Dynamiser les relations entre l’Union européenne et la Turquie
Dynamiser les relations entre l’Union européenne et la Turquie
Commentary / Europe & Central Asia 13 minutes

Dynamiser les relations entre l’Union européenne et la Turquie

Les relations entre Ankara et Bruxelles se sont réchauffées malgré le recul démocratique en Turquie. Dans cet extrait de l’édition d’automne de la Watch List 2023, Crisis Group explique comment l'UE et ses États membres peuvent poursuivre ces efforts, en coopérant avec  la Turquie dans des domaines d'intérêt mutuel.

L’occasion se présente d’améliorer durablement les relations entre la Turquie et l’Union européenne (UE), qui se dégradent depuis des années. De multiples sources de tension subsistent entre Bruxelles et Ankara, qui ont entravé à la fois la candidature de cette dernière à l’adhésion à l’Union, en suspens depuis 1999, et d’autres formes de coopération. Les questions épineuses concernent la politique intérieure (notamment le bilan de la Turquie en matière de droits humains et de démocratie) et les affaires étrangères (notamment la nécessité d’un règlement politique sur l’île divisée de Chypre). Les Européens se sont réjouis qu’Ankara ait levé ses objections à l’adhésion de la Finlande à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan) en mars, mais la volonté de la Turquie de continuer de retarder l’adhésion de la Suède à l’Otan constitue une nouvelle source d’irritation.

Pourtant, malgré ces problèmes, les relations avec Bruxelles se sont améliorées après les élections turques en mai, la réélection de Recep Tayyip Erdoğan pour un troisième mandat et la nomination d’un cabinet plus modéré et plus professionnel. Les espoirs d’un rapprochement ont donc gagné du terrain. Cette amélioration est pourtant d’une portée limitée à court terme. Il est certain que la candidature d’Ankara à l’adhésion à l’UE a peu de chances d’avancer tant qu’il n’y aura pas de mesures pour renforcer l’état de droit et ouvrir la voie à la résolution de la question chypriote, ce qui n’est pas envisageable à court terme. Mais des progrès restent possibles dans certains domaines. L’UE et ses États membres pourraient collaborer plus étroitement avec Ankara dans des domaines d’intérêt commun, tels que le commerce et l’immigration, ce qui leur permettrait de surmonter une méfiance profondément ancrée et d’ouvrir un espace pour travailler à des objectifs communs de paix et de sécurité, tout en gardant à l’esprit la perspective d’une éventuelle adhésion de la Turquie à l’Union. La réunion des chefs d’État européens de la Communauté politique européenne (CPE), qui se tiendra le 5 octobre à Grenade, en Espagne, et à laquelle participera Recep Tayyip Erdoğan, offre une chance d’avancer dans cette direction. 

Pour améliorer les relations avec Ankara, l’UE et ses États membres devraient :

  • Faire participer la Turquie à des réunions régulières de haut niveau, notamment en invitant le ministre turc des Affaires étrangères à la prochaine réunion Gymnich, un rassemblement informel des principaux diplomates des États membres de l’UE, et en mettant sur la table des propositions concrètes pour favoriser la coopération lors du sommet de la CPE en octobre. 

  • Prévoir de lancer des négociations pour moderniser l’union douanière entre la Turquie et l’UE, s’attaquer aux barrières commerciales et aux désaccords sur les sanctions à l’encontre de la Russie. 

  • Accorder davantage de visas de longue durée aux entrepreneurs et aux investisseurs turcs afin de stimuler les échanges commerciaux. Il s’agirait d’un pas en avant vers la libéralisation totale des visas pour les citoyens turcs, qui dépend du respect par Ankara des autres critères. 

  • Relancer la proposition, qui date de 2020, d’une conférence pour soutenir la désescalade dans l’est de la Méditerranée. Cette mesure pourrait renforcer les liens entre la Turquie et la Grèce et peut-être encourager le dialogue entre les Chypriotes grecs et turcs, même si les perspectives de reprise des négociations officielles sur l’île divisée restent limitées. 

  • Poursuivre l’aide financière à plus de quatre millions de réfugiés en Turquie et à la reconstruction durable dans les provinces turques touchées par le tremblement de terre.

