Retombées au Tchad des combats qui sévissent au Darfour
Retombées au Tchad des combats qui sévissent au Darfour
Sudanese refugees in Chad.
Refugees stand in a shelter in Chad, close to the border with Sudan. July 2023. Crisis Group / Enrica Picco
Q&A / Africa 15 minutes

Retombées au Tchad des combats qui sévissent au Darfour

La guerre dans la région soudanaise du Darfour a déclenché une crise des réfugiés dans l’est du Tchad, dont les effets pourraient se propager. Dans ce Q&A, Enrica Picco, experte de Crisis Group, s’appuie sur ses recherches à la frontière entre le Tchad et le Soudan pour expliquer les défis auxquels N’Djamena est confrontée.

Que se passe-t-il?

Le Tchad traversait déjà une période difficile avant que les combats n’éclatent, en avril dernier, dans la région soudanaise du Darfour, à sa frontière orientale, et la situation n’a fait qu’empirer depuis lors. Le président Mahamat Déby Itno, qui avait pris le pouvoir de façon temporaire après le décès soudain de son père en 2021, semble déterminé à le garder. Le mécontentement à l’égard de son régime ne cesse de croitre, malgré les efforts déployés par la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC) pour faciliter la conclusion d’une entente entre les principaux partis politiques sur la manière de gérer la transition, après la répression policière qui a tué plus de 200 manifestants en octobre 2022. Cette répression a affaibli l’opposition et la société civile, dont plusieurs dirigeants ont dû quitter le pays. Les principaux groupes rebelles tchadiens restent exclus de la transition, tandis que d’autres sont mécontents du programme de désarmement et de réintégration du gouvernement, censé leur permettre un retour à la vie civile. Depuis mai, l’armée combat des groupes armés dans la région du Tibesti, au nord, et dans le nord de la République centrafricaine voisine, près de la frontière sud du Tchad, tandis que le coup d’État de fin juillet au Niger menace de déstabiliser la région frontalière de l’ouest du pays.

Mais même dans ce contexte déjà complexe, la situation au Darfour est peut-être celle qui met N’Djamena le plus en difficulté. La frontière entre le Soudan et le Tchad est depuis longtemps instable. Depuis que le Tchad a obtenu son indépendance de la France en 1960, le Darfour a servi de refuge aux rebelles tchadiens. Dans les années 2000, les liens transfrontaliers entre les membres de l’ethnie zaghawa ont conduit à des années de guerre par procuration entre le Tchad et le Soudan. L’ancien président tchadien Idriss Déby Itno, décédé en 2021, a directement soutenu les groupes rebelles du Darfour, tels que le Mouvement pour la justice et l’égalité, aujourd’hui dirigé par Jibril Ibrahim, et l’aile zaghawa de l’Armée/Mouvement de libération du Soudan, dirigée par Minni Minnawi. Il leur a permis d’utiliser le Tchad comme base arrière pour combattre les milices arabes soutenues par Khartoum au Darfour. En réponse, l’ancien président soudanais Omar el-Béchir a soutenu des groupes rebelles tchadiens qui ont lancé deux offensives successives sur N’Djamena, en 2006 et en 2008. Pour apaiser les tensions, Khartoum et N’Djamena ont signé un pacte de non-agression en 2010, mais les liens familiaux et claniques transfrontaliers restent forts et peuvent influencer la politique nationale.

Comment le conflit soudanais affecte-t-il le Darfour?

Depuis le mois d’avril, l’armée soudanaise dirigée par le général Abdel Fattah al-Burhan est engagée dans une terrible lutte de pouvoir avec les paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR), dirigées par son ancien adjoint Mohamed Hamdan «Hemedti» Dagalo. Au cours de ces combats, plus de quatre millions de personnes ont été déplacées et plusieurs régions du pays dévastées, menant l’État soudanais au bord de l’effondrement. Si la capitale, Khartoum, a été jusqu’à présent le principal champ de bataille, les deux camps s’affrontent également ailleurs, notamment dans la région du Darfour, à l’extrême ouest du pays, qui borde le Tchad, la Libye et la République centrafricaine.

Au cours de ces combats, plus de quatre millions de personnes ont été déplacées et plusieurs régions du pays dévastées, menant l’État soudanais au bord de l’effondrement.

