Sanctions de la Cedeao après le coup d’État au Niger : un réajustement s’impose
Sanctions de la Cedeao après le coup d’État au Niger : un réajustement s’impose
Diesel jerry cans are brought to a generator in Niamey on August 7, 2023. Nigeria announced on August 2, 2023 that it was cutting off electricity supplies to its neighbour, in line with the sanctions decided by Niger's West African neighbours AFP
Commentary / Africa 20 minutes

Sanctions de la Cedeao après le coup d’État au Niger : un réajustement s’impose

Les sanctions imposées au Niger par la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest après le coup d’État de juillet affectent avant tout les civils. Sous l’impulsion du Nigéria, le bloc régional devrait réviser ces mesures pour cibler plus étroitement les généraux responsables d’avoir mis à mal la démocratie.

En juillet 2023, un groupe d’officiers de l’armée a renversé le gouvernement du Niger, provoquant une onde de choc dans une Afrique de l’Ouest en proie aux coups d’État. Quelques jours plus tard, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) a annoncé une série de sanctions à l’encontre du Niger, les plus sévères jamais imposées par l’organisation à un État membre. Les quinze États membres de la Cedeao (à l’exception des quatre membres suspendus depuis qu’ils sont passés sous régime militaire : le Burkina Faso, la Guinée, le Mali et le Niger), ainsi que les huit membres de l’Union économique et monétaire ouest-africaine, ont décidé de fermer toutes les frontières avec le Niger, de suspendre les transactions financières et de geler les avoirs du pays dans les banques étrangères. La Cedeao a également lancé un ultimatum à la junte pour qu’elle rétablisse l’ordre constitutionnel et réintègre le président déchu, Mohamed Bazoum, dans un délai d’une semaine, faute de quoi elle s’exposerait à d’autres mesures, notamment à une intervention militaire.

La réaction initiale de la Cedeao au coup d’État du Niger était compréhensible, car elle était motivée par des inquiétudes légitimes concernant les risques de contagion du coup d’État en Afrique de l’Ouest. Le Nigéria a contribué à structurer cette réaction. Probablement pour gagner ses galons de dirigeant fort en pleine crise régionale, le nouveau président nigérian élu, Bola Tinubu, qui avait pris ses fonctions de président de la Cedeao deux semaines avant le coup d’État, est un des dirigeants régionaux qui se sont prononcés en faveur d’une intervention musclée pour rétablir Mohamed Bazoum. Nombre de dirigeants semblaient s’accorder sur le fait que l’armée nigériane, la plus puissante en Afrique occidentale, serait le fer de lance de toute action militaire.

Mais la Cedeao, et Bola Tinubu, semblent être allés un peu trop loin. Bien que les sanctions de la Cedeao aient clairement indiqué sa désapprobation vis-à-vis des coups d’État et qu’elles aient exercé une pression extérieure sur les généraux nigériens, elles se sont également retournées contre Niamey et Abuja. Elles ont créé de graves difficultés au Niger et ont eu des effets boomerang néfastes pour le Nigéria : elles ont paralysé une économie transfrontalière dynamique, à cheval sur la longue frontière entre le Nigéria et le Niger, perturbé les moyens de subsistance, exacerbé les problèmes humanitaires et mis en péril de grands projets ferroviaires et gaziers susceptibles de stimuler le commerce régional. Sur le plan politique, les sanctions menacent de nuire à la coopération bilatérale sur une série de domaines importants, notamment la sécurité.

Plusieurs mois après l’entrée en vigueur des sanctions début août, un réajustement de la politique servirait les intérêts des populations du Niger et du Nigéria, et aurait également des effets bénéfiques sur la sécurité et l’économie de toute la région. Le gouvernement nigérian devrait faire pression pour rétablir un régime démocratique au Niger, tout en usant de son influence auprès de la Cedeao pour insister en faveur d’un réexamen de l’ensemble des sanctions instaurées à ce jour. Les sanctions de la Cedeao devraient notamment être reformulées pour se concentrer sur les intérêts directs des dirigeants de la junte qui ont la responsabilité de rétablir l’ordre démocratique, plutôt que de punir l’ensemble des populations du Niger et du nord du Nigéria.

Difficultés et résistances au Niger

L’objectif des sanctions de la Cedeao était de faire pression sur les autorités militaires de facto du Niger, afin de rétablir le président Bazoum au pouvoir, mais cela ne s’est pas produit. En attendant, ce sont les civils qui subissent le plus gros impact de ces sanctions de grande ampleur.

