ce modèle de franchise et de partenariat a permis aux marchés des drogues illicites de se développer et de se diversifier. Même si la production et le transport de drogues d’origine végétale restent une activité criminelle importante au Mexique, le pays est également devenu un acteur majeur de la production et du trafic de méthamphétamine et d’opiacés synthétiques vers les Etats-Unis. Les saisies de fentanyl au Mexique ont augmenté de plus de 1000 pour cent depuis 2018. Les énormes profits tirés du commerce des drogues de synthèse financent les guerres de territoire entre les cartels de Jalisco et de Sinaloa, à l’origine d’une grande partie de la violence meurtrière dans le pays. En Colombie, le Clan du Golfe imposerait des taxes aux trafiquants de drogue qui traversent son territoire, selon le plaidoyer proposé aux tribunaux américains par son ancien chef extradé Dairo Antonio Úsuga, alias Otoniel. Le Clan gère également des itinéraires de trafic de migrants à travers la brèche du Darién, entre la Colombie et le Panama. Il se livre aussi à des extorsions de fonds et entretient de nombreuses relations avec des entreprises privées légitimes dans le nord du pays.

Le pays affiche désormais un taux d’homicide qui est celui qui augmente le plus rapidement dans la région, 2022 ayant été l’année la plus meurtrière depuis que les statistiques sont enregistrées.

Ailleurs en Amérique latine, de nouveaux bastions de criminalité se sont installés dans des zones qui offrent des avantages stratégiques aux trafiquants de drogue et permettent de tisser de nouveaux liens entre les organisations transnationales, les gangs locaux et les fonctionnaires corrompus des tribunaux, des prisons et des forces de police. Les villes portuaires de Guayaquil en Equateur et Rosario en Argentine ainsi que le Costa Rica, le Panama et le Paraguay ont connu des flambées de violence exceptionnelles. En Equateur, des groupes criminels ont intimidé les communautés locales en recourant à des tactiques violentes comme la pendaison de cadavres à un pont piétonnier, les bombes dans des magasins et des zones résidentielles et la décapitation de membres de groupes rivaux. Le pays affiche désormais un taux d’homicide qui est celui qui augmente le plus rapidement dans la région, 2022 ayant été l’année la plus meurtrière depuis que les statistiques sont enregistrées. L’expansion au Brésil du Premier commandement de la capitale (Primeiro Comando da Capital) – la plus grande bande criminelle du pays et l’une des plus puissantes d’Amérique latine – explique en grande partie la récente flambée de violence meurtrière dans l’est du Paraguay, juste de l’autre côté de la frontière brésilienne.

L’expansion et la diversification des groupes criminels en Amérique latine ont entrainé une recrudescence des extorsions de fonds et des crimes contre l’environnement. Ces activités illicites sont moins rentables que le trafic de drogue, mais elles sont devenues de plus en plus attrayantes parce qu’elles génèrent des revenus relativement stables à moindre risque et qu’elles permettent de renforcer le contrôle des communautés. Dans les pays du nord de l’Amérique centrale (El Salvador, Guatemala et Honduras), les extorsions de fonds représenteraient jusqu’à 1,1 milliard de dollars par an. En Colombie, selon des sources militaires, les cas d’extorsion signalés ont augmenté de 40 pour cent au cours des trois premiers mois de 2023 par rapport à la même période de l’année précédente.

L’Amérique latine, qui abrite environ la moitié des forêts tropicales du monde, et en particulier la forêt amazonienne, est également un haut lieu de la criminalité environnementale. Dans de nombreux cas, ce commerce illicite recoupe d’autres économies criminelles, telles que le trafic de drogue : les troncs d’arbres évidés, par exemple, sont utilisés pour dissimuler des cargaisons de cocaïne. Les trafiquants ont aussi utilisé l’élevage de bétail pour blanchir de l’argent, ce qui contribue également à la déforestation au Brésil, en Colombie et en Bolivie. Les journalistes et les défenseurs de l’environnement – y compris les dirigeants autochtones – figurent en bonne place parmi les victimes des groupes criminels opérant dans la jungle.

La violence sexiste a également augmenté dans certaines régions, exacerbée par le climat général d’impunité et de violence brutale entretenu par les groupes criminels. L’Etat de Zacetacas, dont la situation au nord du Mexique en a fait un site convoité par les gangs qui exploitent les routes de la traite, connait le quatrième taux d’homicide le plus élevé des 32 Etats du pays. Le nombre de disparitions de femmes dans l’Etat de Zacetacas a augmenté de 50 pour cent en 2022, la plupart des victimes étant âgées de dix à dix-neuf ans. D’autres types de violence sexiste se sont également développés à mesure que les opérations criminelles prenaient de l’ampleur.

Ces changements dans les structures et le fonctionnement de la criminalité organisée ont coïncidé avec des changements dans les relations entre les groupes criminels organisés et le système politique. Plutôt que de chercher à s’approprier les institutions de l’Etat ou d’affronter les forces de sécurité pour défendre leur racket, les groupes criminels ont discrètement tissé des réseaux d’influence avec les autorités et les communautés locales, combinant l’intimidation violente avec des techniques sophistiquées de cooptation, notamment en finançant des campagnes électorales pour le candidat local de leur choix ou en empêchant certains candidats de faire campagne dans certaines zones. Il est alors plus probable que les autorités ferment les yeux sur les activités de ces groupes, voire qu’elles y collaborent.

