L’après Kadhafi : un tournant crucial pour la Libye
L’après Kadhafi : un tournant crucial pour la Libye
Op-Ed / Middle East & North Africa 4 minutes

L’après Kadhafi : un tournant crucial pour la Libye

Les événements qui ont récemment secoué la Libye montrent l’ampleur des défis auxquels le pays fait face en matière de sécurité. L’occupation du parlement par des hommes armés à Tripoli le 1er novembre, l’assaut de Beni Walid le 17 octobre, et l’attaque qui a coûté la vie à l’ambassadeur américain à Benghazi le 11 septembre ne sont que les derniers exemples de l’insécurité persistante qui caractérise la Libye post-Kadhafi.

Cette agitation témoigne de l’incapacité de l’Etat à exercer un contrôle sur les groupes armés qui circulent dans le pays en toute liberté. Exaspérés par les excès des milices, des dizaines de milliers de Libyens ont manifesté le 21 septembre à Benghazi, forçant, au prix d’une dizaine de vies, les brigades « Ansar al-Sharia » et « Rafallah Sahati » à évacuer les locaux qu’elles occupaient. Or, tous ces groupes agissent déjà sous l’autorité de l’Etat, à l’instar d’Ansar al-Sharia, dont des éléments dissidents seraient responsables de l’attaque contre le consulat américain.

En dépit de sa bonne volonté, la faiblesse de l’Etat et des forces de sécurité compromet la capacité du gouvernement à dissoudre les milices insoumises, jusqu’à remettre même en cause le contrôle qu’il exerce sur celles qui se placent déjà sous son autorité.

« Dégoûtante, brutale et courte »

Le bilan de l’après Kadhafi est contrasté : malgré un redressement rapide, les antagonismes locaux perdurent et dégénèrent parfois en affrontements armés. L’effondrement de l’ancien régime a laissé dans son sillage une population qui reste marquée par quatre décennies de doléances réprimées et possède désormais des armes. Les conflits intercommunautaires avaient été attisés ou instrumentalisés par le dictateur déchu et son système clientéliste, et une fois cette chape de plomb soulevée, l’heure semble être aux règlements de comptes. La prolifération des milices, dont plusieurs ont profité du désordre pour s’emparer d’avantages matériels ou politiques, ravive d’anciennes querelles et menace de faire sombrer la Libye dans le chaos.

Pour le moment, la violence est, selon l’expression du philosophe Thomas Hobbes, « dégoûtante, brutale et courte ». Les conflits prennent rapidement fin grâce à l’initiative d’acteurs locaux pour préserver une certaine cohésion nationale en comblant le vide laissé par la chute de l’ancien régime. Ces rixes prennent généralement une dimension intercommunautaire, contrairement aux combats de Benghazi en septembre, qui étaient plutôt motivés par des considérations idéologiques.

A chaque éruption de violence, des brigades révolutionnaires se sont interposées entre groupes belligérants, et des citoyens respectés des communautés locales, souvent des notables, ont chaperonné des négociations pour rétablir la paix. Faisant appel aux valeurs de l’identité libyenne ou de l’Islam, et recourant à la pression sociale et au droit coutumier, ils se sont avérés être des médiateurs étonnamment efficaces.

Le gouvernement s’est essentiellement cantonné dans un rôle de spectateur, déléguant ses missions de sécurité à des groupes armés largement autonomes. Avec l’essentiel de leurs effectifs tués, arrêtés ou ayant déserté, l’armée et la police se trouvaient dans un état de déliquescence tel qu’elles ont été contraintes de s’appuyer sur des forces issues des brigades révolutionnaires, comme le Bouclier de Libye ou le Comité suprême de sécurité. Il serait ainsi erroné de croire que ces dernières ont agi contre l’assentiment de l’Etat. Elles ont même été autorisées et encouragées par le Conseil national de transition, qui les considère comme des forces auxiliaires indispensables.

Pour autant, ces règlements improvisés ne peuvent faire office de solution durable et de nombreuses difficultés subsistent : les conflits sont plus souvent gelés que résolus ; les accords conclus sont rarement consignés par écrit ou dépourvus d’ambiguïté, rendant les trêves fragiles ; et l’implication de plusieurs groupes armés, qui assument simultanément les rôles de gendarmes, juges et jurés, a parfois aggravé les querelles. Si ces acteurs ont pu dans un premier temps accomplir ce que l’Etat n’était pas en mesure de faire, ils ne sauraient se substituer de manière permanente à une autorité impartiale. S’en remettre plus longtemps à la bonne volonté des milices et des notables locaux relève d’un pari trop risqué.

Autant de raisons de se réjouir que de s’inquiéter

La résolution définitive des conflits requiert des règles claires et équitables en matière de propriété foncière, un domaine source de nombreuses tensions, ainsi qu’une surveillance efficace des frontières et des routes de contrebande, un suivi méthodique des accords négociés et une certaine justice transitionnelle. Les collectes successives d’armes sont des efforts louables, mais elles resteront au mieux des demi-mesures tant que l’insécurité actuelle persistera et que les armes resteront aux mains des Libyens cherchant à assurer leur protection, à reprendre un bâtiment officiel ou simplement à exprimer leur mécontentement.

Il reste à espérer que le gouvernement parviendra à reconstituer une armée nationale et une force de gendarmerie capables de combattre efficacement la violence et l’insécurité, ce qui implique notamment l’intégration progressive de certaines brigades révolutionnaires dans leurs rangs.

Il y a pour l’heure autant de raisons de se réjouir que de s’inquiéter. Après des décennies de tyrannie, la population libyenne a élu un nouveau parlement, a formé de nouveaux gouvernements, certes éphémères, et prépare une nouvelle constitution. A Benghazi, la population a démontré de nouveau qu’elle est prête à se battre pour un Etat de droit et une société ouverte. Mais ce qui est perçu de l’extérieur comme un bras de fer entre le gouvernement et les groupes armés reste avant tout une compétition entre ces différents groupes, voire en leur sein. Il est grand temps d’agir pour soutenir cette transition difficile et éviter qu’elle ne prenne un virage bien plus amer.
 

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