L’édition d’automne de la Watch List 2023
L’édition d’automne de la Watch List 2023
EU Watch List / Global 20+ minutes

L’édition d’automne de la Watch List 2023

Chaque année, Crisis Group publie deux éditions de la Watch List de l’Union européenne (UE) qui identifient les domaines dans lesquels l’UE et ses États membres pourraient contribuer à améliorer les perspectives de paix. Cette édition comprend des entrées sur la Colombie, la situation désespérée des Rohingyas déplacés de l’ouest du Myanmar, le Niger, la Tunisie et la Turquie.

Table des Matières

Point de vue de la présidente : des points de tensions proches et lointains

L’année 2023 a été marquée par des défis en matière de paix et de sécurité, certains éloignés des frontières de l’Union européenne (UE) et d’autres plus proches. Ce sont surtout les seconds qui ont pris de l’ampleur ces dernières semaines et ces derniers mois, marqués par des combats dans le Caucase du Sud et au Kosovo, alors même qu’une deuxième année de guerre se poursuit en Ukraine. Ces trois crises sont de nature très différente, mais elles témoignent toutes de la tendance inquiétante de la part de certains gouvernements qio consiste à chercher à régler les différends par la force des armes. Cette tendance implique une prolifération de nouvelles guerres de différentes ampleurs, et fait voler en éclat les décennies d’efforts déployés par l’UE pour tourner la page des conflagrations passées en Europe et dans son voisinage. Crisis Group prépare un rapport sur la façon dont ces conflits façonnent l’architecture de sécurité européenne qui émerge et sur la meilleure solution pour minimiser le risque de futurs affrontements. En attendant, ces trois crises exigent pourtant une attention immédiate. Nous les avons toutes étudiées dans des travaux antérieurs, mais je voudrais partager avec vous quelques réflexions sur les récents développements.

Trois crises urgentes

Commençons par le Caucase du Sud. Au cours d’une opération militaire de 24 heures, les 19 et 20 septembre, l’Azerbaïdjan a repris le contrôle total du Haut-Karabakh (un nom datant de l’ère soviétique que Bakou n’utilise plus). L’enclave est reconnue par la communauté internationale comme faisant partie de l’Azerbaïdjan, mais elle est principalement peuplée d’Arméniens. L’Azerbaïdjan a perdu le contrôle de l’enclave et des territoires voisins dans les années 1990. La région a été ensuite administrée par les autorités de facto de Stepanakert, avant que l’Azerbaïdjan n’en récupère une partie après une guerre de six semaines en 2020. La guerre d’un jour en septembre a mis un terme à trois décennies d’autonomie de facto de l’enclave et a déclenché un exode vers l’Arménie de résidents déjà traumatisés par un blocus azerbaïdjanais de neuf mois qui avait bloqué l’accès aux produits de première nécessité. De nombreux résidents, peut-être la plupart, ne font aucune confiance au pouvoir de Bakou et ne comptent pas pouvoir revenir. Le gouvernement d’Erevan, qui n’a pas affronté son voisin plus puissant lors du conflit de septembre, s’efforce de faire face à l’afflux de nouveaux arrivants – déjà plus de 100 000 personnes, selon lui. Les observateurs internationaux estiment qu’il ne reste que 50 à 1 000 Arméniens de souche dans la région du Karabakh. Les combats ont largement diminué dans le Haut-Karabakh et ses environs, mais des flambées restent possibles dans les zones situées le long de la frontière entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, où des accrochages se produisent régulièrement depuis la fin de la guerre de 2020. Bakou a fait pression sur Erevan pour obtenir de nouvelles concessions, notamment concernant un corridor de transport traversant le sud de l’Arménie pour relier l’Azerbaïdjan à son exclave, le Nakhitchevan.

L’UE pourrait faire un certain nombre de choses pour atténuer la crise humanitaire et limiter le risque d’escalade entre Bakou et Erevan. La première priorité devrait être la protection et le soutien des personnes fuyant vers l’Arménie. Pour répondre aux besoins immédiats, l’UE a annoncé un programme d’aide d’une valeur de 5 millions d’euros et la France, l’Allemagne et la Suède se sont également engagées à apporter un soutien financier. Une assistance sera également nécessaire sur le long terme pour aider ceux qui souhaitent s’installer définitivement en Arménie à refaire leur vie et à s’intégrer pleinement. Comme Crisis Group l’a déjà conseillé, les gouvernements ayant des liens avec Bakou devraient insister sur l’importance de protéger les quelques résidents de l’enclave qui décident de rester et ceux qui n’ont pas encore fui. Les autorités devraient protéger les biens et les sites du patrimoine culturel, idéalement en coordination avec les Nations unies, afin de garantir la transparence et la responsabilité. Une mission préliminaire des Nations unies s’est rendue au Karabakh le 1er octobre pour évaluer la situation humanitaire, et les bailleurs de fonds devraient s’efforcer, dans la mesure du possible, d’acheminer l’aide par l’intermédiaire des Nations unies.

Il est urgent de poursuivre, parallèlement, les efforts qui visent un règlement politique entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan pour prévenir les hostilités le long de la frontière qui les sépare. Si les pourparlers, facilités par l’UE entre le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev et le Premier ministre arménien Nikol Pashinyan et prévus pour le 5 octobre, aboutissaient à des mesures qui renforcent la confiance comme la libération de prisonniers, il s’agirait d’un pas dans la bonne direction. Une réussite sur le front politique ne serait possible que si tous les acteurs ayant une influence sur les parties – y compris la Russie, la Turquie et les États-Unis, mais aussi l’UE – renforçaient les incitations en faveur de solutions diplomatiques plutôt que militaires. L’UE devrait également exhorter l’Azerbaïdjan à commencer à coopérer avec la mission de l’UE qui s’est déployée sur le territoire arménien avec le consentement d’Erevan au début de l’année 2023 pour faciliter une meilleure coordination dans le maintien de la stabilité frontalière.

Plus à l’ouest, les tensions entre le Kosovo et la Serbie sont à leur plus haut niveau depuis les jours qui ont suivi la déclaration d’indépendance du Kosovo en 2008. Le 24 septembre, l’embuscade tendue à une patrouille de police dans le nord du Kosovo a fait monter les tensions en flèche. Une importante cache d’armes de type militaire a été retrouvée lorsqu’un groupe paramilitaire serbe s’est retiré après avoir pris le contrôle d’un monastère pendant la nuit. Il s’agissait notamment de mortiers, de roquettes antichars, de grenades perforantes, de fusils de précision de gros calibre et de véhicules arborant de faux insignes de la KFOR, la force de maintien de la paix dirigée par l’Otan. L’importance et la composition de ce butin laissent penser que le groupe avait planifié une attaque d’envergure contre les forces de police spéciales du Kosovo déployées dans le nord du pays, une région à majorité serbe. L’objectif de l’assaut n’est pas clair, mais on pourrait imaginer que le groupe espérait déclencher une crise qui aurait obligé la KFOR à assumer l’entière responsabilité de la sécurité dans le nord – et aurait ainsi entraîné le départ d’au moins une partie, voire de la totalité, de la police kosovare stationnée dans cette région. Belgrade nie toute implication dans cette attaque, mais les armes saisies proviennent plutôt des magasins militaires que des milices, ce qui rend plausible l’hypothèse d’un soutien serbe.

Le risque d’escalade a considérablement augmenté, mais les espoirs d’un accord entre le Kosovo et la Serbie étaient déjà limités avant même l’attaque du 24 septembre et le renforcement des troupes. Selon Josep Borrell, le haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères, les pourparlers de normalisation accompagnés par l’UE entre le président serbe Aleksandar Vučić et le Premier ministre du Kosovo Albin Kurti le 14 septembre ont échoué du fait de la volonté de Kurti que Belgrade reconnaisse de facto le Kosovo et le traite comme un pays souverain et indépendant sans attendre que Pristina ne fasse de progrès sur les accords antérieurs non respectés. Pristina a ensuite déclaré qu’elle ne faisait plus confiance au médiateur de l’UE Miroslav Lajčák, et les derniers évènements ne font que diminuer davantage encore la probabilité de reprise des négociations menées par l’UE. L’UE et le Quint (un organe de coordination composé de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, du Royaume-Uni et des États-Unis) ne devraient pourtant pas abandonner leurs tentatives. Ils devraient au contraire redoubler d’efforts pour amener les parties à la table des négociations, en se concentrant, dans un premier temps, sur la désescalade et l’instauration d’un climat de confiance. Une fois les tensions apaisées, les diplomates pourraient à nouveau tenter de convaincre les parties de mettre en œuvre l’accord sur la voie de la normalisation, conclu en février. Parallèlement, il est essentiel de renforcer la KFOR, afin de maintenir la distance entre les deux parties. Le déploiement par le Royaume-Uni d’un bataillon de soldats est une étape bienvenue à cet égard.

Le conflit le plus important et le plus lourd de conséquences géopolitiques en Europe ... reste la guerre de la Russie en Ukraine.

Mais le conflit le plus important et le plus lourd de conséquences géopolitiques en Europe – à cause de son potentiel d’escalade et de ses répercussions mondiales – reste la guerre de la Russie en Ukraine. La résistance de l’Ukraine à l’agression russe, qui approche de son deuxième anniversaire, reste, contre toute attente, un exemple remarquable de courage et de résilience. Mais la Russie a bien compris que l’Ukraine était également très dépendante du soutien matériel et économique sans faille de l’UE, de ses États membres et des États-Unis. Le plan de guerre de Moscou dépend en grande partie de l’affaiblissement de ce soutien au fur et à mesure que la guerre s’éternise. Qui sait si ça sera le cas. La perspective d’une guerre de longue durée étant de plus en plus claire – notamment en raison de la lenteur de la contre-offensive ukrainienne cet été – les conditions du soutien occidental sont devenues de plus en plus contestées. Cette contestation tend à opposer les élites politiques en place (qui soutiennent Kiev) à des rivaux populistes et souvent de droite (qui n’ont pas de telles affinités et qui, dans certains cas, sont attirés par Moscou). Les États euro-atlantiques sont restés, pour l’instant, largement unis pour considérer que le succès de l’Ukraine était crucial – notamment parce qu’ils ont un intérêt commun à prévenir toute nouvelle agression russe, y compris les actes dirigés contre eux. L’UE elle-même a d’ailleurs joué et continue à jouer un rôle moteur dans le soutien à l’Ukraine. Mais il ne faudrait pas sous-estimer les pressions intérieures qui s’exercent sur les alliés de l’Ukraine.

L’envoi d’une aide massive à l’Ukraine crée un effet de levier pour les opposants qui affirment que l’argent serait mieux dépensé chez eux. Même dans les pays qui apportent un soutien sans faille à la guerre en Ukraine, les responsables politiques ne sont pas nécessairement disposés à soutenir les besoins économiques de l’Ukraine si cela devait entrainer des coûts dans leur propre pays. La Hongrie, la Slovaquie et la Pologne, par exemple, ont décidé d’interdire les importations de céréales ukrainiennes, qui constituaient une violation des règles du marché unique européen, après les arguments des agriculteurs qui avaient déclaré qu’ils étaient lésés par le blé bon marché en provenance d’Ukraine. Le soutien de la Pologne à l’Ukraine reste fort et Varsovie, qui aurait conclu un nouvel accord avec Kiev sur le transit des céréales, ne devrait pas diminuer son soutien ni avant ni après les élections législatives du 15 octobre, mais il n’en va pas de même pour la Hongrie et la Slovaquie. Le Premier ministre hongrois Viktor Orbán a critiqué, sans le bloquer, le soutien de l’UE à Kiev depuis près de dix ans. En Slovaquie, Robert Fico, dont le parti, le Smer, est arrivé en tête des élections du 30 septembre, même s’il est loin d’avoir la majorité, a promis de mettre fin aux livraisons d’armes à l’Ukraine. Le respect de sa promesse dépendra en grande partie de la coalition qui se formera pour contrôler le gouvernement.

Les partis populistes font également des percées dans d’autres pays. En Allemagne, le parti d’extrême droite Alternative für Deutschland, qui entretient des liens étroits avec Moscou et critique l’aide militaire apportée à Kiev, obtient de meilleurs résultats que les sociaux-démocrates au pouvoir, ce qui pourrait remettre en question le soutien de Berlin sur le long terme. Si, comme on pourrait s’y attendre, les partis ayant une position similaire sur l’Ukraine obtiennent de bons résultats lors des élections européennes de juin 2024, la pression pour réduire les dépenses d’armement et d’aide ne ferait que se renforcer. En outre, le tollé de plus en plus virulent des républicains, qui pourraient remporter une victoire aux élections américaines de 2024, inquiète les Européens et les Ukrainiens quant à l’engagement de Washington non seulement à l’égard de l’Ukraine, mais aussi, plus largement, à l’égard de la sécurité en Europe. L’accord conclu le 30 septembre entre les républicains et les démocrates pour éviter la cessation de paiement du gouvernement a supprimé l’aide à l’Ukraine. Cette décision pourrait correspondre à des plans prévoyant d’utiliser d’autres moyens pour faire passer un tel ensemble de mesures, mais elle fit peser une plus grande incertitude sur les perspectives de maintien de l’aide. Un soutien plus large des deux partis aurait rendu de telles machinations inutiles.

Qu’en est-il de l’élargissement?

Dans ce contexte d’incertitudes, la question de savoir ce qu’il adviendra de la candidature de l’Ukraine à l’adhésion à l’UE soulève des questions fondamentales pour l’UE. Kiev a été déclarée officiellement candidate en juin 2022 et elle est impatiente de rejoindre le club européen, notamment parce que son adhésion contribuerait certainement à consolider le flux des aides à l’avenir. Avant les importants sommets qui se tiendront à Grenade, en Espagne, début octobre, pour discuter de l’élargissement de l’UE et de la réforme institutionnelle qu’il nécessitera, le Premier ministre Denys Shmyhal s’est engagé à faire entrer son pays dans l’UE d’ici deux ans, affirmant que Kiev avait rempli tous les critères nécessaires pour entamer les négociations d’adhésion. Les dirigeants européens doivent trouver un moyen de gérer non seulement la candidature de l’Ukraine, mais aussi les espoirs d’adhésion des pays du voisinage oriental de l’Union et des Balkans occidentaux – l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la Géorgie, le Kosovo, le Moldova, le Monténégro, la Macédoine du Nord et la Serbie – ainsi que de la Turquie, candidate depuis 1999.

L’UE réfléchit aujourd’hui à la manière de rendre possible et de préparer une UE 30+ mais les défis sont nombreux. Nous évoquons les relations tendues de la Turquie avec l’UE dans une des entrées de la Watch List. L’adhésion de la Serbie dépend de la perspective de normalisation des relations avec le Kosovo, qui s’éloigne à vue d’œil. Dans le cas de l’Ukraine, l’UE étendrait sa garantie de sécurité à un pays qui se défend actuellement dans une guerre avec la Russie. En ce qui concerne les autres pays, elle accueillerait des gouvernements dont l’engagement en faveur des réformes démocratiques, institutionnelles et économiques est loin d’être probant. Le poids économique de l’intégration serait également très lourd, car les adhésions pèseraient davantage sur le budget de l’UE et renforceraient la concurrence pour l’obtention des fonds structurels. Le délai de deux ans fixé par Shmyhal pour l’Ukraine semble assurément très optimiste. Pour l’heure, il est difficile de déterminer les réformes et actions qui seraient nécessaires pour rendre plus plausible l’objectif de 2030 proposé par le président du Conseil européen, Charles Michel, et qu’au moins une partie de l’élargissement soit réalisable.

