Ali Vaez : « Evitons un “1914” du Proche-Orient »
Ali Vaez : « Evitons un “1914” du Proche-Orient »
Op-Ed / Middle East & North Africa 3 minutes

Ali Vaez : « Evitons un “1914” du Proche-Orient »

Dans une tribune au « Monde », le spécialiste de l’Iran affirme que, si l’escalade se poursuit entre les Etats-Unis et l’Iran, le risque d’une déflagration qui embraserait tout le Proche-Orient, comme l’Europe en 1914, n’est pas à exclure.

Plus d’un siècle après l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand qui a plongé l’Europe dans la première guerre mondiale, le Proche-Orient fait face à son propre « 1914 ». Une roquette, un drone abattu ou une mine marine peuvent suffire à déclencher une escalade militaire incontrôlable entre les Etats-Unis et l’Iran. Ce scénario cauchemardesque peut encore être évité et la diplomatie européenne a un rôle crucial à jouer.

Le compte à rebours de la crise actuelle a commencé en mai 2018 quand les Etats-Unis se sont retirés de l’accord nucléaire de 2015 (Plan d’action global commun, PAGC). Téhéran et Washington sont depuis lors enfermés dans une dangereuse escalade. La moindre étincelle pourrait déclencher non seulement un affrontement militaire entre les deux pays, mais aussi une conflagration qui s’étendrait à tous les points de tensions de la région en Irak, au Yémen, en Syrie et au Liban.

Comme l’a récemment laissé présager un haut responsable iranien avec qui j’ai pu m’entretenir, « l’administration Trump se trompe lourdement si elle pense que nous allons négocier avec un fusil sur la tempe, ou qu’une guerre qu’ils déclencheraient ne provoquerait que des représailles limitées de notre part. Nous serons dans l’obligation de les dissuader de frapper à nouveau, ce qui signifie leur infliger des dommages importants ».

En Irak, théâtre de la rivalité entre Washington et Téhéran depuis l’invasion américaine de 2003, le soutien iranien aux groupes paramilitaires chiites donne à la République islamique les capacités d’attaquer les intérêts des Etats-Unis tout en maintenant la possibilité plausible de nier toute implication. Une série d’attaques au mortier et à la roquette contre les installations diplomatiques, militaires et pétrolières en Irak cette année ainsi que des tirs de roquettes près de l’ambassade américaine à Bagdad en septembre 2018 ont déjà démontré la réalité de ce scénario.

En Syrie, un dangereux jeu du chat et de la souris

Un autre détonateur potentiel est la guerre au Yémen, qui pourrait être exacerbée et attiser en retour les tensions entre les Etats-Unis et l’Iran. Les rebelles houthistes, soutenus par Téhéran, ont récemment multiplié les frappes de drones et de missiles contre l’Arabie saoudite, alliée de Washington. Si le rythme et la gravité de ces attaques continuent d’augmenter et devaient mener à des pertes humaines du côté saoudien, cela pourrait entraîner des représailles américaines non seulement contre les rebelles yéménites, mais probablement aussi contre l’Iran.

En Syrie, un dangereux jeu du chat et de la souris entre Téhéran et l’Etat hébreu, avec des centaines de frappes aériennes israéliennes contre des cibles iraniennes sur le sol syrien, a mené à un « quasi-état de guerre », selon un responsable israélien.

Les anciens schémas d’action limitée et de réaction modérée ne sont probablement pas viables compte tenu de l’aggravation des tensions régionales. Une confrontation américano-iranienne pourrait entraîner à la fois Israël et la Syrie, et Téhéran pourrait décider d’utiliser sa présence militaire accrue dans la région pour riposter. L’inverse peut aussi se produire : une confrontation Iran-Israël en Syrie pourrait entraîner les Etats-Unis, voire même la Russie.

Au Liban, la stratégie de dissuasion ayant empêché un affrontement entre Israël et le Hezbollah depuis 2006 est en péril. Si les Etats-Unis attaquaient l’Iran, le Hezbollah se sentirait sans doute obligé de frapper l’Etat hébreu, pour ne pas s’aliéner ses principaux bailleurs de fonds à Téhéran alors que Jérusalem, décelant une faiblesse, pourrait saisir cette occasion pour annihiler l’arsenal militaire grandissant du « Parti de Dieu ». En mai, le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a mis en garde sur les conséquences d’une attaque contre l’Iran, estimant que cela « signifierait une explosion de toute la région ».

La guerre est encore loin d’être inévitable

Puisque chacun de ces « points chauds » peut déclencher une confrontation régionale, la désescalade des tensions devrait être une priorité immédiate.

Jusqu’à présent, Téhéran, peu désireux d’entamer des négociations directes avec les Etats-Unis tant que la campagne de pression maximale de Washington est en vigueur, a utilisé des intermédiaires tel que le président français Emmanuel Macron et Rand Paul, sénateur républicain du Tennessee, pour explorer les possibilités d’une accalmie. Les deux hommes ont un accès direct au président Donald Trump et peuvent contourner la résistance interne au sein de son administration envers une détente mutuellement bénéfique avec l’Iran.

Une des possibilités pour une telle désescalade mutuelle serait que les Etats-Unis acceptent de rétablir partiellement leurs dérogations aux sanctions sur les exportations de pétrole iranien, en échange de quoi Téhéran reviendrait au plein respect de l’accord nucléaire et s’abstiendrait de cibler le transport maritime dans le golfe Persique.

Les diplomates pourraient également faire des progrès dans la libération d’au moins certains des ressortissants américano-iraniens que Téhéran a emprisonnés sur la base d’accusations douteuses. En d’autres termes, les parties pourraient aller vers une version améliorée du statu quo qui prévalait avant mai 2018, avec l’engagement de reprendre de plus larges négociations dans un format à déterminer. Pour y parvenir, les Etats-Unis doivent modérer leur campagne de pression maximale contre la République islamique en échange de concessions iraniennes tout aussi limitées.

La guerre est encore loin d’être inévitable, mais il suffirait d’une allumette négligemment jetée sur le baril de poudre du Proche-Orient pour la déclencher. La France, qui n’est pas parvenue à arrêter les canons d’août 1914, pourra peut-être stopper les canonnières d’août 2019 dans le Golfe.

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