Rechercher une approche efficace

Certaines politiques de lutte contre la criminalité organisée en Amérique latine ont eu des effets positifs, mais ces effets ont eu tendance à se dissiper rapidement. Les gouvernements latino-américains, qui cherchent désespérément à apaiser les craintes de leurs citoyens, se sont tournés vers des approches de type « main de fer » (mano dura), qui combinent l’application coercitive de la loi, le déploiement de forces militaires dans les services de police nationaux, des détentions massives et des sanctions de plus en plus sévères. Mais ces approches n’ont pas éradiqué la criminalité organisée à moyen ou à long termes. Elles l’ont plutôt poussée à adopter de nouvelles configurations qui lui permettent d’éviter les mesures de répression de l’Etat ou d’y échapper, parfois en bénéficiant de la complicité d’agents publics. Par exemple, les politiques répressives sévères menées dans le nord de l’Amérique centrale ont transformé les prisons en plaques tournantes où les gangs s’organisent, consolident leur identité et développent leurs activités d’extorsion. L’approche mano dura a également entrainé une augmentation des exécutions extrajudiciaires, souvent par des forces parapolicières.

Une approche radicalement différente – à savoir ouvrir un dialogue avec les groupes criminels afin de les démobiliser – s’est également avérée décevante à long terme. La plupart des initiatives de démobilisation des groupes criminels ont été sapées par des taux élevés de récidive parmi les anciens membres de la base. Prenons l’exemple de ce qui s’est passé après que les paramilitaires colombiens ont déposé les armes entre 2003 et 2006 : sur les quelque 55000 combattants démobilisés, 20 pour cent ont commis des crimes entre 2003 et 2012.

Compte tenu de ces expériences, les gouvernements d’Amérique latine ont adopté une série de stratégies pour lutter contre la violence criminelle. Au Salvador, le président Nayib Bukele s’est taillé une renommée régionale tout en attisant les critiques internationales en amenant le nombre de meurtres dans son pays à un niveau historiquement bas l’année dernière, grâce à un « état d’exception » qui a permis l’arrestation et l’emprisonnement de 65000 membres présumés de gangs, dont 15 pour cent de femmes. Le Salvador compte aujourd’hui la plus grande population carcérale par habitant au monde, avec quelque 2 pour cent de sa population adulte derrière les barreaux. Les défenseurs des droits humains ont exprimé des préoccupations légitimes concernant les politiques d’incarcération de masse de Bukele, affirmant qu’elles avaient fait un usage excessif de la force, conduit à l’érosion des droits légitimes des suspects et ébranlé les institutions démocratiques du pays. Crisis Group et d’autres organisations ont également exprimé leur inquiétude quant à la pérennité de la situation sécuritaire actuelle. Les effets tangibles sur la sécurité publique ont cependant apporté à Bukele une popularité exceptionnelle. Malgré l’interdiction constitutionnelle de briguer un autre mandat, il est probable qu’il soit réélu en 2024.

D’autres responsables politiques de la région cherchent à reproduire le modèle de sécurité du Salvador.

D’autres responsables politiques de la région cherchent à reproduire le modèle de sécurité du Salvador. Les candidats en tête de peloton pour l’élection présidentielle guatémaltèque de juin – Carlos Pineda, Sandra Torres et Zury Ríos – se sont explicitement inspirés de Bukele. Le président de gauche du Honduras a également pris des mesures de sécurité d’urgence pour lutter contre l’extorsion.

En revanche, le président colombien Gustavo Petro a emprunté une voie très différente pour résoudre les problèmes de sécurité de son pays. Une série de politiques connues sous le nom de « paix totale » s’attaque à réduire la violence et à protéger les civils, surtout dans les zones rurales touchées par les conflits, en recherchant le dialogue et des conditions de cessez-le-feu avec les groupes armés et les groupes criminels, notamment l’Armée de libération nationale (ELN), les dissidents des anciennes Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et le Clan du Golfe. L’ouverture d’un dialogue avec autant d’organisations armées distinctes présente bien entendu de nombreuses complications. La loi colombienne interdit tout dialogue politique avec des groupes criminels organisés, ce qui signifie que l’objectif de toute discussion doit être la démobilisation et la poursuite des membres conformément au système judiciaire normal. De son côté, Washington reste sceptique vis-à-vis des discussions avec les groupes criminels, en particulier alors qu’un certain nombre de leurs dirigeants sont poursuivis aux Etats-Unis.

Cette politique reste pourtant l’initiative phare de Gustavo Petro. Les négociations devraient se poursuivre avec l’ELN à Cuba en mai, et des pourparlers pourraient bientôt être ouverts avec un groupe dissident (une scission) des FARC, aujourd’hui démobilisées. Mais le gouvernement a rompu un cessez-le-feu précaire avec le Clan du Golfe après avoir allégué que le groupe avait incité à la violence lors d’une grève minière, notamment en brulant des camions, en bloquant des routes et en tentant d’attaquer un aqueduc à Tarazá, dans la département d’Antioquía.