Défis et opportunités

Alors que les conflits aux frontières orientales de l’UE amèneront probablement la Commission et ses États membres à se focaliser sur leur propre périmètre, cette nouvelle édition de la Watch List indique à nouveau que l’Europe ne peut pas se permettre de perdre de vue les défis qui se posent ailleurs, et qu’elle a, à la fois, des intérêts et des responsabilités dans leur résolution. Ce qui suit n’est pas une liste exhaustive des crises mondiales. On n’y trouvera pas, par exemple, ni les récentes inondations en Libye, ni la violence dans l’État d’Amhara en Éthiopie ou la guerre civile brutale au Soudan. Il s’agit plutôt d’une discussion sur cinq des nombreuses situations dans lesquelles l’UE a l’occasion cruciale d’utiliser ses ressources pour aider à prévenir les conflits ou à en atténuer les ravages. Il s’agit notamment d’apporter une aide vitale aux Rohingyas déplacés de leurs foyers dans l’ouest du Myanmar, de soutenir l’ambitieux programme de « paix totale » du président Gustavo Petro en Colombie, d’aider la Tunisie à éviter un défaut de paiement, d’adopter une approche pragmatique à l’égard de la junte nigérienne et de saisir les opportunités que représente le dégel des relations avec la Turquie. Ces sujets nous rappellent que, même si l’Europe s’efforce de gérer les crises locales, elle peut faire beaucoup pour promouvoir la paix et la sécurité dans le monde.

Colombie : la « paix totale » est-elle de nouveau sur la bonne voie ?

Alors que le président Gustavo Petro progresse dans son projet de « paix totale », grâce à des pourparlers avec les groupes armés et criminels, certaines régions de la Colombie sont menacées par de nouvelles violences.

Les enjeux de ces pourparlers très élevés : ils doivent produire des résultats non seulement sur le papier, mais aussi dans la vie quotidienne des communautés touchées par le conflit. Les interlocuteurs du gouvernement Petro sont, notamment, une faction restante des Forces armées révolutionnaires de Colombie démobilisées (FARC-EMC) qui, contrairement au reste des anciennes FARC, n’a jamais signé l’accord de paix de 2016 mettant fin au conflit armé de la Colombie et à sa plus grande insurrection. Par ailleurs, une insurrection marxiste qui reste active (Armée de libération nationale, ELN en espagnol) fait également partie des négociations. Les autorités colombiennes ont aussi entamé un dialogue avec des groupes criminels et des gangs urbains, même si les canaux de communication se sont taris avec les Forces d’autodéfense gaitanistes, la plus grande organisation armée du pays en termes de personnel et de territoire et un acteur majeur du trafic de stupéfiants.

Malgré les progrès accomplis en matière de cessez-le-feu et de négociations sérieuses, les témoignages du public ainsi que les données disponibles indiquent que, jusqu’à présent, il n’y a pas eu d’amélioration sensible de la sécurité, que ce soit dans les villes ou dans les campagnes. Le nombre de meurtres a légèrement baissé mais plusieurs groupes armés et criminels ont resserré leur emprise sur les zones qu’ils contrôlent. Le nombre d’affrontements entre groupes engagés dans des guerres de territoire a augmenté, tandis que les cas d’extorsion, d’enlèvement, de recrutement et d’ingérence dans la vie politique à l’approche des élections locales d’octobre semblent se multiplier. Les minorités ethniques, les enfants et les femmes des zones rurales figurent parmi les principales victimes.

Les erreurs initiales dans la mise en œuvre de la stratégie de « paix totale » expliquent en partie le contraste entre les avancées de haut niveau dans les pourparlers et l’aggravation de l’insécurité sur le terrain. Les cessez-le-feu unilatéraux de six mois annoncés par les autorités au cours du premier semestre 2023 ont en réalité bénéficié aux groupes armés et criminels, qui se sont renforcés pendant cette période de trêve des opérations militaires. La baisse du nombre d’homicides dans de nombreuses régions cache une réalité plus sinistre : les groupes armés ont acquis une telle emprise sur la vie quotidienne des populations qu’ils n’ont plus besoin de recourir à la violence pour se débarrasser de leurs rivaux ou faire taire leurs détracteurs. Les civils se soumettent par peur. Les forces de sécurité de l’Etat admettent qu’elles commencent à peine à retrouver leurs moyens de pression sur les groupes armés après cette parenthèse.

Il est encourageant d’observer que le gouvernement semble déterminé à tirer les leçons de ses premières erreurs, et à s’efforcer d’apporter une plus grande sécurité à tous les Colombiens. A un moment crucial où les pourparlers progressent, le gouvernement de Gustavo Petro devrait clarifier ses priorités en ce qui concerne les résultats des négociations et orienter ses efforts de « paix totale » vers la désescalade de la violence. Il devrait mener des opérations militaires pour renforcer cette approche, et rappeler que le dialogue, et non la résistance armée, est la seule façon d’avancer.

Pour soutenir les efforts de paix du gouvernement, l’Union européenne (UE) et ses Etats membres devraient envisager les mesures suivantes :

  • Dans son rôle de soutien aux négociations avec les FARC-EMC et aux pourparlers avec les gangs urbains, l’UE devrait encourager toutes les parties à faire du bien-être des civils une priorité. L’UE devrait soutenir les efforts visant à impliquer les communautés touchées par le conflit – y compris les jeunes et les femmes – dans les dialogues et travailler pour faire en sorte que les observateurs du cessez-le-feu et les négociateurs puissent se rendre dans les zones touchées pour pouvoir se prononcer sur les violations présumées et parler directement avec les habitants.
  • Soutenir les efforts visant à intégrer des objectifs de protection de l’environnement dans les pourparlers, notamment avec les FARC-EMC et l’ELN.
  • Travailler au déploiement d’une plus grande présence diplomatique européenne dans les zones rurales, par exemple grâce à l’expansion du programme Défendons la vie (Defendamos la Vida), dont l’objectif est de protéger les dirigeants sociaux.
  • Dynamiser le financement européen pour la mise en œuvre de l’accord de paix de 2016, étant donné que le Fonds fiduciaire pour la Colombie – qui était essentiel pour assurer le développement rural – est épuisé.
  • Intensifier la coopération européenne avec la Colombie, et plus généralement avec l’Amérique latine, sur les questions liées à l’éradication de la criminalité organisée, notamment grâce au partage d’informations, aux enquêtes conjointes, à la formation et à l’assistance technique.
Une femme passe devant une maison avec un graffiti du groupe d’insurrection ELN, près du restaurant où deux agents de la police métropolitaine de Cucuta ont été tués dans la matinée, dans la municipalité d’El Zulia, près de Cucuta, en Colombie, 4/07/2023. Schneyder MENDOZA / AFP

Des débuts difficiles

Le président Petro est arrivé au pouvoir en août 2022 dans un contexte de grogne populaire contre la corruption, les inégalités et la montée de la violence. Pendant un certain temps, l’accord de paix historique de 2016 entre le gouvernement et les FARC a permis à la Colombie de voir les taux de déplacements forcés, de massacres, d’enlèvements et d’autres crimes baisser à leur niveau le plus bas depuis des années. Pourtant, de nouveaux groupes armés et des groupes existants ont récemment cherché à prendre le contrôle de commerces illicites lucratifs, se livrant ainsi une concurrence féroce. Les groupes armés ont également profité des confinements et des fermetures d’écoles pendant la pandémie de Covid-19 pour renforcer leur contrôle et recruter de nouveaux membres. C’est ainsi que le conservateur Iván Duque (2018-2022) a été le premier président colombien en deux décennies à quitter ses fonctions alors que le pays était en proie à des niveaux d’insécurité plus élevés qu’au début de son mandat.

Dès son accession à la présidence, Gustavo Petro a été confronté à une flambée de violence inquiétante que son gouvernement s’efforce toujours aujourd’hui de juguler. Son gouvernement a immédiatement affirmé que les négociations sur la démobilisation des groupes armés étaient essentielles à tout effort de résolution des conflits multiformes dans l’ensemble du pays. Les autorités ont promis de discuter avec tous les groupes armés dans le cadre de la campagne de réduction de la violence. Pour ce qui est des groupes criminels, une bonne partie de la population colombienne est toutefois hostile aux ambitions du gouvernement, tout comme les principales autorités judiciaires et de nombreux membres du Congrès. Selon les critiques, l’Etat colombien a toujours négocié avec ses opposants politiques, en particulier les guérillas, mais pas avec des criminels cherchant uniquement à obtenir un bénéfice financier. Des obstacles juridiques entravent également les discussions avec le crime organisé, notamment un amendement constitutionnel adopté sous le gouvernement Duque qui interdit les amnisties pour les trafiquants de drogue et les kidnappeurs.

Les premiers revers dans la mise en œuvre du programme de « paix totale » de Gustavo Petro n’ont fait que renforcer ces inquiétudes. Le gouvernement a déclaré des cessez-le-feu unilatéraux avec cinq groupes armés et criminels, à partir du 1er janvier, pour réduire la violence. Mais ces organisations ont plutôt choisi de saisir cette occasion pour recruter davantage de membres et s’emparer de nouveaux territoires sans craindre une riposte militaire. Les cessez-le-feu ont entrainé ce qu’un officier supérieur de l’armée a appelé « une perte totale de toute dynamique » au cours des trois premiers mois de l’année 2023.

Le gouvernement a judicieusement décidé de ne pas renouveler les cessez-le-feu lorsqu’ils ont expiré le 31 juin, mais le mal était fait. Les Forces d’autodéfense gaitanistes sont désormais plus profondément ancrées sur la côte atlantique du pays, les FARC-EMC se sont développées de manière agressive en Amazonie et le long de la côte pacifique et l’ELN a renforcé ses positions dans des départements stratégiques (nom donné aux provinces colombiennes), notamment le Cauca sur le Pacifique et le Norte de Santander à la frontière vénézuélienne.

Le gouvernement de Petro s’adapte après les premières déceptions, en essayant de renforcer sa position à la fois sur le champ de bataille et à la table des négociations. Il a obtenu un cessez-le-feu bilatéral avec l’ELN, qui est entré en vigueur le 3 août, et dont les protocoles comprennent un engagement à respecter le droit humanitaire international. Il s’agit là d’une mesure cruciale alors que les insurgés ne font souvent pas la distinction entre les soldats et les civils, notamment lorsqu’ils posent des mines antipersonnel ou procèdent à des enlèvements.

Le ministère de la Défense [Colombien] a ordonné à l’armée de s’attaquer plus durement à tous les groupes qui ne sont pas couverts par un cessez-le-feu.

Le ministère de la Défense a ordonné à l’armée de s’attaquer plus durement à tous les groupes qui ne sont pas couverts par un cessez-le-feu, en intensifiant les opérations contre les Forces d’autodéfense gaitanistes et les FARC-EMC. C’est ainsi qu’en août, le ministre de la Défense Iván Velasquez a lancé une vaste offensive pour reprendre des parties d’une région du Cauca sous contrôle des FARC-EMC depuis des années. Cette campagne contre les dirigeants et les bastions du groupe semble avoir eu un effet. Le 19 septembre, les FARC-EMC ont accepté un cessez-le-feu bilatéral total, qui devait débuter le 8 octobre. Cependant, avant même que le cessez-le-feu n’entre en vigueur, les FARC-EMC ont perpétré une série d’attentats à la voiture piégée, dont un particulièrement flagrant contre un poste de police dans le Cauca, qui a fait deux morts parmi les civils. Face à l’indignation de l’opinion publique, les guérillas ont demandé à leurs combattants, le 22 septembre, de renoncer à toute nouvelle opération offensive.

Les autorités espèrent que la nouvelle politique de défense pourra enfin s’aligner sur la stratégie de dialogue du gouvernement. Cette politique consisterait à exercer une pression militaire sur les groupes pour qu’ils s’engagent dans des négociations, tout en leur offrant des incitations matérielles dans ce sens. Il semblerait que le gouvernement Petro ait affiné son approche. Alors qu’il n’avait auparavant désigné qu’une poignée de fonctionnaires pour gérer un ensemble de processus de paix complexes, le gouvernement a annoncé fin août qu’il décentraliserait les efforts de paix en créant huit bureaux régionaux, avec un commissaire affecté à chacun d’entre eux.

Certains éléments importants pour une stratégie de paix viable font pourtant encore cruellement défaut. Le gouvernement n’a pas réussi à mettre en place un cadre juridique clair pour le dialogue avec les groupes criminels, y compris les Forces d’autodéfense gaitanistes. Le Congrès a bien approuvé le plan de « paix totale » en novembre 2022 mais le procureur général a insisté sur le fait qu’une législation supplémentaire était nécessaire pour définir les termes des discussions et les avantages qui peuvent être envisagés pour la démobilisation massive des groupes criminels. En juin, le Congrès a mis de côté le projet de loi du gouvernement qui aurait comblé cette lacune. Les Forces gaitanistes ont également rejeté les conditions proposées, qui auraient inclus une réduction des peines d’emprisonnement de six à huit ans et une amnistie pour une petite partie des richesses mal acquises en échange de la vérité et d’une transparence totale sur les crimes commis. Tant qu’il n’y aura pas de loi régissant les pourparlers, le dialogue avec les gangs urbains sera également dans l’impasse. Malgré quelques premiers succès, dont une trêve dans la ville portuaire de Buenaventura qui a mis fin aux homicides pendant 80 jours, les groupes attendent que le gouvernement détermine le type de mesures de démobilisation qu’il pourrait offrir dans le cadre de la loi et commencent à s’impatienter.

Des communautés sous la contrainte

Une grande partie de la diplomatie du gouvernement avec les groupes armés et criminels s’est concentrée sur la réduction des confrontations avec les forces étatiques. Les violences à l’égard des civils n’ont pas fait l’objet d’autant d’attention, alors qu’elles sont dues en grande partie aux affrontements entre groupes armés rivaux ou à leurs tentatives de consolider leur emprise sur la vie de la communauté.

Pour conserver leur territoire, les groupes armés et criminels exercent leur pouvoir de coercition sur les communautés, dont beaucoup ne bénéficient pas de la protection de l’Etat. L’Arauca a connu une vague d’assassinats, les groupes rivaux s’en prenant aux responsables sociaux (c’est-à-dire aux activistes et aux représentants de la société civile) qui vivent dans des zones dirigées par leurs ennemis ou qui sont accusés de sympathiser avec l’autre camp. Mais les groupes armés ont également de plus en plus recours à des formes insidieuses et souvent difficiles à détecter de violence et de contrôle social visant à dissuader leurs détracteurs, qui leur permet de rester discrets. Les groupes armés ont utilisé la force pour limiter les déplacements de communautés entières le long de la côte pacifique – une pratique connue sous le nom de confinement, dont les cas ont augmenté de 18 pour cent au cours des six premiers mois de l’année 2023. Ils ont également posé des mines antipersonnel et exigé que les habitants portent des cartes d’identité délivrées localement pour empêcher les intrus d’entrer. Dans les départements du sud du pays (Cauca, Caquetá et Putumayo), des groupes armés ont contraint des civils non armés à encercler des soldats et à exiger leur départ.

Les groupes armés et criminels espèrent consolider leur emprise sur ces régions et d’autres lors des élections locales d’octobre, au cours desquelles les postes de maires et de conseillers municipaux seront attribués. Ces groupes voudraient influencer les titulaires de ces postes, principalement pour blanchir des revenus illicites, par exemple dans le cadre de la passation de marchés publics, et pour orienter les opérations de sécurité. Fin août, la Mission d’observation électorale, un groupe de la société civile, avait enregistré 288 attaques violentes ou menaces contre des responsables politiques depuis le début de la campagne électorale, dont 21 tentatives d’assassinat. Le nombre total d’attaques représente déjà une augmentation de 80 pour cent par rapport aux élections locales de 2019. En septembre, la même organisation a signalé 125 municipalités présentant un risque élevé de violence électorale, soit le nombre le plus élevé depuis 2010.

Un candidat à la mairie d’un bastion de l’ELN a déclaré que les guérilleros « ne présentaient pas de candidats, mais qu’ils en éliminaient ».

