Ivorian special forces members take part in a military exercise during a visit of French Minister of State for Development Chrysoula Zacharopoulou at the International Counter Terrorism Academy in Jacqueville, Ivory Coast on May 11, 2023. Issouf SANOGO / AFP
Briefing / Africa 20+ minutes

Empêcher les jihadistes de pénétrer dans le nord de la Côte d’Ivoire

Les insurgés islamistes dans le Sahel ont régulièrement mené des incursions dans les pays côtiers d'Afrique de l'Ouest, dont la Côte d'Ivoire. Jusqu'à présent, Abidjan est parvenu à les repousser, grâce à la mise en place de mesures sécuritaires et socio-économiques. La Côte d'Ivoire devrait redoubler d'efforts sur ces deux fronts.

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Que se passe-t-il?Alors que les groupes jihadistes du Sahel se déplacent vers le sud, la Côte d’Ivoire a renforcé son déploiement sécuritaire dans le nord et mis en place une série de projets sociaux pour réduire la pauvreté et le chômage des jeunes. La violence des insurgés s’est calmée après une série d’attaques dans le nord entre 2020 et 2021.

En quoi est-ce significatif?Linsécurité est omniprésente en Afrique de lOuest. Les insurgés empiètent sur les États côtiers, multipliant les attaques dans les régions septentrionales du Bénin et du Togo. La Côte dIvoire, qui est la plus grosse économie en Afrique de l’Ouest francophone, semble particulièrement bien placée pour se prémunir contre l’expansion du jihadisme, mais elle reste néanmoins confrontée à de nombreux risques.

Comment agir?La double priorité de la Côte d’Ivoire pour la sécurité et le développement économique bénéficie de façon visible à la population du nord. Les autorités devraient renforcer les investissements sociaux et continuer à instaurer une relation de confiance entre les militaires et les civils. Elles devraient également poursuivre la coopération militaire bilatérale avec le Burkina Faso voisin et stimuler leur soutien aux initiatives multilatérales de partage de renseignements.

I. Synthèse

Depuis leurs bases dans le nord du Mali et l’est du Burkina Faso, les groupes jihadistes du Sahel se sont déplacés vers le sud en direction des pays côtiers d’Afrique de l’Ouest, et on pourrait craindre qu’ils ne finissent par s’y établir. Des groupes d’insurgés se sont installés dans les forêts le long des frontières méridionales du Burkina Faso avec le Bénin, le Ghana, le Togo et la Côte d’Ivoire. Si on compare la Côte d’Ivoire aux États du Sahel, dans lesquels les jihadistes progressent régulièrement, on peut constater que le pays a plutôt bien réagi, en associant la sécurité à une approche socio-économique inclusive. Les autorités d’Abidjan devraient poursuivre leurs efforts en matière de sécurité, notamment en soutenant les initiatives régionales d’échange de renseignements. Elles devraient également travailler à la mise en place d’une coopération militaire bilatérale avec le Burkina Faso et éventuellement avec les États côtiers tels que le Bénin, le Ghana et le Togo. Enfin, elles devraient intensifier leurs efforts pour instaurer la confiance entre les forces de sécurité et les habitants du nord, tout en renforçant leurs investissements dans des programmes qui assurent des moyens de subsistance, en particulier aux jeunes et aux femmes, en veillant notamment à ce que ces programmes touchent les villages les plus reculés.

La situation sécuritaire est inquiétante dans une grande partie de la région. Les jihadistes sont en marche dans le nord et le centre du Mali et au Burkina Faso, où un habitant sur onze a été déplacé. L’année 2022 a été la plus meurtrière jamais enregistrée dans ces deux pays. Dans le même temps, les coups d’État à Bamako et à Ouagadougou ont alimenté les tensions diplomatiques avec les pays côtiers, entravant la coopération en matière de sécurité, alors que ces derniers s’efforcent d’empêcher la menace jihadiste de se propager sur leur territoire. Fin juillet, un putsch au Niger a porté un nouveau coup au dispositif régional de paix et sécurité. Cette nouvelle dynamique risque de favoriser un renforcement de la présence jihadiste dans l’ouest de ce pays. Le Bénin et le Togo, quant à eux, ont subi une série d’attaques meurtrières contre des postes de l’armée et des villages frontaliers isolés dans le nord. Les jihadistes basés dans les forêts du sud du Burkina Faso sont devenus une menace pour la stabilité régionale.

La Côte d’Ivoire ... a jusqu’à présent réussi à maintenir les jihadistes hors de ses frontières.

Pourtant, même dans ce contexte difficile, la Côte d’Ivoire, qui est l’économie la plus puissante en Afrique de l’Ouest francophone, a jusqu’à présent réussi à maintenir les jihadistes hors de ses frontières. En 2011, le pays est sorti de près d’une décennie de crise qui avait gravement affaibli et divisé ses forces armées, et gravement détérioré ses infrastructures. Depuis lors, le président Alassane Ouattara s’est concentré sur le rétablissement de la stabilité politique et de la cohésion sociale grâce à la croissance économique, avec des résultats impressionnants. Par exemple, le gouvernement a élaboré des plans de relance et des projets d’investissement qui se sont avérés utiles dans les six régions du nord les plus vulnérables à l’infiltration jihadiste. Parallèlement, des réformes profondes du secteur de la sécurité ont permis aux autorités de mettre en place une armée capable de repousser la violence jihadiste qui sévit actuellement au Sahel.

Il a fallu du temps aux autorités pour relever le défi. En mars 2016, après une attaque brutale dans la station balnéaire de Grand-Bassam, près de la capitale commerciale Abidjan, le gouvernement a accéléré les réformes militaires prévues de longue date et amélioré la collecte de renseignements. Pourtant, il a fallu quatre ans et une nouvelle attaque pour que les autorités prennent conscience de la volonté des insurgés venant du Burkina Faso de s’implanter dans le nord de la Côte d’Ivoire. En 2020, des jihadistes présumés ont tué quatorze soldats dans la ville frontalière de Kafolo, tandis que l’année suivante était marquée par une série de raids de moindre envergure au sud du Burkina Faso. L’attaque de Kafolo a joué un rôle déterminant dans la décision du gouvernement ivoirien d’intensifier ses efforts. Sur le plan de la sécurité, il a construit des bases militaires et déployé des unités de lutte contre le terrorisme le long de ses frontières avec le Mali et le Burkina Faso. Sur le plan socio-économique, le gouvernement a lancé un vaste programme de développement économique qui, entre autres, propose des stages de formation professionnelle et une série de facilités de crédit, notamment pour les jeunes et les femmes. Le pays n’a pas subi d’attaque majeure depuis le début de l’année 2022.

La double approche adoptée par le gouvernement ivoirien pour gérer la menace jihadiste a probablement contribué à déjouer les attaques, mais le pays doit également sa résilience à d’autres facteurs qui le distinguent de ses voisins. Il s’agit notamment de l’importance accordée par le président Ouattara, depuis dix ans, au renforcement de la stabilité interne par le développement économique, ainsi que des liens ethniques et familiaux étroits qui unissent l’élite politique d’Abidjan au nord du pays.

Cependant, la Côte d’Ivoire ne peut pas se permettre de s’endormir sur ses lauriers. Sa richesse relative et ses relations privilégiées avec l’Occident continueront à en faire une cible recherchée pour ceux qui cherchent à déstabiliser la région. Sa frontière nord, longue et poreuse, l’expose aussi largement à l’influence jihadiste, en particulier si les habitants se sentent frustrés de ne pas voir les retombées des politiques de croissance économique du gouvernement. L’augmentation du nombre de réfugiés en provenance du Burkina Faso, ainsi que la croissance de l’orpaillage illégal (source potentielle de financement pour les groupes jihadistes), alimentent également les inquiétudes relatives à l’infiltration des jihadistes dans la région sur le long terme. La Côte d’Ivoire devrait donc intensifier ses investissements dans l’économie du nord, et les partenaires internationaux devraient continuer à soutenir ces programmes grâce à une aide financière et une expertise technique. Abidjan devrait redoubler d’efforts pour instaurer un climat de confiance entre les forces de sécurité déployées dans le nord et les populations qui y vivent. Le gouvernement devrait également continuer à approfondir la coopération en matière de sécurité avec les États voisins, en acceptant le fait que, malgré tous ses avantages, il n’aura pas d’autre choix que de participer aux efforts régionaux pour relever ce qui est un défi à dimension régionale.

II. Les jihadistes au Burkina Faso : la menace de contagion

La lutte contre le jihadisme en Côte d’Ivoire a évolué par étapes. En 2015, le gouvernement a commencé à se concentrer sur le risque de contagion de la violence jihadiste à partir du Sahel.[1] Après deux attaques perpétrées de l’autre côté de la frontière malienne cette année-là, il a adopté une loi criminalisant le recrutement ou l’apologie de toute activité terroriste, autorisant également les enquêteurs de la police à placer des écoutes téléphoniques. Le pays a connu sa première grande attaque jihadiste en mars 2016, lorsque trois hommes venus du Mali ont ouvert le feu dans des restaurants et sur des baigneurs, dans la ville côtière de Grand-Bassam. Les assaillants ont tué dix-neuf personnes, dont six citoyens européens et trois membres des forces de sécurité, avant que ces dernières ne les abattent. Le jour même, al-Qaeda au Maghreb islamique a revendiqué la responsabilité de l’attaque, qui faisait suite à des attentats similaires dans des hôtels et des cafés de luxe au Mali et au Burkina Faso. Les forces de sécurité ont riposté en procédant à des arrestations massives dans le cadre d’une enquête nationale.[2]

L’attentat de Grand-Bassam, bien que très grave, s’est avéré être un incident isolé en Côte d’Ivoire, du moins jusqu’à présent. À partir de 2017, les tactiques déployées par les affiliés d’al-Qaeda au Mali, qui ont fusionné pour former le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM) la même année, ont radicalement changé. Les franchises d’al-Qaeda ont commencé à cibler des positions militaires plutôt que des lieux publics en vue.

Mais la menace n’a pas disparu pour autant. En effet, au cours de la même période, au Burkina Faso, les insurgés se sont déployés vers les régions du sud-ouest à la végétation plus dense, établissant des repaires dans les forêts près des frontières avec le Bénin et le Togo.[3] En 2019, alors que les groupes armés dominaient une grande partie des zones rurales du Burkina Faso, il est devenu évident qu’ils étaient impliqués dans des activités illicites dans les zones frontalières, telles que la contrebande d’armes et de motos, le vol de bétail, le braconnage, et l’orpaillage sans permis d’exploitation.[4]


[1] « Lutte contre le terrorisme : la Côte d’Ivoire renforce son arsenal juridique », gouvernement de la Côte D’Ivoire, 18 février 2015.