L’approche de Petro est en partie motivée par sa lecture des causes de la résistance et de l’influence des groupes armés, qui s’expliquent par l’absence d’autres opportunités économiques pour les résidents ruraux, mais aussi par les échecs du cadre mondial d’interdiction des stupéfiants. Selon son gouvernement, les stratégies de lutte contre les stupéfiants mises en place par les gouvernements latino-américains depuis les années 1980 et soutenues par Washington ont généré d’énormes incitations économiques à l’activité illicite tout en punissant les maillons les plus faibles et les plus vulnérables de la chaine d’approvisionnement en stupéfiants. C’est ainsi que cette situation a créé les conditions permettant aux groupes armés illégaux de trouver des recrues et des ressources. Petro s’efforce de briser ce cycle avec son effort de paix totale.

Tracer la voie à suivre

L’UE et ses Etats membres devraient soutenir les efforts régionaux pour réduire l’impact de la criminalité organisée sur la sécurité des personnes dans la région, ainsi que les défis qu’elle représente pour l’Etat de droit et les politiques pacifiques et démocratiques. Ils devraient également s’efforcer de fonctionner comme un contre-pouvoir aux approches musclées, qui pourraient trop facilement bénéficier d’un soutien politique lorsque les communautés vivent dans la peur. En guise d’alternative, l’UE et les Etats membres devraient défendre des initiatives qui combinent le renforcement des capacités pour une application humaine et efficace de la loi avec des programmes économiques et sociaux, y compris ceux qui visent à fournir des moyens de subsistance licites aux communautés appauvries. En particulier :

Tout d’abord, l’UE et les Etats membres devraient soutenir des politiques solides de lutte contre la corruption – y compris la mise en place de contrôles financiers plus stricts et d’agences d’audit indépendantes pour superviser les finances publiques – et s’efforcer de renforcer les activités de police basées sur le renseignement pour contribuer à garantir l’application de ces politiques. L’échange systématique d’informations entre les gouvernements européens et latino-américains pourrait également contribuer à dynamiser les efforts en matière d’application de la loi. L’UE devrait également soutenir les initiatives de réforme des prisons pour empêcher qu’elles ne soient utilisées comme centres opérationnels par les groupes criminels et pour offrir aux détenus davantage de possibilités de formation et d’éducation avant leur libération.

Les bailleurs de fonds européens et autres devraient s’attacher à aider les gouvernements régionaux à ré-duire les taux d’impunité et à renforcer la sécurité des victimes.

Deuxièmement, les bailleurs de fonds européens et autres devraient s’attacher à aider les gouvernements régionaux à réduire les taux d’impunité et à renforcer la sécurité des victimes. Pour ce faire, ils devraient soutenir les efforts visant à renforcer les capacités d’enquête des parquets, créer de nouveaux canaux permettant aux victimes et aux témoins de partager des informations sur les crimes, et ouvrir des refuges pour les personnes vulnérables qui ont signalé des crimes violents, y compris les femmes. Ils devraient également se concentrer sur les initiatives communautaires de réduction de la violence, telles que l’emploi et les programmes sociaux pour les jeunes en situation de vulnérabilité, afin de lutter contre la criminalité et la violence qu’elle engendre.

Troisièmement, l’UE et les Etats membres devraient envisager de soutenir et de promouvoir davantage les efforts de coopération régionale existants pour lutter contre le trafic de drogue. Il s’agit notamment du partenariat naissant entre l’Equateur et la Colombie pour protéger leur frontière commune et d’un effort mené par le Brésil pour réduire la déforestation en Amazonie, qui pourraient servir de tremplin à des programmes de partenariat régional à plus grande échelle. Parallèlement, les bailleurs de fonds européens pourraient investir davantage dans les initiatives d’assistance technique pour lutter contre le crime organisé et le trafic de drogue, telles que EL PAcCTO et Copolad, continuer à accompagner les efforts de renforcement de la coopération policière en Amérique latine, y compris avec l’agence embryonnaire Ameripol, tout en révisant les programmes pour être plus en phase avec les activités criminelles en pleine mutation dans la région.

Quatrièmement, le sommet UE-Celac qui se tiendra en juillet, après une interruption de huit ans, est l’occasion de mettre en place un programme de travail sur la criminalité organisée avec les dirigeants de la région. Les sujets à l’ordre du jour pourraient inclure la manière dont l’UE serait susceptible de promouvoir une plus grande coopération intrarégionale en matière de sécurité, les questions relatives aux négociations avec les groupes criminels – y compris les conditions limitées dans lesquelles elles pourraient être appropriées – et la manière de recadrer les efforts internationaux de lutte contre les stupéfiants afin que l’accent soit mis non plus sur les subalternes dans les réseaux de trafic (qui comprennent des personnes très vulnérables pratiquant une agriculture de subsistance), mais plutôt en ciblant les segments des chaines d’approvisionnement qui ont plus de valeur, notamment en luttant plus efficacement contre les flux financiers.

Pakistan : sur le point de basculer ?