Depuis des décennies, le Darfour est le théâtre de conflits armés portant sur les terres, les ressources naturelles et la distribution du pouvoir. Au début des années 2000, des groupes rebelles du Darfour ont uni leurs forces pour se soulever contre Khartoum, qui, selon eux, négligeait les périphéries du pays et opprimait les minorités non arabes. Le gouvernement central a riposté par une campagne militaire brutale visant les rebelles ainsi que les milices ethniques non arabes (comprenant par exemple des combattants zaghawa, masalit et fur) soupçonnées de les soutenir. Khartoum a également commis des atrocités contre les civils de ces communautés, avec le soutien, principalement, de groupes locaux se définissant comme arabes d’un point de vue ethnique et linguistique, dont les milices sont connues sous le nom de Janjawids. La violence aveugle et brutale avec laquelle les Janjawids ont saccagé des villages et massacré des civils – qui trouve un écho dans le conflit actuel au Soudan – a forcé plus d’un million de personnes à fuir leurs foyers. De nombreux hommes arabes du Tchad voisin ont rejoint ces milices pro-Khartoum, certains poussés par la crise politique dans leur pays, d’autres pour des raisons financières. Dans les années qui ont suivi, ces combattants tchadiens ont reçu le soutien du régime d’Omar el-Béchir.

Face au tollé international, le gouvernement soudanais et les rebelles du Darfour ont signé un accord de paix en 2006. Cet accord a été suivi l’année suivante par le déploiement d’une mission de maintien de la paix hybride Union africaine (UA)-ONU, la Minuad. En 2009 et 2010, la Cour pénale internationale a émis des mandats d’arrêt à l’encontre d’Omar el-Béchir, accusé de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre et de génocide commis au Darfour. Mais malgré ces efforts pour la paix et la fin de l’impunité, les tensions ont persisté.

Le soulèvement populaire qui s’est propagé dans l’ensemble du Soudan à partir de la fin de l’année 2018 a marqué une nouvelle phase dans la dynamique interne du pays. Après le renversement d’Omar el-Béchir par l’armée en 2019, les autorités soudanaises de transition ont entamé des négociations avec certains mouvements rebelles issus des régions du pays longtemps négligées, y compris le Darfour. Les parties ont signé l’Accord de paix de Juba, en octobre 2020. Cet accord a permis à des représentants des groupes armés des périphéries du pays d’occuper des postes au sein du gouvernement et des fonds publics conséquents ont également été alloués à ces régions. Cependant, cet accord n’a pas été en mesure de corriger les déséquilibres en matière de répartition du pouvoir politique et d’allocation des ressources entre le centre et les périphéries et s’est plutôt soldé par un partage de richesses entre élites dirigeantes. Parallèlement, les FSR, nées lors de la lutte contre l’insurrection au Darfour menée par Khartoum et qui, depuis 2013, étaient devenu une sorte de garde prétorienne pour Omar el-Béchir, se sont consolidées lors de sa chute. Pendant cinq ans, elles ont dirigé le Soudan aux côtés de l’armée, à la fois ouvertement et en coulisses; en octobre 2021, l’armée et les FSR ont mené un coup d’État contre le gouvernement de transition dirigé par des civils.

Le fragile équilibre entre les deux forces n’a cependant pas duré et, en avril, l’armée soudanaise et les FSR ont commencé à s’affronter, entrainant les milices tribales du Darfour dans leur guerre meurtrière. Les FSR et les milices arabes alliées de l’ouest du Soudan ont pris le contrôle de plusieurs villes du Darfour, notamment al-Geneina et Kereneik (Darfour occidental), Nyala (Darfour méridional) et al-Fashir (Darfour septentrional). En mai, des témoins ont rapporté que les combattants des FSR avaient pris pour cible les communautés non arabes du Darfour qui s’étaient rangées du côté de l’armée au début du conflit. Plusieurs jeunes hommes arabes tchadiens se seraient joints à eux, principalement pour des motifs économiques. (Rien ne prouve cependant que les FSR aient cherché à recruter des Arabes dans la région). Bien que l’armée ait ensuite armé les milices non arabes pour affronter les FSR, ces dernières ont rapidement pris le dessus.

Les réfugiés ont déclaré à Crisis Group que les soldats de l’armée présents dans la région ne voulaient pas, ou ne pouvaient pas, protéger les civils.