Au début de la campagne électorale, les FARC-EMC avaient déclaré qu’elles n’autoriseraient que les candidats leur étant favorables à faire campagne dans les zones qu’elles contrôlaient, et ces menaces à la sécurité avaient empêché certains membres des partis traditionnels d’enregistrer leur candidature. Les négociateurs du gouvernement ont depuis obtenu des FARC-EMC qu’elles s’engagent à ne pas faire ingérence dans la tenue des élections. Les candidats de la côte atlantique, quant à eux, ont déclaré à Crisis Group qu’il était essentiel d’entretenir des canaux de communication avec les Forces gaitanistes pour pouvoir se présenter aux élections en toute sécurité, bien que le groupe ait déclaré publiquement qu’il n’interviendrait pas dans le scrutin. « Il est impossible de faire campagne de peur qu’ils n’attentent à votre vie », a déclaré un candidat indépendant. Un candidat à la mairie d’un bastion de l’ELN a déclaré que les guérilleros « ne présentaient pas de candidats, mais qu’ils en éliminaient », empêchant ainsi leurs ennemis politiques de se présenter aux élections.

Les femmes et les jeunes sont généralement les plus touchés par les abus dans les zones contrôlées par les groupes armés. Les femmes sont confrontées à des difficultés spécifiques lorsqu’elles tentent de maintenir l’unité de leur famille et de leur communauté dans une situation de pressions extrêmes. « Les femmes sont toujours celles qui courent les plus grands risques – d’être violées ou agressées, de devenir veuves, de ne pas savoir comment tenir leurs enfants à l’écart du conflit », a déclaré une responsable sociale d’Arauca. Les jeunes sont également entraînés dans les conflits. Les groupes armés affirment qu’ils recrutent principalement des jeunes âgés de seize à 24 ans ; les jeunes qui s’engagent n’ont souvent pas d’autres possibilités et risquent des représailles s’ils refusent de s’enrôler.

Échapper au piège de la coercition

Il est essentiel de mettre fin à ces pratiques coercitives, surtout dans les zones rurales, non seulement pour préserver le bien-être de la population, mais aussi pour prouver que les négociations offrent de réels avantages aux communautés. L’opinion publique se désintéresse des négociations, car elle a l’impression qu’elles ne contribuent guère à améliorer la sécurité de la population. Lors d’un récent sondage, 28,5 pour cent seulement des Colombiens ont déclaré qu’ils pensaient que la « paix totale » fonctionnait bien, tandis que près de 67 pour cent d’entre eux estimaient que la sécurité publique s’était détériorée. Pour contribuer à répondre à ces préoccupations, les pourparlers avec l’ELN devraient mettre l’accent sur le respect du droit humanitaire international et insister sur le fait que les civils doivent être protégés de la violence. Le gouvernement ferait un très grand pas dans la bonne direction s’il atteignait l’objectif déclaré d’une cessation totale des hostilités avec les FARC-EMC – qui passerait par l’éradication des violences contre les civils, y compris le recrutement, l’extorsion et les restrictions de mouvement. Les rebelles ont, jusqu’à présent, rejeté ces conditions mais des mesures plus modestes pourraient être envisagées. Les FARC-EMC pourraient, par exemple, accepter de cesser de recruter des mineurs et positionner leurs combattants à une certaine distance des civils, peut-être en échange d’un engagement de l’armée à se tenir également à l’écart de ces zones à forte densité de population.

Les efforts de « paix totale » devraient soulager les populations qui ont subi les taux de violence les plus élevés : les minorités ethniques, les enfants et les femmes des zones rurales. Les premiers accords avec l’ELN et les FARC-EMC comprennent des promesses d’efforts humanitaires conjoints dans les zones touchées par le conflit. Ces efforts doivent être menés avec une extrême prudence, sans que les groupes armés ou l’armée ne soient impliqués dans l’acheminement de l’aide essentielle. Parallèlement, les négociations avec l’ELN et les FARC-EMC devraient permettre une plus grande participation des femmes. Dans le cas de l’ELN, un groupe de consultation populaire nouvellement créé pourrait s’attaquer à des questions telles que la violence basée sur le genre et les effets du confinement forcé. Le processus FARC-EMC est censé se déplacer et se rendre dans tout le pays, ce qui permettrait aux femmes, aux jeunes et aux communautés ethniques de faire entendre leur voix.

Ce que l’UE et ses Etats membres peuvent faire

Les communautés rurales font confiance à l’UE et à ses Etats membres, en raison de leur soutien historique à la mise en œuvre du processus de paix de 2016, ce qui les rend particulièrement à même de contribuer aux progrès de la stratégie de « paix totale » et d’aider à protéger ces populations. L’UE ne peut pas intervenir dans l’ordre du jour des pourparlers avec les FARC-EMC, mais il lui a été demandé de servir de garante du processus, ce qui permettra aux diplomates de l’UE d’offrir des conseils sur le droit international humanitaire, ainsi que des ressources techniques et financières pour s’assurer que les négociateurs des deux parties entendent directement les victimes et les communautés affectées. Les pourparlers devant avoir lieu en Colombie, l’UE pourrait par exemple subventionner les visites officielles des négociatrices et négociateurs et des membres des organes de suivi dans les régions en conflit. Ces contacts avec les communautés sont essentiels pour garantir qu’un accord bénéficie du soutien de la population. Ils faciliteraient également le dialogue avec les gangs urbains et les pourparlers avec l’ELN.

L’intérêt de l’Europe à mettre fin à la déforestation en Colombie s’aligne également sur le processus des FARC-EMC. Lors des premiers contacts avec le gouvernement, les dirigeants des FARC-EMC ont clairement indiqué qu’ils cherchaient à jouer un rôle en temps de paix dans la protection de l’environnement, et les négociations pourraient viser à préciser quel pourrait être ce rôle. Le groupe exerce une influence manifeste dans certains domaines : au cours des derniers mois, par exemple, il a imposé une réduction modeste du défrichement dans la région amazonienne. L’Etat colombien, en revanche, n’a qu’une faible présence institutionnelle dans ces territoires éloignés. Les opérations militaires visant à freiner la déforestation ont, quant à elles, ciblé les petits exploitants forestiers plutôt que ceux qui financent ces activités ou sont à la tête des puissants intérêts économiques à l’origine de la dégradation massive de l’environnement. Une approche collaborative pourrait être bénéfique pour toutes les parties concernées.

L’UE et les Etats membres pourraient ... s’efforcer de consolider leur présence diplomatique visible dans les zones rurales de Colombie.

L’UE et les Etats membres pourraient également s’efforcer de consolider leur présence diplomatique visible dans les zones rurales de Colombie. Les responsables sociaux et les communautés ont déclaré que les visites et les déclarations des diplomates internationaux leur conféraient un certain niveau de protection. Les groupes armés sont moins susceptibles d’attaquer les responsables sociaux qui ont des liens visibles avec l’extérieur, en particulier parce que les groupes soignent leur image en amont des pourparlers de paix. Le programme Défendons la vie de l’Union européenne a jusqu’à présent permis à des dizaines de responsables de bénéficier de ce niveau de sécurité supplémentaire.

Le financement de la suite de la mise en œuvre de l’accord de paix de 2016 avec les FARC est également essentiel pour lutter contre les inégalités et le manque de développement rural qui continuent d’alimenter le conflit. Le Fonds fiduciaire de l’UE a soutenu presque toutes les composantes de l’accord, qu’il s’agisse d’aider les anciennes guérillas des FARC à retourner à la vie civile, de renforcer les économies rurales ou de soutenir les emblématiques programmes de développement axés sur le territoire (PDET), qui visaient à tirer parti de la croissance dans les zones post-conflit. Mais le Fonds fiduciaire n’a pas été alimenté depuis 2021 et ne peut donc pas financer de nouveaux projets. Sans fonds, le gouvernement Petro dispose de moins de ressources à consacrer à ces initiatives transformatrices, même s’il a déclaré que la réforme rurale était une priorité. Un nouveau financement, en particulier pour les PDET, pourrait contribuer à faire avancer ces projets et à créer une base plus solide pour la paix. Le financement de la participation des femmes aux négociations et d’initiatives de protection spécifiques pour lutter contre la violence basée sur le genre (par exemple dans le cadre du plan d’action de l’UE pour les femmes, la paix et la sécurité et du plan d’action pour l’égalité entre les hommes et les femmes) contribuerait également à renforcer les dispositions de cet accord.

Enfin, l’UE devrait accélérer les efforts conjoints d’application de la loi avec la Colombie, ce qui est déjà bien engagé. L’Europe est désormais une destination privilégiée pour la cocaïne colombienne et les liens transatlantiques entre les criminels se sont renforcés. Outre l’annonce récente d’un renforcement de la coopération judiciaire, l’UE pourrait développer les possibilités de formation et d’échange pour les partenaires colombiens des forces de sécurité. Europol pourrait tirer parti d’un projet pilote de partage d’informations dans le cadre du programme d’assistance à la lutte contre la criminalité transnationale organisée en Europe et en Amérique latine (El Paccto), qui devrait bientôt entrer dans une phase plus active. Récemment, les enquêtes couronnées de succès portant sur les réseaux de trafic de drogue ont démontré la valeur de l’expertise et du financement européens, y compris grâce à l’accompagnement du déploiement d’enquêtrices et d’enquêteurs et à l’analyse des flux financiers. Cette coopération pourrait être canalisée pour créer des unités conjointes d’enquêtes spéciales (semblables à celles que les États-Unis et le Royaume-Uni ont mises en place en Colombie), qui se concentreraient sur des organisations ou des types de crimes spécifiques.

Niger : maitriser les conséquences du coup d’État

Le coup d’État du 26 juillet au Niger a bouleversé les alliances en Afrique de l’Ouest et a porté un nouveau coup aux principes démocratiques dans la région. Après les prises de pouvoir militaires au Mali et au Burkina Faso en 2021 et 2022, l’Union européenne (UE), les États-Unis et d’autres alliés des États du Sahel avaient placé leurs espoirs dans le président nigérien Mohamed Bazoum, le considérant comme un garant de la stabilité et d’une gouvernance civile raisonnable. Alors que les insurgés islamistes avaient intensifié leurs opérations au Mali et au Burkina Faso, le Niger avait plutôt bien contenu les activités jihadistes depuis deux ans. Mohamed Bazoum avait élaboré une politique sécuritaire efficace, basée sur des initiatives non militaires, telles que des programmes menés avec des insurgés repentis, tout en nouant des liens plus étroits avec les armées des États-Unis et de la France. Mais malgré le bilan de Mohamed Bazoum, ceux qui l’avaient aidé à accéder au pouvoir en 2021 ne l’ont pas protégé lors du coup d’État mené par le général Abdourahamane Tiani, chef de la garde présidentielle, qui craignait apparemment d’être démis de ses fonctions.

Alors que la junte consolide son pouvoir, les alliances géopolitiques se réorganisent. Les bailleurs de fonds, les voisins et les partenaires de sécurité du Niger sont partagés quant à la manière de travailler avec les nouveaux dirigeants militaires du pays. La France a rappelé son ambassadeur après un long bras de fer diplomatique et retirera ses 1500 soldats du Niger d’ici la fin de l’année. La Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), ébranlée par l’instabilité provoquée par les prises de pouvoir militaires au Mali et au Burkina Faso, a imposé des sanctions sévères, gelant toutes les transactions commerciales et financières entre ses États membres et le Niger, y compris les exportations d’électricité. L’UE a jusqu’à présent soutenu la Cedeao dans sa demande que le président Mohamed Bazoum soit rétabli dans ses fonctions. Certains États membres de l’UE sont de plus en plus favorables à une approche plus souple, mais la France s’y refuse jusque-là, ce qui limite la capacité de l’UE à trouver des points d’entente avec la junte. Les États-Unis, en revanche, ont maintenu les canaux de communication ouverts avec les nouveaux dirigeants militaires afin de préserver leurs intérêts dans le pays et de déjouer les manœuvres de la Russie. La Chine, quant à elle, cherche avant tout à protéger ses blocs pétroliers.

Les enjeux sont considérables. Les perspectives de résolution de la crise sécuritaire qui sévit au Sahel sont minces. L’économie du Niger souffre, tout comme sa population. L’UE et ses États membres s’efforcent de concilier la promotion des principes démocratiques avec la prise en compte des enjeux sécuritaires et humanitaires. Pour y parvenir, ils devraient :  

  • Encourager la Cedeao, par exemple par l’intermédiaire de son État membre, le Nigéria, à poursuivre le dialogue avec la junte nigérienne. Bien que la vague de coups d’État en Afrique de l’Ouest ait, à juste titre, alimenté la crainte d’une contagion, une désescalade s’impose.

  • Lors des discussions avec la junte, insister pour que la transition soit menée par des civils et réunisse des représentants de l’armée, des partis politiques et des organisations de la société civile, y compris des groupes de femmes et, avec le concours de la Cedeao, soutenir discrètement les groupes civils qui pourraient plaider en faveur d’une gouvernance responsable et, à terme, du retour à l’ordre constitutionnel.

  • Veiller à ce que l’aide au développement et l’aide humanitaire continuent de parvenir à ceux qui en ont le plus besoin, comme les personnes déplacées et les enfants. Les États membres de l’UE devraient rappeler à toutes les parties – la junte et les pays de la Cedeao – la nécessité de garantir que le personnel humanitaire dispose d’un accès sans entrave pour acheminer l’aide. Une autre mesure pourrait consister à faire pression sur la Cedeao pour qu’elle exempte du régime de sanctions les produits de première nécessité tels que les médicaments, le carburant et l’électricité.

  • À moyen et long terme, évaluer, dans le contexte de cette crise, si l’accent mis par l’Europe sur la coopération en matière de sécurité au Sahel a été efficace ou s’il serait préférable d’adopter une approche davantage axée sur la bonne gouvernance et le développement économique.

Les partisans du Conseil national pour la sauvegarde de la patrie (CNSP) du Niger assistent au concert de soutien à l'armée devant la base aérienne nigérienne et française de Niamey, 10 septembre 2023. AFP

La junte s’enfonce

Le coup d’État à Niamey a gravement compromis le dispositif de coopération régionale. Motivés par des préoccupations sécuritaires et la crainte d’une contagion des coups d’État, plusieurs pays côtiers voisins du Niger, ainsi que ses partenaires occidentaux, ont adopté une position de fermeté à l’égard de la junte. La Cedeao a imposé d’importantes sanctions financières et économiques et a menacé d’intervenir militairement si les négociations visant à rétablir Mohamed Bazoum dans ses fonctions n’aboutissaient pas. Une intervention militaire semble toutefois peu probable, d’autant que les sénateurs des États du nord du Nigéria ont exhorté le président Bola Tinubu à «employer des moyens politiques et diplomatiques » pour résoudre la crise plutôt que d’envoyer des soldats au Niger. Les pays favorables à une intervention – le Bénin, la Côte d’Ivoire, le Ghana et le Sénégal – n’agiront certainement pas sans la participation du Nigéria.

Quoi qu’il en soit, la plupart des observateurs s’accordent à considérer qu’une telle intervention serait désastreuse pour le Niger. Les forces de sécurité et de nombreux habitants de la capitale semblent soutenir la junte, et un conflit armé pourrait faire des victimes parmi la population civile. Le 15 septembre, le Mali et le Burkina Faso, qui ont chacun vécu deux coups d’État au cours des trois dernières années, ont signé un pacte de défense mutuelle avec les dirigeants militaires du Niger, s’engageant à s’entraider dans la lutte contre le jihadisme et à repousser les « agressions extérieures ». On ne sait pas exactement quelle aide militaire les deux pays pourraient apporter à la junte nigérienne si l’accord était mis à l’épreuve, car ils ont tous deux déjà fort à faire pour contenir les insurrections islamistes sur leur territoire. Mais toute intervention de leur part contribuerait au chaos régional. En outre, une intervention militaire affaiblirait la Cedeao elle-même, en particulier si la junte (ainsi que des membres de l’opposition dans les États membres de la Cedeao) continuait à répéter que le bloc est manipulé par la France, l’ancienne puissance coloniale dans une grande partie du Sahel.