[2] En décembre 2022, un tribunal ivoirien a condamné dix hommes à la prison à vie pour leur implication dans l’attaque. Sur les dix-huit hommes accusés, seuls quatre étaient physiquement présents au tribunal, les autres étant en fuite ou détenus au Mali. Huit ont été acquittés. Voir « Perpétuité pour dix des accusés du procès de l’attentat de Grand-Bassam », Jeune Afrique, 28 décembre 2022.

[3] Ces forêts comprennent les Deux Balés, Boulon-Koflande, Niangoloko et Dida, entre autres, le long de la frontière avec la Côte d’Ivoire. Les jihadistes se sont également installés dans le parc national de Tambi Kaboré, la forêt de Nazinga et la forêt de Sissili dans les régions centrales, le long de la frontière avec le Ghana, et dans le complexe du parc W-Arly Pendjari, le long des frontières sud-est avec le Togo et le Bénin. Rapport confidentiel détenu par Crisis Group. Rapport Afrique de Crisis Group N°310, Contenir l’insurrection jihadiste dans le Parc W en Afrique de l’Ouest, 26 janvier 2023.

[4] Entretiens de Crisis Group, Abidjan, mars 2023. Voir également « Violent Extremism, Organised Crime and Local Conflicts in Liptako-Gourma », Institute for Security Studies, 10 décembre 2019.

La situation délétère au Burkina Faso a, à juste titre, alimenté les craintes que le jihadisme affecte les États côtiers de l’Afrique de l’Ouest.

La situation délétère au Burkina Faso a, à juste titre, alimenté les craintes que le jihadisme affecte les États côtiers de l’Afrique de l’Ouest.[1] Les insurgés n’y faisaient pas de recrutement actif, mais ils utilisaient déjà le nord de la Côte d’Ivoire pour s’approvisionner ou se replier, lors d’opérations antiterroristes, et pour se déplacer d’un repaire à l’autre. Les ambitions ont pris une nouvelle dimension. Dans une vidéo réalisée en novembre 2018, des commandants du GSIM ont exhorté les Peul d’Afrique de l’Ouest à « mener le jihad ».[2] (Les Peul sont généralement perçus comme ceux qui sont les plus susceptibles d’être recrutés par les groupes jihadistes de la région.) En outre, Hamadoun Koufa, le chef de la Katiba Macina du GSIM, aurait chargé un jihadiste burkinabè, connu sous le nom de guerre de Hamza, de mettre en place des unités dans le nord de la Côte d’Ivoire et d’y recruter des combattants.[3] Selon le chef des services de renseignement français, Bernard Emié, lors d’une rare allocution publique en 2021, les trois principaux dirigeants du GSIM auraient filmé une autre vidéo en février 2020, dans laquelle ils se mettaient d’accord pour élargir leurs insurrections du Sahel vers le sud, dans les pays du golfe de Guinée, notamment la Côte d’Ivoire et le Bénin.[4]

Malgré tous ces signaux, la Côte d’Ivoire ne s’attendait pas aux incursions d’insurgés qui ont commencé le long de sa frontière de près de 600 kilomètres avec le Burkina Faso. En juin 2020, des dizaines de combattants du GSIM, à moto, ont tué quatorze soldats dans un poste mixte armée-gendarmerie dans le village de Kafolo, au nord du pays, à moins de deux kilomètres de la frontière. Les observateurs ont considéré cet attentat comme des représailles à l’opération Comoé, une offensive ivoiro-burkinabè de lutte contre le terrorisme qui avait démantelé l’infrastructure des insurgés à l’intérieur et autour du parc national de la Comoé, dans le nord-est de la Côte d’Ivoire, un mois plus tôt.[5] L’offensive de la Comoé était la première opération conjointe anti-jihadiste dans la région et faisait suite à la localisation par les services de renseignement d’un commandant jihadiste recherché dans le nord de la Côte d’Ivoire.[6] Kafolo est un point d’entrée stratégique particulièrement exposé aux attaques jihadistes en raison de sa proximité avec la frontière burkinabè et le vaste parc de la Comoé. Les forces de sécurité ont capturé un coordinateur présumé du raid et interrogé des dizaines d’autres personnes, dont la plupart étaient des hommes de l’ethnie peul de Kafolo, qui ont depuis quitté le village.[7]

L’attaque de Kafolo est généralement qualifiée de « signal d’alarme » qui a incité le gouvernement du président Ouattara à prendre des mesures urgentes pour conjurer ce qui aurait pu devenir une menace plus importante. Jusqu’alors, Abidjan semblait se concentrer principalement sur les attaques musclées contre les centres urbains. Dans le même temps, les efforts des autorités pour assurer la stabilité interne dans les années qui ont suivi le conflit civil de 2002-2011 leur permettaient d’être en mesure de réagir rapidement. En l’espace de quelques semaines, le gouvernement a déclaré le nord du pays zone militaire, divisée en deux sous-zones opérationnelles (nord-ouest et nord-est), et a envoyé des forces supplémentaires dans la région, notamment des unités antiterroristes de l’armée, de la police et de la gendarmerie. Il a également établi un commandement militaire central à Korhogo, une ville du nord, pour coordonner les différentes forces présentes dans la région, renforcé la sécurité aux frontières et augmenté la surveillance aérienne.[8]

Malgré cela, les attaques ont continué jusqu’en 2021. En effet, alors que les insurgés burkinabè se rapprochaient de la région des Cascades, au sud-ouest, les incidents le long de la frontière ivoiro-burkinabè se sont multipliés, qu’il s’agisse d’attaques meurtrières sur des positions militaires en Côte d’Ivoire ou d’enlèvements de civils. En mars 2021, trois soldats ont été tués lors d’une deuxième attaque contre un régiment de l’armée ivoirienne à Kafolo. Les habitants et les forces de sécurité ont également trouvé des engins explosifs rudimentaires plantés le long des pistes, près de la frontière. Trois mois plus tard, dans ce qui est apparu comme une tentative de recrutement de masse, des jihadistes sont entrés dans une mosquée du village de Bolé pour persuader les fidèles d’adhérer à la version de l’islam du GSIM et les convaincre de ne pas collaborer avec les forces gouvernementales. Aucune de ces actions n’a été revendiquée par le commandement central du GSIM. Un haut responsable de la sécurité a déclaré à Crisis Group que la plupart des attaques étaient probablement organisées par des groupuscules d’insurgés cherchant à gagner en crédibilité auprès de chefs jihadistes dans d’autres zones.[9] Le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire ont également mené des opérations militaires conjointes en 2021 et 2022, notamment autour de la forêt de Dida au Burkina.


[1] Briefing Afrique de Crisis Group N°149, L’Afrique de l’Ouest face au risque de contagion jihadiste, 20 décembre 2019.

[2] Ibid.

[3] Entretien de Crisis Group, haut responsable de la sécurité, Abidjan, mars 2023.

[4] « Sahel jihadists eye expansion into Cote d’Ivoire and Benin says French spy boss », RFI, 3 février 2021.

[5] Entretiens de Crisis Group, sources sécuritaires ivoiriennes, Kong et Abidjan, mars 2023. Crisis Group a également pris connaissance d’un rapport de renseignement confidentiel, « Tracking violent extremism spillover from the Sahel to littoral West Africa », daté de juin 2021, qui contient ces informations.

[6] Entretien de Crisis Group, haut responsable de la sécurité, Abidjan, mars 2023.

[7] Entretien de Crisis Group, chercheur ivoirien, Kong, mars 2023.

[8] Les forces présentes sont des unités de l’armée, de la gendarmerie, de la police, des forces spéciales, telles que des forces antiterroristes, et des agents forestiers.

[9] Entretien de Crisis Group, Abidjan, mars 2023.

Les forces de sécurité et les groupes d’autodéfense burkinabè ont de plus en plus de mal à contenir les insurgés dans la commune de Niangoloko.

Les attaques en Côte d’Ivoire ont cessé début 2022, ce qui pourrait signifier soit que les efforts du gouvernement ont été relativement efficaces, soit que les jihadistes ont changé de tactique, ou que ces deux facteurs se sont conjugués. Néanmoins, les groupes insurgés ont continué de se rapprocher de la frontière. Les forces de sécurité et les groupes d’autodéfense burkinabè ont de plus en plus de mal à contenir les insurgés dans la commune de Niangoloko, où les habitants participaient à des échanges commerciaux transfrontaliers florissants avec les Ivoiriens du nord.[1] Des sources de sécurité rapportent qu’au moins dix villages de la commune sont sous l’influence de groupes jihadistes (une description générale qui indique, au minimum, que ces groupes tentent de s’implanter), tandis que des insurgés ont établi des repaires dans la forêt de Niangoloko, près de la frontière ivoirienne.[2]

Les combattants ont également intensifié depuis six mois leur campagne de violence contre les civils du côté burkinabè de la frontière, avec des enlèvements, des meurtres, des pillages et des vols de bétail. La commune de Niangoloko a subi 21 incidents de sécurité entre janvier et mai, contre dix-huit pour toute l’année 2022. Selon certains les insurgés vendraient du bétail volé dans la région du nord de la Côte d’Ivoire.[3] Le 6 juin, quinze hommes armés à moto ont attaqué un poste de contrôle de la police dans la ville burkinabè de Yendéré, un carrefour important situé à seulement onze kilomètres de la frontière ivoirienne, tuant un officier et deux passagers d’un bus qui attendait de pouvoir passer.[4]


[1] Les sources de sécurité ont enregistré huit incidents violents en 2020, dix en 2021, dix-huit en 2022 et 21 entre janvier et mai 2023.

[2] Données confidentielles d’une ONG basée au Burkina Faso, en possession de Crisis Group.

[3] Entretiens de Crisis Group, chercheur ivoirien, Abidjan, mars 2023.

[4] Yendéré n’avait pas connu d’attaque meurtrière depuis 2019. Voir « Burkina Faso : attaque du poste de police de Yendéré à la frontière ivoirienne », RFI, 1er décembre 2019.

