Eviter l’effondrement de l’Etat libanais
Eviter l’effondrement de l’Etat libanais
Protesters in Beirut voice rejection of the ruling political elites of all sects, 20 October 2019. CRISISGROUP/Heiko Wimmen
Commentary / Middle East & North Africa 8 minutes

Eviter l’effondrement de l’Etat libanais

La crise socioéconomique et financière que connaît le Liban s’est fortement accélérée au cours de la première moitié de 2020. Après l’explosion du port de Beyrouth, le gouvernement a démissionné. Le désordre s’est donc doublé d’un risque de violence. Dans cet extrait de notre Watch List 2020 — Autumn Update, Crisis Group encourage l’UE et ses Etats membres à coordonner l’aide d’urgence continue et la redynamisation des infrastructures clés, créer une feuille de route de réformes, renforcer la société civile et mutualiser et coordonner des fonds d’urgence.

Ce commentaire fait partie de notre Watch List 2020 - Autumn Update.

La crise socioéconomique et financière que connaît le Liban s’est fortement accélérée au cours de la première moitié de 2020. Elle a été renforcée par la pandémie de Covid-19, amplifiée par l’explosion catastrophique du 4 août dans le port de Beyrouth et marquée, depuis son émergence, par des pertes d’emplois et de revenus massives. Le gouvernement a démissionné six jours après l’explosion du port, ajoutant ainsi au désordre, bien qu’avant cela il ait été peu à même de faire face aux difficultés du pays. A la fin du mois d’août, bénéficiant d’un large soutien parlementaire, le président Michel Aoun a nommé Mustapha Adib au poste de Premier ministre. Cependant, les désaccords quant à l’attribution des postes ministériels ont entravé les efforts visant à former un nouveau gouvernement. Le 26 septembre, Mustapha Adib a démissionné sur fond de différends apparemment irréconciliables entre les blocs politiques, ce qui rend très improbable la formation rapide d’un nouveau gouvernement.

Cette situation aura vraisemblablement trois conséquences : tout d’abord, l’absence persistante de direction politique retardera l’adoption de réformes et d’une aide extérieure, pourtant urgentes, ainsi que la conclusion d’un accord avec le Fonds monétaire international (FMI). Ensuite, sans fonds de sauvetage du FMI, nombre de Libanais ainsi qu’une part importante des réfugiés syriens (qui représentent plus d’un million de personnes) basculeront dans l’insécurité alimentaire et la pauvreté. Enfin, les capacités de l’Etat s’éroderont, en particulier en matière de sécurité. Avec le recul du contrôle étatique et l’expansion des zones non gouvernées, des querelles de territoires pourraient survenir entre les groupes politiques de certaines régions et entre les réseaux criminels d’autres, et la migration illégale va augmenter.

Pour répondre aux besoins humanitaires urgents et parer l’effondrement d’un autre Etat du bassin de la Méditerranée orientale, l’UE et ses Etats membres devraient :

  • Continuer d’apporter une aide d’urgence directement aux personnes dans le besoin par le biais du mécanisme de protection civile et du pont aérien humanitaire de l’UE. Les programmes pourraient inclure un secours en cas de catastrophe aux victimes de l’explosion portuaire (p. ex. : activités de travail contre rémunération, ou « cash for work », pour réparer les logements avant l’hiver) ;
     
  • Se préparer à élargir et étendre le soutien afin d’éviter une grave crise humanitaire, en particulier si la sortie de l’impasse politique reste incertaine ; planifier une aide à long terme destinée aux populations pauvres (Libanais et réfugiés) visant à créer des emplois et améliorer l’infrastructure ; fournir des équipements afin de moderniser les hôpitaux publics et soutenir les entrepreneurs libanais pour stimuler les exportations et remplacer les importations ;
     
  • Proposer une aide substantielle pour revitaliser les infrastructures nationales essentielles (en particulier de production d’électricité), à condition que le gouvernement libanais, une fois formé, établisse les cadres légaux et réglementaires adéquats pour les secteurs concernés ainsi que des procédures de passation de marchés, de recrutement et de planification transparentes ;
     