Les sanctions de la Cedeao ont perturbé les importations de denrées alimentaires au Niger, provoquant une flambée des prix des produits de base.

Parallèlement, la situation au Niger est de plus en plus sombre. Le pays souffre d’une insécurité alimentaire chronique, notamment due aux inondations et aux sècheresses. Les sanctions de la Cedeao ont perturbé les importations de denrées alimentaires au Niger, provoquant une flambée des prix des produits de base. Cet État enclavé importe la plupart de ses produits par la route, en particulier du Bénin et du Nigéria. Les sanctions ont pratiquement mis un terme à ces importations, ainsi qu’à l’approvisionnement en électricité en provenance du Nigéria, qui couvrait plus des deux tiers de la demande nationale. Les pharmacies sont en rupture de stock et les hôpitaux ont du mal à réfrigérer les vaccins pour les nourrissons. L’UE a, d’autre part, gelé plus de 500 millions d’euros de soutien financier et d’aide à la sécurité, réduisant de facto le budget de Niamey et générant une incertitude quant à l’assistance militaire promise. L’économie nigérienne, dont le volume est estimé à 14 milliards de dollars, dépend fortement de l’aide étrangère. Les partenaires extérieurs étaient censés fournir 48 pour cent du budget de l’État en 2023. Les autorités nigériennes comptaient également sur les organisations internationales pour les aider à fournir des services de base dans les zones rurales et à s’occuper des quelque 700000 personnes déplacées ou réfugiées dans le pays.

La junte refuse cependant de lâcher du lest et instrumentalise les pressions extérieures pour rallier l’opinion publique à sa prise de pouvoir. Ses récentes décisions n’ont fait qu’aggraver la situation. Alors même que l’aide humanitaire était exemptée des sanctions de la Cedeao, Niamey a bloqué l’entrée de l’aide arrivant par le Bénin arguant que ce pays soutenait une intervention militaire et a demandé aux ONG d’envoyer leurs convois humanitaires par le Burkina Faso, son allié. Fin août, la junte a également limité davantage encore les conditions de travail et l’indépendance des agences des Nations unies et des ONG internationales, ce qui a entamé leur capacité à fournir de l’aide.

Des choix difficiles en matière de sécurité

Le coup d’État au Niger assombrit le tableau au Sahel qui était déjà plutôt morose. Le Mali s’achemine vers une guerre totale contre des séparatistes armés dans le nord, où deux groupes jihadistes, l’État islamique province du Sahel et le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM) se disputent également le contrôle des territoires. Les jihadistes sont actifs dans une grande partie des zones rurales du Burkina Faso, tandis que les autorités militaires du pays distribuent des armes aux civils pour défendre les villes et les villages.

Contrairement à ses voisins, le Niger a mieux réussi à juguler les attaques jihadistes ces deux dernières années. Avant le coup d’État, même les militaires attribuaient au moins en partie la meilleure résistance du Niger aux actions politiques de Mohamed Bazoum, notamment sa volonté de négocier avec les jihadistes, de désarmer et de réintégrer les insurgés repentis, ainsi que d’absorber progressivement les groupes d’autodéfense dans les forces de sécurité. La junte va probablement mettre un terme à ces initiatives, qu’elle considère comme une atteinte au statut des militaires de carrière. Cependant, à l’heure actuelle, les options politiques que vont suivre les nouveaux dirigeants ne sont pas claires.

Quant à la coopération occidentale en matière de sécurité, elle est en plein chaos. La junte a renforcé sa crédibilité en attisant le sentiment anti-français et en exigeant que la France retire ses 1500 soldats du pays. Le long bras de fer entre le président français Emmanuel Macron et la junte a empêché les autres États membres de l’UE de renouer des liens avec les autorités. Le 24 septembre, la France a finalement déclaré qu’elle retirerait ses troupes avant la fin de l’année, mettant un terme à une décennie d’intervention au service de la stabilisation du Sahel. Son ambassadeur a quitté le pays trois jours plus tard.

Washington continue de réfléchir au maintien d’une présence militaire au Niger après le retrait de la France.

Contrairement à la France, et malgré des années de coopération militaire franco-états-unienne dans la région, les États-Unis ont adopté une approche plus prudente. Ils n’ont pas immédiatement qualifié la prise de pouvoir des militaires de coup d’État, mais ils ont appliqué des restrictions liées au coup d’État conformément à la législation américaine ; ils n’ont pas non plus reconnu la junte comme un gouvernement légitime. Avec 1100 soldats dans le pays, les États-Unis ont suspendu la plupart de l’aide et de la coopération antiterroriste, mais, après des discussions avec de hauts responsables de la junte, dont certains ont été formés par les États-Unis, ils ont repris les vols de drones à partir d’une base qu’ils ont construite près de la ville d’Agadez,. Washington continue de réfléchir au maintien d’une présence militaire au Niger après le retrait de la France.

L’UE se trouve donc confrontée à des choix difficiles. Elle considérait le Niger comme un allié clé pour les questions touchant à la fois à la sécurité de la région et à celle de l’Union, notamment en ce qui concerne le trafic de stupéfiants et les migrations. En juillet 2022, l’UE s’est engagée à verser 70 millions d’euros aux forces armées nigériennes dans le cadre de la Facilité européenne pour la paix (FEP), bien qu’elle n’ait déboursé qu’une petite partie de cette somme à ce jour. Un mois avant le coup d’État, en juin, Bruxelles avait accepté de fournir une aide létale au Niger, dont des munitions. Il s’agissait de la première fois que la FEP était employée à ces fins, en dehors de l’Ukraine. En février, l’UE avait également mis en place une mission de partenariat militaire au Niger. Tous ces projets sont désormais à l’arrêt, alors que l’approche intransigeante de la France à l’égard de la junte, qui est conforme aux principes démocratiques, a, dans la pratique, ralenti les efforts de l’UE pour mener une discussion sur la manière de s’impliquer avec les autorités nigériennes. Certains États membres ont, cependant, entamé des discussions prudentes avec le nouveau premier ministre du Niger, Ali Lamine Zeine, un économiste réputé.

La reprise du dialogue ne suffira peut-être pas à garantir le retour d’un partenariat sécuritaire durable avec la junte, compte tenu de tous les obstacles actuels – notamment l’alignement de Niamey sur les positions des autorités de transition maliennes et burkinabées, qui sont toutes deux en bons termes avec la Russie – mais cela ne devrait pas être l’objectif premier de l’UE. Si l’UE et les États membres veulent pouvoir disposer d’une base stable pour la coopération avec Niamey, et éviter que le Niger ne suive le Mali et le Burkina Faso sur la voie de l’implosion, leur priorité devrait être d’insister sur la nécessité d’une transition dirigée par des civils. Ils ont toutes les chances d’y réussir s’ils passent leurs messages en travaillant avec et par l’intermédiaire de la Cedeao. Tous les acteurs extérieurs – y compris l’UE et la Cedeao – devraient d’ailleurs faire preuve d’une certaine flexibilité pour développer des accords de travail fonctionnels avec les nouvelles autorités. 

Ce que l’UE et ses États membres peuvent faire 

 L’UE et ses États membres ont peu de bonnes options à leur disposition , mais ils pourraient prendre plusieurs mesures pour éviter que la crise ne s’aggrave tout en tirant des leçons de ce dernier épisode.

Premièrement, Bruxelles devrait soutenir la Cedeao dans ses pourparlers avec la junte, en veillant tout particulièrement à persuader les États membres favorables à une intervention militaire qu’une autre approche est nécessaire. Alors même qu’une telle opération semble largement improbable, compte tenu des divisions internes au sein de l’UE et du fait que l’Union africaine s’y oppose, il convient de rappeler qu’une intervention pourrait avoir des conséquences déstabilisantes et mener vers une issue incertaine. L’UE devrait plutôt promouvoir l’approche diplomatique. Le poids politique et économique du Nigéria pourrait lui permettre de prendre la tête des pourparlers avec Niamey, même si d’autres candidats régionaux pourraient également jouer ce rôle. Le Togo, par exemple, a ouvertement déclaré qu’il désapprouvait l’intervention militaire et a fait part de sa volonté de faciliter l’acheminement de l’aide humanitaire au Niger.

Avec la Cedeao, l’UE pourrait commencer à soutenir discrètement les groupes civils qui seraient susceptibles de jouer un rôle dans le retour éventuel à l’ordre constitutionnel.

Deuxièmement, l’UE devrait rattraper le temps perdu du fait de l’intransigeance de la France et trouver le moyen de construire une relation productive avec la junte nigérienne. Cela lui permettrait de faire pression, principalement par l’intermédiaire de la Cedeao, en faveur d’une transition dirigée par des civils et réunissant des représentants de l’armée, des partis politiques et des organisations de la société civile, y compris des groupes de femmes. En collaboration avec la Cedeao, l’UE pourrait commencer à soutenir discrètement les groupes civils qui seraient susceptibles de jouer un rôle dans le retour éventuel à l’ordre constitutionnel.

Troisièmement, l’UE devrait encourager toutes les parties, en collaboration avec les Nations unies, à garantir un corridor sécurisé et sans entrave aux organisations humanitaires qui fournissent de la nourriture et des médicaments aux personnes en difficulté, en tenant compte des besoins spécifiques des personnes déplacées, des femmes et des enfants. L’UE devrait également inciter la Cedeao à faire des exceptions dans ses sanctions commerciales et financières pour les produits pharmaceutiques, les fournitures médicales, les produits pétroliers et l’électricité.

Enfin, le coup d’État devrait servir d’avertissement et inciter à une profonde révision des politiques de sécurité de l’UE au Sahel. Sous Mohamed Bazoum, le Niger était sur la bonne voie, mais son système politique restait fragile et le mécontentement populaire à l’égard des élites dirigeantes prenait de l’ampleur. Comme le montre l’exemple du Mali, des partenariats sécuritaires apparemment solides sont susceptibles de s’effondrer dans ces circonstances. L’UE n’a pas intérêt à rompre ses liens avec le Niger, mais la prise de pouvoir par des militaires à Niamey devrait susciter des discussions sur les priorités de Bruxelles dans la région. Il est grand temps que l’UE se demande si elle devrait continuer à se concentrer sur la sécurité au Sahel ou si elle ne devrait pas plutôt mettre l’accent sur la gouvernance et le développement économique pour obtenir de meilleurs résultats.

Les réfugiés rohingyas au Bangladesh : limiter les conséquences d’une crise qui s’éternise

L’avenir est de plus en plus sombre pour les 750000 réfugiés rohingyas au Bangladesh, qui ont été chassés de l’ouest du Myanmar il y a plus de six ans. Le coup d’État de 2021 au Myanmar a amené au pouvoir les mêmes officiers militaires, dont la brutalité envers la minorité musulmane de l’État de Rakhine en 2016-2017 les avait poussés à franchir la frontière. Malgré l’insistance du régime à commencer le rapatriement, il a refusé de garantir la citoyenneté aux rapatriés. Parallèlement, la situation dans l’État de Rakhine est devenue plus complexe, en raison de la montée en puissance de l’Armée de l’Arakan, un groupe armé qui lutte pour une plus grande autonomie de la majorité bouddhiste de Rakhine et qui contrôle désormais une grande partie du centre et du nord de l’État.

Les réfugiés sont confrontés à des difficultés croissantes dans leurs camps surpeuplés. L’aide internationale a beaucoup diminué et les Nations unies ont été obligées de réduire d’un tiers l’aide alimentaire vitale en 2023. Parallèlement, l’insécurité grandit. La pauvreté et le désespoir menacent de créer un cercle vicieux poussant les réfugiés – en particulier les jeunes hommes – à rejoindre des gangs criminels et des groupes armés, alimentant ainsi la violence. Les femmes et les jeunes filles entreprennent des traversées risquées en bateau ou par voie terrestre (par le Myanmar et la Thaïlande) vers la Malaisie – leur voyage étant souvent payé par des hommes rohingyas qui les attendent pour les épouser. D’autres restent sur place et se marient souvent jeunes. Le Bangladesh, qui avait été félicité par le monde entier pour son accueil de la nombreuse population rohingya, commence à s’impatienter face à la charge que cela représente. En refusant de reconnaître que la crise va probablement s’éterniser et de planifier en conséquence, Dacca risque d’aggraver une situation déjà difficile.

L’UE et ses États membres pourraient contribuer à relever cet ensemble de défis en mettant en place les mesures suivantes :

  • Augmenter le financement de l’appel humanitaire de l’ONU au Bangladesh pour aider à répondre aux besoins des réfugiés rohingyas, afin d’éviter que les conditions dans les camps ne se détériorent davantage. Face à la montée de la violence, il est particulièrement important que l’UE renforce son soutien aux services de protection des réfugiés vulnérables, notamment les chefs de file communautaires et les jeunes hommes qui risquent d’être victimes de groupes armés, ainsi que les femmes confrontées à la violence de leurs partenaires. Ses États membres devraient également envisager d’accueillir les plus vulnérables en prévoyant une réinstallation dans un pays tiers.

  • Utiliser la position influente de l’UE au Bangladesh pour encourager Dacca à adopter une stratégie à long terme, en reconnaissant que la grande majorité des réfugiés resteront probablement dans le pays pendant des années. Même si l’intégration n’est peut-être pas politiquement réalisable, les réfugiés ont besoin d’un meilleur accès à l’éducation et de meilleures opportunités d’emploi afin de pouvoir vivre dans la dignité. L’UE devrait indiquer clairement que, si Dacca changeait de cap, elle serait prête à mobiliser des fonds supplémentaires pour des projets qui réduisent les besoins en aide humanitaire, tels que la génération de revenus et la construction d’abris durables.

  • Maintenir, dans la mesure du possible, l’aide humanitaire aux Rohingyas qui restent dans l’État de Rakhine. L’UE devrait travailler directement avec les prestataires de services locaux, qui pourraient aider à contourner les restrictions imposées par Nay Pyi Taw, et éviter de renforcer involontairement le régime ou de légitimer ses initiatives, telles que la fermeture prévue des camps pour les personnes déplacées à l’intérieur du pays. Pour améliorer la coordination au niveau national, l’UE devrait faire pression sur les Nations unies pour qu’elles nomment un résident permanent qui ait une expérience dans la coordination.

  • Continuer à soutenir les efforts internationaux visant à demander des comptes à l’armée du Myanmar pour les abus commis à l’encontre des Rohingyas et d’autres groupes au Myanmar, avant et depuis le coup d’État.

Des musulmans rohingyas attendent de pouvoir traverser la frontière avec le Bangladesh, dans un camp temporaire à l'extérieur de Maungdaw, dans le nord de l'État de Rakhine, Myanmar, 12 novembre 2017. Photo prise le 12 novembre 2017. REUTERS/Wa Lone

Les espoirs de rapatriement s’amenuisent

Pour les réfugiés rohingyas du sud du Bangladesh, les perspectives de retour au Myanmar s’éloignent, au moment même où les conditions de vie dans les camps deviennent de plus en plus difficiles. Depuis deux ans, le financement international des services de base et de survie a chuté de façon spectaculaire, alors que d’autres crises mobilisent l’attention et que les bailleurs de fonds s’épuisent. Le déficit est particulièrement important en 2023 : le plan de réponse conjoint à la crise humanitaire des Rohingyas étant financé à hauteur d’à peine 30 pour cent, les Nations unies ont été contraintes de réduire d’un tiers l’aide alimentaire. Elles ne dépensent plus que 0,27 dollar par jour pour les rations individuelles. D’autres services ont également été réduits. La diminution des budgets a contraint les Nations unies et les ONG internationales à licencier des réfugiés qui travaillaient en tant que volontaires payés à cause des restrictions imposées par le gouvernement bangladais alors que ce travail constituait l’une de leurs rares sources de revenus légales. Le monde est confronté aujourd’hui à de nombreuses autres situations d’urgence, dont la guerre de la Russie en Ukraine et il est donc probable que ce déclin se poursuivra dans les années à venir.