Les sanctions de la Cedeao ont coupé le Niger de bon nombre de ses partenaires commerciaux traditionnels, ce qui a aggravé l’insécurité alimentaire chronique pour les groupes vulnérables. La junte a gardé des relations avec ses voisins, le Burkina Faso, le Tchad et le Mali, qu’elle considère comme des alliés parce qu’ils sont tous les trois sous régime militaire. Mais les frontières avec le Bénin et le Nigéria, les deux pays d’où le Niger importe normalement de la nourriture et d’autres produits de première nécessité, restent fermées. Les habitants sont donc confrontés à des pénuries de médicaments, de céréales et de denrées alimentaires importées telles que le sucre, le lait en poudre et l’huile végétale. En août, le prix du riz a augmenté de 21 pour cent, selon le Programme alimentaire mondial (PAM). À la mi-octobre, le prix d’un sac de riz de 25 kg avait augmenté de plus de 50 pour cent en deux mois. Avant le coup d’État, le Niger était déjà confronté à son deuxième niveau le plus élevé d’insécurité alimentaire grave depuis 2014, avec 3,3 millions (ou 13,3 pour cent) de ses 25 millions d’habitants touchés. Le PAM a déclaré que ce nombre avait probablement plus que doublé.

La junte [au Niger] ne facilite pas le travail des organisations humanitaires qui tentent d’acheminer l’aide.

De son côté, la junte ne facilite pas le travail des organisations humanitaires qui tentent d’acheminer l’aide. Bien que le Bénin et le Togo aient accordé des dérogations dans l’application des sanctions pour l’aide humanitaire destinée au Niger, les autorités nigériennes ont jusqu’à présent refusé l’entrée aux camions en provenance du Bénin. Les itinéraires alternatifs passant par le Burkina Faso sont jugés trop dangereux en raison de la présence d’insurgés dans ce pays. Le personnel humanitaire au Niger doit, entretemps, négocier l’accès aux zones où vivent les personnes vulnérables, les militaires exigeant que les organisations internationales ne se déplacent en dehors de la capitale que sous escorte armée.

Les pannes d’électricité ne font qu’aggraver la fragilité de l’économie nigérienne. En temps normal, le pays importe plus des deux tiers de son électricité de son voisin beaucoup plus riche, le Nigéria, mais les sanctions ont sérieusement réduit l’approvisionnement. Contrairement à 2021, à la suite du coup d’État au Mali – où la Cedeao a exclu les denrées alimentaires, l’électricité et les produits pétroliers des restrictions économiques et financières punitives qu’elle avait imposées – l’organisation n’a pas prévu de telles exemptions pour le Niger. Les grandes villes comme Niamey, Maradi et Zinder souffrent de pannes prolongées et d’un rationnement important de l’électricité, et de nombreuses entreprises utilisent aujourd’hui des groupes électrogènes. La pénurie de carburant a obligé les entreprises qui ne peuvent pas se procurer du diésel, ou qui n’ont pas les moyens d’acheter un groupe électrogène, à fermer.

Il reste difficile de déterminer qui les Nigériens accusent d’être responsable de cette situation. Sous un régime comme celui de la junte à Niamey, il est pratiquement impossible de sonder l’opinion publique, et les résultats des sondages sont, au mieux, indicatifs. En août, une enquête réalisée par un institut de sondage, Premise Data, a révélé que 79 pour cent des personnes interrogées soutenaient la junte et ses actions, mais l’échantillon était réduit et non représentatif. Dans l’ensemble, la junte a cherché à rallier les citoyens à sa cause en présentant sa prise de pouvoir comme un bras de fer avec la France, l’ancienne puissance coloniale, qui a adopté une ligne dure avec les généraux à la suite de leur prise de pouvoir en août. Mais, que ce soit parce que les citoyens soutiennent la junte ou parce que les avis divergents sont réprimés, le régime de sanctions ne s’est pas traduit par une pression politique intérieure manifeste sur les généraux.

La junte a mené une action en justice contre les sanctions. Le 21 novembre, avec six organisations nigériennes et un ressortissant nigérien, elle a demandé à la Cour de justice de la Cedeao, dont le siège est à Abuja, d’ordonner la levée des sanctions. Les pétitionnaires affirment que la Cedeao a puni les Nigériens par des sanctions plus sévères que celles qu’elle avait appliquées à la suite de coups d’État dans d’autres États membres. La Cedeao a fait valoir, de son côté, que la junte n’était pas reconnue par le protocole du bloc régional et qu’elle ne pouvait donc pas prétendre à être entendue par la cour régionale. La Cour a reporté sa décision au 7 décembre.