A l’approche des élections générales prévues en octobre, le Pakistan est confronté à une spirale de trois crises interdépendantes. Le gouvernement de coalition du Premier ministre Shehbaz Sharif est en conflit avec le parti Tehreek-e-Insaf (PTI) de l’ancien Premier ministre Imran Khan sur la manière de conduire les élections, les deux parties n’étant même pas d’accord sur le calendrier du scrutin. Les débats sont devenus tellement vifs que des violences sont possibles avant et pendant le vote. Le 9 mai, les autorités ont arrêté Imran Khan pour corruption. Cette arrestation a incité ses partisans à descendre dans la rue et rendu plus incertaines les perspectives de dialogue. L’affrontement entre Khan et la puissante armée du pays est tout aussi inquiétant, car il pourrait avoir de sérieuses conséquences sur la stabilité politique. Dans le même temps, l’économie est en grande difficulté, avec un déséquilibre des comptes courants qui augmente le risque que le pays n’honore pas sa dette et une inflation qui réduit le niveau de vie des Pakistanais – alors que des millions de citoyens ne se sont pas encore remis des inondations dévastatrices de 2022. Le Pakistan devra entreprendre des réformes majeures pour s’engager sur la voie de la stabilité économique, mais à court terme, il a simplement besoin d’une aide extérieure pour éviter l’effondrement, en particulier pour renforcer de toute urgence les filets de sécurité sociale destinés aux plus vulnérables. Troisièmement, le militantisme islamiste refait surface, en particulier dans la province de Khyber Pakhtunkhwa, à la frontière avec l’Afghanistan contrôlé par les Taliban, ce qui exacerbe les tensions entre Islamabad et Kaboul. Depuis la prise de Kaboul par les Taliban en 2021, les attaques des militants ont coûté la vie à des centaines de Pakistanais, principalement des policiers. L’intervention des puissances extérieures est essentielle pour apporter une assistance sur ces trois fronts.

L’UE et ses Etats membres peuvent aider le Pakistan en :

  • Fournissant des fonds à la commission électorale pakistanaise, en particulier pour réduire l’écart entre les sexes dans l’inscription sur les listes électorales, ce qui permettrait d’avoir des élections plus transparentes et crédibles. L’UE devrait également maintenir son projet d’envoyer une mission d’experts électoraux au Pakistan pendant les élections, afin d’exprimer son engagement en faveur d’un Pakistan stable et démocratique, qui ne pourra advenir que si le transfert du pouvoir se déroule pacifiquement.
  • Exhortant le gouvernement Sharif à entreprendre des réformes économiques ouvrant la voie à un renflouement par le Fonds monétaire international (FMI) et rappelant à Islamabad que l’accès futur à des concessions tarifaires dans le cadre du nouveau système de préférences généralisées (SPG+) de l’UE dépendra du respect des normes démocratiques et des conventions internationales. Les responsables européens devraient, en parallèle, maintenir un contact étroit avec Khan, ce qui permettrait d’établir un dialogue sur les risques d’une confrontation politique.
  • Poursuivant l’aide à la construction d’infrastructures plus aptes à résister aux défis climatiques et autres défis environnementaux, tout en fournissant davantage d’aide humanitaire aux plus pauvres dans les régions les plus durement touchées par les inondations de 2022, comme la province de Sindh, et en particulier aux femmes et aux jeunes filles.
  • Faisant pression sur les forces de sécurité des Taliban afghans pour qu’elles respectent leur engagement d’empêcher les groupes armés d’utiliser des repaires afghans pour commettre des attentats, y compris au Pakistan, et accompagner la collaboration entre le Pakistan et l’Afghanistan dans la lutte contre les menaces communes, en particulier celles émanant de la faction locale de l’Etat islamique. L’UE ou les Etats membres pourraient également proposer aux autorités afghanes de facto une assistance technique en matière de gestion des frontières. Les Etats membres de l’UE qui le peuvent devraient fournir une assistance similaire, ainsi qu’une formation à la contre-insurrection, aux forces de police de la province de Khyber Pakhtunkhwa pour les aider à contenir les insurrections. L’UE devrait également redoubler son aide humanitaire et son aide au développement dans les zones tribales fusionnées de Khyber Pakhtunkhwa, qui comptent parmi les régions les plus pauvres du pays et les plus propices à l’expansion des insurgés.
Des personnes scandent des slogans pour condamner la fusillade lors d'une longue marche organisée par l'ancien Premier ministre pakistanais Imran Khan, à Wazirabad, Pakistan, 4 novembre 2022. REUTERS / Akhtar Soomro

Crise politique en pleine année électorale

Les tensions politiques se sont exacerbées au Pakistan depuis l’éviction d’Imran Khan à l’occasion d’une motion de défiance au Parlement en avril 2022. Accusant l’Occident d’avoir manigancé la destitution de l’ex-Premier ministre, ses partisans ont organisé des rassemblements pour réclamer des élections. Certains de ces rassemblements ont tourné à la violence. Imran Khan a également tenté de forcer la tenue d’élections anticipées en dissolvant les parlements dirigés par le PTI dans les provinces du Pendjab et de Khyber Pakhtunkhwa à la mi-janvier. Mais le gouvernement de coalition de Sharif n’a pas bougé : il refuse d’organiser un vote avant la date prévue d’octobre et insiste pour que toutes les élections, provinciales et nationales, soient organisées en même temps. Les plus hauts magistrats du pays se sont retrouvés impliqués dans ce bras de fer.