  • Établir une feuille de route de réformes concrètes qu’un nouveau gouvernement libanais devrait entreprendre pour obtenir l’aide de l’UE, notamment dégager un accord préliminaire avec le FMI, adopter des lois pour préserver l’indépendance du système judiciaire et des lois anti-corruption et relatives à la passation de marchés publics ainsi que les décrets d’application y afférents ;
     
  • Renforcer les capacités des organisations de la société civile libanaise afin qu’elles participent à l’élaboration de politiques publiques et à l’amélioration de la transparence gouvernementale ;
  • Prendre de la distance vis-à-vis de toute tentative des Etats-Unis d’influencer les processus politiques libanais dans l’intérêt de la politique régionale (p. ex. : leur politique de « pression maximale » menée contre l’Iran) et préférer une approche inclusive qui engage tous les grands acteurs politiques du Liban, y compris le Hezbollah, dans le processus de réforme.

Crise gouvernementale

A la suite de l’explosion du port de Beyrouth, le président français Emmanuel Macron est intervenu pour exhorter le Liban à accélérer les grandes réformes nécessaires pour débloquer l’aide extérieure, surtout un programme d’aide du FMI et certains financements promis par des bailleurs de fonds lors de la conférence CEDRE de 2018. Après la démission du gouvernement, le 10 août, il a par ailleurs insisté sur la formation rapide d’un nouveau gouvernement, soutenu par l’ensemble des forces politiques. Le 31 août, à la veille de la deuxième visite du président Macron à Beyrouth, une vaste majorité du parlement libanais a nommé l’ambassadeur du Liban en Allemagne, Mustapha Adib, au poste de Premier ministre. Les tentatives de Macron ont été paralysées en raison de la concurrence interne et de la pression externe. La tendance étant à la défiance, les acteurs libanais, et plus particulièrement le Hezbollah et l’ancien Premier ministre Saad Hariri, se sont déchirés autour de la nomination des ministres afin de préserver leur influence au sein du nouveau cabinet, ce qui a empêché Mustapha Adib de respecter le délai de deux semaines proposé par le président français. Dix jours plus tard, il démissionnait. En réaction, Emmanuel Macron a blâmé toutes les parties, ajoutant qu’il avait « honte pour les dirigeants libanais ». Il a indiqué qu’il leur donnerait quelques semaines supplémentaires pour se ressaisir, mais a également critiqué en particulier le Hezbollah, déclarant que ce dernier ne pouvait pas être, « en même temps, une armée en guerre avec Israël, une milice déchaînée contre les civils en Syrie et un parti respectable au Liban ».

L’incertitude entourant l’attitude des Etats-Unis quant à l’initiative d’Emmanuel Macron, combinée à la pression exercée par les Saoudiens sur Hariri pour qu’il adopte une position plus ferme à l’égard du Hezbollah, a certainement pesé sur les négociations. Washington avait exprimé un soutien mitigé à cette initiative dans son ensemble, mais avait refusé de reconnaître explicitement, contrairement au président français, le Hezbollah comme un acteur central et légitime du système politique libanais. Les Etats-Unis considèrent le Hezbollah comme une organisation terroriste et cherchent à lui couper les ailes dans le cadre de sa politique de « pression maximale » menée contre l’Iran et ses alliés. Le 8 septembre, le Trésor américain a imposé de nouvelles sanctions sur les figures politiques libanaises associées au parti islamiste chiite. Sept jours plus tard, le secrétaire d’Etat américain, Michael Pompeo, a averti la France lors d’une visite à Paris que « les efforts pour résoudre la crise au Liban seraient vains si elle ne s’attaquait pas immédiatement à la question de l’armement du Hezbollah, soutenu par l’Iran ». Néanmoins, des responsables américains ont indiqué que leur position par rapport au nouveau gouvernement pourrait changer selon que le Hezbollah y était « présent » ou « dominant »

La proximité des élections américaines renforce encore l’incertitude liée aux signaux émis par Washington. Les dirigeants politiques libanais pourraient préférer attendre de voir si le président Donald Trump emporte les élections ou si Washington, sous la présidence de Joe Biden, adopte une position plus proche de celle de la France. 