Répercussions sur le Nigéria

L’attention internationale s’est portée sur les difficultés du peuple nigérien, mais les sanctions affectent également le Nigéria, qui partage une frontière d’environ 1600 km avec le Niger.

Le Nigéria souffrait déjà de graves difficultés financières avant les turbulences au Niger. En octobre 2022, quatre mois avant les élections présidentielles, la Banque centrale avait décidé de remplacer tout le stock de billets en nairas (la monnaie locale) par de nouveaux billets de banque en seulement trois mois, déclenchant une pénurie de liquidités sans précédent, qui a conduit les Nigérians à faire des jours de queue devant les banques. La refonte soudaine de la monnaie s’est avérée un tel désastre qu’elle a été suspendue en mars 2023 et la suspension a ensuite été prolongée indéfiniment en novembre. Ensuite, lors de son investiture en mai, Bola Tinubu – qui avait promis de lutter contre la pauvreté lors de sa campagne – a mis fin aux subventions sur les carburants, qui avaient grevé le budget de 10 milliards de dollars en 2022. Le prix de l’essence a presque triplé du jour au lendemain. Le mois suivant, son gouvernement a abandonné l’ancrage de la monnaie, qui prévalait depuis des années, afin de permettre au naira de revenir à des taux reflétant davantage les conditions du marché.

Les investisseurs étrangers affirment que les mesures politiques de Bola Tinubu contribueront à redresser l’économie en difficulté, mais les entreprises locales sont dans la tourmente et les citoyens paient entretemps un lourd tribut. La suppression des subventions sur les carburants a fait grimper en flèche les coûts du transport, ce qui a accéléré le rythme des hausses de prix des denrées alimentaires de base, sur fond de poussée inflationniste plus globale. En octobre, l’inflation alimentaire a atteint 32 pour cent par rapport à l’année précédente.  

Depuis le mois d’août, la fermeture de la frontière avec le Niger aggrave les difficultés du Nigéria. Les millions d’habitants des sept États les plus septentrionaux du pays, qui travaillent dans l’agriculture ou dans le secteur informel, ou qui dépendent du commerce transfrontalier, sont particulièrement touchés. Ces États étaient déjà dans une situation économique difficile avant que les sanctions liées au coup d’État ne les frappent. Au début de l’année, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture avait estimé que 3,3 millions de personnes étaient en situation d’insécurité alimentaire dans trois États de la région du Nord-Est (Borno, Adamawa et Yobe) et 2,9 millions étaient encore plus durement touchés dans le Nord-Ouest. Elle avait également prévu que ces chiffres pourraient atteindre respectivement 4,4 millions et 4,3 millions au cours de la période de soudure qui s’achève en décembre, si aucune mesure n’était prise d’urgence.

Si l’économie du Niger s’effondre et crée un afflux de réfugiés, la situation humanitaire pourrait encore s’aggraver.

Mais si les choses allaient mal dans le nord, les sanctions les ont certainement aggravées. En octobre, le Cadre harmonisé – un outil analytique permettant de comprendre l’insécurité alimentaire – a averti que les crises politiques au Niger (et, probablement, les mesures connexes telles que la fermeture des frontières) pourraient avoir un impact « énorme » sur la sécurité alimentaire et la malnutrition dans les régions du Nord-Est et du Nord-Ouest du Nigéria. Si l’économie du Niger s’effondre et crée un afflux de réfugiés, la situation humanitaire pourrait encore s’aggraver.

Les sanctions ont notamment mis à rude épreuve les liens commerciaux étroits que les habitants du nord du Nigéria entretiennent avec le Niger. Plusieurs communautés frontalières embauchent principalement des ouvriers nigériens pour travailler dans les champs. Les magasins de détail et les restaurants qui dépendent des clients venant du Niger sont en plein marasme. La circulation transfrontalière officielle est interrompue, car les fonctionnaires nigérians empêchent les véhicules de se rendre dans le pays voisin. Les implications de l’interruption du commerce transfrontalier sont abordées dans la suite de ce commentaire.