La lutte entre Khan et Sharif se concentre désormais sur les élections au Pendjab, la province la plus peuplée et la plus puissante du Pakistan sur le plan politique. La controverse a commencé en 2022, lorsque Hamza, le fils de Shehbaz Sharif, a remporté le vote d’une motion de défiance contre le gouvernement du Pendjab dirigé par le PTI, avec le soutien de dissidents du PTI. Il a toutefois été démis de ses fonctions et remplacé par les alliés de Khan, la Ligue musulmane du Pakistan-Quaid-e-Azam (PML-Q), après l’annulation par la Cour suprême des votes des dissidents du parti dans des verdicts qui, selon certains de ses juges, revenaient à réécrire la constitution. Le 11 janvier, le Premier ministre du Pendjab a obtenu un vote de confiance mais, sous la pression de Khan, il a dissous l’assemblée législative trois jours plus tard. Le 18 janvier, l’assemblée législative du Khyber Pakhtunkhwa, dirigée par le PTI, a également été dissoute. Les élections à l’assemblée provinciale devaient avoir lieu sous 90 jours, mais les gouverneurs des deux provinces, qui représentent le gouvernement fédéral, ont refusé de fixer des dates en invoquant des contraintes constitutionnelles et de sécurité. La Cour suprême est intervenue après que son président, Ata Bandial, s’est emparé de l’affaire de sa propre initiative (suo moto). En mars, un verdict partagé a statué que les élections dans les deux provinces devaient avoir lieu dans les 90 jours. Le 4 avril, après le report par la commission électorale des élections au Pendjab au mois d’octobre, un tribunal composé de trois juges (au lieu des neuf juges qui avaient d’abord entendu l’affaire suo moto) est passé outre la décision de la commission et fixé la date du 14 mai.

La commission électorale avait annoncé ce report après le refus du gouvernement Sharif de fournir les fonds et le personnel de sécurité nécessaires aux bureaux de vote. Le gouvernement insiste pour que toutes les élections, provinciales et nationales, se tiennent à la même date en octobre, dans les deux mois suivant l’achèvement du mandat de cinq ans de l’Assemblée nationale. Le gouvernement et ses alliés soulignent que des élections anticipées au Pendjab et au Khyber Pakhtunkhwa violeraient la constitution, car ces deux provinces auraient déjà de nouveaux gouvernements en place lors des élections générales. La constitution exige que les gouvernements provisoires supervisent les élections, afin de réduire la probabilité d’une ingérence politique dans le scrutin.

Les interventions du président de la Cour suprême ont creusé le fossé entre le gouvernement et le pouvoir judiciaire, ainsi que dans les rangs des juristes les plus éminents. Le gouvernement considère le verdict du 4 avril comme un jugement minoritaire puisque Bandial a supprimé ou ignoré les opinions des juges dissidents, ne gardant qu’un tribunal de trois juges. De nombreux juges dissidents soutiennent cet argument : selon les règles actuelles, le président de la Cour suprême a le pouvoir de réunir les tribunaux dans les affaires suo moto, mais les juristes et de nombreux observateurs juridiques pensent que Bandial a abusé de ce pouvoir dans ce cas. Bandial et ses collègues partageant son opinion ont également rejeté une décision judiciaire des deux juges les plus chevronnés réclamant que toutes les affaires suo moto soient suspendues dans l’attente d’une décision de justice visant à réduire les pouvoirs du président de la Cour suprême. Entre-temps, le parlement, à la demande de Sharif, a refusé de financer les élections au Pendjab. Il a également adopté un projet de loi visant à priver le président de la Cour suprême de son autorité exclusive sur les affaires suo moto, y compris le pouvoir de nommer des tribunaux pour les entendre. La Cour a lancé une action préventive pour freiner l’application de cette loi, qui est entrée en vigueur le 20 avril. Les affrontements institutionnels pourraient déborder sur l’armée, qui continue de refuser les demandes de la Cour de mobiliser du personnel de sécurité pour le vote au Pendjab, en invoquant des menaces grandissantes émanant de groupes armés. La Cour maintient la date du 14 mai, à moins que les responsables politiques se mettent d’accord sur une autre solution.

La commission électorale pourrait ne pas être en mesure de superviser des élections transparentes, crédibles et pacifiques.

Dans ce contexte, la commission électorale pourrait ne pas être en mesure de superviser des élections transparentes, crédibles et pacifiques. Le risque de violence est élevé et les opposants politiques ne semblent pas vraiment prêts à faire des compromis. La répression du gouvernement contre l’ancien Premier ministre et ses partisans n’a fait qu’empoisonner un peu plus l’atmosphère. Le gouvernement Sharif a déposé des dizaines de plaintes contre Khan, dont beaucoup sont graves, notamment des plaintes pour terrorisme, et le 9 mai, le controversé National Accountability Bureau l’a arrêté pour corruption. L’arrestation a eu lieu un jour après le démenti par l’armée des allégations de Khan, exprimées lors d’un rassemblement du PTI, selon lesquelles un général de division actuellement en fonction au sein de la redoutable direction de l’Inter-Services Intelligence (ISI) aurait orchestré des tentatives d’assassinat contre lui à deux reprises, notamment au Pendjab en novembre 2022. Les partisans de Khan, furieux, ont commencé à manifester dans tout le pays, attaquant les forces de l’ordre et détruisant des biens. Ils ont rapidement redirigé leur colère vers l’armée, ciblant les maisons d’officiers de haut rang, telle celle du commandant militaire de Lahore, et ont tenté d’assiéger le quartier général de l’armée à Rawalpindi. De tels incidents augmentent le risque d’une confrontation mortelle entre soldats et partisans du PTI.