Les réfugiés ont déclaré à Crisis Group que les soldats de l’armée présents dans la région ne voulaient pas, ou ne pouvaient pas, protéger les civils. Le 14 juin, des milices arabes ont tué le gouverneur du Darfour occidental, Khamis Abdallah Abbakar, quelques heures après qu’il eut déclaré à une chaine d’information saoudienne que les FSR et les combattants affiliés aux FSR avaient pillé al-Geneina et menaient un «génocide» contre les populations non arabes, tandis que l’armée restait les bras croisés. Le gouverneur était un ancien chef rebelle masalit et un signataire de l’accord de paix de Juba. La semaine suivante, des milices arabes ont assassiné des centaines de civils masalit et se sont livrées à des pillages, dans le cadre d’une apparente campagne ciblée de violence tribale. Le haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme a constaté l’existence de charniers fraichement creusés dans la région, et de hauts responsables des Nations unies ont fait état de violences sexuelles liées au conflit. Ces faits rappellent les évènements tragiques qui ont frappé le Darfour dans les années 2000.

Combien de réfugiés sont arrivés dans l’est du Tchad? 

La reprise des combats au Darfour a également forcé des centaines de milliers de civils à quitter leurs foyers, comme ce fut le cas dans les années 2000. Au cours des trois derniers mois, l’agence des Nations unies pour les réfugiés a enregistré 329000 réfugiés soudanais nouvellement arrivés dans l’est du Tchad, ainsi qu’environ 48000 citoyens tchadiens ayant fui le Darfour. Entre fin avril et début mai, les combats au Darfour occidental ont conduit au déplacement de près de 9000 Soudanais non arabes, principalement des Masalit. À la mi-mai, une deuxième vague d’environ 85000 réfugiés est arrivée, y compris des officiers de l’armée et de la police soudanaises, fuyant les attaques des FSR.

Fin juin, des réfugiés ont de nouveau afflué dans la ville tchadienne d’Adré, le principal point d’entrée des réfugiés venant du Soudan, à 30 kilomètres à l’ouest d’al-Geneina. La plupart d’entre eux étaient des femmes et des enfants, qui n’avaient d’autre bagage que les vêtements qu’ils portaient. De nombreux réfugiés ont établi des camps de fortune à la frontière, expliquant à Crisis Group qu’ils attendaient l’arrivée d’autres membres de leur famille. À Adré,
Médecins sans frontières a reçu environ 600 patients blessés par balle en trois jours, dont beaucoup avaient reçu une balle dans les jambes alors qu’ils s’enfuyaient. Les récits de violences sexuelles à l’encontre des femmes et des jeunes filles étaient également fréquents.

À l’heure où nous écrivons ces lignes, les autorités d’Adré enregistrent 1
500 à 2000 nouveaux arrivants par jour, principalement des Masalit. Le nombre réel de réfugiés est probablement beaucoup plus élevé que celui enregistré par les Nations unies, car de nombreux Soudanais ont trouvé refuge auprès de familles d’accueil tchadiennes. Les organismes d’aide arrivent progressivement dans la région, mais la réponse humanitaire reste insuffisante.

Comment le Tchad a-t-il réagi?

Le jour où le conflit a éclaté à Khartoum, le président Déby a fermé la frontière avec le Soudan (mais pas aux réfugiés) et a déployé des troupes dans la région. Il a adopté une position neutre et a appelé au dialogue entre les parties belligérantes au Soudan. La France, qui est le principal allié du Tchad en matière de sécurité et qui dispose à N’Djamena d’environ 3000 soldats ayant participé à l’opération Barkhane au Sahel, a envoyé des forces dans l’est du pays pour aider l’armée nationale sur le plan logistique. Elles seront également en mesure de recueillir des renseignements sur toute menace pesant sur la stabilité du Tchad. La sécurisation des 1400 kilomètres de frontière entre le Tchad et le Soudan reste néanmoins complexe. Le commerce de contrebande de carburant et d’autres produits de première nécessité s’est développé. Les FSR et les milices affiliées seraient prêtes à payer jusqu’à 100 dollars pour un baril de vingt litres de carburant, qui ne vaudrait normalement qu’une vingtaine de dollars au Tchad. Nombre d’observateurs sont également préoccupés par la question de la contrebande d’armes.