Un village à Kafolo, dans le nord de la Côte d'Ivoire, mars 2023. Pauline Bax / CRISIS GROUP

III. Les vulnérabilités des régions du nord

L’instabilité au Burkina Faso suscite, à juste titre, l’inquiétude en Côte d’Ivoire. En dépit de la réponse vigoureuse d’Abidjan en matière de sécurité, que nous avons déjà évoquée et sur laquelle nous reviendrons plus tard, la Côte d’Ivoire reste vulnérable à la violence jihadiste, principalement en raison de la longueur et de la porosité de ses frontières avec le Mali et le Burkina Faso. La région des trois frontières est une zone de transit vitale en Afrique de l’Ouest. Le Mali et le Burkina Faso, par exemple, importent la majeure partie de leur carburant par la route via le port d’Abidjan, tandis que de nombreux Burkinabè dépendent du commerce transfrontalier informel avec le nord de la Côte d’Ivoire. Les liens ethniques et familiaux transfrontaliers sont également très forts. La plupart des habitants des villes et villages du nord déclarent que le déploiement de troupes à la frontière a renforcé la sécurité, mais ils restent inquiets lorsqu’ils doivent s’aventurer dans la brousse et hésitent à rendre visite à leur famille au Burkina Faso.[1]

Le gouvernement est aussi parfaitement conscient que les atouts de la Côte d’Ivoire pourraient devenir des handicaps, notamment sa position de première puissance économique de l’Afrique de l’Ouest francophone. La richesse relative du pays, ainsi que les liens étroits d’Abidjan avec l’ancienne puissance coloniale, la France, pourraient faire de la Côte d’Ivoire une cible privilégiée des acteurs extérieurs qui tentent d’attiser le sentiment antigouvernemental.[2] « La Côte d’Ivoire est une vitrine de l’Occident », a déclaré un observateur à Crisis Group, faisant référence aux relations du pays avec les bailleurs de fonds européens et autres. « En termes de propagande, déstabiliser la Côte d’Ivoire aurait des répercussions considérables ».[3] La Côte d’Ivoire prépare également deux évènements de premier plan à court terme : la Coupe d’Afrique des Nations de football, qui devrait se tenir dans les stades de tout le pays en janvier-février 2024, et une élection présidentielle en octobre 2025.


[1] Entretiens de Crisis Group, résidents, Boundiali, Kafolo, Kong et Korhogo, mars 2023.

[2] Les jihadistes ne sont pas les seuls étrangers qui pourraient tenter de semer le trouble en Côte d’Ivoire. Le groupe russe Wagner a ciblé le pays avec une propagande sous forme de dessins animés qui a largement circulé sur les médias sociaux.

[3] Entretien de Crisis Group, analyste de la sécurité ivoirienne, Abidjan, mars 2023.

Le souci principal du gouvernement aujourd’hui est l’afflux de réfugiés en provenance du Burkina Faso.

En dehors de la dimension de cible, trois questions préoccupent tout particulièrement les responsables ivoiriens. Le souci principal du gouvernement aujourd’hui est l’afflux de réfugiés en provenance du Burkina Faso. Dans un premier temps, ces personnes ont principalement traversé la frontière pour trouver refuge auprès de parents ou de familles d’accueil jusqu’à ce que les violences s’apaisent dans leur pays. Mais depuis le coup d’État d’octobre 2022 à Ouagadougou, les chefs militaires burkinabè ont intensifié leurs efforts de lutte contre l’insurrection en recrutant massivement des « volontaires pour la défense de la patrie », ou milices de volontaires. Ces groupes d’autodéfense reçoivent des armes à utiliser contre les jihadistes qui, tel que mentionné plus haut, sont perçus localement comme étant affiliés à l’ethnie peul. Il arrive de plus en plus souvent, par exemple dans la commune de Niangoloko, que les combattants du GSIM ripostent en attaquant des civils ou en volant de la nourriture, des motos ou du bétail.

Cette situation a conduit le nombre de réfugiés arrivant dans le nord de la Côte d’Ivoire à plus que quadrupler entre mars et juillet pour atteindre 32000 au moment de la rédaction de ce rapport.[1] La majorité d’entre eux sont des Peul, dont des familles avec des enfants et beaucoup sont venus avec du bétail. Les Peul sont moins bien perçus par les locaux que d’autres groupes ethniques de la région, ce qui fait craindre que leur présence puisse créer des tensions.[2] Les autorités craignent également que des jihadistes ne profitent de l’afflux de réfugiés pour s’infiltrer.[3]

Le gouvernement ivoirien a lancé une campagne d’enregistrement obligatoire des réfugiés pour recenser les nouveaux arrivants du Burkina Faso. De plus, pour alléger le fardeau de leurs hôtes ivoiriens, les autorités ont ouvert deux « sites de transit » qui permettent aux réfugiés de bénéficier d’un logement temporaire et d’un accès aux écoles et aux services médicaux de la région.[4] Le Conseil national de sécurité coordonne la réponse en consultation avec un ensemble de ministères, d’agences des Nations unies et de missions diplomatiques, mais les préfets locaux sont responsables de la gestion de ces mesures. La décision d’Abidjan de refuser l’aide étrangère pour la construction de ces sites, arguant que les délais d’obtention des fonds seraient trop longs, montre qu’elle prend la question très au sérieux.[5] Elle continue également à peaufiner sa gestion de la situation : par exemple, les autorités ont décidé que les milliers de têtes de bétail amenées par les réfugiés posaient un problème dans une région où les pâturages sont limités avec de nombreux vergers d’anacardiers et des plantations de coton. En mai, le Conseil national de sécurité a donc interdit l’entrée de bétail en provenance du Burkina Faso.[6]

L’orpaillage est une autre source d’inquiétude, héritage du conflit civil en Côte d’Ivoire, qui a vu le nord du pays échapper au contrôle de l’État pendant près d’une décennie, de 2002 à 2011. Les chefs rebelles ont encouragé l’orpaillage et se sont procuré une grande quantité de minerai auprès des contrebandiers pour financer leur mouvement.[7] Tengréla, une ville située à l’extrême nord de la Côte d’Ivoire et à cheval sur la frontière malienne, est un véritable casse-tête. Les gisements d’or de Tengréla attirent des milliers de jeunes hommes et femmes. Les jeunes hommes de la région sont souvent encouragés par leurs mères à se lancer dans l’extraction de l’or, faute d’autres opportunités, tandis que les jeunes femmes considèrent les sites miniers comme des refuges contre les structures sociales traditionnelles et les rôles dévolus aux hommes et aux femmes.[8] Les mineurs ivoiriens travaillent aux côtés de migrants du Burkina Faso, de la Guinée et du Mali, dont beaucoup apportent leur expertise et leur équipement en matière d’extraction de l’or. Des entrepreneurs maliens fourniraient de l’argent liquide. Une multitude de personnes fournissent aux mineurs des biens et des services.[9] L’exploitation aurifère à petite échelle crée également une demande d’armes (et d’explosifs), car les mineurs et les trafiquants d’or cherchent à acheter des armes pour se protéger des criminels prédateurs.

Les autorités se méfient de l’orpaillage pour plusieurs raisons. Beaucoup craignent que des insurgés ne décident de préfinancer des réseaux d’orpailleurs et de contrebandiers pour taxer ensuite les futurs revenus, même si une étude récente n’a trouvé aucune preuve concrète de telles pratiques.[10] Lors des entretiens, les responsables ont également taxé l’orpaillage d’activité dangereuse, voire immorale, parce qu’elle sape les hiérarchies sociales traditionnelles, dégrade l’environnement et attire les criminels et les travailleurs du sexe. Le gouvernement s’efforce de réglementer l’industrie en modifiant le code minier, en partie pour freiner la contrebande d’or vers le Mali, tandis que la gendarmerie a mis en place une brigade chargée de déloger les chercheurs d’or illégaux des réserves naturelles ou des zones à haut risque. Des partenaires étrangers financent, en parallèle, un projet visant à rassembler les orpailleurs dans des coopératives formelles, dont les membres vendraient l’or à l’État plutôt que de le faire passer en contrebande de l’autre côté de la frontière. Certains orpailleurs seront également formés à la conduite d’engins industriels pour qu’ils puissent trouver un emploi dans les mines industrielles.[11]


[2] Entretiens de Crisis Group, chercheurs, responsables locaux et habitants, Tengréla, Kong, Korhogo, Abidjan, mars 2023. Entretiens téléphoniques de Crisis Group, responsable et expert, mai 2023. Les Dioula (également connus sous le nom de Malinké), les Sénoufo et les Lobi sont les principaux groupes ethniques du nord de la Côte d’Ivoire.

[3] Entretiens de Crisis Group, hauts responsables, Ferkessédougou, Kong, Korhogo et Abidjan, mars 2023. Voir également le rapport de Crisis Group, Contenir l’insurrection jihadiste dans le Parc W en Afrique de l’Ouest, op. cit.

[4] Les régions du Tchologo et du Bounkani disposent chacune d’un site de réfugiés d’une capacité d’environ mille ménages. La réinstallation dans ces sites a commencé le 22 juillet 2023.

[5] Entretiens de Crisis Group, diplomates étrangers, mai 2023.

[6] « Côte d’Ivoire : afflux des réfugiés burkinabé dans le nord du Pays, pour éviter tout conflit, l’entrée de leur bétail sur le sol ivoirien, interdite », Koaci, 7 juin 2023.

[7] En septembre 2002, des officiers de l’armée en exil opposés au président de l’époque, Laurent Gbagbo, ont attaqué plusieurs villes pour tenter de l’évincer. Ils n’ont pas réussi à s’emparer d’Abidjan mais ont pris le contrôle d’une grande partie du nord du pays. La France est intervenue pour stopper leur progression vers le sud tandis que les troupes de la Cedeao se déployaient pour surveiller une trêve et établir une zone tampon de facto entre le nord et le sud. Les troupes de la Cedeao ont ensuite été remplacées par une mission de maintien de la paix des Nations unies. Le pays est resté divisé pendant près d’une décennie.

[8] Les mineurs, hommes et femmes, contractent parfois des mariages temporaires par lesquels ils acceptent de travailler en duo sur un site spécifique après avoir célébré le « mariage ». Les femmes « lavent » généralement l’or, en tamisant la terre pour trouver des morceaux du métal précieux. Entretiens de Crisis Group, chercheurs ivoiriens, entrepreneurs et résidents, Tengréla et Boundiali, mars 2023. Voir également « Systems Analysis of Vulnerability and Resilience Dynamics Around Violent Extremism, Indigo Côte d’Ivoire », Equal Access International, février 2022.