L’arrestation d’Imran Khan a également sapé les chances de parvenir à un compromis politique à l’approche des élections. L’ex-Premier ministre est aujourd’hui encore moins susceptible d’accepter la préférence du gouvernement pour des élections générales en octobre. Sharif, de son côté, sera d’autant moins enclin à accepter les demandes de Khan maintenant que ses partisans attaquent les forces de l’ordre et les institutions du pays. Khan affirme que le gouvernement refuse d’organiser des élections parce qu’il craint la défaite. Son mélange de discours ultranationaliste et islamiste semble trouver un écho auprès de nombreux électeurs, tout comme ses attaques contre le gouvernement au sujet des mesures d’austérité préconisées par le FMI, qui ont entrainé des difficultés économiques pour nombre de Pakistanais. Khan pourrait remporter les élections, mais s’il n’obtenait pas la majorité absolue, il en imputerait probablement la responsabilité à la commission électorale – et à l’ensemble des dirigeants, y compris de l’armée – qu’il accuserait de partialité en faveur de Sharif. Un processus électoral âprement contesté pourrait déclencher des manifestations de rue susceptibles de dégénérer.

Combler le fossé entre les hommes et les femmes

Un autre problème auquel Islamabad devrait s’attaquer est l’écart flagrant entre les sexes sur les listes électorales du pays – qui comptent 10,1 millions de femmes de moins que d’hommes. Les autorités ont fait des progrès depuis les dernières élections générales en 2018, ajoutant environ dix millions de femmes sur les listes, mais l’écart dépasse toujours les 10 pour cent dans au moins deux provinces, le Khyber Pakhtunkhwa et le Baloutchistan. Des millions de femmes n’ont pas de carte d’identité nationale, une condition préalable à l’enregistrement (même si des tentatives pour résoudre ce problème ont permis d’ajouter dix millions de femmes au registre de l’état civil, notamment grâce à des bureaux mobiles). Les contraintes culturelles jouent un rôle important et, dans les régions socialement conservatrices du pays, les électrices et les candidates sont souvent confrontées à la violence ou à des menaces de violence. La crédibilité des élections dépend autant de la participation des femmes que de l’égalité des chances entre les partis. La commission devrait, par exemple, faire respecter la règle légale selon laquelle au moins 10 pour cent des femmes enregistrées dans chaque circonscription doivent voter, sous peine d’invalider les résultats et d’ordonner la tenue de nouveaux scrutins. Les autorités devraient appliquer une politique de tolérance zéro à l’égard des tentatives d’intimidation des électrices et des candidates.

Une économie en chute libre

La polarisation politique s’est accentuée dans le contexte d’une crise économique sans précédent, qui ne peut que s’aggraver – avec le risque d’un défaut de paiement du Pakistan – si Islamabad ne parvient pas à un accord sur un plan de sauvetage du FMI au cours de l’année fiscale qui s’achève en juin. Même si un tel accord est conclu dans les délais, il ne suffira pas à stabiliser l’économie, qui pourrait nécessiter un apport de capitaux de près de 50 pour cent supérieur à ce que le FMI fournirait. Il est peu probable que les bailleurs déboursent de telles sommes alors que le pays est plongé dans un tel chaos politique. Le risque d’investissement serait trop élevé, surtout au moment où les marchés des crédits se resserrent à l’échelle mondiale.

Le gouvernement de Sharif a hérité d’une économie en proie à des distorsions, notamment des niveaux d’endettement insoutenables, une faible assiette fiscale, et une dépendance excessive à l’égard des financements extérieurs. Les mesures populistes prises sous le gouvernement PTI de Khan, en particulier les subventions aux carburants et à l’énergie, avaient bloqué un programme de 6,5 milliards de dollars de la Facilité élargie de crédit du FMI, qui a débuté en 2019 et devait se terminer en septembre 2022. Bien que Sharif ait relancé les négociations, sa politique économique semble avoir été dictée par des calculs électoraux. Les négociations en vue d’un accord ont été interrompues pendant des mois, le gouvernement hésitant à donner suite aux recommandations du FMI, notamment en ce qui concerne l’adoption d’une monnaie fondée sur le marché, l’augmentation des impôts, et la suppression des subventions aux carburants et à l’électricité. Il craignait – dans une certaine mesure, à juste titre – que de telles mesures n’alimentent les troubles et ne renforcent le soutien à Khan. Ce retard a toutefois été préjudiciable : le Pakistan n’a pas pu faire appel à d’autres sources de financement extérieur et les agences internationales ont abaissé sa note de crédit souveraine à son niveau le plus bas depuis 30 ans.

Le taux d’inflation, qui s’élève à 35,7 pour cent, est le plus élevé depuis 1965.

Parallèlement, les réserves de devises étrangères du Pakistan se sont effondrées, atteignant un plancher de 4,3 milliards de dollars, ce qui est à peine suffisant pour couvrir un mois d’importations. Le pays doit acheter à l’étranger plusieurs produits de base essentiels, comme le blé, une dépendance qui s’est accentuée après les inondations de 2022, qui ont anéanti 40 pour cent des récoltes. Depuis, les réserves se sont quelque peu reconstituées, mais uniquement grâce à ce que les économistes appellent la « compression des importations » : les importations ont diminué en raison des restrictions imposées par le gouvernement afin d’économiser les précieuses devises étrangères. Le taux d’inflation, qui s’élève à 35,7 pour cent, est le plus élevé depuis 1965; la roupie, la monnaie locale du Pakistan, continue de s’affaiblir, les exportations diminuent rapidement et les restrictions formelles et informelles sur les importations ont eu un impact négatif sur les chaines d’approvisionnement, y compris dans le secteur manufacturier. Les institutions financières internationales prévoient que le taux de croissance économique du Pakistan sera inférieur à 1 pour cent pour l’année fiscale en cours, tandis que les industries et les entreprises ferment leurs portes ou fonctionnent au ralenti. L’aggravation de la crise pourrait mettre au chômage des millions de personnes, qui s’enfonceraient alors dans la pauvreté.