Parallèlement, la violence ne cesse d’augmenter dans les très vastes camps, dans lesquels des groupes armés et des réseaux criminels s’installent parmi les réfugiés. Pendant quelques temps, le groupe dominant a été l’Armée du salut des Rohingyas de l’Arakan (ARSA), qui avait mené les attaques au Myanmar en 2016-2017, déclenchant la campagne sans merci de l’armée contre les Rohingyas. Mais, en septembre 2021, l’ARSA est allée trop loin en tuant un éminent chef de file de la communauté rohingya, Mohib Ullah, ce qui a mobilisé l’attention des partenaires internationaux sur le problème de la montée de la violence dans les camps. Ce meurtre a incité Dacca à agir et les forces de sécurité ont commencé à sévir contre l’ARSA en arrêtant certains de ses membres.

D’autres groupes armés ont profité de l’affaiblissement de l’ARSA. Selon les autorités bangladaises, au moins onze d’entre eux sont désormais actifs dans les camps. L’année dernière, l’Organisation de solidarité avec les Rohingyas (RSO) est notamment montée en puissance, et a progressivement détrôné l’ARSA en prenant le contrôle de plusieurs camps. Nombre de ces groupes travaillent en étroite collaboration avec les syndicats du crime bangladais pour faire passer de la drogue – principalement du yaba (un mélange de méthamphétamine et de caféine), mais aussi de plus en plus de méthamphétamine en cristaux, beaucoup plus lucrative – à travers la frontière du Myanmar et vers les principaux marchés de Dacca et de Chattogram, une ville côtière du sud du pays.

Des guerres intestines ont éclaté entre l’ARSA, le RSO et d’autres groupes. Le nombre de meurtres commis jusqu’à présent en 2023 est déjà plus élevé que pendant toute l’année 2022. Les victimes sont généralement de jeunes hommes ou des chefs de file au sein de la communauté, même si des femmes et des enfants sont parfois victimes de tirs croisés. Les enlèvements de réfugiés avec demande de rançon de la part des gangs, ont également explosé. Le bataillon de la police armée du Bangladesh, l’agence chargée de la sécurité des camps depuis 2020, n’a pas réussi à juguler les gangs. Il est également confronté à des allégations bien étayées, selon lesquelles ses membres racketteraientdétiendraient sans raison et même tortureraient les réfugiés.

Le Bangladesh et le régime militaire du Myanmar cherchent ... à commencer à rapatrier les réfugiés rohingyas dans l’État de Rakhine.

Dans ce contexte, le Bangladesh et le régime militaire du Myanmar cherchent, depuis le début de l’année 2023 et avec le soutien de la Chine, à commencer à rapatrier les réfugiés rohingyas dans l’État de Rakhine, après deux tentatives infructueuses en 2018 et 2019. Chaque pays a ses propres raisons de vouloir le retour des Rohingyas. Nay Pyi Taw espère pouvoir renforcer sa défense devant la Cour internationale de justice, où elle a été accusée de violer la convention sur le génocide, et alléger la pression internationale à la suite du coup d’État de 2021. Dacca a les yeux rivés sur les élections générales prévues en janvier 2024, avant lesquelles elle espère remporter une victoire en matière de politique étrangère qui atténuerait l’impatience de l’opinion publique face à l’accueil d’une population de réfugiés aussi importante. Quant à Pékin, elle cherche des occasions de se présenter comme un acteur international constructif, dans un contexte de tensions accrues avec Washington, et espère également obtenir un soutien supplémentaire de la part de Dacca et de Nay Pyi Taw en Asie.

Pourtant, malgré les assurances données par Dacca et Nay Pyi Taw, il est peu probable que la proposition de « projet pilote » qui permettrait à un premier contingent de 1176 réfugiés de retourner dans l’État de Rakhine, soit mis en œuvre. Le régime du Myanmar a envoyé plusieurs délégations rendre visite aux réfugiés au Bangladesh et, en mai, des dirigeants de réfugiés se sont même rendus à Maungdaw, dans le nord de l’État de Rakhine, pour une visite destinée à leur prouver qu’ils y étaient en sécurité. En septembre, à la suite d’une nouvelle série de réunions, le régime et le Bangladesh ont annoncé leur intention de rapatrier jusqu’à 3000 réfugiés d’ici la fin de l’année. Mais le Myanmar a refusé de répondre aux principales demandes des réfugiés, notamment en ce qui concerne la citoyenneté (que la plupart des Rohingyas n’ont pas), une position qui limitera probablement le nombre de candidats désireux de rentrer.

L’émergence de l’Armée de l’Arakan en tant que force politique dans l’État de Rakhine est un autre facteur qui complique le rapatriement. Depuis le coup d’État de 2021, le groupe a pris le contrôle d’une grande partie de la campagne dans le centre et le nord de l’État de Rakhine, y compris le long de la frontière avec le Bangladesh. Un rapatriement à grande échelle ne serait donc probablement possible qu’avec l’accord du groupe. Or, jusqu’à présent, il a été exclu des discussions entre les deux gouvernements.

En définitive, pour la plupart des réfugiés, le retour reste une perspective lointaine. Le désespoir absolu de la vie dans les camps du Bangladesh pourrait persuader une petite minorité de Rohingyas à rentrer malgré les risques, mais ce retour n’aurait rien de réjouissant. Les conditions dans l’État de Rakhine ne sont pas propices à un rapatriement sûr, digne et volontaire, et il est peu probable qu’elles le soient tant que le régime militaire sera au pouvoir.

Parallèlement, le gouvernement bangladais refuse d’envisager des solutions viables pour résoudre la crise des réfugiés. Insistant sur le fait qu’un rapatriement rapide est la seule solution, il a imposé des restrictions sur le fonctionnement des camps et les libertés des réfugiés qui sont telles que les Rohingyas dépendent presque entièrement de l’aide extérieure et que les organisations humanitaires sont contraintes de continuer à opérer dans l’urgence, plutôt que de se préparer à un déplacement prolongé. Le gouvernement a également déplacé environ 30000 Rohingyas à Bhasan Char, une île composée de silt et au raz de l’eau située à près de 40 km du continent, où ils sont davantage exposés aux cyclones, ce qui ajoute une nouvelle dimension à leur vulnérabilité. Les politiques de Dacca, qui consistent à refuser aux réfugiés le droit de travailler et à les obliger à vivre dans des abris temporaires, tout en restant à l’intérieur de camps clôturés ou à Bhasan Char, augmentent le coût de la réponse humanitaire à un moment où le financement international est en baisse.

Si elle ne change pas, la politique du Bangladesh risque d’aggraver une situation déjà difficile dans les années à venir. L’aggravation des conditions de vie des réfugiés rohingyas les poussera inévitablement à adopter des stratégies de survie dangereuses. Si les conditions dans les camps ne s’améliorent pas, les personnes qui ne trouvent pas de solution risquent d’être de plus en plus enclines au militantisme, à mesure que le temps passe. Les hommes et les garçons pourraient s’enrôler dans des groupes armés ou des gangs. Les jeunes filles et les femmes risqueraient de se retrouver contraintes à accepter des mariages de mineurs ou des mariages arrangés en Malaisie, qui les obligent à affronter des traversées périlleuses organisées par des passeurs sans scrupules pour rejoindre leurs nouveaux époux. Les Rohingyas se lancent de plus en plus dans le dangereux voyage vers la Malaisie par voie terrestre, en passant par le Myanmar et la Thaïlande, où ils risquent d’être arrêtés pour avoir enfreint les lois sur l’immigration. Lors de nouvelles réductions des rations alimentaires en juin, une augmentation des cas de violence entre partenaires intimes a été constatée.

La situation dans l’État de Rakhine

Les conditions de vie se dégradent également pour la plupart des Rohingyas qui vivent encore dans l’État de Rakhine. Plus de 120000 d’entre eux restent confinés dans les camps de personnes déplacées mis en place il y a plus de dix ans. La plupart n’ont pas de nationalité et ils dépendent tous de l’aide internationale pour manger et pour les services de base. Le cyclone Mocha, qui a frappé l’État de Rakhine en mai, anéantissant plusieurs camps, a montré la vulnérabilité de cette population. Nay Pyi Taw a déclaré que 117 Rohingyas avaient été tués, mais d’autres sources avancent un chiffre plus élevé. Le régime a ensuite bloqué un plan d’acheminement de l’aide proposé par les Nations unies, ainsi qu’une proposition pour faire transiter l’aide par la frontière avec le Bangladesh.

Le régime avance maintenant lentement vers un plan de fermeture de certains camps de personnes déplacées, mais tout comme le discours sur le rapatriement, ce projet pourrait être un stratagème pour soigner son image en réduisant le nombre de musulmans de Rakhine déplacés. Le manque de planification et d’assistance visant à veiller au bien-être des résidents des camps est flagrant, ceux qui ont été relogés jusqu’à présent attendent dans des sites de réinstallation délabrés à proximité des anciens camps, où ils ont encore moins accès à un soutien social.

Quant aux Rohingyas qui vivent à Rakhine en dehors des camps, leurs droits fondamentaux ne sont toujours pas protégés et les effets combinés du conflit, de la Covid-19, du coup d’État et du cyclone Mocha n’ont fait qu’aggraver leurs difficultés. Beaucoup se sentent coincés entre l’Armée de l’Arakan et l’armée du Myanmar, qui a menacé d’arrêter les chefs de communautés s’ils coopéraient avec la bureaucratie du groupe armé ethnique. L’émergence de l’Armée de l’Arakan a cependant permis d’améliorer les relations entre les Rohingyas et les communautés de l’ethnie rakhine. Très populaires parmi les Rakhines, les chefs de file du groupe ont souligné que c’était les Birmans majoritaires, plutôt que les musulmans, qui étaient le véritable ennemi du peuple rakhine. L’Armée de l’Arakan a également pris des mesures pour intégrer les Rohingyas dans les échelons inférieurs de sa bureaucratie et a assoupli les restrictions de circulation dans les zones qu’elle contrôle. Les tensions récentes entre l’Armée de l’Arakan et l’ARSA dans le nord de l’État de Rakhine risquent toutefois d’anéantir certains de ces progrès fragiles, car les craintes d’une nouvelle insurrection des Rohingyas au sein de l’ethnie Rakhine pourraient alimenter le sentiment anti-Rohingya.

Ce que l’UE peut faire

Tout d’abord, l’UE est l’un des plus grands bailleurs de fonds humanitaires au monde et en tant que tel, elle devrait augmenter son aide aux réfugiés rohingyas en répondant à l’appel humanitaire des Nations unies. Bruxelles a généralement maintenu un bon niveau de soutien aux appels en faveur des Rohingyas au cours des six dernières années, et les États membres de l’UE fournissent un financement supplémentaire limité. En juillet, l’UE a débloqué 12,5 millions d’euros supplémentaires pour répondre aux besoins humanitaires des habitants du Myanmar et des Rohingyas au Bangladesh. Mais la situation désastreuse – et qui s’aggrave rapidement – dans les camps, justifie largement l’augmentation du financement, en particulier à court terme. L’UE est très présente au Bangladesh, notamment à Cox’s Bazar (le district du sud où se trouvent la plupart des camps) mais elle devrait également collaborer avec d’autres bailleurs de fonds pour stabiliser le financement global destiné aux réfugiés et veiller à ce que les besoins fondamentaux des Rohingyas – nourriture, logement, santé et éducation – soient satisfaits dans le cadre de l’action humanitaire menée par les Nations unies. Face à la montée de la violence et de l’insécurité, Bruxelles devrait également donner plus de fonds aux organisations d’aide fournissant des services de protection, qui luttent pour faire face à l’insécurité en augmentation dans les camps, et accompagner la mise en œuvre de solutions alternatives pour les personnes les plus menacées.

Les États membres de l’UE, quant à eux, devraient suivre l’exemple d’acteurs tels que les États-Unis et le Canada en s’engageant à réinstaller un certain nombre de réfugiés rohingyas, en particulier parmi les plus vulnérables. Le Bangladesh a récemment autorisé la réinstallation pour la première fois depuis 2010. (Il était réticent jusque-là parce qu’il craignait que cela encourage davantage de Rohingyas à rejoindre le pays). La réinstallation dans un pays tiers n’aidera qu’une petite partie des réfugiés mais elle changera la vie de ces personnes, et cela pourrait avoir d’autres effets positifs. Elle pourrait également améliorer le climat des discussions avec le gouvernement bangladais en démontrant l’engagement de l’Europe à prendre des mesures concrètes pour atténuer la crise.

Deuxièmement, il serait important que l’UE pousse le gouvernement bangladais plus fermement lorsqu’il s’agit des paramètres qu’il fixe pour la réponse aux réfugiés. La règlementation de Dacca empêche les réfugiés de travailler légalement, ce qui les rend presque entièrement dépendants de l’aide internationale – une situation insoutenable étant donné la chute brutale des promesses d’assistance. L’UE, que les Bangladais perçoivent comme neutre dans leur politique intérieure et qui est un partenaire commercial essentiel (représentant près de 40 pour cent des exportations), devrait encourager Dacca à assouplir les restrictions à l’emploi et à la circulation des Rohingyas, ce qui permettrait aux agences humanitaires de proposer davantage qu’une aide d’urgence.

Bruxelles devrait indiquer clairement à Dacca qu’elle serait en mesure de mobiliser des fonds pour des initiatives ... qui réduiraient la dépendance des Rohingyas à l’aide humanitaire.

Dans le cadre de cet effort, Bruxelles devrait indiquer clairement à Dacca qu’elle serait en mesure de mobiliser des fonds pour des initiatives à plus long terme qui réduiraient la dépendance des Rohingyas à l’aide humanitaire, telles que des possibilités d’emploi et des hébergements durables. L’UE pourrait, par exemple, indiquer qu’au-delà de la mise à disposition de ses propres fonds, elle serait susceptible d’organiser une conférence des bailleurs de fonds pour réunir des engagements de financement, comme elle l’a fait lors de l’événement qu’elle a coorganisé en 2020 avec les États-Unis, le Royaume-Uni et le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. Cet événement avait permis de recueillir 600 millions de dollars de nouvelles promesses de financement pour les programmes humanitaires. Mais avant qu’une nouvelle conférence ne puisse être organisée, Dacca devrait modifier son approche de la crise des réfugiés, en acceptant que la grande majorité d’entre eux resteront au Bangladesh pendant des années.

Troisièmement, l’UE et les États membres devraient envoyer un signal clair en matière de rapatriement. Compte tenu de la crise au Myanmar, les chances que les réfugiés rohingyas puissent rentrer chez eux n’ont fait que s’amenuiser. Tout en respectant la volonté des réfugiés qui pourraient néanmoins vouloir entreprendre ce retour, l’UE devrait indiquer clairement qu’elle s’oppose au projet pilote actuel, étant donné l’incapacité du régime militaire à garantir un rapatriement sûr, digne et volontaire.

Quatrièmement, l’UE devrait également maintenir son soutien aux Rohingyas dans l’État de Rakhine, qui ont subi à la fois le conflit et la crise économique, et sont ainsi devenus encore plus dépendants de l’aide internationale depuis le coup d’État. Cela ne sera pas chose aisée. Depuis le coup d’État, le régime militaire a renforcé les restrictions portant sur l’aide humanitaire, notamment en limitant les autorisations de voyage requises pour se rendre dans l’État de Rakhine, en bloquant les visas pour le personnel international et en mettant en place une nouvelle loi sur les organisations qui donne à la junte un plus grand contrôle sur les groupes d’aide.