[9] Les sites miniers attirent également les vendeurs à la sauvette et les travailleurs du sexe. Les dozos ivoiriens (chasseurs traditionnels) sont souvent présents pour s’assurer que personne ne vole de l’or, tandis que d’autres servent d’intermédiaires entre les mineurs et les acheteurs. Outre leur rôle culturel dans le nord, les dozos fournissent également des renseignements aux autorités.

[10] Entretiens de Crisis Group, chercheur ivoirien, Tengréla, mars 2023. Voir « Manœuvres djihadistes à la frontière ivoirienne : traqué à Sama, Ansar Dine se redéploie à Manakoro », L’Infodrome, 28 juillet 2015.

[11] Entretiens de Crisis Group, chercheur ivoirien, responsable européen, Abidjan, mars 2023.

La troisième grande préoccupation des responsables gouvernementaux concerne le fait que les jeunes du nord de la Côte d’Ivoire ont moins de possibilités de gagner leur vie que ceux des autres régions du pays.

La troisième grande préoccupation des responsables gouvernementaux concerne le fait que les jeunes du nord de la Côte d’Ivoire ont moins de possibilités de gagner leur vie que ceux des autres régions du pays. Le cacao, la principale culture commerciale du pays, ne pousse pas dans le nord. La plupart des habitants du nord gagnent leur vie en cultivant des noix de cajou, du coton ou des légumes de saison. Le commerce transfrontalier continue, mais à un rythme ralenti, à la fois parce que les autorités locales, inquiètes pour leur sécurité, dissuadent les habitants de vendre des marchandises au Burkina Faso, mais aussi parce que ceux qui viennent des pays voisins évitent les zones frontalières en raison de l’insécurité. [1]

Toutefois, le tableau n’est pas aussi sombre qu’il pourrait l’être, en partie grâce aux mesures qu’Abidjan a déjà prises. Largement coupé du sud pendant la décennie de règne du mouvement rebelle, le nord a bénéficié d’investissements publics massifs dans les infrastructures économiques et la fourniture de services au cours des onze dernières années. Des routes, des relais de téléphonie mobile et même des aéroports permettent l’accès à la plupart des zones rurales, stimulant ainsi les économies locales. La pauvreté et l’analphabétisme restent toutefois des problèmes majeurs dans le nord. La région du Tchologo, par exemple, à la frontière avec le Burkina Faso, souffre d’un taux d’analphabétisme parmi les plus élevés du pays, et les emplois salariés sont rares.[2] De nombreux habitants sont de plus en plus frustrés par le manque d’opportunités d’emploi, en particulier au vu de la richesse ostentatoire d’Abidjan.[3] Craignant que les habitants du nord ne soient recrutés par des insurgés qui leur offriraient de l’argent, les autorités ont mis en place un programme spécial pour le nord, décrit ci-dessous, qui forme des jeunes peu qualifiés et facilite l’accès au crédit pour les associations villageoises et les groupes d’hommes et de femmes qui cherchent à créer de petites entreprises.[4]


[1] Entretiens de Crisis Group, responsables et habitants, Kafolo, Tengréla, Kong, Ferkessédougou, mars 2023.

[2] Le taux de pauvreté dans le Tchologo était de 62,9 pour cent en 2018, bien supérieur au taux national de 39,4 pour cent. Voir « Analysis of Extreme Poverty and Its Determinants, Inequality and Vulnerability in Côte d’Ivoire », Economic Analysis Institute, National Institute of Statistics, mars 2022.

[3] Entretiens et entretiens téléphoniques de Crisis Group, habitants, nord de la Côte d’Ivoire, mars et juillet 2023.

[4] Entretiens de Crisis Group, hauts responsables, Abidjan, mars 2023.

IV. Sources de résilience

La Côte d’Ivoire étant la plaque tournante commerciale de l’Afrique de l’Ouest francophone, les observateurs craignent à juste titre une montée déstabilisatrice de la violence jihadiste dans le nord du pays. Les insurrections jihadistes ont provoqué des crises humanitaires au Mali et au Burkina Faso. Les attaques font des milliers de morts chaque année et ne semblent pas faiblir. Des pans entiers du Sahel sont devenus inaccessibles, alors que les insurgés détruisent les moyens de subsistance des agriculteurs et coupent les routes commerciales régionales. Outre le conflit meurtrier et l’instabilité politique au Sahel, de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest sont confrontés à la hausse des prix des denrées alimentaires et des engrais en raison de la guerre en Ukraine. Pourtant, même si les six régions septentrionales de la Côte d’Ivoire présentent certains des facteurs de risque qui ont contribué à l’émergence de la violence jihadiste ailleurs – notamment la pauvreté, le sous-développement et l’omniprésence des activités illicites – la Côte d’Ivoire a connu peu d’attaques et semble mieux positionnée que d’autres pays pour faire face à la menace sécuritaire. Cinq facteurs ont contribué à l’efficacité relative de la réponse des autorités à ce jour.

A. L’accent mis par la Côte d’Ivoire sur le développement économique

La crise politique de 2002 à 2011 en Côte d’Ivoire, qui a provoqué de violents affrontements, influence encore aujourd’hui une grande partie de la politique gouvernementale. La guerre civile étant encore présente dans les mémoires collectives, la Côte d’Ivoire a commencé à prendre des mesures pour lutter contre les menaces qui pèsent sur sa sécurité dès 2011. En tant qu’ancien directeur général adjoint du Fonds monétaire international, le président Ouattara a placé les réformes économiques structurelles au cœur de sa stratégie de redressement, convaincu que la croissance économique (et ses retombées) rétablirait la légitimité de l’État et favoriserait la stabilité politique.[1]

Ce sont en partie les politiques néolibérales du premier président du pays, Félix Houphouët-Boigny, qui ont incité Alassane Ouattara à mettre l’accent sur la croissance, mais il s’inspire également des pays ayant des modèles de « grand gouvernement » tels que le Rwanda et la Chine.[2] Grâce à la bonne volonté des gouvernements étrangers et des organisations multilatérales qui ont apporté des milliards de dollars de financement, Abidjan a rapidement obtenu l’argent nécessaire pour renforcer les forces de sécurité, construire des infrastructures économiques modernes dans tout le pays et restaurer l’autorité de l’État dans les régions où elle avait pratiquement disparu pendant le mandat de l’ancien président Laurent Gbagbo, de 2002 à 2011. Le président Ouattara a également nommé des technocrates à des postes de direction pour superviser ses nouvelles politiques.[3] Une décennie d’investissements publics, en grande partie fournis par des partenaires extérieurs, a permis d’améliorer l’accès à l’électricité, à l’eau potable, à l’éducation et aux soins de santé dans l’ensemble du pays. En réalisant ces investissements, le gouvernement a considérablement réduit le taux de pauvreté national, même si nombreux sont ceux, en particulier parmi les jeunes des zones urbaines, qui ont l’impression que les richesses du pays sont réparties de manière inégale.[4]


[1] Francis Akindès, « You Can’t Eat Bridges or Tar!’ Côte d’Ivoire’s Meandering Path to Crisis Recovery », Politique Africaine, vol. 148, no. 4 (octobre 2017).

[2] En 2018, le Rwanda et la Côte d’Ivoire ont signé plusieurs accords de coopération, ce qui a donné lieu à des entretiens politiques réguliers entre les deux pays. De hauts responsables ivoiriens sont également envoyés au Rwanda pour apprendre à connaitre le mode de gouvernance de ce pays. Entretiens de Crisis Group, haut responsable, Abidjan, mars 2023.

[3] Par exemple, le vice-président Tiémoko Meyliet Koné a dirigé la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest, tandis que le Premier ministre Patrick Achi a étudié l’ingénierie et a été ministre des Infrastructures économiques. Le chef de cabinet de Ouattara, Fidèle Sarassoro, est un économiste qui a occupé le poste de représentant spécial adjoint des Nations unies pour la République démocratique du Congo. (Dans l’ensemble, le gouvernement a embauché de nombreux Ivoiriens partis à l’étranger pour travailler dans des organisations internationales ou multilatérales lorsque la crise de 2002-2011 s’est aggravée). Le conseil national de sécurité de Ouattara est également composé de technocrates loyaux et expérimentés.

[4] Entretiens téléphoniques de Crisis Group, mars-juillet 2023.

B. Base de pouvoir des autorités

Le nord du pays, majoritairement musulman, est la base politique du président Ouattara et sa circonscription électorale la plus fiable.[1] Peu après son arrivée au pouvoir en 2011, Alassane Ouattara a fait passer le nombre de régions du pays de dix à 31 afin de renforcer l’État aux niveaux local et régional, ce qui a facilité la mise en œuvre de son programme de développement économique. Ces changements ont notamment augmenté le nombre de représentants du gouvernement (et de personnes nommées à des postes politiques) originaires du nord. En outre, les principaux membres du cabinet et de l’armée, ainsi que certains des entrepreneurs les plus riches du pays, sont originaires du nord, et ceux qui le peuvent font ruisseler une partie de leurs fortunes dans des villes et des villages du nord.[2] Abidjan est donc très attentive à la manière dont le nord est gouverné. Même s’il existe des griefs contre le gouvernement, principalement parmi les jeunes chômeurs, la loyauté envers Alassane Ouattara et son cercle rapproché est grande. En outre, les souvenirs de l’anarchie qui a régné dans le nord pendant le conflit de 2002-2011 freinent tout élan qui pourrait mener à de nouveaux bouleversements, du moins pour le moment.[3]


[1] Ouattara est un descendant de la dynastie Kong, qui a régné sur ce qui est aujourd’hui le nord-est de la Côte d’Ivoire et sur une grande partie de l’actuel Burkina Faso au cours des dix-huitième et dix-neuvième siècles.

[2] Les critiques selon lesquelles le pays serait « dirigé par des nordistes » sont monnaie courante. Les présidents précédents étaient originaires de l’est et du centre.

[3] Entretiens de Crisis Group, représentants du gouvernement, officiers militaires et habitants, Kong, Ferkessédougou, Boundiali et Tengréla, mars 2023.