Le gouvernement de transition a réagi rapidement à la crise des réfugiés. Les autorités locales ont mis à disposition des terrains pour la construction de camps de réfugiés, tandis que N’Djamena a autorisé les agences des Nations unies et les ONG internationales précédemment basées au Soudan à transférer leurs opérations dans l’est du Tchad. L’armée tchadienne, quant à elle, escorte le personnel humanitaire le long de la frontière, apparemment en échange d’une compensation financière. Le 17 juin, peu après l’assassinat du gouverneur à al-Geneina, Déby a passé trois jours à Adré pour attirer l’attention sur la situation humanitaire désastreuse. Selon plusieurs sources locales, il a déclaré que les réfugiés soudanais étaient les bienvenus au Tchad, mais que les problèmes du Soudan devaient rester au Soudan.

L’est du Tchad a néanmoins des difficultés à accueillir les nouveaux arrivants. À Adré, les réfugiés soudanais sont trois fois plus nombreux que les résidents. Les prix du carburant et du charbon de bois ont doublé. Les logements se font de plus en plus rares, obligeant de nombreux réfugiés à camper sur des terres agricoles déjà cultivées. La priorité de N’Djamena est désormais de construire de nouveaux camps à l’intérieur du pays. Cette mesure devrait alléger la pression sur les populations frontalières du Tchad et réduire le risque que les FSR et leurs alliés arabes poursuivent les combattants masalit réfugiés au Tchad. Les réfugiés masalit sont au centre de l’attention, ce qui suscite une frustration croissante chez les Arabes des deux côtés de la frontière, qui ont le sentiment d’être injustement associés aux FSR et à leurs milices alliées. Ils se disent également victimes du conflit, car les FSR se seraient attaqué aux Arabes ayant aidé des Masalit à entrer au Tchad. Parallèlement, les Arabes tchadiens affirment que leurs moyens de subsistance se sont taris après l’arrêt des échanges commerciaux avec le Soudan. Ils se confinent dans leurs ferricks (villages) par crainte de représailles de la part des non-Arabes, qui les accusent d’avoir envoyé leurs fils au Darfour pour combattre aux côtés des FSR.        
 

Quels sont les risques pour la stabilité et la transition politique du Tchad?

Le président Déby subit des pressions nationales et internationales croissantes, l’incitant à choisir son camp dans le conflit soudanais. D’une part, les élites zaghawa du Tchad semblent attendre de N’Djamena qu’elle soutienne les milices zaghawa au Darfour dans leur combat contre les milices arabes, y compris sur le plan matériel. Les élites zaghawa espèrent que ces milices s’uniront à l’armée tchadienne en cas de nouvelle rébellion contre les autorités tchadiennes, comme elles l’ont fait dans les années 2000. C’est probablement l’une des raisons pour lesquelles les troupes déployées par Déby le long de la frontière soudanaise sont principalement composées de Zaghawa. Certains observateurs pensent également que l’ancien chef rebelle du Darfour, Minni Minnawi, un Zaghawa soutenu par le père de Déby au début des années 2000, s’est rendu à N’Djamena en juin afin de s’assurer du soutien des autorités.

Le président Déby subit des pressions nationales et internationales croissantes, l’incitant à choisir son camp dans le conflit soudanais.

Déby pourra difficilement ignorer ces efforts du clan zaghawa, car il a besoin de son soutien pour rester au pouvoir. Les membres tchadiens du clan zaghawa manifestent d’ailleurs déjà leur mécontentement face aux récentes décisions prises par Déby, né d’un père zaghawa et d’une mère gorane. Le président a notamment mis à la retraite plus d’une centaine de généraux au cours des deux derniers mois, une mesure perçue comme une tentative de remaniement de l’armée. Déby pourrait consolider sa position en répondant à leurs griefs, y compris en prenant le parti des Zaghawa au Darfour, mais cela risquerait de lui aliéner le soutien des Arabes tchadiens, qui font également partie de la coalition dirigeante des élites du nord. Tout soutien aux Zaghawa au Darfour serait évidemment mal perçu par les FSR et leurs alliés au Darfour.

Mais Déby pourrait être soumis à d’autres types de pressions. Les Émirats arabes unis, un puissant soutien des FSR, semblent l’encourager à adopter une position de neutralité positive à l’égard du général Hemedti. Abu Dhabi s’est efforcée de renforcer ses liens avec N’Djamena et les signes de son influence au Tchad se multiplient. À la mi-juin, Déby s’est rendu à Abu Dhabi pour signer un
accord de coopération militaire, qui s’est traduit, quelques semaines plus tard, par la livraison de véhicules blindés et d’équipements de sécurité. En juillet, les Émirats arabes unis ont ouvert un hôpital de campagne à Amdjarass, une ville du nord-est du Tchad. Ces mesures font craindre aux différents observateurs – qui s’expriment en privé, mais aussi publiquement – que les Émirats arabes unis utilisent le Tchad comme base arrière pour soutenir matériellement les FSR au Darfour. Bien qu’elles ne soient pas vérifiées, ces rumeurs pourraient mettre en doute la neutralité de Déby et attiser le mécontentement au sein du clan zaghawa au Tchad. Ce mécontentement, à son tour, risquerait de donner lieu à une lutte de pouvoir au sein de l’élite dirigeante, ce qui pourrait profondément déstabiliser le pays.