L’arrivée du président turc Recep Tayyip Erdogan à une réunion avec le président de la Commission européenne et le président du Conseil de l'UE au siège de l'UE à Bruxelles, 9 mars 2020. JOHN THYS / AFP

État des lieux

Les mois d’été ont été marqués par un dégel des relations entre la Turquie et l’UE. Le fait qu’Ankara ait ouvert la voie à l’adhésion de la Finlande à l’Otan en mars, qu’elle avait bloquée jusque-là, y a contribué. Alors que le parlement turc doit encore ratifier la candidature de la Suède à l’Otan, le président Erdoğan a annoncé en juillet que la Turquie reviendrait sur son opposition à l’adhésion de Stockholm, à condition que des progrès soient réalisés en ce qui concerne l’adhésion d’Ankara à l’UE, un processus qui semblait irrévocablement bloqué depuis des années. Des réunions de haut niveau entre la Turquie et l’UE ont suivi, y compris une visite prometteuse d’Olivér Várhelyi, commissaire européen à l’élargissement et à la politique européenne de voisinage, à Ankara au début du mois de septembre. Cette visite a eu lieu à un moment où l’UE réfléchit à la voie à suivre avec la Turquie. Outre le rapport d’avancement annuel qui sera publié en octobre, la Commission européenne travaille sur un rapport distinct évaluant l’«état des lieux» des relations avec la Turquie, qui devrait être publié d’ici la fin de l’année 2023.

Comme Erdoğan l’a clairement indiqué cet été, l’adhésion à l’UE reste une aspiration importante (bien qu’à long terme) pour Ankara, mais ce n’est pas le seul objectif de la Turquie vis-à-vis de Bruxelles. Le nouveau cabinet turc, formé après les élections de mai qui ont permis à Erdoğan d’obtenir un troisième mandat, est composé de ministres expérimentés qui considèrent qu’un renforcement des liens avec l’UE pourrait contribuer à résoudre les problèmes économiques croissants du pays. En attendant des progrès significatifs en matière d’adhésion, ils souhaiteraient avoir des liens plus étroits avec l’Union et sont prêts à explorer comment ils pourraient s’impliquer dans ce sens.

L’économie turque, en grande difficulté depuis des années, a subi un nouveau coup dur avec les tremblements de terre dévastateurs de février qui ont tué au moins 50000 personnes et déplacé des millions d’autres. Cette catastrophe est venue s’ajouter aux tensions socio-économiques accumulées dans le contexte de l’afflux de millions de réfugiés après la guerre en Syrie. L’inflation annuelle s’élevait à plus de 60 pour cent en août et le taux de chômage à environ 10 pour cent. Erdoğan est revenu à des politiques économiques plus orthodoxes, après une période de prise de risque débridée en matière de taux d’intérêt, au cours de laquelle les décideurs politiques avaient progressivement baissé les taux d’intérêt dans l’espoir de juguler l’inflation et de renforcer la livre turque. Après les élections, Erdoğan a nommé des personnalités internationalement respectées à la tête de l’économie, notamment Mehmet Şimşek au poste de ministre des Finances. Alors même que sa demande d’adhésion à l’UE reste bloquée, la Turquie espère attirer davantage d’investisseurs occidentaux, obtenir de meilleures conditions commerciales de la part de l’UE et davantage d’aide pour les migrants et les provinces touchées par le tremblement de terre.

Ankara est encore loin d’être prête à faire pleinement confiance à l’UE, mais certains responsables turcs espèrent que des progrès dans des domaines d’intérêt commun pourraient ... améliorer les relations.

Ankara est encore loin d’être prête à faire pleinement confiance à l’UE, mais certains responsables turcs espèrent que des progrès dans des domaines d’intérêt commun pourraient considérablement améliorer les relations. «Il s’agit d’une nouvelle occasion de dialogue», a déclaré un fonctionnaire expérimenté. «Si nous arrivons à prendre des mesures pour faire avancer les dossiers d’intérêt commun, d’autres progrès pourraient suivre, y compris dans le processus d’adhésion de la Turquie». Les responsables turcs qui cherchent à renforcer les liens avec l’UE sont particulièrement impatients de voir des progrès dans les négociations sur la réorganisation de l’union douanière entre l’UE et la Turquie. Mais d’autres doutent de la sincérité de l’UE à offrir ce qu’un responsable a appelé de «réelles carottes» pour donner aux relations une dimension plus constructive. Ils se plaignent des contradictions et de la différence des critères que l’UE applique à la Turquie par rapport à d’autres candidats à l’UE ou à des partenaires extérieurs. Certains responsables turcs considèrent que la montée des partis populistes de droite en Europe, opposés à l’adhésion de la Turquie à l’UE, représente un obstacle supplémentaire. Ankara continue également de se méfier du positionnement de l’UE, quelle perçoit comme une forme de laxisme, à l’égard de groupes qu’elle considère comme des menaces pour sa sécurité, notamment le Parti des travailleurs du Kurdistan, qu’elle a inscrit sur la liste des organisations terroristes, ce qu’ont également fait les États-Unis et l’Union européenne.