C. Tolérance religieuse et surveillance étroite du gouvernement

La plupart des Ivoiriens considèrent la violence jihadiste comme une menace extérieure. Alassane Ouattara, lui-même musulman marié à une catholique, a fait de la tolérance religieuse une priorité gouvernementale, en partie pour compenser la stigmatisation des musulmans sous son prédécesseur, Laurent Gbagbo.[1] Les responsables et les chercheurs ivoiriens insistent sur le fait qu’il est peu probable que les jihadistes prennent pied dans le nord de la Côte d’Ivoire en utilisant la persuasion idéologique, principalement parce que les liens entre les autorités d’Abidjan et le nord sont solides, comme nous l’avons déjà expliqué.[2] Ils soulignent également que la Côte d’Ivoire a une longue tradition d’islam pacifique, principalement malékite, et qu’elle est composée de diverses communautés musulmanes dont les membres cohabitent de manière harmonieuse et se marient souvent avec des personnes d’autres confessions religieuses. Même si les groupes salafistes ont gagné en influence parmi les musulmans depuis les années 1990, ils ont pris soin de se distancer de l’argumentaire jihadiste.[3] La diversité religieuse du pays a favorisé une culture du dialogue et les conversions religieuses sont courantes.


[1] Le groupe de jeunes patriotes de Gbagbo a souvent fait l’amalgame entre les musulmans et les habitants du nord, qualifiant les deux groupes de personnes non autochtones ou d’« étrangers » ne pouvant prétendre légalement à la citoyenneté ivoirienne. Pendant le conflit de 2010-2011, les loyalistes de Gbagbo ont incendié des mosquées et brûlé vifs des musulmans.

[2] Entretiens de Crisis Group, mars-juillet 2023.

[3] Fréderick Madore, « The New Vitality of Salafism in Côte d’Ivoire: Toward a Radicalization of Ivorian Islam? », Journal of Religion in Africa, vol. 46 (décembre 2016) ; « En Côte d’Ivoire, l’islam “du juste milieu”, fragilisé par une percée du salafisme », Le Monde Afrique, 7 juillet 2020.

Les associations musulmanes en particulier sont censées suivre la ligne du gou-vernement, étant donné leur proximité avec les élites politiques du pays.

Abidjan exerce également un contrôle de plus en plus étroit sur la sphère publique. Le gouvernement tolère de moins en moins les manifestations qui perturbent l’ordre public ou les comportements jugés immoraux.[1] Les messages officiels insistent aussi sur le comportement civique et mettent de plus en plus en garde contre l’influence du jihadisme. Les associations musulmanes en particulier sont censées suivre la ligne du gouvernement, étant donné leur proximité avec les élites politiques du pays. En 2018, par exemple, la fédération musulmane la plus influente de Côte d’Ivoire, le Conseil supérieur des imams des mosquées et des affaires islamiques, a publié une déclaration de soutien lorsque le procureur général a accusé un jeune prédicateur musulman d’Abidjan de faire l’apologie du terrorisme.[2]

Une collaboration étroite avec les groupes musulmans est également un élément essentiel de la stratégie antiterroriste du gouvernement. Un responsable religieux a déclaré à Crisis Group que le gouvernement encourageait activement les chefs musulmans locaux à transmettre des informations sur les « étrangers » — par exemple, les inconnus qui viennent dans la région pour prêcher, faire du prosélytisme ou s’immerger de toute autre manière dans la communauté musulmane.[3] La Côte d’Ivoire soumet depuis longtemps les prédicateurs de toutes confessions à un examen minutieux, de nombreuses communautés du nord exigeant que les imams itinérants soumettent leurs projets de sermons à l’approbation des autorités villageoises.[4] Les violences au Burkina Faso n’ont fait que renforcer la méfiance de la population à l’égard des étrangers, en particulier des prédicateurs et des jeunes hommes inconnus dans la communauté.


[1] « Côte d’Ivoire/Justice: 26 militants de Laurent Gbagbo condamnés à 24 mois de prison ferme », Abidjan.net, 10 mars 2023.

[2] « En Côte d’Ivoire, les imams se prononcent sur l’affaire Aguib Touré », La Croix Africa, 19 juillet 2018.

[3] Entretiens de Crisis Group, Abidjan, mars 2023.

[4] Entretien téléphonique de Crisis Group, chercheur basé en France, juin 2023. Certains imams n’offrent plus d’hébergement dans les mosquées aux hommes inconnus de la communauté, craignant qu’ils ne soient liés à des groupes jihadistes. Voir « 2021 Report on International Religious Freedom: Côte d’Ivoire », département d’État des États-Unis, 2 juin 2022.

D. Une armée réformée

Les forces de sécurité et de défense de la Côte d’Ivoire ont fait des progrès considérables ces dernières années. Alassane Ouattara a prêté serment en tant que président après d’intenses combats entre les rebelles qui ont occupé la moitié nord du pays pendant près d’une décennie et les forces de sécurité fidèles à Laurent Gbagbo, qui a refusé de démissionner après avoir perdu les élections de décembre 2010 face à Ouattara. Le conflit post-électoral, le plus meurtrier que le pays ait connu depuis son indépendance de la France en 1960, a causé des ravages au sein d’une armée qui était déjà divisée politiquement. En revanche, la plupart des rebelles étaient de fervents partisans de Ouattara, qui est, comme eux, originaire du nord du pays.

La victoire militaire des rebelles, aidée par la force de frappe aérienne de la France et de l’ONU, a eu des conséquences doubles pour Ouattara. D’un côté, elle lui a permis de sortir indemne du conflit et d’accéder à la présidence. De l’autre, elle l’a rendu politiquement redevable à un mouvement rebelle qu’il n’a jamais soutenu publiquement en tant que chef de file de l’opposition. Cela signifiait également que son gouvernement avait la responsabilité de mener à bien l’accord de paix de 2007 qui prévoyait l’intégration de milliers d’anciens rebelles dans les forces armées. La plupart de ces rebelles n’avaient reçu aucune formation professionnelle. Quelque 6000 anciens rebelles ont été intégrés à un programme de démobilisation et une poignée de commandants rebelles puissants qui avaient dirigé leurs propres milices dans le nord (connues sous le nom de comzones) ont rejoint les échelons supérieurs de l’armée, reposant sur des réseaux clientélistes pratiquement intacts. L’armée reconstituée était minée par des tensions internes, alors que son rôle pour rétablir la stabilité était crucial.[1]

En outre, l’influence considérable des commandants des anciens rebelles a alimenté le sentiment que le président Ouattara dépendait d’eux pour sa survie politique. Les actions de son gouvernement ont en tout cas renforcé cette impression. C’est ainsi que lorsque les anciens rebelles se sont plaints de ne pas recevoir le soutien financier auquel ils avaient droit, l’armée a procédé à des promotions massives qui ont gonflé les rangs intermédiaires avec un nombre disproportionné d’officiers subalternes.

L’attaque de Grand-Bassam en mars 2016 a incité le gouvernement à remettre la réforme du secteur de la sécurité en tête de ses priorités. Le président Ouattara a considéré que cette attaque terroriste était une tentative délibérée de faire dérailler son programme de reconstruction post-crise.[2] Le mois suivant, le gouvernement a alloué plus de 130 millions de dollars au renforcement de la mobilité des forces de sécurité et de leurs capacités de collecte de renseignements, tout en s’engageant à améliorer la sécurité aux frontières.[3] Plus tard dans l’année, le parlement a adopté des programmes de grande envergure pour professionnaliser l’appareil de sécurité, annonçant des réductions de salaire pour permettre d’augmenter les dépenses en équipements.[4] Mais ces plans ont déclenché une série de violentes manifestations de soldats en 2017 et 2018, qui ont paralysé les grandes villes et auraient même incité Alassane Ouattara à envisager brièvement de démissionner. Il a finalement décidé de remplacer le chef d’état-major de l’armée et le ministre de la Défense, et a apaisé les manifestants avec de l’argent liquide, en payant les primes que les militaires exigeaient, soutenu financièrement par des partenaires étrangers de la Côte d’Ivoire.[5] En fin de compte, les mutineries ont motivé le gouvernement à faire avancer les réformes militaires tout en jugulant la domination des anciens comzones dans le processus.


[1] Maxime Ricard, « Sous pression : les défis du secteur de la sécurité en Côte d’Ivoire », Irsem, juillet 2021.

[2] « Al Qaeda attack will not derail Côte d’Ivoire revival: president », Reuters, 16 mars 2016.

[3] « Lutte contre le terrorisme : le gouvernement débloque 80 milliards francs CFA pour le renforcement des capacités opérationnelles des forces de défense et de sécurité », gouvernement de la Côte d’Ivoire, 20 avril 2016.

[4] Les dépenses disproportionnées consacrées aux salaires, souvent pour du personnel n’ayant pas reçu une formation professionnelle de haut niveau, ont limité la capacité du ministère de la Défense à acheter des véhicules, de l’armement et d’autres équipements. Voir également la Loi de programmation de sécurité intérieure, 13 janvier 2016.

[5] Entretien de Crisis Group, diplomate basé à Abidjan, juillet 2023.

Aujourd’hui, la composition ethnique et régionale de l’armée est beaucoup plus équilibrée qu’il y a dix ans.

Aujourd’hui, la composition ethnique et régionale de l’armée est beaucoup plus équilibrée qu’il y a dix ans. Les programmes de départs volontaires à la retraite ont permis de mettre à l’écart un nombre important de militaires de rang intermédiaire, tandis que des milliers de nouvelles recrues – hommes et femmes – sont venues renforcer le contingent de soldats. De multiples partenaires comme la France, la Chine et le Maroc, ont également aidé le gouvernement à investir dans l’équipement, la formation et l’amélioration des conditions de logement du personnel de sécurité. Par exemple, une base de gendarmerie moderne est en voie d’achèvement à Tengréla, tandis qu’une entreprise marocaine construit trois hôpitaux militaires dans des villes clés, telles que Korhogo. Des sources de sécurité ont déclaré, à juste titre, que le gouvernement Ouattara avait mis sur pied l’armée la plus professionnelle que la Côte d’Ivoire ait connue jusqu’à présent, et qu’elle serait aussi, bientôt, la plus importante en nombre.[1]

D’ici la fin de l’année 2023, l’armée devrait compter 24000 personnes, tandis que la police et la gendarmerie devraient représenter 40000 agents de sécurité supplémentaires.[2] Certains observateurs se demandent pourtant si la formation des soldats à un niveau professionnel plus élevé et l’achat de nouveaux équipements militaires seront suffisants pour répondre efficacement aux stratégies non conventionnelles adoptées par les rebelles jihadistes. [3]

Le ministère de la Défense, dirigé par le frère de Ouattara, Téné Birahima, est, comme on peut s’y attendre, très discret sur sa stratégie de sécurité dans la « zone opérationnelle nord ». L’armée a construit des bases le long des frontières avec le Mali et le Burkina Faso et a déployé entre 2000 et 2500 soldats dans la région. Kafolo, par exemple, dispose désormais d’une grande base militaire avec des miradors orientés vers le nord, tandis que des soldats armés de mitrailleuses protègent les infrastructures clés dans d’autres parties du village, accompagnés d’une antenne mobile récemment mise en place. Les troupes sont remplacées tous les deux ou trois mois pour éviter les prédations par les forces de sécurité.[4] On peut dire qu’il n’y a globalement que peu de points de contrôle et peu de preuves visibles de la présence du personnel de sécurité sur les routes du nord. C’est un progrès important par rapport à la période du conflit civil entre 2002 et 2011, lorsque les barrages de police étaient omniprésents et que les forces de sécurité étaient redoutées pour leurs pratiques d’intimidation et d’extorsion.