L’inflation, les inondations de 2022 et les chocs sur les prix des produits de base ont contribué à accroitre l’insécurité alimentaire. Les femmes et les jeunes filles, qui ne bénéficient déjà pas d’une alimentation adéquate, sont parmi les plus touchées. La plupart des femmes travaillent dans le secteur informel, qui représente près de 36 pour cent du PIB et qui reste quelque peu épargné par le ralentissement de l’économie formelle. Ce secteur est toutefois propice aux discriminations sexistes, les femmes y étant moins bien payées et travaillant souvent dans de moins bonnes conditions. D’autre part, alors que la pauvreté des ménages augmente, les filles risquent d’être les premières à être déscolarisées et les femmes, privées d’accès aux soins médicaux. Les inondations de 2022 ont également touché les femmes de manière disproportionnée. Dans le Sindh, par exemple, où de nombreuses personnes vivent dans des abris temporaires, les risques de violence liée au genre ont augmenté, et des centaines d’établissements de santé et d’écoles accueillant des femmes et des filles ont été détruits. Le gouvernement a élargi le filet de sécurité sociale, notamment grâce au Programme Benazir d’aide au revenu (Benazir Income Support Program), qui prévoit des systèmes de transferts monétaires pour les femmes à la tête de ménages qui vivent en dessous du seuil de pauvreté. Mais les besoins augmentant plus vite que les ressources disponibles, une assistance externe est requise d’urgence. Selon les estimations du gouvernement, le pays aurait besoin de 16,2 milliards de dollars pour se remettre des inondations.

Militantisme résurgent et tensions aux frontières

Le Pakistan est également confronté à une grave menace sécuritaire, en particulier dans la province de Khyber Pakhtunkhwa, mais aussi celle du Baloutchistan, toutes deux frontalières de l’Afghanistan. Le Tehreek-e-Taliban Pakistan (TTP, plus connu sous le nom de Taliban pakistanais) s’est livré à un véritable massacre depuis que les Taliban afghans ont pris le pouvoir en 2021. Selon une estimation, dans l’année qui a suivi leur arrivée au pouvoir, les attaques menées par les groupes armés au Pakistan ont augmenté de 51 pour cent, et plus de 75 pour cent d’entre elles ont eu lieu dans la province de Khyber Pakhtunkhwa.

La montée du militantisme a envenimé les relations entre Islamabad et Kaboul. Le Pakistan insiste sur le fait que le commandement central du TTP est basé en Afghanistan et que les insurgés du TTP opèrent à partir de repaires afghans. Une délégation pakistanaise dirigée par le ministre de la Défense et comprenant un chef de l’agence de renseignement, en visite à Kaboul, aurait transmis aux autorités talibanes des informations détaillées sur la localisation des camps et des chefs du TTP. Mais Kaboul nie la présence de combattants du TTP sur le sol afghan. A l’automne 2022, les Taliban ont tenté une médiation entre les autorités pakistanaises et les dirigeants du TTP, mais cette initiative semble s’être révélée contre-productive. Les autorités pakistanaises ont fait des concessions pour faire avancer les négociations, notamment en autorisant des militants pakistanais armés à rentrer d’Afghanistan pendant un cessez-le-feu. Enhardis, les militants ont mis fin au cessez-le-feu fin novembre et se sont regroupés, en particulier dans la province de Khyber Pakhtunkhwa. En avril, le ministre pakistanais de la Défense a averti que le Pakistan pourrait frapper des cibles du TTP en Afghanistan si les Taliban afghans ne rappelaient pas les groupes armés à l’ordre. Islamabad pourrait décider que, si les insurgés pakistanais étaient laissés libres de leurs mouvements, ils représenteraient une plus grande menace qu’une confrontation avec Kaboul.

Au début du mois d’avril, les dirigeants civils et militaires pakistanais ont décidé de lancer des « opérations globales » afin d’éradiquer le TTP de la province de Khyber Pakhtunkhwa. De telles campagnes comportent des risques. Par le passé, des efforts anti-insurrectionnels avaient déplacé des centaines de milliers de personnes, alimentant l’hostilité des résidents et dynamisant le recrutement de groupes armés. Les femmes vivant dans les camps de personnes déplacées à l’intérieur du pays avaient alors été privées d’accès aux rares centres de santé et autres services disponibles dans la région, tandis que les contraintes sociales les empêchaient de bénéficier de l’aide du gouvernement. Il est certain que les opérations militaires ne sont ni possibles ni souhaitables dans les centres urbains de la province, comme la capitale Peshawar, où le TTP a tué plus de 80 personnes, principalement des policiers, lors d’un attentat à la bombe en janvier. Les forces de police de Khyber Pakhtunkhwa sont désormais la cible privilégiée du TTP, qui a tué, depuis septembre 2022, plus de 300 agents de police dans des attaques. Les failles dans les défenses de la police ont permis au kamikaze qui a mené l’attentat d’accéder au site hautement sensible de Peshawar. La police n’est pas suffisamment armée, ni entraînée, et trop dispersée pour tenir tête au TTP.