Pour leur part, de nombreux responsables et diplomates européens se félicitent de l’intérêt qu’Ankara semble manifester pour améliorer les relations, mais ils sont également sceptiques quant à l’engagement d’Ankara à vraiment aller dans cette direction. «Ce n’est pas la première fois que nous entendons parler à Ankara de tourner une nouvelle page avec l’UE», a déclaré l’un d’entre eux. Étant donné que la demande d’adhésion de la Turquie est en attente depuis très longtemps et que les principaux critères d’adhésion ne sont toujours pas remplis, de nombreux responsables à Bruxelles et dans les capitales des États membres ont fini par envisager la Turquie davantage comme un partenaire en matière de sécurité et un rempart contre l’immigration que comme un pays qui pourrait un jour rejoindre leur club.

Les Européens ont de nombreuses préoccupations. Le recul démocratique d’Ankara a suscité des inquiétudes en Europe quant à la direction prise par la Turquie, tout comme son non-respect des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme ordonnant la libération de personnes dont l’arrestation avait été jugée «politiquement motivée» par la Cour, en particulier l’homme d’affaires et défenseur des droits humains Osman Kavala. Beaucoup craignent également que, pour mobiliser sa base conservatrice-nationaliste, Erdoğan ne brandisse un discours anti-occidental avant les élections locales de mars 2024, au cours desquelles son parti tentera de reprendre Istanbul, Ankara et d’autres grandes villes qu’il a perdues au profit de l’opposition en 2019. La période propice à des progrès dans ces domaines risque d’être courte.

Les responsables de l’UE s’inquiètent également de la politique étrangère d’Ankara, qu’ils ne trouvent pas suffisamment alignée sur la leur. D’un côté, l’invasion totale de l’Ukraine par la Russie a transformé les points de vue sur la sécurité européenne et réaffirmé l’importance de la Turquie, en tant qu’alliée principale de l’Otan. Ankara a apporté un soutien politique à l’Ukraine et lui a fourni des armes, notamment des drones. Elle a joué un rôle clé dans la négociation de l’Initiative céréalière de la mer Noire, aujourd’hui caduque, qui a permis à l’Ukraine d’exporter une partie de ses stocks de céréales. Mais elle s’oppose moins à Moscou que ce que l’Europe aurait souhaité, et ne soutient pas pleinement, par exemple, les sanctions occidentales. Ses échanges commerciaux avec la Russie ont d’ailleurs augmenté. Le retard d’Ankara à soutenir les candidatures de la Finlande et de la Suède à l’Otan a également renforcé la méfiance des Européens. «La Turquie a principalement fait avancer ses propres intérêts pendant une guerre existentielle pour nous en Europe», a déclaré un responsable européen.

La question chypriote non résolue pèse également sur les relations ... [entre la Turquie et l'UE].

La question chypriote non résolue pèse également sur les relations. La Turquie ne reconnaît pas la République de Chypre, l’État dirigé par les Chypriotes grecs qui a rejoint l’UE en 2004 malgré le rejet par les Chypriotes grecs d’un plan de réunification de l’île élaboré sous l’égide des Nations unies, que les Chypriotes turcs avaient approuvé. Les derniers efforts diplomatiques n’ont rien donné, notamment en 2017, avec l’échec des pourparlers qui étaient supposés ouvrir la voie à une fédération. Des tensions en mer ont suivi, la Turquie envoyant des navires de guerre dans les eaux revendiquées par la République de Chypre pour faire obstacle à l’exploration des ressources énergétiques en mer qui excluait les Chypriotes turcs. C’est notamment pour cette raison que l’UE a suspendu le dialogue de haut niveau avec Ankara, réduit les fonds de préadhésion en 2019 et imposé des sanctions limitées en 2020. Récemment, à la mi-août, de violents affrontements ont éclaté sur l’île lorsque les autorités chypriotes turques de facto ont commencé à construire une nouvelle route pour relier la ville chypriote majoritairement turque de Pile/Pyla, située dans la zone tampon administrée par l’ONU, au nord. Trois soldats de la paix de l’ONU et huit membres du personnel de sécurité chypriote turc ont été blessés lors de cet incident.