Les habitants et les responsables locaux indiquent que les relations avec les forces de sécurité sont généralement bonnes. Une enquête récente a révélé que 74 pour cent de la population du nord avait une opinion positive des services de sécurité, déclarant qu’ils étaient plus inquiets par rapport au chômage et aux prix élevés des denrées alimentaires que pour leur sécurité personnelle.[5] Le gouvernement aborde les questions de sécurité et les problèmes potentiels par l’intermédiaire de comités de sécurité et d’autres comités appelés civilo-militaires. Les comités de sécurité se réunissent au moins une fois par mois pour maintenir les canaux de communication ouverts entre l’armée et les préfets, les autorités municipales, les représentants de la jeunesse et les représentants de la communauté (y compris les femmes). Les comités civilo-militaires sont spécifiquement chargés d’instaurer un climat de confiance et aident à résoudre les conflits entre les habitants et les services de sécurité. Il existe en moyenne un comité civilo-militaire par région.


[1] Entretiens de Crisis Group, sources de sécurité et analystes, Abidjan, mars 2023. En février 2023, le ministre français de la Défense, Sébastien Lecornu, a fait l’éloge de l’armée ivoirienne, déclarant qu’elle était « méconnaissable par rapport à ce qu’elle était il y a dix ans ». Voir « L’armée de Côte d’Ivoire n’a rien à voir aujourd’hui avec celle d’il y a dix ans, estime Sébastien Lecornu », Le Monde, 21 février 2023.

[2] Comme ailleurs en Afrique de l’Ouest, les dépenses consacrées à l’armée et aux services de sécurité grèvent de plus en plus le budget, passant de 583 millions de dollars en 2021 à 687 millions de dollars en 2023, selon les données ivoiriennes.

[3] Entretien de Crisis Group, diplomate, Abidjan, mars 2023.

[4] Entretien téléphonique de Crisis Group, responsable ivoirien de la sécurité, juillet 2023.

[5] « Security and resilience: perceptions and experiences », NORC, Equal Access International, février 2022.

Il semblerait également que le racket policier soit monnaie courante dans les zones frontalières où le commerce illicite est florissant.

Ces efforts ne sont pas homogènes. On peut considérer que, dans l’ensemble, ils ont contribué à désamorcer les griefs potentiels et à stimuler la collecte de renseignements, comme nous le verrons plus loin, mais certains observateurs affirment que les comités civilo-militaires ont été paralysés par des problèmes de mandat et d’argent qui ont eu un impact négatif sur l’instauration d’une confiance à long terme avec les civils.[1] Même si ces comités sont considérés comme importants en théorie, le personnel militaire n’est souvent pas en mesure d’organiser des réunions en raison de tâches officielles considérées comme plus urgentes, et les membres ont eu du mal à trouver de l’argent pour organiser des évènements qui renforcent la confiance, tels que des tournois sportifs.[2] Il semblerait également que le racket policier soit monnaie courante dans les zones frontalières où le commerce illicite est florissant.[3] De telles activités pourraient nuire aux relations entre les civils et les services de sécurité et limiter par là même la capacité des autorités à recueillir des renseignements, une tâche qui incombe actuellement à la gendarmerie.

Abidjan déploie des troupes sur le terrain dans le nord et renforce également son dispositif de sécurité en mettant sur pied un centre de formation à la lutte contre le terrorisme qui devrait devenir une plaque tournante régionale pour le personnel de sécurité et les hauts responsables impliqués dans la lutte contre le jihadisme. En juin 2021, les autorités ivoiriennes et françaises ont inauguré l’Académie internationale de lutte contre le terrorisme (AILCT) dans la ville balnéaire de Jacqueville, près d’Abidjan, qui combine formation opérationnelle, renforcement des capacités et recherche stratégique. L’académie dispose également de modules de formation pour les fonctionnaires judiciaires et les administrateurs de prison. Au-delà de ses objectifs pédagogiques, l’académie sert d’espace où les officiers militaires et autres personnels concernés peuvent nouer des relations avec leurs homologues de la région et du continent. En 2023, des responsables et des officiers de 26 pays africains auront suivi des cours à l’académie.[4]

L’Union africaine et la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) ont toutes les deux des représentants au conseil d’administration de l’académie, mais l’essentiel du financement provient de partenaires occidentaux, notamment la France, l’Union européenne, l’Australie et le Canada.[5] Par ailleurs, les forces armées ivoiriennes gèrent une école de guerre dans le centre du pays pour les officiers supérieurs francophones de la région.


[1] Entretiens de Crisis Group, analystes ivoiriens, Abidjan, mars 2023 ; entretiens téléphoniques, analystes ivoiriens, juin-juillet 2023.

[2] Entretien de Crisis Group, officier de l’armée.

[3] Entretiens et entretiens téléphoniques de Crisis Group, chercheurs, Abidjan, mars-juillet 2023. Voir aussi « Political Economy Analysis of Local Governance », Cellule d’analyse de politiques économiques du Cires, Equal Access International, février 2022.

[4] « L’Espagne participe au premier conseil d’administration de l’Académie internationale de lutte contre le terrorisme », ministère espagnol des Affaires étrangères, de l’Union européenne et de la Coopération, 11 mai 2023.

[5] Entretiens téléphoniques de Crisis Group, diplomates, mars-juillet 2023.

E. Projets sociaux dans le nord

Consciente de la vulnérabilité des six régions du nord, Abidjan a veillé à ne pas fonder sa réponse à la menace jihadiste uniquement sur des déploiements militaires. Comme nous l’avons déjà expliqué, les réformes économiques structurelles et la planification sociale ont été le pilier de la stratégie de stabilisation du gouvernement, générant des investissements publics considérables dans les infrastructures de base, y compris les routes goudronnées, les lignes électriques, les écoles et les cliniques. Les attaques jihadistes près de la frontière burkinabè en 2020 et 2021 ont motivé les autorités à s’efforcer de répondre aux inquiétudes des jeunes hommes et femmes du nord qui pourraient être tentés de rejoindre des groupes jihadistes pour des raisons socio-économiques. Les bailleurs de fonds fournissent une assistance financière et technique considérable et les ministres chargés des questions sociales et directement responsables devant le président ont pris l’initiative, en parallèle, de coordonner et de mettre en œuvre une série de projets sociaux.

En janvier 2022, le Premier ministre Patrick Achi a lancé la deuxième phase d’un programme social national destiné à réduire les disparités économiques régionales, communément appelé PSGouv2.[1] Le premier pilier du programme se concentre sur les six régions du nord, offrant, entre autres, des formations de six à neuf mois dans des métiers tels que la menuiserie, la couture et la coiffure à 22000 jeunes hommes et femmes, dont la plupart n’ont pas ou peu bénéficié d’enseignement formel. Dirigés par le ministère de la Jeunesse en coopération avec l’agence nationale pour la formation professionnelle, ces apprentissages rémunérés permettent également aux diplômés de demander un prêt à taux d’intérêt faible afin de créer leur propre entreprise à l’issue de la formation. Les jeunes peuvent également opter pour des cours qui leur permettent d’obtenir un permis de conduire. Les stations de radio locales sont particulièrement efficaces pour alerter les candidats lorsque des places sont disponibles. Les stagiaires ont déclaré à Crisis Group qu’ils appréciaient le programme, même si la plupart d’entre eux ignoraient son objectif principal, à savoir empêcher les personnes vulnérables d’être attirées par le jihadisme.[2] Dans un village, un jeune homme a déclaré qu’il avait été un « bon à rien » jusqu’à ce que le programme le sorte de la rue.[3]


[1] Le PSGouv2 s’étend sur trois ans pour un coût total de 3200 milliards de francs CFA (4,8 milliards d’euros). Le PSGouv1, la première phase du programme, a débuté en 2020 et s’est concentré sur l’électrification rurale, la construction de routes et de pompes à eau, et la formation des enseignants. La Banque mondiale est un bailleur de fonds majeur, ayant investi près de 5,5 milliards de dollars répartis sur 33 projets et programmes en Côte d’Ivoire. Voir « 3200 milliards de FCFA pour l’atteinte d’objectifs ‘clairs, forts, concrets’, indique le Premier ministre Patrick Achi », gouvernement de Côte d’Ivoire, 25 janvier 2022 ; et Stratégie de la Banque mondiale en Côte d’Ivoire.

[2] Entretiens de Crisis Group, stagiaires, travailleurs qualifiés et membres d’associations de femmes, Tengréla, Boundiali et Kafolo, mars 2023.

[3] Entretiens de Crisis Group, Kafolo, mars 2023.

Les projets soutenus par le gouvernement offrent également aux habitants la possibilité d’épargner de l’argent et de bénéficier de crédits à taux d’intérêt faible ou nul.