À l’échelle locale, la pression exercée par l’arrivée des réfugiés soudanais
sur les Tchadiens vivant à l’est constitue un autre risque pour la stabilité du Tchad. Alors que la saison des récoltes approche, les agriculteurs ont perdu l’accès à leurs champs, remplacés par des camps de réfugiés. La population locale n’a pas encore réagi à la pression socio-économique que cela implique. Comme l’a déclaré un chef traditionnel à Crisis Group, «nous les accueillons et nous suivons les ordres». Jusqu’à présent, la présence massive de l’armée tchadienne a également empêché ce mécontentement croissant de prendre une forme plus tangible. Mais les réfugiés sont de plus en plus nombreux au Tchad et ils y resteront probablement longtemps. Le pays accueille déjà environ 400000 réfugiés soudanais de la guerre du Darfour des années 2000. Pour accueillir les nouveaux réfugiés, les autorités locales seront probablement obligées d’exproprier de nouvelles terres agricoles. Les terres disponibles pour les couloirs de transhumance – où les éleveurs passent avec leur bétail – seront par conséquent réduites elles aussi. Ces mesures pourraient exacerber les tensions avec les réfugiés ainsi que les conflits intercommunautaires déjà existants entre éleveurs et agriculteurs dans la région du Ouaddaï, comme l’a montré Crisis Group en 2019.

Les violences au Darfour pourraient avoir un impact sur la transition politique du Tchad.

Enfin, les violences au Darfour pourraient avoir un impact sur la transition politique du Tchad. Les autorités de transition doivent organiser un référendum constitutionnel le 17 décembre, suivi d’élections législatives et présidentielles en 2024. Mais Déby pourrait utiliser la situation d’urgence dans l’est du Tchad pour justifier un nouveau retard dans le calendrier de la transition, qu’il a déjà prolongé au-delà de ce qui avait été initialement convenu. En juillet, le Premier ministre Saleh Kebzabo a laissé entendre qu’un tel changement pourrait être envisagé, déclarant aux diplomates à N’Djamena que l’impact de la crise des réfugiés est de nature à modifier les engagements de la transition.

Ce retard n’aura pas nécessairement des répercussions immédiates. Il pourrait aggraver le mécontentement des Tchadiens et, s’il fait dérailler définitivement la transition, porter un coup à la bonne gouvernance et aux perspectives de stabilité à long terme, mais les effets à court terme sont plus incertains. Après les évènements d’octobre 2022 et la répression qui s’est ensuivie, l’opposition et la société civile n’ont plus été en mesure d’organiser des manifestations de masse. Parallèlement, les pays occidentaux, notamment les États-Unis, la France et d’autres États membres de l’UE, pourraient être tentés de faire passer les enjeux de sécurité à court terme avant les principes démocratiques, car le Tchad reste leur seul allié au Sahel après le coup d’État de juillet au Niger. Ils pourraient fermer les yeux sur les retards du calendrier de la transition, ainsi que sur les efforts de Déby et de son entourage pour conserver le pouvoir, malgré les conditions imposées par l’UA. Ce scénario inquiète particulièrement l’opposition politique et la société civile tchadiennes depuis le début du dialogue national (auquel la plupart de ces groupes ont décidé de ne pas participer, le jugeant insuffisamment inclusif), à l’été 2022. En octobre 2022, les participants au dialogue ont décidé que les membres du gouvernement de transition pourraient se présenter aux élections, ce qui a entrainé de violentes manifestations.

Que devrait faire le Tchad?

La guerre qui fait rage au Darfour présente de nombreux risques pour N’Djamena. Les pressions exercées par certaines élites nationales et puissances étrangères visant à inciter Déby à choisir son camp dans le conflit soudanais, ainsi que la crise humanitaire dans l’est du Tchad et les problèmes fonciers qui en découlent, pourraient avoir des effets déstabilisateurs sur un pays déjà ébranlé par les évènements récents. Les autorités pourraient invoquer cette situation pour justifier un nouveau retard dans le calendrier de la transition au Tchad. Pour limiter ces risques, les autorités tchadiennes de transition, avec l’appui des bailleurs de fonds internationaux, devraient prendre d’urgence les mesures qui suivent. 