La fermeture de la frontière pousse également l’économie de certaines régions du nord du Nigéria dans la clandestinité. Comme on pouvait s’y attendre, la contrebande, un problème persistant à la frontière et dans la région, est en hausse. Les gens utilisent des motos, des triporteurs ou des ânes pour transporter des marchandises à travers la frontière, notamment autour d’Illela (État de Sokoto), sur l’axe Jibiya-Daura/Kongolam (État de Katsina) et dans la zone du gouvernement local de Zurmi (État de Zamfara), et certains traversent des zones dangereuses où opèrent des gangs armés. De nombreux contrebandiers travaillent avec des agents des douanes et de l’immigration corrompus qui, selon les habitants, exigent des pots-de-vin de plus en plus élevés. Ailleurs, dans la région de Dankama par exemple (État de Katsina), les contrebandiers auraient attaqué le personnel de sécurité qui tentait de les arrêter. Certains de ces réseaux de contrebande et les économies clandestines qu’ils mettent en place pourraient s’avérer difficiles à démanteler lorsque la frontière sera rouverte.

Les sanctions ont également eu un effet délétère sur la sécurité. L’insécurité galopante – alimentée par l’insurrection de Boko Haram, la violence entre éleveurs et agriculteurs et le banditisme – rendait déjà la vie difficile au quotidien dans les régions du Nord-Est et le Nord-Ouest du Nigéria, et les sanctions n’ont fait qu’aggraver la situation. Les femmes qui sont devenues les seules à subvenir aux besoins de leur famille, après que leur mari a été tué par des bandits ou des jihadistes, risquent à présent de perdre leurs moyens de subsistance, dans la mesure où ceux-ci étaient liés au commerce transfrontalier, ce qui risque d’augmenter la pauvreté et d’aggraver la malnutrition des enfants. La fermeture des frontières expose également les femmes commerçantes à l’exploitation par les contrebandiers et à la violence des bandits. Sarah Dantsoho Tama, une militante pour l’égalité des genres, a déclaré à Crisis Group que le ralentissement des activités économiques pourrait rendre les femmes et les jeunes filles des communautés frontalières de plus en plus vulnérables à la violence sexiste et à la traite des êtres humains. Le risque augmentera à mesure que davantage de femmes auront recours à la mendicité pour obtenir de la nourriture ou à d’autres pratiques d’adaptation et que des commerçants désespérés deviendront la proie de groupes armés le long des itinéraires de contrebande illégaux.

Corridors bloqués

L’examen de la manière dont les sanctions contre le Niger nuisent aux économies des États du nord du Nigéria montre que l’impact sur les flux de transactions commerciales est particulièrement important.

Le territoire qui s’étend de la deuxième ville du Niger, Maradi, aux villes de Katsina et de Kano, dans le nord du Nigéria, est, en temps normal, un corridor commercial dynamique. En 2021, le Nigéria a exporté vers le Niger des biens et des services d’une valeur de 180 millions de dollars, notamment de l’électricité, du tabac et du ciment, selon la base de données des Nations unies sur le commerce international. La même année, le Niger a exporté pour 56,8 millions de dollars de marchandises vers le Nigéria, principalement des produits dérivés du bétail, des fruits et du pétrole raffiné. Ces chiffres ne concernent que les transactions officiellement déclarées et les chiffres réels du commerce sont donc évidemment beaucoup plus élevés si l’on tient compte du commerce transfrontalier informel.

Le commerce entre [le Niger et le Nigéria] est ... un élément important du corridor transsaharien ... et une source cruciale de revenus pour le secteur des transports du Nigéria.

Le commerce entre les deux pays est également un élément important du corridor transsaharien, une route très fréquentée reliant le Nigéria à des pays comme le Burkina Faso et le Mali, et une source cruciale de revenus pour le secteur des transports du Nigéria. Un responsable de la chambre de commerce de l’État de Kano a déclaré à Crisis Group que des camions transportant environ 2000 conteneurs étaient restés bloqués à la frontière nigérienne début août, et que ceux qui transportaient des denrées périssables avaient perdu leur cargaison. Début novembre, de longues files de camions chargés de marchandises sont restées bloquées aux frontières. Les négociants du marché céréalier international de Dawanau de Kano, où sont distribués les céréales et d’autres produits agricoles commerciaux dans tout le Nigéria et dans la région, affirment que les ventes ont chuté de 40 pour cent. Les négociants des grands marchés d’Illela (État de Sokoto) et de Maigatari (État de Jigawa) sont également en grande difficulté.

