EU Watch List: Sahel
Commentary / Africa 10 minutes

Revoir l’approche de l’Europe au Sahel

Les stratégies de lutte contre les jihadistes des régimes militaires du Burkina Faso, du Mali et du Niger mettent les civils en danger. Dans cet extrait de la Watch List 2024, Crisis Group analyse comment l’UE peut recalibrer ses politiques pour promouvoir la stabilité et les droits humains au Sahel.

Traduit de l’anglais.

Chacun des trois pays du Sahel central – le Burkina Faso, le Mali et le Niger – a connu, depuis 2021, des bouleversements majeurs, plongeant la région dans un nouveau chapitre de son histoire. Des officiers de l’armée de ces trois pays ont pris le pouvoir par des coups d’État menés sans effusion de sang, rejetant la France, principal partenaire étranger de ces États, et tissant des liens entre eux pour mieux résister aux pressions extérieures. Ces régimes sont déterminés à restaurer la souveraineté de l’État sur l’ensemble de leur territoire et, pour cela, renforcent les opérations militaires contre les insurgés jihadistes qui secouent le Sahel depuis plus de dix ans. Ils y consacrent une grande part de leurs maigres ressources, au détriment des services publics de base. Dans les zones rurales où se déroulent la plupart des combats, les populations sont de plus en plus exposées aux violences, que ce soit de la part des forces de défense et de sécurité, des jihadistes ou d’autres groupes armés. Parallèlement, les troupes françaises qui combattaient les insurgés aux côtés des armées sahéliennes sont parties, tout comme les forces de maintien de la paix de l’ONU. Les mercenaires du groupe Wagner se sont déployés au Mali, tandis que les autorités ont renforcé leurs liens avec la Russie en matière de sécurité, ajoutant une dimension géopolitique au tableau actuel. L’Union européenne, qui a continué à entretenir des relations avec les États du Sahel central, est confrontée à un dilemme : à ses yeux, les juntes sont loin d’être des partenaires idéaux mais, dans un avenir immédiat, elles devraient rester leurs principaux interlocuteurs. Au vu des transformations récentes du contexte sahélien, l’Europe devrait réviser en profondeur sa stratégie régionale. 

Pour ce faire, l’UE et ses États membres devraient :

  • Limiter la coopération en matière de sécurité au maintien des canaux de communication entre militaires, tout en exhortant les nouvelles autorités du Sahel à explorer des solutions non militaires à l’insécurité, y compris le dialogue avec les communautés et les groupes marginalisés.
  • Réorienter leur stratégie vers les enjeux de long terme dans trois domaines : 1) renforcer la capacité des gouvernements à fournir des services de base, notamment dans les domaines de l’éducation et de la santé, 2) soutenir les efforts locaux visant à créer des sociétés plus justes et plus équitables, en particulier pour les femmes et les groupes politiquement sous-représentés et 3) lutter contre les effets du changement climatique.
  • Réclamer des initiatives pour protéger les civils vulnérables, tels que les personnes déplacées et celles qui ont le plus souffert de la violence meurtrière. 
  • Envisager de conditionner les investissements à long terme à l’obligation pour les gouvernements partenaires de mettre en œuvre des stratégies anti-insurrectionnelles qui assurent un minimum de respect des droits humains. 
Un homme tient une pancarte sur laquelle on peut lire "Libérez l'Afrique" lors d'un rassemblement à Niamey où des milliers de personnes ont célébré le départ, une semaine auparavant, des derniers soldats français déployés au Niger. 29 décembre 2023. BOUREIMA HAMA / AFP

Une approche focalisée sur les opérations militaires 

Les régimes militaires qui ont pris le pouvoir au Mali (2021), au Burkina Faso (2022) et au Niger (2023) ont tourné le dos à la France, l’ancienne puissance coloniale, jusque-là chef de file des efforts internationaux de lutte contre les jihadistes au Sahel. Ils ont également rejeté les approches multidimensionnelles – basées sur la sécurité, le développement et la gouvernance – officiellement promues par les partenaires occidentaux et l’ONU. Ils ont tous les trois intensifié leurs opérations militaires contre les jihadistes – et, au Mali, contre les anciens groupes rebelles non jihadistes qui avaient signé un accord de paix avec Bamako en 2015. Ils courtisent de nouveaux partenaires en matière de sécurité, en particulier la Russie. Inspirés par le Mali, qui a signé en 2021 un contrat avec le groupe Wagner, associé au Kremlin, le Burkina Faso et le Niger renforcent désormais également leurs liens avec la Russie.