Parallèlement, les initiatives pour relancer les négociations formelles sont bloquées. La République de Chypre insiste sur des pourparlers ayant pour objectif de créer une fédération bizonale et bicommunautaire. Ankara et le gouvernement chypriote turc de facto dans le nord de l’île préfèreraient une solution à deux États qui impliquerait la reconnaissance d’un État chypriote turc. Sans solution claire pour relancer les négociations, la République de Chypre a utilisé son droit de véto en tant qu’État membre pour contrecarrer de nombreux efforts de l’UE pour rétablir les liens avec la Turquie. Les diplomates européens avec lesquels Crisis Group s’est entretenu affirment que des signaux positifs sur Chypre, tels que l’approbation par Ankara de la nomination d’un nouvel envoyé de l’ONU, pourraient contribuer à dissuader la République de Chypre d’entraver les efforts de rapprochement entre la Turquie et l’UE.

Pourtant, même si Chypre reste un point de friction en Méditerranée orientale, il y a des raisons d’espérer, notamment grâce au réchauffement des relations entre la Turquie et sa rivale de longue date, la Grèce, membre de l’UE depuis 1981. Les relations entre Ankara et Athènes se sont nettement améliorées depuis 2020, année où la tension était à son comble en mer Égée. Les deux pays avaient mis leurs marines en état d’alerte après l’envoi par Ankara de navires chargés d’escorter un navire de prospection d’hydrocarbures dans des eaux contestées. Cette situation a également impliqué un certain nombre d’États membres de l’UE, notamment la France, ce qui a envenimé les relations que la Turquie entretenait avec eux. Mais en 2023, Athènes et Ankara se sont entraidées dans les situations de catastrophes, comme lors des incendies de forêt et des inondations qui ont touché la Grèce ainsi que lors des tremblements de terre en Turquie. Le ministre grec des Affaires étrangères, Giorgos Gerapetritis, s’est rendu à Ankara début septembre, et les ministres des Affaires étrangères des deux pays se sont à nouveau rencontrés en marge de l’Assemblée générale des Nations unies à New York quelques semaines plus tard. Ankara a également donné un nouvel élan à sa diplomatie pour normaliser ses relations conflictuelles avec Israël, l’Égypte et les Émirats arabes unis, ce qui «est de bon augure pour contenir les tensions en Méditerranée orientale», a déclaré un responsable européen.

Savoir saisir l’occasion

Les tensions dans les relations entre la Turquie et l’Union européenne ne datent pas d’hier. Pourtant, dans un environnement sécuritaire instable, un léger apaisement des tensions pourrait s’avérer très bénéfique pour les deux parties et pour la région dans son ensemble. Si Ankara et Bruxelles commençaient à revisiter leurs relations, tout en reconnaissant leurs nombreuses différences, elles seraient mieux à même d’accompagner la désescalade en Méditerranée orientale, de répondre aux défis posés par les flux de réfugiés, de soutenir l’Ukraine et de limiter l’agression russe. Elles pourraient même contribuer à poser la première pierre d’un processus de paix dans la guerre sanglante provoquée par l’invasion de Moscou. Cette avancée leur permettrait aussi de contribuer à ce que l’ordre sécuritaire européen en pleine évolution soit fondé sur la coopération et la coordination avec la Turquie, membre important de l’Otan. Mais les deux parties devraient prendre la décision de poursuivre leur engagement et de garder le cap en connaissance de cause, malgré des désaccords qui resteront inévitables. Il n’est bien entendu pas question que Bruxelles abandonne ses valeurs, mais elle aurait peut-être besoin de calibrer ses attentes à l’égard d’Ankara, même si cette dernière affirme que les préoccupations de l’UE resteront au cœur de son calendrier politique.