Les gouverneurs des sept États les plus touchés se sont jusqu’à présent abstenus de s’opposer publiquement à Bola Tinubu et à la Cedeao, mais des groupes économiques tels que le Forum économique d’Arewa et des groupes importants de la société civile, tels que le Forum des anciens du Nord et le Forum consultatif d’Arewa, demandent la levée des sanctions. Le 17 octobre, à l’initiative de certains de ses membres du Nord, la Chambre des représentants du Nigéria a demandé au gouvernement fédéral de rouvrir la frontière avec le Niger. Plus récemment, le 22 novembre, un groupe de membres du Parlement de la Cedeao, dirigé par un sénateur nigérian de l’État de Borno dans le Nord-Est, Ali Ndume, a appelé les dirigeants de la Cedeao à « lever les sanctions et à ouvrir la frontière fermée », conformément à la recommandation du Parlement. Le consensus dominant est que la fermeture de la frontière appauvrit les communautés frontalières et entrave les progrès vers une résolution négociée de la crise.

Freins aux projets d’infrastructures

Les sanctions, et les frictions entre le Niger et le Nigéria qui en découlent, pourraient également retarder, voire faire échouer, d’importants projets d’infrastructures destinés à stimuler le commerce régional et la sécurité humaine.  

Il n’est pas certain que ces bailleurs [Européens] soient prêts à honorer leurs engagements, tant que le Niger est dirigé par une junte militaire.

L’un des risques concerne un projet ferroviaire. En 2021, le gouvernement nigérian a signé un accord de 2 milliards de dollars avec le groupe portugais Mota-Engil pour la construction d’une ligne de chemin de fer de 284 km reliant Kano à Maradi, la deuxième ville du Niger. Le chemin de fer pourrait permettre le transport quotidien de milliers de passagers et de marchandises de part et d’autre de la frontière. Le financement proviendrait de prêts commerciaux européens (Credit Suisse Group, Africa Finance et la banque de développement allemande KfW), mais l’Union européenne a suspendu son financement au Niger à la suite du coup d’État, et il n’est pas certain que ces bailleurs soient prêts à honorer leurs engagements, tant que le Niger est dirigé par une junte militaire. En septembre, le nouveau ministre nigérian des Transports, Ahmed Alkali, a déclaré que le projet avait bien progressé depuis 2021 et qu’il était convaincu que les travaux pourraient commencer bientôt. Mais certains observateurs estiment que la date de fins des travaux, fixée à 2025, pourrait devoir être retardée, étant donné qu’aucune avancée n’est possible sur le tronçon de 24 kilomètres entre la frontière et Maradi, du moins tant que les sanctions n’auront pas été levées. L’inflation élevée pourrait également faire sensiblement augmenter les coûts.

L’ambitieux projet de gazoduc transsaharien du Nigéria, proposé pour la première fois dans les années 1970, risque également d’être retardé, voire pire. En 2022, alors que la demande mondiale de gaz naturel augmentait à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’Algérie, le Nigéria et le Niger se sont mis d’accord pour relancer ce projet de 13 milliards de dollars. Le gazoduc de 4100 km devrait relier le Nigéria à la côte algérienne en passant par le Niger, et il pourrait permettre de fournir à l’Europe jusqu’à 30 milliards de mètres cubes de gaz naturel par an. Lors de sa campagne présidentielle, Bola Tinubu s’était engagé à achever le gazoduc et à stimuler les exportations de gaz et les revenus du Nigéria. Avant même la prise de pouvoir des militaires à Niamey, la présence de jihadistes au Niger et de bandits dans le nord-ouest du Nigéria constituait de sérieux risques pour la construction du gazoduc. Le coup d’État et les sanctions sévères de la Cedeao ont remis en cause le projet, notamment parce que ces deux événements indiquent que l’avenir des relations entre le Nigéria et le Niger restera incertain, du moins tant que la junte de Niamey restera au pouvoir. Un responsable de la Nigérian National Petroleum Corporation à Abuja a déclaré à Crisis Group que les événements récents avaient déjà entrainé des retards.