Pour les bailleurs de fonds comme l’UE, ces restrictions ne font que renforcer l’urgence de transférer autant de fonds que possible à des partenaires locaux, notamment des ONG et des organisations communautaires, qui peuvent plus facilement contourner ces restrictions. Pour travailler avec ces groupes et garantir la sécurité de leur personnel et de leurs bénéficiaires, Bruxelles devra probablement assouplir ses exigences habituelles en matière d’enregistrement des partenaires, de services bancaires et de reporting. Une coordination étroite avec d’autres acteurs, en particulier les Nations unies, sera également essentielle pour garantir que les fonds soient alloués de manière efficace et utile. Pour renforcer l’efficacité de l’équipe pays des Nations unies, l’UE devrait inciter les responsables des Nations unies à nommer un coordinateur résident permanent dès que possible, afin de pourvoir le poste laissé vacant par le départ du dernier coordinateur en novembre 2021. La nouvelle personne responsable devrait avoir les compétences et l’expérience nécessaires pour relever les défis spécifiques au Myanmar.

Enfin, l’UE et les États membres devraient continuer à soutenir les mécanismes internationaux de responsabilisation qui visent à demander des comptes aux auteurs d’exactions, notamment de violences sexuelles liées au conflit, commises à l’encontre des Rohingyas au Myanmar lors de la répression militaire de 2016-2017. Les principaux mécanismes de ce type sont la Cour pénale internationale et le Mécanisme d’enquête indépendant pour le Myanmar, un organe que les Nations unies ont chargé de recueillir des éléments de preuve en vue de futures procédures pénales. Leurs efforts rappellent aux auteurs potentiels qu’une présomption criminelle – et la perspective de poursuites – poursuivra ceux qui choisissent de commettre des atrocités.

Éviter le défaut de paiement en Tunisie

Depuis juillet 2021, date à laquelle le président Kaïs Saïed a opéré son coup de force en limogeant le Premier ministre et en suspendant les travaux du parlement, la Tunisie a pris un nouveau tournant autocratique alors que la crise économique sous-jacente ne cesse de s’aggraver. Le président tente de mettre en place un véritable système autoritaire et de consolider son soutien public par un discours nationaliste virulent. Il a émaillé son discours d’insinuations racistes, rejetant la responsabilité des maux socio-économiques du pays – tels que l’inflation et le chômage – sur les migrants d’Afrique subsaharienne, entre autres, ce qui a déclenché des attaques de groupes d’autodéfense. Entre-temps, il a rejeté les conditions d’un prêt proposé par le Fonds monétaire international (FMI) visant à équilibrer le budget et à restaurer la confiance des investisseurs, poussant le pays à la limite du défaut de paiement de sa dette extérieure. Le défaut de paiement aggraverait probablement ces difficultés ; il exacerberait le risque de violence et mettrait en péril la stabilité intérieure déjà fragile.

Dans un premier temps, l’Union européenne (UE) et nombre de ses Etats membres se sont montrés très préoccupés par la direction prise par la Tunisie sous la présidence de Kaïs Saïed. Le président semblait vouloir revenir sur les acquis démocratiques du soulèvement de 2011, la première des révoltes populaires de cette année-là dans le monde arabe. Mais l’Europe s’est progressivement recentrée sur la lutte contre l’immigration irrégulière. L’augmentation du nombre d’arrivées de migrants en provenance de l’autre côté de la Méditerranée a été le principal moteur de ce changement, même si l’élection du gouvernement d’extrême droite dirigé par Giorgia Meloni en Italie y a contribué. Aujourd’hui, l’UE considère la Tunisie comme un partenaire clé dans la lutte contre l’immigration clandestine, une tâche qui, selon elle, nécessitera d’importants programmes d’aide afin que Tunis puisse obtenir les résultats escomptés par l’Europe tout en maintenant la stabilité. Ces deux priorités ont pris le pas sur le rétablissement de la démocratie et de l’état de droit, produisant un flux de financement qui, selon les critiques, équivaut à un chèque en blanc pour le gouvernement de Kaïs Saïed.

L’UE et les Etats membres doivent trouver un équilibre entre leurs divers programmes politiques, sécuritaires et économiques en Tunisie d’une part, et le travail conséquent de préparation de réformes en matière de droits et de gouvernance d’autre part. Cependant, à l’heure actuelle, cet équilibre pourrait être bien loin de l’aspiration aux réformes qui seront nécessaires pour stabiliser le pays.

Plutôt que d’abandonner ces intentions, l’UE devrait travailler avec les Etats membres pour :

  • encourager la Tunisie et le FMI à se mettre d’accord sur des conditions de prêt révisées, en insistant pour que Tunis conclue un accord et que les actionnaires du FMI assouplissent certaines conditions (par exemple, en demandant des réductions de dépenses moins radicales)
  • maintenir l’accent sur les droits humains et la gouvernance en soulignant leur importance pour la stabilité intérieure et insister sur la nécessité de réduire la violence des groupes d’autodéfense et de contenir ses répercussions, et
  • commencer à se préparer à une situation où l’Europe serait obligée de fournir un financement d’urgence à la Tunisie – par exemple, pour garantir les livraisons de médicaments et de blé – si le pays ne parvenait pas à conclure un accord avec le FMI et n’était pas en mesure d’honorer sa dette.
Ursula Von der Leyen, présidente de la Commission européenne, lors d’une rencontre avec le président tunisien Kaïs Saïed. Un accord migratoire entre l’Union européenne et la Tunisie est discuté au cours de cette rencontre. 7/16/2023. ANP FREEK VAN DEN BERGH netherlands out - belgium out ANP MAG / ANP via AFP

Un partenariat fragile avec l’Europe

Depuis les mesures prises par Kaïs Saïed en 2021, l’Europe ne sait plus comment se comporter à l’égard de la Tunisie. Kaïs Saïed a remplacé le système semi-parlementaire du pays par un système présidentiel qui lui permet de concentrer presque tous les pouvoirs du gouvernement entre ses mains. Pour les Tunisiens, la peur de la répression a refait surface, alors qu’elle avait disparu après le renversement du président Zine El Abidine Ben Ali, lors du soulèvement populaire de 2011. Depuis la mi-février, les arrestations et les condamnations de personnalités publiques, en particulier de responsables politiques, se sont accélérées. Plus de 35 d’entre eux sont en prison pour divers chefs d’accusation. Le président propage un programme inspiré des idées nationalistes et de gauche et il joue sur le ressentiment, notamment de l’ancienne classe politique, pour renforcer sa popularité.

Inquiète de la dérive autoritaire, l’UE a rapidement insisté sur le retour à un régime démocratique. En septembre 2021, par exemple, le haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères, Josep Borrell, s’était rendu à Tunis et avait déclaré : « le libre exercice du pouvoir législatif et la reprise de l’activité parlementaire [...] doivent être respectés ». De hauts responsables de l’UE, ainsi que des Etats membres tels que la France et l’Allemagne, ont continué à maintenir la pression quant aux questions de droits et de gouvernance après le discours raciste que Kaïs Saïed a prononcé en février et qui a été abondamment critiqué. Dans ce discours, il affirmait que les « hordes de migrants illégaux » étaient responsables de « violences et d’actes inacceptables », ajoutant que le « but inavoué » des migrants d’Afrique subsaharienne en Tunisie était de « changer la composition du paysage démographique » du pays. Ces propos s’inscrivent dans le cadre d’une répression brutale à l’encontre des migrants. Les forces de sécurité tunisiennes semblent être devenues de plus en plus agressives en expulsant vers la frontière libyenne les migrants d’Afrique subsaharienne. L’inquiétude des migrants augmente avec les attaques de groupes d’autodéfense et la violence populaire, qui entraînent des incidents graves tels que les attaques de juillet contre des migrants subsahariens à Sfax, une ville côtière.

Les dirigeants européens ont été particulièrement frustrés que Kaïs Saïed soit à l’initiative d’un tel recul démocratique malgré les sommes considérables envoyées à la Tunisie au cours de la transition démocratique post-2011 qui, pour beaucoup, était un symbole puissant de la promesse des soulèvements arabes. En 2016, selon un rapport de l’UE, le pays était l’un des principaux bénéficiaires du financement de l’UE dans le cadre de la politique européenne de voisinage (PEV), avec environ 8,5 pour cent de l’allocation totale. Conformément à la PEV, ces fonds ont favorisé une nouvelle approche des relations avec Tunis, axée sur la coopération politique et l’intégration économique et sociale. En 2020, le projet de réforme s’était déjà heurté à la résistance des Tunisiens, en grande partie à cause de la montée d’une nouvelle classe politique lors des élections de 2019, hostile aux réformes imposées par l’Occident et critique à l’égard de la trajectoire démocratique du pays. La situation n’a fait qu’empirer après le coup de force de Kaïs Saïed en 2021.

Les différends sur les réformes économiques ont compliqué les efforts pour apporter à la Tunisie l’aide financière dont elle a désespérément besoin.

Outre les questions de droits et de gouvernance, les différends sur les réformes économiques ont compliqué les efforts pour apporter à la Tunisie l’aide financière dont elle a désespérément besoin, alors que son économie continue de subir les contrecoups des chocs générés par la pandémie de Covid-19 et la guerre de la Russie en Ukraine, entre autres. Le FMI semblait prêt à offrir une bouffée d’oxygène sous la forme d’un prêt de stabilisation de 48 mois, d’un montant de 1,9 milliard de dollars, après avoir conclu un accord avec Tunis fin 2022. Mais il aurait fallu pour cela que la Tunisie réduise, entre autres, les subventions sur les carburants et réforme les entreprises publiques – des mesures impopulaires sur le plan politique en raison de leur impact potentiel sur l’emploi et les revenus. Kaïs Saïed, ainsi que le principal syndicat tunisien et des experts acquis à sa cause, ont qualifié ces conditions de « diktats étrangers » et ont laissé entendre que leur impact social serait trop important. Ils ont invoqué le risque d’émeutes similaires à celles de janvier 1984, déclenchées par une hausse des prix du pain et des céréales (même si, en l’occurrence, le FMI n’avait pas proposé de réduire les subventions sur le pain). L’UE et plusieurs Etats membres ont répondu en plaidant pour que Tunis adopte l’ensemble des réformes liées au prêt du FMI. Bruxelles a subordonné la poursuite de son aide financière à un accord de crédit du FMI et au respect de ses conditions. Il semblerait que la Tunisie laisse les négociations en suspens pour l’instant.

Alors que les responsables de l’UE continuent de déplorer le manque de réformes, d’exhorter Tunis à conclure l’accord avec le FMI et de souligner la nécessité de revigorer les institutions démocratiques tunisiennes, les Etats membres – en particulier l’Italie – semblent être de plus en plus préoccupés par la montée en flèche de l’immigration irrégulière en provenance de Tunisie. Les arrivées en Italie ont triplé au cours des deux dernières années, atteignant 56 000 en août 2022. Dans ce contexte, le gouvernement Meloni, qui a pris ses fonctions en 2022, a ostensiblement omis de condamner le fameux discours de Kaïs Saïed en février. L’Italie cherche à obtenir un assouplissement des conditions du prêt du FMI, craignant que l’alternative ne soit un effondrement économique et une augmentation de l’immigration. D’autres pays européens restent attachés au projet de réforme, et certains (comme la France et l’Allemagne) ont exprimé leur profonde inquiétude face au discours anti-migrants de Tunis. Mais en termes de politique européenne, les inquiétudes concernant l’effondrement économique et les difficultés que cela impliquerait pour la gestion des migrations irrégulières occupent de plus en plus le devant de la scène.

Gérer le risque de défaut de paiement

La question est de savoir ce qui va se passer à présent. Le risque de défaut de paiement de la dette extérieure est sérieux et en rapide évolution. La Tunisie aura besoin d’une aide extérieure pour relever ce défi. D’ici 2024, avec 2,6 milliards de dollars de remboursements de dettes étrangères planifiés (y compris une obligation libellée en euros arrivant à échéance en février, équivalant à 900 millions de dollars), on ne sait toujours pas comment le gouvernement sera en mesure d’obtenir des fonds suffisants pour faire face à ces obligations.

Le prêt du FMI en cours de discussion serait le moyen le plus sûr pour la Tunisie d’honorer ses remboursements. Dans les conditions actuelles, le gouvernement aurait du mal à trouver d’autres financements extérieurs pour couvrir les coûts, alors que les indicateurs économiques de la Tunisie continuent de se détériorer. La principale agence de notation, Fitch et Moody’s, a revu la note de crédit de la Tunisie à la baisse, ce qui complique encore davantage les emprunts à l’étranger.

L’acceptation d’un prêt du FMI comporterait également des risques et des inconvénients. Du point de vue de la Tunisie, les avantages économiques à long terme sont sans aucun doute difficiles à évaluer et dépendront dans une certaine mesure des conditions qui seront finalement négociées, du degré de mise en œuvre des réformes et de l’état de l’économie mondiale au cours des prochaines années. Ses conséquences politiques pourraient également être difficiles à gérer. Du point de vue des bailleurs de fonds, il est tout à fait possible que, même après avoir signé l’accord, Kaïs Saïed fasse du FMI un bouc émissaire pour toutes les mesures impopulaires qui en découleraient. Une telle attitude nationaliste pourrait déclencher des troubles, les Tunisiens tenant l’institution financière pour responsable de leur situation économique difficile – et dirigeant peut-être leur colère contre les Occidentaux (ou les actifs occidentaux) dans le pays.

Ni Riyad ni les autres capitales du Golfe ne sont susceptibles d’offrir davantage de crédit [à la Tunisie] en l’absence d’un accord avec le FMI et d’un programme de réforme économique clair.

Néanmoins, les risques liés à l’octroi d’un prêt sont très en deçà des risques d’un scénario de non-accord qui, en l’absence d’une nouvelle injection de fonds provenant d’ailleurs ou d’une amélioration inattendue des perspectives macroéconomiques de la Tunisie, pourrait s’avérer catastrophique. L’UE serait dans l’obligation de mettre un terme à son assistance financière, puisqu’elle est conditionnée à un accord avec le FMI. En 2021 et 2022, alors que les négociations avec le FMI étaient en cours, la Commission européenne a aidé le pays à éviter le défaut de paiement en empruntant 600 millions d’euros à des créanciers privés à des taux subventionnés, puis en les prêtant à la Tunisie. Mais sans accord avec le FMI, la Commission ne pourra pas renouveler cet effort et ses possibilités d’aide à la Tunisie seront limitées. Quant aux Etats arabes du Golfe, si l’Arabie saoudite a accordé à la Tunisie un prêt à taux réduit de 400 millions de dollars et une subvention de 100 millions de dollars en juillet, ni Riyad ni les autres capitales du Golfe ne sont susceptibles d’offrir davantage de crédit en l’absence d’un accord avec le FMI et d’un programme de réforme économique clair. Ainsi, à moins que les revenus des exportations de pétrole et de phosphate, les envois de fonds des travailleurs émigrés et le tourisme ne rebondissent au-delà des attentes les plus optimistes, ou que les taux d’intérêt mondiaux ne baissent de manière significative en réduisant la dette extérieure de la Tunisie, il est probable que l’échec des pourparlers avec le FMI pousserait le gouvernement à la cessation de paiement.

Un défaut de paiement entraînerait la Tunisie dans une dangereuse spirale destructrice. Il risquerait de déstabiliser le secteur bancaire, notamment en raison de la forte exposition des banques nationales aux bons et obligations du Trésor, ainsi qu’aux devises étrangères. Il pourrait également mettre à mal le secteur privé en raison d’un resserrement du crédit lié à l’augmentation des besoins d’emprunt du gouvernement, provoquer une baisse de la production, générer encore plus d’inflation, laisser la place à une corruption accrue (qui semble augmenter à mesure que la situation économique s’aggrave), stimuler l’économie souterraine, et déclencher des affrontements le long des chaînes de distribution de l’agriculture dans les zones rurales. Les personnes qui protestent contre la détérioration brutale de la situation économique et sociale pourraient déclencher une réaction violente de la part des partisans de Kaïs Saïed, qui pourraient essayer de diriger les frustrations populaires vers les entrepreneurs et les membres de l’opposition politique ayant des liens avec l’Occident. Quel que soit le cas de figure, il est probable que de nombreux Tunisiens quitteraient le pays, souvent en tentant la traversée de la Méditerranée vers l’Europe.