Tout d’abord, le président Déby, ainsi que les hauts gradés de l’armée, devraient réaffirmer fermement la position non interventionniste du Tchad, y compris dans des cadres diplomatiques officiels. Le 13 juillet, en Égypte, les dirigeants des six pays voisins du Soudan ont convenu de travailler ensemble pour résoudre le conflit soudanais, établissant un mécanisme de suivi, dont la première réunion s’est tenue à N’Djamena, le 7 août. Dans le cadre de cette initiative, Déby devrait affirmer clairement que le Tchad ne sera pas entrainé dans le conflit du Darfour et qu’il s’efforcera plutôt d’utiliser ses relations historiques avec les acteurs clés (y compris grâce aux liens tissés par son père, Idriss Déby Itno) pour faciliter la désescalade et promouvoir des arrangements politiques et de sécurité susceptibles de contribuer à la stabilisation de cette région. Déby a fait un premier pas important dans cette direction mi-juillet, lorsqu’il a accueilli une réunion entre le frère influent du général Hemedti, Abdulrahim Hamdan Dagalo, et deux signataires de l’accord de paix de Juba, Minnawi et Jibril Ibrahim. De telles initiatives pourraient contribuer aux efforts de médiation visant à mettre fin à la guerre au Soudan.

Deuxièmement, les bailleurs de fond devraient renforcer l’aide aux réfugiés soudanais dans l’est du Tchad, en partenariat avec les autorités tchadiennes. L’aide internationale commence à mettre en place des opérations à la frontière, celles-ci devront être bien coordonnées pour apporter une réponse ciblée et efficace.

Troisièmement, les autorités devraient anticiper et s’efforcer d’alléger les pressions socio-économiques sur les communautés de l’est du Tchad en prenant les mesures qui suivent. Avant de déplacer les réfugiés soudanais vers l’intérieur du pays, elles devraient renforcer la coordination avec les chefs traditionnels et les chefs communautaires afin de parvenir à un consensus sur l’utilisation des terres. Étant donné que ces postes de décision sont traditionnellement occupés par des hommes, les organisations de femmes devraient également être impliquées dans les efforts déployés pour faire face à l’afflux de réfugiés, notamment pour veiller à ce que les besoins et les priorités du nombre élevé de femmes réfugiées, ainsi que de leurs enfants, soient pris en compte. Les autorités tchadiennes devraient mettre en place des comités mixtes composés de réfugiés et de représentants locaux chargés d’identifier des sites appropriés pour les nouveaux camps de réfugiés qui n’interfèrent pas avec les activités des agriculteurs et des éleveurs. Parallèlement, la collaboration avec les organismes d’aide internationale est essentielle pour apporter une forme de compensation aux Tchadiens touchés de près par l’urgence humanitaire. Il pourrait s’agir de projets de développement local axés sur les infrastructures et la croissance économique. Ces mesures pourraient contribuer à prévenir l’escalade des tensions entre les réfugiés et les résidents de longue date, ainsi qu’à répondre aux griefs existants entre éleveurs et agriculteurs.

Enfin, les autorités tchadiennes ne doivent pas se servir des défis sécuritaires actuels et à venir comme prétexte pour abandonner toute idée de transition. Bien que l’opposition, la société civile et les partenaires étrangers n’aient aucun moyen de pousser le gouvernement à respecter le calendrier de la transition, ou de convaincre les membres de la transition de ne pas se présenter aux élections, Déby devrait s’appuyer sur les efforts de réconciliation de la CEEAC menés par le président de la République démocratique du Congo, Félix Tshisekedi, et reprendre le dialogue avec toutes les parties impliquées dans le processus politique en vue des élections de 2024. Il devrait surtout apaiser les tensions en reconsidérant l’éligibilité des membres de la transition aux prochaines élections, conformément aux conditions de l’UA (évoquées plus haut) et en s’engageant publiquement à transférer le pouvoir aux civils à la fin de la transition. Cette approche est la meilleure façon d’éviter que la transition au Tchad ne devienne une source de griefs et d’instabilité durables dans une région qui n’a guère besoin d’autres crises de ce type.

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