Autres répercussions

Au niveau politique, les sanctions de la Cedeao nuisent aux relations historiques entre le Nigéria et le Niger. Parmi les voisins du Nigéria, le Niger a été le partenaire le plus constant en matière de sécurité, notamment dans la lutte contre les insurgés autour du lac Tchad. De nombreux Nigérians pensent qu’Abuja doit trouver un équilibre entre son engagement en faveur des idéaux démocratiques dans le cadre de la Cedeao et la réalité de la gestion des défis sécuritaires et humanitaires, qui nécessitent un partenariat et une coopération continus avec le Niger, même si le pays est sous un régime militaire. Ils soulignent que l’acrimonie croissante entre les deux pays pourrait avoir des conséquences à long terme sur la coopération bilatérale, et ce pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, les tensions récentes compromettent déjà les initiatives de stabilisation régionale et pourraient mettre en péril les efforts de lutte contre le terrorisme. Le Niger et le Nigéria font partie des quatre États du bassin du lac Tchad qui mettent en commun leurs ressources pour lutter contre Boko Haram et d’autres groupes armés, notamment l’État islamique en Afrique de l’Ouest. Avec le Cameroun et le Tchad, les deux pays ont coordonné leurs efforts de lutte contre l’insurrection sous la bannière de la Force multinationale mixte (FMM) depuis 2015. Les opérations de la force ont parfois impliqué le passage de troupes d’un pays à l’autre.

Cet arrangement semble aujourd’hui compromis. Le Niger et le Nigéria ont publiquement rejeté les rapports des médias nigérians qui prétendaient que la junte avait retiré ses forces de la FMM. Néanmoins, il est clair que la coopération n’est plus aussi poussée qu’avant le coup d’État et les sanctions. C’est ainsi que le porte-parole du quartier général de la défense nigériane, le général de division Edward Buba, a déclaré, par exemple, que la communication entre les unités nigériennes et le quartier général de la FMM « laissait à désirer [...] assurément, en raison de la situation politique ». 

Il y a d’autres problèmes qui sont liés à la FMM. Le Niger n’a, par exemple, pas remplacé les troupes qu’il avait retirées du quartier général de la FMM à N’Djamena en septembre, alors même qu’il avait désigné des remplaçants. Une source de sécurité nigérienne a déclaré que ce retard était dû à la nécessité de concentrer les ressources militaires sur la défense de Niamey pour contrer la menace d’intervention militaire de la Cedeao, plutôt qu’à une quelconque intention de se retirer de la FMM, mais cela implique, pour l’heure, que le personnel au siège de la FMM est en sous-effectif. 

En dehors de la FMM, le Niger est un allié important pour la sécurité du Nigéria. Les deux pays ont souvent collaboré pour lutter contre les activités économiques clandestines et la criminalité transfrontalière, notamment le trafic de stupéfiants, d’armes et d’êtres humains. L’instabilité politique au Niger pourrait entraver les efforts bilatéraux en matière de sécurité, et rendre les jeunes hommes des deux pays plus vulnérables au recrutement si les jihadistes ou les bandes criminelles se retrouvent à opérer avec moins de contraintes.

Enfin, Niamey a interprété la décision du Nigéria de cesser de lui fournir de l’électricité comme une mesure particulièrement hostile, même si les sanctions de la Cedeao l’y contraignaient. Certains observateurs estiment que cette mesure viole des accords de partage des ressources qui datent de plusieurs décennies. D’autres soulignent que le Niger ne s’est très souvent pas acquitté de ses factures d’électricité et que la construction du barrage polyvalent et de la centrale hydroélectrique de Kandadji violait déjà l’accord conclu avec le Nigéria sur l’utilisation partagée du fleuve Niger. Quoi qu’il en soit, les coupures de courant ont envenimé les relations entre Niamey et son voisin méridional le plus puissant, ce qui pourrait avoir des répercussions sur les relations bilatérales. « Nous sommes en train de perdre notre influence stratégique de longue date avec le Niger », a déclaré Ahmed Magaji, qui a été chef de mission adjoint en Arabie saoudite et ambassadeur à São Tomé-et-Príncipe. 

Réexamen des sanctions

Comme nous l’avons souligné, les sanctions de la Cedeao font plus de mal aux civils du Niger et du Nigéria qu’aux généraux de Niamey. Elles portent également atteinte à la sécurité et aux intérêts économiques du Nigéria (ainsi qu’à ceux d’autres pays voisins). La possibilité d’une intervention militaire étant désormais pratiquement écartée, toutes les parties – la Cedeao, le gouvernement nigérian et la junte nigérienne – devraient faire preuve de souplesse pour sortir de l’impasse et formuler des accords réalistes pour le retour du Niger à un régime constitutionnel. Le Nigéria devrait encourager la Cedeao à reconsidérer la manière dont elle utilise les sanctions ainsi que la diplomatie pour faire pression en faveur d’un retour à l’ordre constitutionnel au Niger, ce qui pourrait permettre, entretemps, de réduire les coûts que les sanctions engendrent. 