Le départ des forces occidentales et onusiennes n’a pas provoqué l’effondrement des États auquel s’attendaient certains observateurs, mais les nouvelles politiques de défense des trois pays ne se sont pas non plus traduites par des avancées concrètes en matière de sécurité. Dans le nord du Mal, la reprise de Kidal des mains des rebelles, assurée par l’armée malienne et ses soutiens russes en novembre 2023, donne du crédit au discours des autorités selon lequel leurs forces gagnent du terrain. Mais l’insécurité reste forte dans la région. Les massacres se poursuivent à une fréquence désormais alarmante dans les zones rurales, comme en témoignent les photos de femmes et d’enfants morts régulièrement publiées sur les réseaux sociaux. Selon l’ONG Acled (Armed Conflict Location & Event Data Project), 2023 a été l’année la plus meurtrière dans la région, depuis le début de l’insurrection au nord du Mali en 2012. Toutes les parties belligérantes, y compris les armées nationales, s’en prennent aux civils. Au Burkina Faso, les jihadistes ont assiégé plusieurs villes, affamant peu à peu les habitants qui ne peuvent plus travailler leurs champs. L’agence des Nations unies pour les réfugiés estime que le nombre de personnes déplacées a atteint le chiffre record de 2,7 millions, dont la majeure partie se trouve au Burkina Faso, pays dont les jihadistes contrôleraient plus de 40 pour cent du territoire. Les régimes militaires ne sont pas les seuls responsables de cette situation, mais leur détermination à mener des guerres brutales contribue à l’aggravation de la violence contre les civils.

Les nouveaux régimes, qui ont donné priorité à l’option militaire, ont renforcé les liens qui les unissent. En septembre 2023, les trois pays ont créé l’Alliance des États du Sahel, en partie en réponse aux positions de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) qui menaçait d’intervenir contre les putschistes arrivés au pouvoir au Niger un mois plus tôt. L’Alliance est conçue avant tout comme un accord de défense mutuelle, mais les nouveaux dirigeants militaires réfléchissent déjà à la possibilité d’une union politique et même monétaire. Même si la Cedeao envisage d’assouplir les sanctions qu’elle a imposées au Niger après la prise de pouvoir par la junte, l’animosité à l’égard de l’organisation régionale, qui continue à faire pression pour un retour à l’ordre constitutionnel dans les trois pays, reste forte. 

L’UE dans l’embarras

Malgré leur hostilité à l’égard de la France, les dirigeants des juntes se sont, jusqu’à présent, gardés de s’en prendre ouvertement à l’UE elle-même. Ils maintiennent leurs relations diplomatiques avec les pays européens. Ils reçoivent toujours l’aide humanitaire et au développement des pays occidentaux, même s’ils sont prêts à refuser cette aide dans le cas où les conditions imposées en échange ne leur conviennent pas. Au Burkina Faso, ils ont demandé à l’UE de leur fournir des équipements militaires, notamment des fusils automatiques. Alors que les dirigeants militaires sont conscients de l’intérêt que d’autres puissances étrangères portent au Sahel – la Russie en particulier, mais aussi la Chine, l’Iran et la Turquie –, ils n’hésitent pas à durcir leurs positions à l’égard de l’UE. En novembre 2023, les généraux nigériens ont ainsi abrogé une loi qui avait contribué à freiner l’immigration de l’Afrique vers l’Europe et que l’UE considérait comme une mesure phare de sa coopération. Le mois suivant, Niamey a également mis fin à ses accords de sécurité et de défense avec l’UE.  

L’UE se retrouve dans une position délicate. Les États membres doivent débattre de la marche à suivre, notamment lors d’une réunion des ministres des Affaires étrangères de l’UE prévue le 19 février. Paris espère isoler les nouveaux régimes jusqu’à ce qu’ils deviennent plus conciliants avec leurs anciens alliés et acceptent de rétablir une forme de régime démocratique. L’éviction de la France du Sahel central a privé de son centre de gravité la coopération européenne en matière de sécurité. Les États membres, divisés sur la manière de gérer la nouvelle situation, assistent impuissants au démantèlement des mécanismes qui ont permis à l’Union de canaliser jusque-là son argent et ses efforts. Le G5 Sahel était l’un de ces mécanismes, une coalition de cinq pays du Sahel qui avait pour objectif de renforcer les opérations militaires conjointes aux frontières et de coordonner les politiques de développement. Après le retrait du Burkina Faso et du Niger fin 2023 – le Mali avait déjà quitté l’alliance l’année précédente – les deux membres restants, le Tchad et la Mauritanie, ont laissé entendre qu’ils accepteraient la dissolution prochaine de l’alliance. 