Les projets soutenus par le gouvernement offrent également aux habitants la possibilité d’épargner de l’argent et de bénéficier de crédits à taux d’intérêt faible ou nul. Par exemple, un programme de travaux publics à Korhogo donne aux balayeurs de rues un salaire mensuel ainsi qu’un montant fixe à déposer sur un compte épargne après six mois de travail.[1] Les femmes participant à ce programme ont expliqué à Crisis Group que la perspective d’épargner leur salaire les avait incitées à se porter candidates au projet – argent qu’elles espéraient réinvestir dans leurs petites entreprises, principalement dans le commerce. Les facilités de crédit ciblent les associations villageoises qui ont besoin de financement pour les cultures commerciales ou de prêts pour l’achat de machines agricoles, ainsi que les propriétaires de petites entreprises telles que les tailleurs, les épiciers ou les éleveurs de volailles. En outre, un groupe conséquent de « ménages extrêmement vulnérables » reçoit des transferts trimestriels d’argent liquide du gouvernement grâce à un système de paiements mobiles.[2] Tous ces projets s’efforcent d’inclure les femmes et les jeunes filles, avec l’idée qu’une plus grande autonomie financière pour les femmes et les jeunes filles améliore le bien-être des ménages dans leur ensemble.[3]

D’une manière générale, le gouvernement donne la priorité aux collectifs d’au moins six personnes lorsqu’il approuve les demandes de crédit, à la fois pour atténuer le risque que l’argent ne soit pas remboursé et pour promouvoir la cohésion sociale. L’obligation faite aux demandeurs de présenter des documents d’identité et de s’enregistrer pour les paiements par transfert d’argent mobile aide également le gouvernement à renforcer sa surveillance dans la région. En juillet, la ville de Ferkessédougou, dans le nord du pays, a accueilli le lancement officiel de la deuxième phase du programme, qui s’adresse à quelque 30000 Ivoiriens supplémentaires.[4]


[1] Ce groupe en particulier était composé de plus de vingt femmes et d’un homme ; à l’échelle nationale, le programme de travaux publics attire à la fois des hommes et des femmes.

[2] 30418 ménages du nord bénéficient de l’aide sociale. Note du gouvernement sur le premier pilier du programme PsGouv2, 25 juillet 2023.

[3] Les bailleurs de fonds ont joué un rôle important dans la promotion de l’intégration de la dimension de genre et les enquêtes montrent qu’une grande majorité des Ivoiriens du nord sont favorables à la participation des femmes à la vie publique et à la prise de décisions financières.

[4] « Lutte contre la fragilité dans les zones frontalières du Nord : l’édition 2023 du Programme sera lancée à Ferkessédougou le 7 juillet 2023 », Abidjan.net, 3 juillet 2023.

V. Prochaines étapes

Pour les raisons déjà évoquées, la Côte d’Ivoire est mieux placée que beaucoup d’autres États d’Afrique de l’Ouest pour résister et faire face aux insurgés jihadistes. Elle bénéficie de l’appui de nombreux partenaires internationaux qui se sont montrés prêts à soutenir ses politiques de développement économique avec des investissements dans les infrastructures, des prêts, une expertise technique, ainsi que de la formation et un équipement militaires considérables. Les forces armées et les services de renseignement du pays sont beaucoup mieux financés et équipés que par le passé. Ils semblent tout à fait capables de défendre le pays contre les incursions jihadistes. Les autorités locales et nationales sont également conscientes des frustrations que pourrait engendrer le manque de moyens de subsistance pour les jeunes des régions du nord. Elles ont investi des sommes considérables dans des programmes visant à répondre à ces revendications.

La double réponse d’Abidjan à la violence jihadiste à ses frontières septentrionales semble avoir porté ses fruits dans la mesure où les habitants du nord acceptent le renforcement de la présence de l’État, tant sur le plan militaire que dans le cadre d’initiatives de développement économique. Même si la réponse globale d’Alassane Ouattara à la tête de l’État reste critiquée, les autorités locales soutiennent clairement et unanimement la stratégie antiterroriste d’Abidjan, y compris les nouvelles bases que le gouvernement a construites et les troupes qu’il a déployées dans le nord. Les comités de sécurité et civilo-militaires déjà mentionnés semblent jusqu’à présent avoir contribué à atténuer les doléances après les arrestations de Peul, qui sont perçus comme collaborant avec les insurgés. De nombreux responsables soulignent l’importance de la cohésion sociale et des recours à la disposition des résidents lorsque le personnel de sécurité ne se comporte pas correctement.

Les liens communautaires que les responsables se sont efforcés d’entretenir ont eu d’autres retombées positives sur le plan opérationnel. L’accent mis par Abidjan sur l’établissement de bonnes relations de travail entre les responsables nationaux et les habitants des six régions du nord a amélioré la capacité du gouvernement ivoirien à récupérer des renseignements utiles. Aujourd’hui, les responsables locaux nommés et élus prennent l’initiative de consulter le personnel militaire, les représentants des communautés (y compris, dans certains cas, les chefs peul), les chefs religieux et les groupes de jeunes et de femmes pour se tenir au courant de l’évolution de la situation.

La forte présence militaire pourrait cependant finir par saper l’autorité des dirigeants locaux. Le ministère de la Défense devrait anticiper ce problème et les frictions qu’il pourrait provoquer et élaborer des stratégies pour y remédier. Les rotations permanentes des troupes ne permettent pas d’instaurer un climat de confiance à long terme entre les officiers militaires et les civils et il pourrait donc s’avérer judicieux d’investir dans d’autres stratégies. Il pourrait être utile, par exemple, de trouver des moyens de répondre aux critiques concernant l’efficacité des comités civilo-militaires mis en place par le gouvernement. Des initiatives à peu de frais, comme des matchs de football ou d’autres évènements sportifs réunissant le personnel militaire et la population locale, sont faciles à organiser et pourraient faciliter l’instauration de la confiance. En outre, si la présence militaire stimule souvent le commerce local, le gouvernement devrait veiller à ce que les civils qui n’en profitent pas aient le sentiment que leurs besoins sont satisfaits dans la même mesure.

Les détracteurs du programme de développement socio-économique affirment qu’il est trop focalisé sur des « solutions à court terme » pour des problèmes de dé-veloppement structurel à long terme.

On peut dire globalement que même si la double approche d’Abidjan, qui consiste à s’attaquer à la fois aux dimensions économiques et aux aspects sécuritaires de la vulnérabilité du nord, a manifestement porté ses fruits, tout n’est pas encore parfait. Les détracteurs du programme de développement socio-économique affirment qu’il est trop focalisé sur des « solutions à court terme » pour des problèmes de développement structurel à long terme.[1] Ces préoccupations font sens, car la plupart des jeunes hommes et femmes ayant bénéficié d’une formation professionnelle ont peu de chances de trouver un emploi à long terme ou de réussir à monter une entreprise viable à l’issue du programme. Le gouvernement devrait donc réfléchir à la manière dont il pourrait pérenniser les gains à court terme de ces programmes sociaux, par exemple en accélérant ses efforts pour développer les industries locales.[2] Il devrait également faciliter l’accès des bailleurs de fonds aux services gouvernementaux responsables de la mise en œuvre des programmes sociaux et de sécurité. Les bailleurs de fonds pourraient contribuer à identifier les domaines d’investissements à long terme qui pourraient pérenniser les avancées réalisées par ces programmes.

Une autre critique tenace formulée à l’égard du gouvernement est qu’il se serait jusque-là trop concentré sur la construction d’infrastructures sans établir précisément quel serait leur meilleur usage.[3] Ses efforts pour construire des écoles et des cliniques – dans le nord et dans le reste du pays – sont bien sûr tout à fait louables, mais il est essentiel que le gouvernement réfléchisse sérieusement aux prochaines étapes pour entretenir ces bâtiments et doter les écoles et les cliniques d’un personnel suffisamment qualifié. Une clinique qui vient d’être construite à Kafolo assure par exemple la vaccination et d’autres services médicaux de base, mais elle n’avait pas d’eau courante lors de la visite de Crisis Group en mars. Dans un autre registre, le gouvernement distribue des bureaux, des bancs et des livres aux écoles primaires dans le nord, mais certaines n’ont toujours pas d’instituteurs (même si Abidjan semble être consciente de cette situation dans l’ensemble du pays, puisque le gouvernement a recruté 10300 enseignants à l’échelle nationale en 2022).[4]

Les chercheurs critiquent également l’accent mis jusqu’à présent sur les centres les plus peuplés et considèrent qu’il s’agit d’une lacune alors que l’État devrait d’urgence renforcer sa présence dans les zones rurales les plus reculées du pays, notamment le long de la frontière. Ces zones ont souvent bénéficié d’infrastructures telles que des forages, des pompes à eau, des lignes électriques et du mobilier scolaire qui leur permettent d’avoir accès à des services de base, mais elles ont aujourd’hui un besoin urgent de routes goudronnées et de moyens de subsistance, en particulier pour les jeunes et les femmes. Le gouvernement est bien conscient de la nécessité de mettre en place des projets sociaux dans les villages isolés, mais il faudrait accélérer les efforts dans ce sens.[5]

Il y a également beaucoup de choses à faire du côté de la sécurité. Alors que les États d’Afrique de l’Ouest et du Sahel sont d’accord pour considérer qu’il y a urgence, le nombre d’organisations sur lesquelles ces pays peuvent compter pour développer une plateforme opérationnelle visant à renforcer la coopération militaire et l’échange de renseignements semblerait se réduire. En théorie, les États côtiers devraient pouvoir s’appuyer sur l’architecture de sécurité de la Cedeao, mais l’organisation a été paralysée par les coups d’État en Guinée, au Mali, au Burkina Faso et maintenant au Niger. Les dirigeants des trois premiers pays ont renforcé leurs liens mutuels au détriment de leur engagement avec le bloc régional. Entretemps, le G5 Sahel n’existe plus. Cette mission de coopération militaire initiée par la France et destinée à patrouiller les frontières du Sahel a largement échoué à empêcher les rébellions jihadistes de s’étendre vers le sud. Elle s’est désintégrée après que le Mali et la France ont rompu leurs liens, lorsque les dirigeants maliens ont décidé d’engager le groupe paramilitaire russe Wagner.

La Côte d’Ivoire et ses voisins côtiers disposent aujourd’hui de moins d’options que celles qu’ils auraient pu envisager il y a quelques années. Il leur reste encore un mécanisme, l’Initiative d’Accra, pour focaliser leurs efforts sur la coopération régionale en matière de sécurité et le partage de renseignements. Créée en 2017 à la demande du Ghana, l’initiative d’Accra vise à prévenir la propagation des attaques jihadistes en provenance du Sahel et à lutter contre la criminalité organisée et le militantisme dans les zones frontalières des pays membres. Après sa création, les membres ont mené trois opérations militaires conjointes dans des zones limitrophes du Sahel et s’efforcent d’améliorer la sécurité et l’échange de renseignements en réunissant le personnel concerné en personne. En novembre 2022, les chefs d’État des pays côtiers ont décidé de mettre sur pied une force opérationnelle multinationale conjointe chargée de patrouiller les zones frontalières des pays membres. À l’heure où nous écrivons ces lignes, cette force n’a pas encore été concrétisée.