L’UE et ses États membres devraient continuer à renouer le dialogue tant qu’Ankara reste dans de bonnes dispositions. Ils devraient envisager de prendre des mesures dans les domaines suivants :

Tout d’abord, il serait utile de redynamiser le dialogue de haut niveau avec la Turquie, suspendu depuis 2019. Un bon point de départ serait d’inviter le ministre turc des Affaires étrangères, Hakan Fidan, à la prochaine réunion de Gymnich – une rencontre informelle semestrielle des ministres européens des Affaires étrangères prévue pour janvier 2024. Aucun ministre turc des Affaires étrangères n’a participé à ces réunions depuis presque cinq ans. Ankara espérait être invitée en août, mais plusieurs États membres de l’UE ont refusé. «Nous n’avons pas été en mesure d’établir des contacts significatifs avec l’UE depuis un certain temps», a déclaré un responsable turc. «Une impulsion venant des plus hautes sphères pourrait faire avancer les choses». Inclure la Turquie dans les réunions de Gymnich pourrait ouvrir la voie à la reprise de dialogues de haut niveau dans des domaines d’intérêt commun tels que la lutte contre le terrorisme, l’énergie, les transports et la coopération dans le domaine de la justice.

Deuxièmement, l’UE devrait mettre sur la table des propositions concrètes pour avancer dans la modernisation de son union douanière avec la Turquie. La réunion de la CPE du 5 octobre à Grenade pourrait être l’occasion d’avancer dans cette direction. Mise en place en 1995, l’union douanière ne couvre que les produits industriels, mais elle a tout de même permis de largement stimuler les échanges commerciaux. En décembre 2016, les responsables de l’UE ont demandé aux États membres un mandat pour lancer des discussions avec la Turquie sur l’amélioration de l’union, mais ils ont abandonné le projet après le coup d’État manqué cette année-là en Turquie et la répression du gouvernement qui l’a suivi.

Les deux parties considèrent qu’il serait utile d’élargir l’union douanière aux services et à l’agriculture et d’y ajouter des innovations telles qu’un mécanisme plus efficace de règlement des différends. Les responsables turcs souhaitent réviser les accords conclus lors des négociations techniques de 2014-2015 afin de refléter la situation actuelle du commerce mondial et le Pacte vert pour l’Europe, un plan ayant pour objectif la neutralité climatique de l’UE d’ici 2050. Les responsables européens ne s’y opposent pas, mais ils attendent également d’Ankara qu’elle supprime les barrières commerciales, telles que les prélèvements et les taxes supplémentaires imposés sur des produits qui, selon eux, sont déjà couverts par l’union douanière. Ankara, quant à elle, souhaite avoir son mot à dire sur les accords de libre-échange conclus par l’UE avec des pays tiers, qui pourraient avoir des effets néfastes sur les industries turques.

Les Européens souhaitent également qu’Ankara s’aligne davantage sur les sanctions à l’encontre de la Russie, même s’il ne s’agit pas d’une condition formelle à l’élargissement de l’union douanière.

Les Européens souhaitent également qu’Ankara s’aligne davantage sur les sanctions à l’encontre de la Russie, même s’il ne s’agit pas d’une condition formelle à l’élargissement de l’union douanière. Ils s’inquiètent du flux de marchandises et de matériaux sanctionnés qui sont acheminés vers la Russie via la Turquie. Ankara affirme qu’elle fait tout ce qui est en son pouvoir pour bloquer ces transactions qui contournent les sanctions, ajoutant qu’elle travaille pour ce faire avec la Commission européenne et les capitales occidentales. «Nous faisons ce que nous pouvons», a déclaré un responsable turc, «mais notre action reste limitée par nos relations délicates avec la Russie et notre dépendance économique». En mars, Ankara a remis aux entreprises turques une liste de produits étrangers soumis à des sanctions et qu’il était interdit d’acheminer vers la Russie. Pour envisager un alignement plus poussé, l’UE et ses États membres devraient faire avancer les discussions avec Ankara de manière bilatérale ainsi que grâce à leur groupe de travail sur les sanctions, qui existe depuis un an.