L’UE aura du mal à rivaliser avec les partenaires sécuritaires que sont Wagner, la Russie et même la Turquie.

L’UE aura du mal à rivaliser avec les partenaires sécuritaires que sont Wagner, la Russie et même la Turquiedont les industries fournissent des armes que les capitales sahéliennes jugent adaptées à leurs besoins et à leurs moyens. L’UE a tenté d’adapter son offre sécuritaire, notamment par le biais de la Facilité européenne pour la paix, qui fournit notamment des équipements militaires. Le Niger devait être le premier pays sahélien à bénéficier de ce mécanisme jusqu’à ce que le coup d’État mette un terme aux discussions. Les missions militaires de l’UE sur le terrain ont également perdu leur raison d’être. L’UE a suspendu sa mission de formation au Mali en raison de la présence de plus en plus forte de la Russie. Après le coup d’État à Niamey, l’UE a également suspendu sa mission de partenariat militaire au Niger.  Quelques mois plus tard, les nouvelles autorités ont mis un terme à cette mission en retirant leur accord à son déploiement.

La France mise à part, presque tous les membres de l’UE souhaitent conserver des relations diplomatiques avec les États du Sahel central. Mais leur stratégie pour cette région, définie au cours de la décennie précédente, n’est plus appropriée et ils peinent à l’adapter aux nouvelles circonstances. La plupart des États membres sont prêts à s’accommoder de démocraties imparfaites, même avec des dirigeants qui se rapprochent de Moscou, mais ils conservent une ligne rouge : ils refusent de soutenir des régimes trop répressifs et responsables de massacres. Certains États membres de l’UE souhaitent réduire considérablement la coopération avec les régimes sahéliens, en partie parce qu’ils jugent plus prioritaires les conflits en Ukraine et au Moyen-Orient. D’autres souhaitent continuer à soutenir la société civile et à financer l’aide au développement et humanitaire dans le cadre des efforts visant à réduire l’immigration irrégulière vers l’Europe. D’autres encore veulent rivaliser avec les nouveaux partenaires sécuritaires non occidentaux pour préserver leur influence dans la région. Ils préconisent le maintien des relations d’État à État, y compris dans le domaine de la sécurité, même s’ils maintiennent des lignes rouges à ne pas franchir, notamment les violences contre les civils ou les accords avec Wagner.

Redéfinir les lignes de la politique européenne au Sahel

Dans son discours sur l’état de l’Union en septembre 2023, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a proposé de travailler avec le haut représentant de l’UE, Josep Borrell, sur une nouvelle approche stratégique européenne pour l’Afrique, qui mettrait l’accent sur la coopération avec les gouvernements légitimes et les organisations régionales. Mais au Sahel, cet appel intervient à un moment où l’UE semble en perte de vitesse. L’UE se trouve, sans aucun doute, dans une situation difficile, mais elle n’est pas pour autant condamnée à jouer un rôle marginal en regardant la région s’enfoncer davantage dans le chaos. Une révision profonde de sa stratégie pour le Sahel pourrait lui permettre de fixer un nouveau cap, de redonner de la cohérence à ses actions et de regagner son influence déclinante dans la région.

Pour ce faire, les États membres devraient, dans la mesure du possible, mettre de côté leurs divergences sur la manière d’interagir avec les nouvelles autorités du Sahel. Chaque État membre a le droit d’exprimer ses propres priorités. Mais l’UE reste un forum dans lequel les États membres peuvent et devraient faire des compromis pour préserver leurs intérêts communs, notamment celui de constituer une union stratégique offrant un modèle de gouvernance séduisant et constituant un partenaire crédible aux yeux du reste du monde. Les États membres devraient, par conséquent, s’accorder sur une ligne de conduite à la fois commune et pragmatique au Sahel. La France, qui traverse une épreuve difficile dans la région, a raison de prendre le temps de réexaminer les relations qu’elle souhaite entretenir avec les pays du Sahel. Elle ne devrait toutefois pas s’opposer aux autres États membres désireux de maintenir l’engagement de l’Europe dans le Sahel central. Elle a en effet intérêt à ce que ce type d’engagement se maintienne, plutôt que de laisser ses plus sérieux rivaux profiter du vide relatif pour consolider leur influence dans la région. Alors qu’elle est en train de recalibrer sa politique au Sahel, l’UE devrait donc envisager une approche qui s’articule autour des axes suivants :