Il apparait clairement, comme le prouvent les quinze dernières années, que la polarisation accrue et les risques de confrontation répétés provoquent une défaillance du processus politique et engendrent la violence. Les conditions requises pour obtenir une aide extérieure grandement nécessaire – formation du gouvernement, négociations avec le FMI et réformes urgentes – deviendraient, dans un tel contexte, impossibles à atteindre. La crise sociale s’aggraverait alors davantage et les capacités de l’Etat diminueraient plus rapidement.

Crise sociale

L’effondrement de la devise et de l’économie libanaises s’est accéléré au cours de la première moitié de l’année 2020. La perte des revenus issus du tourisme estival, due au confinement pendant la pandémie de Covid-19, a porté un coup supplémentaire au pays, et l’explosion du port le 4 août a, selon la Banque mondiale, causé des dommages estimés entre 3 et 5 milliards de dollars. Les citoyens libanais avaient déjà perdu l’accès à leur épargne à la suite de contrôles informels mis en place depuis fin 2019 par les banques locales en réponse à la fuite de capitaux et à leur grave manque de liquidités. Aujourd’hui, les citoyens ont également perdu une part importante de leurs revenus à cause de l’inflation galopante (qui atteignait 110 pour cent par an, en juillet). Depuis début 2019, quelque 350 000 employés du secteur privé (sur une main-d’œuvre composée de 1,8 million de personnes) ont été licenciés alors que bien d’autres ont été provisoirement congédiés ou ont vu leur salaire diminuer, car les entreprises ont dû réduire ou suspendre leurs opérations en raison du pouvoir d’achat déclinant et de l’assèchement du crédit. 

La situation ne peut que se détériorer : la Banque centrale libanaise épuise les réserves de change qu’il lui reste et son gouverneur a averti que d’ici la fin de l’année, il serait obligé de mettre un terme à la politique de subventions des importations d’essence, de nourriture et de médicaments qui consistait à fournir des devises étrangères à un taux très préférentiel. La suppression des subventions provoquerait une nouvelle flambée de l’inflation. Quelque 55 pour cent des Libanais vivent déjà sous le seuil de pauvreté et 23 pour cent dans l’extrême pauvreté. Selon Save The Children, plus de 500 000 enfants « peinent à survivre », rien qu’à Beyrouth. Parmi les réfugiés syriens, environ 90 pour cent des ménages vivent dans l’insécurité alimentaire, et les mécanismes d’adaptation négatifs, comme le mariage précoce ou le travail des enfants, sont monnaie courante. Sans une aide extérieure conséquente, le pays risque de plonger dans une insécurité alimentaire généralisée. La misère accentue la pression migratoire. Des milliers de personnes ayant une résidence légale dans un autre pays ou titulaires de passeports étrangers ont commencé à quitter le pays. Un diplomate occidental à Beyrouth a déclaré à Crisis Group : « Toutes les personnes que je connais s’en vont ». L’immigration illégale vers Chypre par voie maritime s’intensifie.

Détérioration des capacités et du contrôle de l’Etat

Avec des recettes publiques en chute libre et la perte d’accès aux marchés financiers, l’Etat libanais sera bientôt dans l’incapacité de financer les budgets ministériels ou d’augmenter les salaires pour compenser les pertes de revenus des fonctionnaires dues à l’inflation galopante. Des services cruciaux de l’Etat pourraient dès lors se dégrader, en particulier dans le secteur de la santé. A mesure que les ressources publiques se tarissent, la capacité de certains acteurs politiques à fidéliser leurs électeurs en leur offrant un accès à ces ressources (en leur garantissant par exemple un emploi dans le secteur public) et, par conséquent, leur capacité à faire respecter le contrôle social, diminuera. Les réseaux prédateurs et criminels pourraient alors s’infiltrer dans les brèches. 