Pour ce faire, la Cedeao, le gouvernement nigérian et la junte nigérienne, soutenus par d’autres partenaires internationaux (notamment les Nations unies, l’Union européenne et l’Union africaine), devraient s’engager à prendre les cinq mesures suivantes :

  • Rechercher une transition constitutionnelle plutôt qu’une annulation du coup d’État : la Cedeao semble accepter que le temps d’empêcher la prise de pouvoir par les militaires est passé. La junte a mobilisé le soutien de l’opinion publique et s’est installée, en s’inspirant et en recevant le soutien des chefs militaires en Guinée, au Mali et au Burkina Faso. Bola Tinubu a déclaré, à juste titre, que des négociations avec les généraux nigériens étaient inévitables. En sa qualité de président de la Cedeao, il devrait convaincre le bloc d’abandonner officiellement sa menace d’intervention militaire. Cette annonce enverrait un message fort et positif à la junte, à savoir que la Cedeao est réellement engagée dans un dialogue qui pourrait rétablir l’ordre constitutionnel au Niger.
  • Réexaminer et ajuster les sanctions : le gouvernement nigérian devrait user de son influence pour mettre en évidence les effets délétères de certaines sanctions et s’efforcer de convaincre les États membres de la Cedeao de réviser le régime des sanctions à l’encontre du Niger. La Cedeao devrait maintenir les mesures qui affectent les intérêts spécifiques des chefs de la junte et d’autres personnes identifiées comme ayant joué un rôle majeur dans l’affaiblissement de l’ordre constitutionnel du Niger ou qui ont entravé la restauration de la démocratie et de l’État de droit. Ces mesures ciblées devraient inclure des interdictions de voyager, des gels d’avoirs et des restrictions sur les transactions réalisées par certains individus et entités spécifiques. Les membres du Conseil national pour la sauvegarde de la patrie devraient être particulièrement ciblés par des sanctions financières et ils devraient, ainsi que leurs familles, être soumis à des interdictions de voyager.

    La Cedeao et le gouvernement nigérian devraient, en parallèle, réexaminer les sanctions plus générales qui infligent des difficultés aux citoyens ordinaires et créent de l’animosité entre la population nigérienne et celle des pays environnants. Ils devraient, de toute urgence, prévoir des exemptions pour la nourriture, les médicaments, l’électricité et autre produit essentiel au quotidien. Ils devraient également s’engager avec les autorités nigériennes à ouvrir, le plus rapidement possible, des couloirs humanitaires sécurisés et sans restriction, qui faciliteraient l’acheminement de l’aide aux groupes vulnérables, en particulier les femmes, les enfants et les personnes déplacées.

    Quant à Niamey, une fois que le bloc régional aura officiellement et définitivement abandonné ses plans d’intervention militaire et sera prêt à supprimer la fermeture des frontières de ses sanctions, les autorités nigériennes devraient alors rouvrir les frontières avec le Nigéria et le Bénin, de leur côté. (Après avoir fermé les frontières immédiatement après le coup, elles les ont rouvertes à la plupart des pays voisins, mais pas au Nigéria ni au Bénin, du fait de la menace d’intervention.) Dans un cas de figure idéal, les deux parties devraient accepter de rouvrir leurs frontières simultanément.
  • Redoubler l’engagement diplomatique : avec le soutien du Nigéria, la Cedeao devrait redoubler d’efforts pour entamer un dialogue avec Niamey, en capitalisant sur la bonne volonté que générerait probablement un réajustement du régime des sanctions. La junte, qui avait initialement et imprudemment repoussé la Cedeao, semble faire preuve aujourd’hui d’une certaine retenue, et devrait également renouer avec le bloc régional. En octobre, le ministre de l’Intérieur du Niger, le général Mohamed Boubacar Toumba, a déclaré lors d’une conférence sur la paix et la sécurité au Togo que son pays était ouvert au dialogue avec les partenaires de la Cedeao. Le 6 novembre, la junte a demandé au Togo de jouer le rôle de médiateur avec la Cedeao et d’autres acteurs internationaux. Ces déclarations et ces gestes sont apparemment bien intentionnés, mais la junte devrait les communiquer officiellement à la Cedeao, en gardant à l’esprit que le bloc régional dispose déjà d’une équipe de médiation en place, composée de trois personnes. Les parties pourraient trouver un compromis en ajoutant un représentant togolais à cette équipe.