Ce que l’UE et ses Etats membres peuvent faire

L’UE et ses Etats membres ont des options limitées mais cruciales pour réduire la polarisation politique au Pakistan. Khan a tendu la main à certains Etats membres influents dans l’espoir de réparer les dommages causés par ses discours de conspiration anti-occidentaux. Ces gouvernements pourraient au moins discuter avec lui des risques associés à sa confrontation avec le gouvernement Sharif. Dans ses relations avec Sharif, l’Europe devrait insister sur le fait que la candidature du Pakistan au nouveau régime SPG+ requiert l’adhésion à des normes démocratiques, y compris le respect de la liberté d’expression et de la liberté d’association. L’UE devrait également poursuivre ses efforts pour renforcer les capacités de la société civile et des médias dans l’exercice de ces libertés fondamentales.

Islamabad a exhorté ses partenaires ... à exercer leur influence auprès du FMI pour accélérer le sauvetage financier.

Islamabad a exhorté ses partenaires, y compris les Etats membres de l’UE, à exercer leur influence auprès du FMI pour accélérer le sauvetage financier. Tout en plaidant auprès du FMI pour de meilleures conditions de prêt, y compris l’autorisation de recourir à des subventions ciblées favorisant les plus pauvres, l’UE et les Etats membres devraient, en échange, exhorter Islamabad à poursuivre les réformes économiques qui mettraient le Pakistan sur la voie d’un redressement durable. Ils devraient également faire pression sur Sharif pour qu’il résiste à la tentation de lancer des projets populistes dans l’espoir de gagner des voix aux élections. Mais ils doivent rester réalistes quant à leur marge de manœuvre pour pousser Islamabad à entreprendre des réformes. La suppression des subventions sur les carburants dans un contexte de misère généralisée et pendant une campagne électorale houleuse risquerait d’engendrer davantage de violence dans la rue. D’autre part, les concessions tarifaires qui devraient être octroyées par l’UE au titre du SPG+ ne devraient pas être subordonnées à de telles réformes. Le Pakistan continuera à avoir grand besoin de ces concessions de la part de l’un de ses principaux partenaires commerciaux.

Les Etats membres de l’UE pourraient également soutenir le processus électoral. Pour ce faire, ils pourraient offrir à la commission électorale et d’autres agences gouvernementales une expertise technique et une aide financière afin de réduire l’écart entre hommes et femmes sur les listes électorales. Dans son dialogue avec les partis politiques, l’UE devrait également souligner l’importance de protéger les droits des candidates et des électrices. La crédibilité des élections dépend autant de la participation des femmes que de l’égalité des chances pour tous les partis en lice. Bruxelles devrait également donner suite à son projet d’envoyer une mission d’experts électoraux. Ces missions d’experts sont beaucoup plus restreintes et moins visibles que les missions d’observation électorale de l’UE, mais elles sont néanmoins importantes pour signaler l’engagement de l’Union en faveur d’un Pakistan stable et démocratique, qui ne pourra advenir que si le transfert de pouvoir se déroule dans le calme.

L’UE et un certain nombre d’autres pays se sont engagés à verser environ 10 milliards de dollars pour aider le Pakistan à se relever des inondations, principalement sous la forme de prêts-projets sur une période de trois ans, et l’UE a réorienté une partie de son aide bilatérale au développement à cette fin. Cette aide internationale devrait se focaliser sur des projets susceptibles d’aider le pays à bâtir des infrastructures résilientes, plus à même de résister aux inondations et aux autres catastrophes climatiques, y compris en aidant le Pakistan à améliorer ses systèmes d’alerte précoce. L’UE devrait également collaborer avec les gouvernements provinciaux du Sindh et d’autres régions inondées, en fournissant une aide pour réparer les installations de santé et d’éducation endommagées, ainsi que des programmes supplémentaires ciblant les pauvres, en particulier les femmes et les jeunes filles. Cette aide pourrait être acheminée via le gouvernement provincial du Sindh et certains organes des Nations unies tels que le Programme alimentaire mondial et l’Organisation mondiale de la santé.

Enfin, les acteurs européens devraient proposer leur aide pour s’attaquer aux problèmes d’insécurité dans les régions pakistanaises frontalières de l’Afghanistan, en particulier le Khyber Pakhtunkhwa. Que ce soit publiquement ou dans le cadre d’une diplomatie plus discrète, ils devraient veiller à ce que les Taliban afghans respectent leur engagement d’empêcher les groupes armés d’attaquer d’autres pays, engagement qui fait partie de l’accord de paix de 2020 qu’ils ont signé au Qatar. Mais pour être en mesure d’insister auprès des Taliban pour qu’ils maintiennent la paix, il faudra dans le même temps leur fournir les outils nécessaires pour le faire, par exemple une assistance technique pour la gestion des frontières. L’UE et ses Etats membres devraient également encourager le dialogue entre l’Afghanistan et le Pakistan sur d’autres questions de sécurité, telles que les menaces que fait peser l’Etat islamique Province de Khorasan (ISKP), la faction locale de l’Etat islamique, sur les deux pays. Les Etats membres qui en ont les moyens devraient également offrir une assistance technique et une formation anti-insurrectionnelle à la police du Khyber Pakhtunkhwa. L’UE et les Etats membres devraient, d’autre part, continuer à apporter un soutien humanitaire et de développement aux zones tribales du Pakistan. Avec la contraction de l’économie, cette aide sera cruciale dans ces régions, qui comptent parmi les plus pauvres du pays.

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