Troisièmement, les États membres de l’UE devraient accorder aux investisseurs et aux entrepreneurs turcs des visas plus nombreux et de plus longue durée. Cela stimulerait les échanges commerciaux et pourrait également favoriser les progrès vers l’octroi d’une exemption de visa à tous les citoyens turcs. Faciliter l’octroi de visas n’équivaut pas à une libéralisation totale des visas, c’est-à-dire la levée de l’obligation de visa pour les citoyens turcs, qui nécessiterait qu’Ankara remplisse six critères supplémentaires sur la liste des 72 critères de l’UE. (Parmi les questions en suspens, l’UE demande à Ankara de réformer ses lois relatives à la lutte contre le terrorisme, rédigées en termes généraux, qui, selon Bruxelles, laissent trop de place à des poursuites politisées). Les responsables de l’UE craignent que l’octroi d’un plus grand nombre de visas n’alimente la migration des citoyens turcs vers l’ouest. L’augmentation du nombre de demandeurs d’asile turcs en Europe a déjà entrainé un triplement des demandes en Allemagne, par exemple, au cours des huit premiers mois de l’année 2023 par rapport à l’année précédente. Faciliter l’octroi de visas pour les investisseurs et les entrepreneurs turcs représenterait une étape positive pour plus d’interaction entre la Turquie et l’Union européenne sans pour autant augmenter la probabilité d’un plus grand nombre de citoyens turcs candidats à l’émigration.

Quatrièmement, l’UE devrait relancer un plan qui date de 2020 (proposé à l’origine par le président Erdoğan et repris ensuite par le président du Conseil européen Charles Michel) et qui prévoyait d’organiser une conférence multilatérale sur la Méditerranée orientale pour poursuivre la désescalade. Les discussions en coulisses sur ce sujet n’ont abouti à rien en 2021, dans un contexte de tensions exacerbées. Mais aujourd’hui, avec l’ouverture des relations entre la Turquie et la Grèce et l’apaisement des tensions entre les autres parties, l’idée prend tout son sens. Une telle conférence pourrait contribuer à apaiser les craintes d’Ankara d’être isolée dans la région, craintes aggravées par son exclusion du Forum du gaz de la Méditerranée orientale (une plateforme soutenue par les États-Unis et l’Union européenne, mise en place début 2020 et réunissant l’Égypte, Israël, Chypre, la Grèce, la Jordanie, l’Autorité palestinienne, l’Italie et la France). Cette conférence devrait faire l’objet d’une préparation minutieuse, mais le jeu en vaudrait la chandelle étant donné la perspective de faire avancer les discussions sur l’amélioration de la collaboration, notamment en ce qui concerne le pétrole et le gaz. Si les parties parvenaient à trouver une formule incluant également les Chypriotes turcs, elles pourraient même contribuer à ouvrir la voie à des négociations formelles sur Chypre ou, du moins, à empêcher l’aggravation de la situation.

Enfin, l’UE devrait continuer à envoyer de l’aide pour alléger le fardeau d’Ankara dans la prise en charge de plus de quatre millions de réfugiés (dont 3,3 millions de Syriens) que la Turquie a généreusement accueillis, ainsi que pour aider à reconstruire les régions du pays touchées par les tremblements de terre où vivent beaucoup de ces réfugiés. La coopération en matière de gestion des migrations est ce qui a permis aux relations entre la Turquie et l’Union européenne de survivre au cours des dernières années. Aujourd’hui, des millions de Syriens vivant en Turquie ainsi que des citoyens turcs ont été gravement touchés par les tremblements de terre. La déclaration de 2016 sur les migrations entre l’UE et la Turquie reste le principal cadre d’aide aux réfugiés. Dans ce cadre, l’UE s’est engagée à verser 6 milliards d’euros (dont 5 milliards ont été déboursés) aux réfugiés en Turquie. Lors d’une conférence organisée en juin, les bailleurs de fonds ont promis 5,6 milliards d’euros supplémentaires pour les personnes déplacées en Syrie ainsi que pour les réfugiés en Turquie, en Jordanie et au Liban. En mars, l’UE, ses États membres et une multitude d’autres bailleurs de fonds internationaux ont promis 6 milliards d’euros supplémentaires pour venir en aide aux victimes du tremblement de terre en Turquie. La plateforme d’investissement UE-Turquie et la Banque européenne d’investissement devraient également poursuivre et, si possible, élargir les initiatives d’investissement, y compris, entre autres, l’aide aux zones touchées par le tremblement de terre.

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