    La Commission et les dirigeants de la Cedeao devraient profiter de ce moment pour promouvoir un dialogue, sans conditions préalables ni ultimatums, en se concentrant sur trois objectifs clés : 1) obtenir la libération de Mohamed Bazoum et lui accorder, ainsi qu’à sa famille, l’asile dans un pays d’Afrique de l’Ouest, 2) identifier les facteurs qui ont déclenché le coup d’État et explorer comment la Cedeao et d’autres partenaires internationaux pourraient aider à y remédier et 3) formuler un calendrier de transition avec des échéances réalistes, conduisant au départ de la junte du pouvoir et à la restauration d’une gouvernance démocratique le plus tôt possible.

    De son côté, la junte devrait, afin de pouvoir se préparer aux discussions relatives au rétablissement de l’état de droit, entamer un dialogue global avec les parties prenantes concernées – partis politiques, organisations de la société civile et dirigeants régionaux – pour discuter de la révision de la constitution et des lois électorales, et revoir la conduite des partis politiques, entre autres.
  • Intensifier les opérations humanitaires et les activités de soutien aux moyens de subsistance dans les zones frontalières : le gouvernement nigérian devrait mettre en place des interventions multiformes susceptibles d’atténuer les retombées économiques des sanctions, en particulier dans le Nord-Ouest, la région la plus durement touchée. Le ministère fédéral des Affaires humanitaires, ainsi que l’Agence de développement des communautés frontalières, sont bien placés pour concevoir des programmes d’intervention rapide susceptibles de soulager les résidents dont les moyens de subsistance ont été interrompus, en particulier les femmes chefs de famille. Pour commencer, les citoyens des communautés frontalières devraient être prioritaires dans la fourniture d’aide, y compris l’aide alimentaire et les transferts d’argent, que le gouvernement fédéral et les gouvernements des États du Nigéria apportent pour atténuer les difficultés créées par la suppression des subventions sur les carburants.
  • Maintenir les canaux de communication bilatéraux ouverts : le Niger et le Nigéria partagent une longue histoire d’interactions politiques, économiques et socioculturelles, avec de nombreuses perspectives de coopération mutuellement bénéfique. Malgré les tensions actuelles, les hauts fonctionnaires des gouvernements des deux pays devraient maintenir les canaux de communication ouverts et s’efforcer de reprendre l’ensemble de la coopération bilatérale dès qu’ils sortiront de l’impasse actuelle. En juin 2022, les responsables de la Commission mixte nigéro-nigériane de coopération ont, par exemple, signé des accords sur les liaisons aériennes, l’agriculture, l’environnement, l’exploitation minière, l’énergie et les transports. La commission devrait continuer à communiquer pour faciliter la mise en œuvre de ces accords mutuellement bénéfiques une fois que les deux pays auront normalisé leurs relations.

 Le moment du changement est venu

La réaction initiale de la Cedeao au coup d’État du Niger était compréhensible, mais les sanctions imposées par le bloc n’ont pas empêché l’installation des putschistes et leurs conséquences involontaires sont considérables. Elles sapent les moyens de subsistance, perturbent les économies et aggravent les risques humanitaires et sécuritaires dans une région déjà fragile. La Cedeao doit rester ferme et continuer de demander à ce que les régimes constitutionnels prévalent dans ses États membres, mais elle devra faire preuve de pragmatisme dans la manière dont elle choisit de faire respecter cette norme. Les sanctions qui aggravent des situations sécuritaires et économiques déjà difficiles au Niger et ailleurs dans la région, en particulier de l’autre côté de la frontière, au Nigéria, doivent être repensées.

Le Nigéria, du fait de sa taille et de son influence – et compte tenu de l’impact négatif des sanctions de la Cedeao sur ses propres intérêts – est en position de force pour encourager l’organisation à prendre une nouvelle direction. Abuja devrait faire pression sur ses États membres pour une approche plus ciblée des sanctions contre le Niger, et tous les États membres devraient participer au prochain sommet de la Cedeao en étant prêts à désamorcer les tensions, à atténuer les conséquences indésirables des sanctions, à se mettre d’accord sur les changements à apporter pour mieux protéger la population qui vit sous le régime militaire et à promouvoir les perspectives d’un retour à l’ordre constitutionnel au Niger.

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