Les forces de sécurité, débordées et sous-payées, pourraient parvenir à éviter cette situation, mais probablement pas pour longtemps, et certains membres de leurs rangs pourraient être obligés de chercher d’autres sources de revenus. Leur professionnalisme s’en verrait affecté, tout comme le fonctionnement des institutions de sécurité. Les querelles de territoire entre les groupes armés locaux pourraient devenir quotidiennes et s’étendre une fois que les groupes portés par des motivations sectaires et politiques s’y impliqueront. Certaines régions du pays pourraient de facto devenir des zones non gouvernées, voire des refuges pour les jihadistes ou le crime organisé. Les forces de sécurité pourraient par ailleurs ne plus être aptes à patrouiller le littoral et à limiter l’immigration vers Chypre, qui se trouve à moins de 200 kilomètres.

Un rôle à jouer pour l’UE, avec la France comme chef de file

Les capitales européennes ont fortement intérêt à éviter que l’Etat libanais ne s’effondre, et ont un rôle à jouer dans ce sens. Après l’explosion du port, la France a coordonné la mobilisation de l’aide pour le Liban en organisant deux conférences réunissant des bailleurs de fonds (l’une s’est tenue le 9 août, la seconde est prévue pour octobre) et en poussant les dirigeants libanais à adopter une feuille de route de réformes. La France est dans une position unique pour conduire cet effort, puisqu’elle jouit d’une crédibilité auprès des acteurs de tout le spectre politique libanais. L’échec à former un gouvernement est un sérieux revers pour l’initiative française. Aucune autre approche que celle de Macron n’est viable à ce jour et, comme il l’a lui-même reconnu, toutes les solutions devront inclure le Hezbollah ainsi que son allié chiite, le mouvement Amal.

Quoi qu’il advienne de l’initiative française, des pays comme l’Allemagne, l’Italie et la Suède devraient renforcer leur aide humanitaire. Le Liban a besoin de fonds et de capacités techniques pour déployer de grands projets d’infrastructures (notamment dans les domaines de l’énergie, de l’eau et de la gestion des déchets) et de reconstruction dans les zones touchées par l’explosion du port. Dans le cadre de ces projets, les pays donateurs pourraient insister sur l’établissement de nouvelles normes de gouvernance (la transparence au niveau de la planification, des passations de marchés et des versements de fonds). Les bailleurs pourraient également étendre certains programmes existants visant à créer des emplois, tant pour les Libanais que pour les réfugiés, en améliorant les infrastructures et la production agricole dans les zones périphériques et marginalisées qui seront probablement les premières à connaître l’insécurité alimentaire et la défaillance des services et du contrôle étatiques, déjà affaiblis. Ils pourraient par ailleurs stimuler les capacités d’une société civile libanaise déjà bien développée, en facilitant son inclusion dans les procédures de planification et son accès aux informations relatives aux projets mis en œuvre avec la participation de l’UE, de manière à mettre en place de nouveaux mécanismes de participation et de responsabilisation publiques. Le secteur privé pourrait constituer une autre piste à explorer, puisque l’augmentation de la production nationale réduirait le taux de chômage et le déficit de la balance des paiements, en se substituant aux importations qui drainent les réserves de devises étrangères et en créant une source de devises étrangères grâce aux exportations.

L’Europe devrait en outre adopter une posture unie face aux Etats-Unis et au Conseil de coopération du Golfe et recommander que l’aide internationale soit conditionnée aux avancées réalisées en matière de réformes, et non liée aux visées stratégiques des Etats-Unis et des Etats arabes du Golfe.

Les bailleurs pourraient mieux coordonner l’aide en mutualisant leurs ressources dans le cadre d’un instrument commun, tel qu’un fonds d’affectation spéciale de l’UE. L’Europe devrait en outre adopter une posture unie face aux Etats-Unis et au Conseil de coopération du Golfe et recommander que l’aide internationale (en particulier le programme d’aide du FMI) soit conditionnée aux avancées réalisées en matière de réformes, et non liée aux visées stratégiques des Etats-Unis et des Etats arabes du Golfe, comme désarmer le Hezbollah, diminuer l’influence du groupe au Liban et mettre un terme à ses activités dans la région. L’objectif devrait consister à éviter la faillite d’un autre Etat de la Méditerranée orientale, et non à marquer des points au sein d’une concurrence géostratégique.

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