Mais l’Initiative d’Accra n’est pas établie sur des bases très solides. Elle est autofinancée par les participants, même si des partenaires comme l’UE peuvent soutenir financièrement un État membre d’Accra à sa demande. On peut dire que l’expérience du G5 Sahel, qui a coûté très cher pour des résultats pratiquement inexistants, a plutôt motivé les États membres de l’UE à privilégier le financement d’initiatives nationales ou bilatérales en matière de sécurité.[6] Les bailleurs de fonds ignorent également si l’organisation sera en mesure de développer ses activités, compte tenu des problèmes financiers du Ghana et de l’évolution de la dynamique politique dans une grande partie de la région. Les expériences passées ont d’ailleurs montré qu’il n’existait pas de solution miracle face à la menace jihadiste et qu’il était probablement préférable d’éviter les structures régionales trop complexes. L’initiative d’Accra pourrait néanmoins s’avérer utile pour renforcer la coopération multilatérale en matière de renseignement en réunissant régulièrement les responsables du renseignement et de l’application de la loi, ainsi que les enquêteurs financiers des États membres. Ces réunions, qu’elles soient formelles ou informelles, permettraient d’instaurer la confiance et de stimuler les flux d’informations. Les bailleurs de fonds pourraient apporter un soutien financier et technique.


[1] Entretiens et entretiens téléphoniques de Crisis Group, chercheurs et analystes ivoiriens, Abidjan, mars-juillet 2023. Une étude de 2021 sur le programme de travaux publics a montré qu’il n’améliorait pas les chances d’emploi. Les chercheurs ont toutefois noté des taux d’épargne plus élevés et une amélioration durable du bien-être psychologique, ce qui indique que ces effets positifs pourraient réduire la criminalité et les activités illégales. Voir « Do workfare programs live up to their promises ? Experimental evidence from Côte d’Ivoire », Groupe Banque mondiale, mars 2021.

[2] Les efforts en cours comprennent des investissements privés indiens dans des installations de transformation de noix de cajou dans le nord et une centrale solaire de 37,5 MW à Boundiali qui a été construite grâce à un prêt concessionnel de la banque de développement allemande KFW.

[3] Entretiens de Crisis Group, chercheurs, résidents ivoiriens, mars-juillet 2023. Voir aussi « Political Economy Analysis of Local Governance », Cellule d’analyse de politiques économiques du Cires, Equal Access International, février 2022.

[4] Voir « Communication en conseil des ministres sur l’état d’exécution du programme social du gouvernement (PSGouv) », octobre 2022.

[5] Entretiens de Crisis Group, responsables, analystes et résidents, Abidjan, Boundiali, Korhogo et Tengréla, mars 2023.

[6] Le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, le Ghana et le Togo sont membres de l’Initiative d’Accra. Le Nigéria et le Niger ont un statut d’observateur. La Côte d’Ivoire a utilisé les canaux diplomatiques créés par l’initiative pour négocier en 2002 la libération de soldats ivoiriens détenus depuis plus de six mois au Mali, accusés de conspirer contre la sécurité du pays.

Il n’existe pas de mécanismes multilatéraux viables de lutte contre le jihadisme et la coopération bilatérale en matière de sécurité reste donc essentielle pour ren-forcer les capacités de sécurité et de défense.

Il n’existe pas de mécanismes multilatéraux viables de lutte contre le jihadisme et la coopération bilatérale en matière de sécurité reste donc essentielle pour renforcer les capacités de sécurité et de défense. La Côte d’Ivoire n’a pas eu de relations militaires directes avec le Mali depuis 2022, lorsque Bamako a appréhendé 46 soldats ivoiriens qui étaient venus au Mali pour travailler pour l’ONU et les a condamnés à vingt ans de prison pour tentative d’atteinte à la sécurité de l’État.[1] Heureusement, les responsables de la sécurité indiquent qu’il n’y a pas d’activités jihadistes dans le sud du Mali qui nécessiteraient des opérations conjointes.[2] En revanche, les conversations de haut niveau et les échanges bilatéraux de renseignements avec le Burkina Faso se poursuivent, les messages passant souvent par l’intermédiaire d’entrepreneurs de renom bien introduits dans les deux pays.[3] Le gouvernement ivoirien fait également pression en faveur d’opérations militaires conjointes avec le Burkina Faso, mais les dirigeants militaires au Burkina hésitent pour l’instant, car ils sont occupés par la lutte anti-jihadiste dans le nord du pays.[4] Dans le cadre de cette coopération, la Côte d’Ivoire a récemment fait don aux autorités burkinabè d’un lot d’armes légères, de munitions et de véhicules destinés aux troupes stationnées dans le sud, près de la frontière ivoirienne.[5] Par ailleurs, les responsables ivoiriens du nord déclarent continuer à s’entretenir régulièrement avec leurs homologues de l’autre côté de la frontière septentrionale.

Entre-temps, les efforts pour renforcer les forces de sécurité se multiplient dans les États côtiers en Afrique de l’Ouest. Le Bénin et le Togo sont en train de mettre en place une réponse militaire plus musclée à la menace qui pèse sur leurs frontières nord et se tournent vers toute une série de partenaires potentiels plus éloignés pour se procurer des équipements et bénéficier de formation.[6] Le Bénin, par exemple, a demandé au Rwanda de l’aider à former un contingent de troupes qui sera déployé dans le nord. Le Bénin a également reçu un don de quatre drones de la Chine alors qu’il tente de renforcer ses capacités aériennes. Il travaille également en parallèle sur des programmes sociaux pour le nord. Les partenaires extérieurs, tels que les États-Unis, le Royaume-Uni et l’UE réfléchissent quant à eux à la manière de soutenir les efforts des pays côtiers en matière de sécurité. L’UE, par exemple, envisage d’aider le Bénin, la Côte d’Ivoire, le Ghana et le Togo à mettre en place des missions civiles pour partager leur expertise en matière de police, d’État de droit et d’administration civile. L’UE dispose également de fonds bilatéraux pour le renforcement des capacités des services de renseignement.[7]

L’Académie internationale de lutte contre le terrorisme à Jacqueville est une initiative que de nombreux bailleurs de fonds devraient continuer de soutenir, car elle donne au personnel militaire régional l’occasion de réfléchir ensemble et de mieux coordonner les réponses en matière de sécurité. La France, qui a contribué à la création de l’académie et qui fournit environ la moitié de son personnel ainsi que la majeure partie de son financement, a sagement adopté un profil bas en ce qui concerne la coopération en matière de sécurité en Côte d’Ivoire, après avoir persuadé d’autres partenaires de fournir également des financements. Cela dit, « l’internationalisation » de l’académie pourrait nécessiter une implication plus marquée de partenaires plus diversifiés.[8] De plus gros investissements permettraient également à l’académie de construire sur place les infrastructures et les installations de formation dont elle a tant besoin pour la région. À cet égard, la décision de l’Arabie saoudite de participer au financement de l’académie est une étape cruciale. Même si aucune école ne pourra jamais à elle seule empêcher le jihadisme de se propager, l’académie de Jacqueville offre à ses partenaires un moyen concret et efficace d’accompagner les capacités de lutte contre le terrorisme en Côte d’Ivoire et ailleurs, tout en favorisant les types de relations multilatérales dans la région qui seront nécessaires pour aider à gérer cette crise.


[1] Trois femmes soldats ont été libérées mais condamnées à mort par contumace. Les 46 hommes ont été graciés en janvier et autorisés à rentrer chez eux après des négociations impliquant plusieurs dirigeants régionaux. « Mali leader pardons Ivorian soldiers, suspends 46 prison sentences », Reuters, 7 janvier 2023.

[2] La dernière opération conjointe avec le Mali date de 2021. Cette opération, « Tourbillon vert », a également impliqué le Burkina Faso et s’est concentrée sur les forêts de la zone des trois frontières. Entretiens téléphoniques de Crisis Group, hauts responsables maliens et ivoiriens, juillet 2023.

[3] Entretiens téléphoniques de Crisis Group, analyste, juin 2023, diplomate, juillet 2023.

[4] Entretien téléphonique de Crisis Group, analyste burkinabé, juillet 2023.

[5] « La Côte d’Ivoire livre du matériel militaire au Burkina Faso pour lutter contre l’insécurité », RFI, 18 mars 2023.

[6] « Rwanda promises military assistance to Benin to combat Sahel jihadist threat », RFI, 17 avril 2023 ; « Le Bénin se dote de drones chinois », Military Africa, 29 mars 2023.

[7] Entretiens de Crisis Group, responsables de l’UE, août 2023.

[8] Les partenaires de l’UE espèrent que d’autres pays non occidentaux participeront au financement. L’Égypte a jusqu’à présent refusé de le faire. Entretiens de Crisis Group, diplomates étrangers, Abidjan, mars 2023 ; Kigali, juin 2023.

VI. Conclusion

Alors même que la Côte d’Ivoire semble mieux placée que beaucoup de ses pays voisins pour faire face à la menace d’une insurrection jihadiste, la plupart des responsables ivoiriens ont bien compris que ce n’était pas le moment de se reposer sur ses lauriers. Ils savent très bien que les centaines de pistes de brousse non surveillées qui relient le pays à ses nombreux voisins sont des failles potentielles qui pourraient servir de point d’entrée pour les groupes jihadistes. Nombreux sont ceux qui estiment que la Côte d’Ivoire est encore loin d’être à l’abri de nouvelles attaques, y compris peut-être dans les zones urbaines, en dépit de tous les nouveaux déploiements militaires dans les six régions septentrionales au cours des dernières années.

Toutefois, on peut dire que, d’une manière générale, la Côte d’Ivoire est sur la bonne voie et devrait poursuivre les stratégies mises en place par le gouvernement pour renforcer la sécurité le long de ses frontières septentrionales, en parallèle aux programmes de réduction de la pauvreté et du chômage dans la région. D’autres investissements – dans les économies locales, les relations entre les communautés et l’armée, la coopération militaire transfrontalière et les capacités militaires – seront également nécessaires pour aider la Côte d’Ivoire à continuer à repousser les groupes jihadistes qui ont semé souffrance et instabilité dans les pays voisins.

Abidjan/Bruxelles, 11 août 2023

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