Consciente de ces risques, Bruxelles a adouci sa position sur les questions de droits et de gouvernance avec Tunis, incitant Kaïs Saied à choisir d’accepter un accord avec le FMI en offrant un nouveau financement conditionnel à un accord et en débloquant d’autres fonds plus modestes pour soutenir les mécanismes de contrôle des migrations du pays. En juillet, l’UE et la Tunisie ont signé un mémorandum d’entente pour mettre en place un partenariat bilatéral qui englobe la coopération sur les questions économiques, la transition numérique, l’énergie verte et la migration. Les médias européens et tunisiens ainsi que les groupes de la société civile ont critiqué cet accord qui ne mentionne pas le bilan du gouvernement en matière de droits humains, et a mis en place ce qu’ils ont caractérisé comme un système d’argent liquide contre l’immigration. Dans le cadre de ce pacte, Bruxelles a offert 900 millions d’euros d’aide macrofinancière conditionnée à un accord avec le FMI, 150 millions d’euros d’aide budgétaire inconditionnelle et 105 millions d’euros pour financer le retour des migrants ainsi que les efforts de la Tunisie pour empêcher l’immigration irrégulière vers l’UE. Conformément à ce dernier accord en date, et après les discussions qui ont eu lieu fin septembre entre les Etats membres de l’UE, la Tunisie devrait traiter les demandes d’asile des réfugiés à destination de l’Europe sur son propre sol, plutôt que de permettre à ces personnes de traverser la Méditerranée pour déposer leur demande.

Le nombre de migrants qui traversent la Méditerranée a augmenté de 69 pour cent depuis l’annonce de ce programme. Mais cette migration étant partiellement due à des facteurs qui échappent au contrôle de la Tunisie, et en partie causée par sa propre mauvaise gouvernance, une augmentation du financement sans réformes risquerait de produire des résultats décevants.

Ce que l’UE peut faire

En Tunisie, l’UE et les Etats membres sont confrontés à des choix très imparfaits. Les efforts d’aide à Tunis visant à stabiliser le pays et à éviter les troubles intérieurs ne pourront réussir pleinement sans un engagement du gouvernement en faveur des réformes, tant en matière de droits et de gouvernance qu’en ce qui concerne l’économie. Pourtant, si les bailleurs de fonds européens et autres insistent trop sur les réformes, leur aide à la stabilisation risque d’être mal accueillie. La meilleure façon d’avancer consisterait donc probablement en une sorte d’exercice d’équilibriste, que les acteurs européens pourraient envisager de la manière suivante :

Tout d’abord, l’UE et ses Etats membres devraient peser de tout leur poids pour négocier un accord entre la Tunisie et le FMI. Même avec peu de chances d’arriver à un accord, il est encore nécessaire de continuer à essayer. Tout en continuant de promettre une éventuelle assistance, l’UE devrait faire pression sur le FMI et sur des actionnaires influents, tels que les Etats-Unis, pour s’assurer que les conditions qu’il cherche à obtenir sont réalistes mais poussent également le gouvernement à réformer. Ils devraient notamment faire pression sur le FMI pour qu’il propose des conditions révisées qui exigent de la Tunisie des réductions de dépenses moins importantes et plus régulières, notamment en ce qui concerne les subventions à l’énergie. Il s’agirait peut-être aussi d’élaborer des objectifs fiscaux plus réalistes ainsi que de réduire les suppléments de remboursement de la dette par le FMI. L’UE n’a pas autorité à fixer les conditions d’un prêt du FMI mais son influence politique pourrait contribuer à assouplir les positions des deux parties et à rendre un accord plus probable. Les Etats membres qui entretiennent les rapports les plus étroits avec Tunis devraient expliquer aux Tunisiens que les effets à long terme du prêt du FMI qui les préoccupent ne peuvent pas être pires qu’un défaut de paiement.

L’UE et les Etats membres ne devraient pas laisser l’attention accrue qu’ils portent à la stabilisation économique et à l’immigration irrégulière éclipser le débat sur les droits humains et la réforme de la gouvernance.

Deuxièmement, l’UE et les Etats membres ne devraient pas laisser l’attention accrue qu’ils portent à la stabilisation économique et à l’immigration irrégulière éclipser le débat sur les droits humains et la réforme de la gouvernance. Afin de formuler le besoin de réforme en des termes susceptibles de trouver un écho à Tunis, ils devraient se concentrer sur la dimension essentielle de ces réformes pour la stabilité sociale, en insistant sur la nécessité de changer des comportements qui sont les plus susceptibles de provoquer des troubles violents. L’UE pourrait présenter ces objectifs lors des prochaines réunions du partenariat de voisinage du Conseil de l’Europe, qui offre des possibilités de coopération avec les autorités tunisiennes pour soutenir la réforme de la justice, promouvoir les droits humains et sauvegarder l’état de droit.

Bruxelles devrait tout d’abord faire pression sur le président Kaïs Saïed pour qu’il mette fin aux violences des groupes d’autodéfense, que ce soit à l’encontre des migrants d’Afrique subsaharienne ou de toute autre personne. Entre janvier et avril, de nombreux Tunisiens de l’intérieur ont, en effet, rapporté que des partisans autoproclamés de Kaïs Saïed, connus sous le nom de « milices Kaïs », avaient commencé à réprimander des personnes qui critiquaient le président dans des cafés. En réaction à d’éventuelles manifestations antigouvernementales et aux nouveaux discours de Kaïs Saïed rejetant la responsabilité sur certains acteurs, ces groupes auto-organisés pourraient devenir encore plus violents à l’encontre des migrants. Ils pourraient également commencer à orchestrer des manifestations et des attaques contre l’opposition, ainsi que contre des entrepreneurs et des boucs émissaires désignés, tels que les soutiens étrangers de l’opposition et les ONG internationales. Tunis doit faire tout ce qui est en son pouvoir pour les en empêcher.

Enfin, l’UE devrait également se préparer à l’éventualité d’une aide d’urgence en cas de défaut de paiement de la dette tunisienne. Cette aide porte normalement sur des objectifs différents du type de financement disponible en cas d’octroi du prêt du FMI mais l’assistance aux livraisons de blé et de médicaments pourrait être nécessaire pour éviter une crise humanitaire qui risquerait d’entraîner des troubles dangereux. L’UE devrait également envisager de soutenir des mécanismes de financement, par exemple pour permettre l’importation de produits pétroliers. Bruxelles devrait commencer dès maintenant à envisager cette éventualité avec les Etats membres, afin de dégager un consensus sur ce qu’elle serait prête à offrir. Des pays comme l’Allemagne et l’Italie sont encore divisés quant à aux investissements politiques qu’ils sont prêts à faire pour tenter d’endiguer la dérive autoritaire, mais ils pourraient surmonter ces divergences en articulant leur action autour du maintien de la paix en Tunisie.

Dynamiser les relations entre l’Union européenne et la Turquie

L’occasion se présente d’améliorer durablement les relations entre la Turquie et l’Union européenne (UE), qui se dégradent depuis des années. De multiples sources de tension subsistent entre Bruxelles et Ankara, qui ont entravé à la fois la candidature de cette dernière à l’adhésion à l’Union, en suspens depuis 1999, et d’autres formes de coopération. Les questions épineuses concernent la politique intérieure (notamment le bilan de la Turquie en matière de droits humains et de démocratie) et les affaires étrangères (notamment la nécessité d’un règlement politique sur l’île divisée de Chypre). Les Européens se sont réjouis qu’Ankara ait levé ses objections à l’adhésion de la Finlande à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan) en mars, mais la volonté de la Turquie de continuer de retarder l’adhésion de la Suède à l’Otan constitue une nouvelle source d’irritation.

Pourtant, malgré ces problèmes, les relations avec Bruxelles se sont améliorées après les élections turques en mai, la réélection de Recep Tayyip Erdoğan pour un troisième mandat et la nomination d’un cabinet plus modéré et plus professionnel. Les espoirs d’un rapprochement ont donc gagné du terrain. Cette amélioration est pourtant d’une portée limitée à court terme. Il est certain que la candidature d’Ankara à l’adhésion à l’UE a peu de chances d’avancer tant qu’il n’y aura pas de mesures pour renforcer l’état de droit et ouvrir la voie à la résolution de la question chypriote, ce qui n’est pas envisageable à court terme. Mais des progrès restent possibles dans certains domaines. L’UE et ses États membres pourraient collaborer plus étroitement avec Ankara dans des domaines d’intérêt commun, tels que le commerce et l’immigration, ce qui leur permettrait de surmonter une méfiance profondément ancrée et d’ouvrir un espace pour travailler à des objectifs communs de paix et de sécurité, tout en gardant à l’esprit la perspective d’une éventuelle adhésion de la Turquie à l’Union. La réunion des chefs d’État européens de la Communauté politique européenne (CPE), qui se tiendra le 5 octobre à Grenade, en Espagne, et à laquelle participera Recep Tayyip Erdoğan, offre une chance d’avancer dans cette direction.

Pour améliorer les relations avec Ankara, l’UE et ses États membres devraient :

  • Faire participer la Turquie à des réunions régulières de haut niveau, notamment en invitant le ministre turc des Affaires étrangères à la prochaine réunion Gymnich, un rassemblement informel des principaux diplomates des États membres de l’UE, et en mettant sur la table des propositions concrètes pour favoriser la coopération lors du sommet de la CPE en octobre.

  • Prévoir de lancer des négociations pour moderniser l’union douanière entre la Turquie et l’UE, s’attaquer aux barrières commerciales et aux désaccords sur les sanctions à l’encontre de la Russie.

  • Accorder davantage de visas de longue durée aux entrepreneurs et aux investisseurs turcs afin de stimuler les échanges commerciaux. Il s’agirait d’un pas en avant vers la libéralisation totale des visas pour les citoyens turcs, qui dépend du respect par Ankara des autres critères.

  • Relancer la proposition, qui date de 2020, d’une conférence pour soutenir la désescalade dans l’est de la Méditerranée. Cette mesure pourrait renforcer les liens entre la Turquie et la Grèce et peut-être encourager le dialogue entre les Chypriotes grecs et turcs, même si les perspectives de reprise des négociations officielles sur l’île divisée restent limitées.

  • Poursuivre l’aide financière à plus de quatre millions de réfugiés en Turquie et à la reconstruction durable dans les provinces turques touchées par le tremblement de terre.

L’arrivée du président turc Recep Tayyip Erdogan à une réunion avec le président de la Commission européenne et le président du Conseil de l'UE au siège de l'UE à Bruxelles, 9 mars 2020. JOHN THYS / AFP

État des lieux

Les mois d’été ont été marqués par un dégel des relations entre la Turquie et l’UE. Le fait qu’Ankara ait ouvert la voie à l’adhésion de la Finlande à l’Otan en mars, qu’elle avait bloquée jusque-là, y a contribué. Alors que le parlement turc doit encore ratifier la candidature de la Suède à l’Otan, le président Erdoğan a annoncé en juillet que la Turquie reviendrait sur son opposition à l’adhésion de Stockholm, à condition que des progrès soient réalisés en ce qui concerne l’adhésion d’Ankara à l’UE, un processus qui semblait irrévocablement bloqué depuis des années. Des réunions de haut niveau entre la Turquie et l’UE ont suivi, y compris une visite prometteuse d’Olivér Várhelyi, commissaire européen à l’élargissement et à la politique européenne de voisinage, à Ankara au début du mois de septembre. Cette visite a eu lieu à un moment où l’UE réfléchit à la voie à suivre avec la Turquie. Outre le rapport d’avancement annuel qui sera publié en octobre, la Commission européenne travaille sur un rapport distinct évaluant l’«état des lieux» des relations avec la Turquie, qui devrait être publié d’ici la fin de l’année 2023.

Comme Erdoğan l’a clairement indiqué cet été, l’adhésion à l’UE reste une aspiration importante (bien qu’à long terme) pour Ankara, mais ce n’est pas le seul objectif de la Turquie vis-à-vis de Bruxelles. Le nouveau cabinet turc, formé après les élections de mai qui ont permis à Erdoğan d’obtenir un troisième mandat, est composé de ministres expérimentés qui considèrent qu’un renforcement des liens avec l’UE pourrait contribuer à résoudre les problèmes économiques croissants du pays. En attendant des progrès significatifs en matière d’adhésion, ils souhaiteraient avoir des liens plus étroits avec l’Union et sont prêts à explorer comment ils pourraient s’impliquer dans ce sens.

L’économie turque, en grande difficulté depuis des années, a subi un nouveau coup dur avec les tremblements de terre dévastateurs de février qui ont tué au moins 50000 personnes et déplacé des millions d’autres. Cette catastrophe est venue s’ajouter aux tensions socio-économiques accumulées dans le contexte de l’afflux de millions de réfugiés après la guerre en Syrie. L’inflation annuelle s’élevait à plus de 60 pour cent en août et le taux de chômage à environ 10 pour cent. Erdoğan est revenu à des politiques économiques plus orthodoxes, après une période de prise de risque débridée en matière de taux d’intérêt, au cours de laquelle les décideurs politiques avaient progressivement baissé les taux d’intérêt dans l’espoir de juguler l’inflation et de renforcer la livre turque. Après les élections, Erdoğan a nommé des personnalités internationalement respectées à la tête de l’économie, notamment Mehmet Şimşek au poste de ministre des Finances. Alors même que sa demande d’adhésion à l’UE reste bloquée, la Turquie espère attirer davantage d’investisseurs occidentaux, obtenir de meilleures conditions commerciales de la part de l’UE et davantage d’aide pour les migrants et les provinces touchées par le tremblement de terre.

Ankara est encore loin d’être prête à faire pleinement confiance à l’UE, mais certains responsables turcs espèrent que des progrès dans des domaines d’intérêt commun pourraient considérablement améliorer les relations.

Ankara est encore loin d’être prête à faire pleinement confiance à l’UE, mais certains responsables turcs espèrent que des progrès dans des domaines d’intérêt commun pourraient considérablement améliorer les relations. «Il s’agit d’une nouvelle occasion de dialogue», a déclaré un fonctionnaire expérimenté. «Si nous arrivons à prendre des mesures pour faire avancer les dossiers d’intérêt commun, d’autres progrès pourraient suivre, y compris dans le processus d’adhésion de la Turquie». Les responsables turcs qui cherchent à renforcer les liens avec l’UE sont particulièrement impatients de voir des progrès dans les négociations sur la réorganisation de l’union douanière entre l’UE et la Turquie. Mais d’autres doutent de la sincérité de l’UE à offrir ce qu’un responsable a appelé de «réelles carottes» pour donner aux relations une dimension plus constructive. Ils se plaignent des contradictions et de la différence des critères que l’UE applique à la Turquie par rapport à d’autres candidats à l’UE ou à des partenaires extérieurs. Certains responsables turcs considèrent que la montée des partis populistes de droite en Europe, opposés à l’adhésion de la Turquie à l’UE, représente un obstacle supplémentaire. Ankara continue également de se méfier du positionnement de l’UE, quelle perçoit comme une forme de laxisme, à l’égard de groupes qu’elle considère comme des menaces pour sa sécurité, notamment le Parti des travailleurs du Kurdistan, qu’elle a inscrit sur la liste des organisations terroristes, ce qu’ont également fait les États-Unis et l’Union européenne.