Tout d’abord, l’UE devrait revenir sur la priorité donnée à la coopération sécuritaire, qui était jusque-là au cœur d’une stratégie européenne visant à lutter contre les groupes jihadistes et à maitriser les flux migratoires. La situation actuelle ne permet plus de coopérer avec les régimes militaires, du fait de l’incompatibilité des partenariats avec Wagner avec les valeurs de l’UE ou de la conduite d’opérations militaires de plus en plus violentes à l’égard des populations. La coopération en matière sécuritaire reste possible, mais les ambitions devraient se limiter à maintenir les échanges entre officiers et à faire pression sur les gouvernements pour qu’ils protègent les civils et explorent des solutions non militaires à l’insécurité, y compris via le dialogue avec les communautés et les groupes marginalisés.

L’UE devrait revoir ses ambitions régionales en se consacrant moins aux questions de sécurité immédiates et s’intéressant davantage aux causes structurelles des crises sahéliennes.

Deuxièmement, et surtout, l’UE devrait revoir ses ambitions régionales en se consacrant moins aux questions de sécurité immédiates et s’intéressant davantage aux causes structurelles des crises sahéliennes. Elle pourrait s’investir de façon plus déterminante dans la lutte contre les effets du changement climatique, qui ont un impact particulièrement grave sur la région et alimentent, de façon subtile, des compétitions violentes pour l’accès aux ressources. Elle pourrait également renforcer la capacité des gouvernements à répondre aux besoins essentiel des populations du Sahel qui sont parmi les plus jeunes, mais aussi les plus pauvres du monde, en particulier dans les domaines de l’éducation et de la santé. L’UE investit depuis longtemps dans ces domaines, mais au cours de ces dernières années, ses actions ont été trop étroitement subordonnées à la consolidation immédiate des avancées sécuritaires dans les régions vulnérables, avec un impact très limité et souvent peu durable. Or l’amélioration de la gouvernance et la fourniture des services publics nécessitent forcément une approche à plus long terme. Enfin, l’UE devrait soutenir les efforts des organisations de la société civile issus des groupes les plus vulnérables, qui aspirent à mettre en place des sociétés plus justes et plus équitables, en particulier les femmes et les groupes politiquement marginalisés.

Néanmoins, pour parvenir à repositionner son action sur le long terme, l’UE devra surmonter plusieurs défis majeurs. Il est déjà difficile de concentrer ses investissements sur les priorités à long terme et, face à des gouvernements moins enclins à coopérer avec l’UE, la tâche n’en devient que plus ardue. Les solutions simples n’existent pas, mais l’Union a des outils à sa disposition. L’UE et ses États membres devraient maintenir les liens diplomatiques et opérationnels avec les gouvernements du Sahel pour les convaincre que les discours souverainistes et les politiques axées sur la sécurité ne suffiront pas à stabiliser leurs États. Les Européens devraient en particulier exhorter les autorités sahéliennes à améliorer la fourniture de services de base (ce que l’UE avait, à juste titre, identifié comme l’une des causes profondes des conflits dans le passé) et continuer à financer ces efforts. Mais ils devraient le faire de manière plus transactionnelle, en subordonnant l’investissement à long terme de l’UE à l’obligation pour les États partenaires de veiller à ce que les politiques anti-insurrectionnelles garantissent un respect minimal des droits humains fondamentaux. L’UE conserve un avantage indéniable dans sa relation avec les autorités des États du Sahel dont les finances sont limitées. Elle devrait en tirer parti pour s’efforcer d’éradiquer la spirale de violence meurtrière dont souffrent les populations et qui sont commises par les acteurs de tout bord, y compris des acteurs gouvernementaux –

«Le Sahel est un test pour l’UE», a déclaré le haut représentant Josep Borrell en septembre 2023, en faisant référence à la nécessité pour les États membres de restaurer la solidarité et la capacité d’action commune de l’UE. Le Sahel met également – et peut-être surtout – à l’épreuve la capacité de l’UE à trouver un meilleur équilibre entre une approche de la sécurité à court terme et des politiques à plus long terme adaptées aux défis structurels de la région.

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