Pour leur part, de nombreux responsables et diplomates européens se félicitent de l’intérêt qu’Ankara semble manifester pour améliorer les relations, mais ils sont également sceptiques quant à l’engagement d’Ankara à vraiment aller dans cette direction. «Ce n’est pas la première fois que nous entendons parler à Ankara de tourner une nouvelle page avec l’UE», a déclaré l’un d’entre eux. Étant donné que la demande d’adhésion de la Turquie est en attente depuis très longtemps et que les principaux critères d’adhésion ne sont toujours pas remplis, de nombreux responsables à Bruxelles et dans les capitales des États membres ont fini par envisager la Turquie davantage comme un partenaire en matière de sécurité et un rempart contre l’immigration que comme un pays qui pourrait un jour rejoindre leur club.

Les Européens ont de nombreuses préoccupations. Le recul démocratique d’Ankara a suscité des inquiétudes en Europe quant à la direction prise par la Turquie, tout comme son non-respect des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme ordonnant la libération de personnes dont l’arrestation avait été jugée «politiquement motivée» par la Cour, en particulier l’homme d’affaires et défenseur des droits humains Osman Kavala. Beaucoup craignent également que, pour mobiliser sa base conservatrice-nationaliste, Erdoğan ne brandisse un discours anti-occidental avant les élections locales de mars 2024, au cours desquelles son parti tentera de reprendre Istanbul, Ankara et d’autres grandes villes qu’il a perdues au profit de l’opposition en 2019. La période propice à des progrès dans ces domaines risque d’être courte.

Les responsables de l’UE s’inquiètent également de la politique étrangère d’Ankara, qu’ils ne trouvent pas suffisamment alignée sur la leur. D’un côté, l’invasion totale de l’Ukraine par la Russie a transformé les points de vue sur la sécurité européenne et réaffirmé l’importance de la Turquie, en tant qu’alliée principale de l’Otan. Ankara a apporté un soutien politique à l’Ukraine et lui a fourni des armes, notamment des drones. Elle a joué un rôle clé dans la négociation de l’Initiative céréalière de la mer Noire, aujourd’hui caduque, qui a permis à l’Ukraine d’exporter une partie de ses stocks de céréales. Mais elle s’oppose moins à Moscou que ce que l’Europe aurait souhaité, et ne soutient pas pleinement, par exemple, les sanctions occidentales. Ses échanges commerciaux avec la Russie ont d’ailleurs augmenté. Le retard d’Ankara à soutenir les candidatures de la Finlande et de la Suède à l’Otan a également renforcé la méfiance des Européens. «La Turquie a principalement fait avancer ses propres intérêts pendant une guerre existentielle pour nous en Europe», a déclaré un responsable européen.

La question chypriote non résolue pèse ... sur les relations [entre la Turquie et l'UE].

La question chypriote non résolue pèse également sur les relations. La Turquie ne reconnaît pas la République de Chypre, l’État dirigé par les Chypriotes grecs qui a rejoint l’UE en 2004 malgré le rejet par les Chypriotes grecs d’un plan de réunification de l’île élaboré sous l’égide des Nations unies, que les Chypriotes turcs avaient approuvé. Les derniers efforts diplomatiques n’ont rien donné, notamment en 2017, avec l’échec des pourparlers qui étaient supposés ouvrir la voie à une fédération. Des tensions en mer ont suivi, la Turquie envoyant des navires de guerre dans les eaux revendiquées par la République de Chypre pour faire obstacle à l’exploration des ressources énergétiques en mer qui excluait les Chypriotes turcs. C’est notamment pour cette raison que l’UE a suspendu le dialogue de haut niveau avec Ankara, réduit les fonds de préadhésion en 2019 et imposé des sanctions limitées en 2020. Récemment, à la mi-août, de violents affrontements ont éclaté sur l’île lorsque les autorités chypriotes turques de facto ont commencé à construire une nouvelle route pour relier la ville chypriote majoritairement turque de Pile/Pyla, située dans la zone tampon administrée par l’ONU, au nord. Trois soldats de la paix de l’ONU et huit membres du personnel de sécurité chypriote turc ont été blessés lors de cet incident.

Parallèlement, les initiatives pour relancer les négociations formelles sont bloquées. La République de Chypre insiste sur des pourparlers ayant pour objectif de créer une fédération bizonale et bicommunautaire. Ankara et le gouvernement chypriote turc de facto dans le nord de l’île préfèreraient une solution à deux États qui impliquerait la reconnaissance d’un État chypriote turc. Sans solution claire pour relancer les négociations, la République de Chypre a utilisé son droit de véto en tant qu’État membre pour contrecarrer de nombreux efforts de l’UE pour rétablir les liens avec la Turquie. Les diplomates européens avec lesquels Crisis Group s’est entretenu affirment que des signaux positifs sur Chypre, tels que l’approbation par Ankara de la nomination d’un nouvel envoyé de l’ONU, pourraient contribuer à dissuader la République de Chypre d’entraver les efforts de rapprochement entre la Turquie et l’UE.

Pourtant, même si Chypre reste un point de friction en Méditerranée orientale, il y a des raisons d’espérer, notamment grâce au réchauffement des relations entre la Turquie et sa rivale de longue date, la Grèce, membre de l’UE depuis 1981. Les relations entre Ankara et Athènes se sont nettement améliorées depuis 2020, année où la tension était à son comble en mer Égée. Les deux pays avaient mis leurs marines en état d’alerte après l’envoi par Ankara de navires chargés d’escorter un navire de prospection d’hydrocarbures dans des eaux contestées. Cette situation a également impliqué un certain nombre d’États membres de l’UE, notamment la France, ce qui a envenimé les relations que la Turquie entretenait avec eux. Mais en 2023, Athènes et Ankara se sont entraidées dans les situations de catastrophes, comme lors des incendies de forêt et des inondations qui ont touché la Grèce ainsi que lors des tremblements de terre en Turquie. Le ministre grec des Affaires étrangères, Giorgos Gerapetritis, s’est rendu à Ankara début septembre, et les ministres des Affaires étrangères des deux pays se sont à nouveau rencontrés en marge de l’Assemblée générale des Nations unies à New York quelques semaines plus tard. Ankara a également donné un nouvel élan à sa diplomatie pour normaliser ses relations conflictuelles avec Israël, l’Égypte et les Émirats arabes unis, ce qui «est de bon augure pour contenir les tensions en Méditerranée orientale», a déclaré un responsable européen.

Savoir saisir l’occasion

Les tensions dans les relations entre la Turquie et l’Union européenne ne datent pas d’hier. Pourtant, dans un environnement sécuritaire instable, un léger apaisement des tensions pourrait s’avérer très bénéfique pour les deux parties et pour la région dans son ensemble. Si Ankara et Bruxelles commençaient à revisiter leurs relations, tout en reconnaissant leurs nombreuses différences, elles seraient mieux à même d’accompagner la désescalade en Méditerranée orientale, de répondre aux défis posés par les flux de réfugiés, de soutenir l’Ukraine et de limiter l’agression russe. Elles pourraient même contribuer à poser la première pierre d’un processus de paix dans la guerre sanglante provoquée par l’invasion de Moscou. Cette avancée leur permettrait aussi de contribuer à ce que l’ordre sécuritaire européen en pleine évolution soit fondé sur la coopération et la coordination avec la Turquie, membre important de l’Otan. Mais les deux parties devraient prendre la décision de poursuivre leur engagement et de garder le cap en connaissance de cause, malgré des désaccords qui resteront inévitables. Il n’est bien entendu pas question que Bruxelles abandonne ses valeurs, mais elle aurait peut-être besoin de calibrer ses attentes à l’égard d’Ankara, même si cette dernière affirme que les préoccupations de l’UE resteront au cœur de son calendrier politique.

L’UE et ses États membres devraient continuer à renouer le dialogue tant qu’Ankara reste dans de bonnes dispositions. Ils devraient envisager de prendre des mesures dans les domaines suivants :

Tout d’abord, il serait utile de redynamiser le dialogue de haut niveau avec la Turquie, suspendu depuis 2019. Un bon point de départ serait d’inviter le ministre turc des Affaires étrangères, Hakan Fidan, à la prochaine réunion de Gymnich – une rencontre informelle semestrielle des ministres européens des Affaires étrangères prévue pour janvier 2024. Aucun ministre turc des Affaires étrangères n’a participé à ces réunions depuis presque cinq ans. Ankara espérait être invitée en août, mais plusieurs États membres de l’UE ont refusé. «Nous n’avons pas été en mesure d’établir des contacts significatifs avec l’UE depuis un certain temps», a déclaré un responsable turc. «Une impulsion venant des plus hautes sphères pourrait faire avancer les choses». Inclure la Turquie dans les réunions de Gymnich pourrait ouvrir la voie à la reprise de dialogues de haut niveau dans des domaines d’intérêt commun tels que la lutte contre le terrorisme, l’énergie, les transports et la coopération dans le domaine de la justice.

Deuxièmement, l’UE devrait mettre sur la table des propositions concrètes pour avancer dans la modernisation de son union douanière avec la Turquie. La réunion de la CPE du 5 octobre à Grenade pourrait être l’occasion d’avancer dans cette direction. Mise en place en 1995, l’union douanière ne couvre que les produits industriels, mais elle a tout de même permis de largement stimuler les échanges commerciaux. En décembre 2016, les responsables de l’UE ont demandé aux États membres un mandat pour lancer des discussions avec la Turquie sur l’amélioration de l’union, mais ils ont abandonné le projet après le coup d’État manqué cette année-là en Turquie et la répression du gouvernement qui l’a suivi.

Les deux parties considèrent qu’il serait utile d’élargir l’union douanière aux services et à l’agriculture et d’y ajouter des innovations telles qu’un mécanisme plus efficace de règlement des différends. Les responsables turcs souhaitent réviser les accords conclus lors des négociations techniques de 2014-2015 afin de refléter la situation actuelle du commerce mondial et le Pacte vert pour l’Europe, un plan ayant pour objectif la neutralité climatique de l’UE d’ici 2050. Les responsables européens ne s’y opposent pas, mais ils attendent également d’Ankara qu’elle supprime les barrières commerciales, telles que les prélèvements et les taxes supplémentaires imposés sur des produits qui, selon eux, sont déjà couverts par l’union douanière. Ankara, quant à elle, souhaite avoir son mot à dire sur les accords de libre-échange conclus par l’UE avec des pays tiers, qui pourraient avoir des effets néfastes sur les industries turques.

Les Européens souhaitent également qu’Ankara s’aligne davantage sur les sanctions à l’encontre de la Russie, même s’il ne s’agit pas d’une condition formelle à l’élargissement de l’union douanière.

Les Européens souhaitent également qu’Ankara s’aligne davantage sur les sanctions à l’encontre de la Russie, même s’il ne s’agit pas d’une condition formelle à l’élargissement de l’union douanière. Ils s’inquiètent du flux de marchandises et de matériaux sanctionnés qui sont acheminés vers la Russie via la Turquie. Ankara affirme qu’elle fait tout ce qui est en son pouvoir pour bloquer ces transactions qui contournent les sanctions, ajoutant qu’elle travaille pour ce faire avec la Commission européenne et les capitales occidentales. «Nous faisons ce que nous pouvons», a déclaré un responsable turc, «mais notre action reste limitée par nos relations délicates avec la Russie et notre dépendance économique». En mars, Ankara a remis aux entreprises turques une liste de produits étrangers soumis à des sanctions et qu’il était interdit d’acheminer vers la Russie. Pour envisager un alignement plus poussé, l’UE et ses États membres devraient faire avancer les discussions avec Ankara de manière bilatérale ainsi que grâce à leur groupe de travail sur les sanctions, qui existe depuis un an.

Troisièmement, les États membres de l’UE devraient accorder aux investisseurs et aux entrepreneurs turcs des visas plus nombreux et de plus longue durée. Cela stimulerait les échanges commerciaux et pourrait également favoriser les progrès vers l’octroi d’une exemption de visa à tous les citoyens turcs. Faciliter l’octroi de visas n’équivaut pas à une libéralisation totale des visas, c’est-à-dire la levée de l’obligation de visa pour les citoyens turcs, qui nécessiterait qu’Ankara remplisse six critères supplémentaires sur la liste des 72 critères de l’UE. (Parmi les questions en suspens, l’UE demande à Ankara de réformer ses lois relatives à la lutte contre le terrorisme, rédigées en termes généraux, qui, selon Bruxelles, laissent trop de place à des poursuites politisées). Les responsables de l’UE craignent que l’octroi d’un plus grand nombre de visas n’alimente la migration des citoyens turcs vers l’ouest. L’augmentation du nombre de demandeurs d’asile turcs en Europe a déjà entrainé un triplement des demandes en Allemagne, par exemple, au cours des huit premiers mois de l’année 2023 par rapport à l’année précédente. Faciliter l’octroi de visas pour les investisseurs et les entrepreneurs turcs représenterait une étape positive pour plus d’interaction entre la Turquie et l’Union européenne sans pour autant augmenter la probabilité d’un plus grand nombre de citoyens turcs candidats à l’émigration.

Quatrièmement, l’UE devrait relancer un plan qui date de 2020 (proposé à l’origine par le président Erdoğan et repris ensuite par le président du Conseil européen Charles Michel) et qui prévoyait d’organiser une conférence multilatérale sur la Méditerranée orientale pour poursuivre la désescalade. Les discussions en coulisses sur ce sujet n’ont abouti à rien en 2021, dans un contexte de tensions exacerbées. Mais aujourd’hui, avec l’ouverture des relations entre la Turquie et la Grèce et l’apaisement des tensions entre les autres parties, l’idée prend tout son sens. Une telle conférence pourrait contribuer à apaiser les craintes d’Ankara d’être isolée dans la région, craintes aggravées par son exclusion du Forum du gaz de la Méditerranée orientale (une plateforme soutenue par les États-Unis et l’Union européenne, mise en place début 2020 et réunissant l’Égypte, Israël, Chypre, la Grèce, la Jordanie, l’Autorité palestinienne, l’Italie et la France). Cette conférence devrait faire l’objet d’une préparation minutieuse, mais le jeu en vaudrait la chandelle étant donné la perspective de faire avancer les discussions sur l’amélioration de la collaboration, notamment en ce qui concerne le pétrole et le gaz. Si les parties parvenaient à trouver une formule incluant également les Chypriotes turcs, elles pourraient même contribuer à ouvrir la voie à des négociations formelles sur Chypre ou, du moins, à empêcher l’aggravation de la situation.

Enfin, l’UE devrait continuer à envoyer de l’aide pour alléger le fardeau d’Ankara dans la prise en charge de plus de quatre millions de réfugiés (dont 3,3 millions de Syriens) que la Turquie a généreusement accueillis, ainsi que pour aider à reconstruire les régions du pays touchées par les tremblements de terre où vivent beaucoup de ces réfugiés. La coopération en matière de gestion des migrations est ce qui a permis aux relations entre la Turquie et l’Union européenne de survivre au cours des dernières années. Aujourd’hui, des millions de Syriens vivant en Turquie ainsi que des citoyens turcs ont été gravement touchés par les tremblements de terre. La déclaration de 2016 sur les migrations entre l’UE et la Turquie reste le principal cadre d’aide aux réfugiés. Dans ce cadre, l’UE s’est engagée à verser 6 milliards d’euros (dont 5 milliards ont été déboursés) aux réfugiés en Turquie. Lors d’une conférence organisée en juin, les bailleurs de fonds ont promis 5,6 milliards d’euros supplémentaires pour les personnes déplacées en Syrie ainsi que pour les réfugiés en Turquie, en Jordanie et au Liban. En mars, l’UE, ses États membres et une multitude d’autres bailleurs de fonds internationaux ont promis 6 milliards d’euros supplémentaires pour venir en aide aux victimes du tremblement de terre en Turquie. La plateforme d’investissement UE-Turquie et la Banque européenne d’investissement devraient également poursuivre et, si possible, élargir les initiatives d’investissement, y compris, entre autres, l’aide aux zones touchées par le tremblement de terre.

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