Point de vue de la présidente : des points de tensions proches et lointains
Point de vue de la présidente : des points de tensions proches et lointains
President's Take / Global 10 minutes

Point de vue de la présidente : des points de tensions proches et lointains

L'escalade des tensions en Europe de l'Est s'est ajoutée aux difficultés que posaient déjà la guerre en Ukraine. Dans son introduction à l’édition d’automne de la Watch List 2023, Comfort Ero, présidente et directrice générale de Crisis Group, présente les stratégies de prévention et de résolution des conflits que l'UE pourrait mettre en œuvre dans les crises internationales.

L’année 2023 a été marquée par des défis en matière de paix et de sécurité, certains éloignés des frontières de l’Union européenne (UE) et d’autres plus proches. Ce sont surtout les seconds qui ont pris de l’ampleur ces dernières semaines et ces derniers mois, marqués par des combats dans le Caucase du Sud et au Kosovo, alors même qu’une deuxième année de guerre se poursuit en Ukraine. Ces trois crises sont de nature très différente, mais elles témoignent toutes de la tendance inquiétante de la part de certains gouvernements qio consiste à chercher à régler les différends par la force des armes. Cette tendance implique une prolifération de nouvelles guerres de différentes ampleurs, et fait voler en éclat les décennies d’efforts déployés par l’UE pour tourner la page des conflagrations passées en Europe et dans son voisinage. Crisis Group prépare un rapport sur la façon dont ces conflits façonnent l’architecture de sécurité européenne qui émerge et sur la meilleure solution pour minimiser le risque de futurs affrontements. En attendant, ces trois crises exigent pourtant une attention immédiate. Nous les avons toutes étudiées dans des travaux antérieurs, mais je voudrais partager avec vous quelques réflexions sur les récents développements.

Trois crises urgentes

Commençons par le Caucase du Sud. Au cours d’une opération militaire de 24 heures, les 19 et 20 septembre, l’Azerbaïdjan a repris le contrôle total du Haut-Karabakh (un nom datant de l’ère soviétique que Bakou n’utilise plus). L’enclave est reconnue par la communauté internationale comme faisant partie de l’Azerbaïdjan, mais elle est principalement peuplée d’Arméniens. L’Azerbaïdjan a perdu le contrôle de l’enclave et des territoires voisins dans les années 1990. La région a été ensuite administrée par les autorités de facto de Stepanakert, avant que l’Azerbaïdjan n’en récupère une partie après une guerre de six semaines en 2020. La guerre d’un jour en septembre a mis un terme à trois décennies d’autonomie de facto de l’enclave et a déclenché un exode vers l’Arménie de résidents déjà traumatisés par un blocus azerbaïdjanais de neuf mois qui avait bloqué l’accès aux produits de première nécessité. De nombreux résidents, peut-être la plupart, ne font aucune confiance au pouvoir de Bakou et ne comptent pas pouvoir revenir. Le gouvernement d’Erevan, qui n’a pas affronté son voisin plus puissant lors du conflit de septembre, s’efforce de faire face à l’afflux de nouveaux arrivants – déjà plus de 100000 personnes, selon lui. Les observateurs internationaux estiment qu’il ne reste que 50 à 1000 Arméniens de souche dans la région du Karabakh. Les combats ont largement diminué dans le Haut-Karabakh et ses environs, mais des flambées restent possibles dans les zones situées le long de la frontière entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, où des accrochages se produisent régulièrement depuis la fin de la guerre de 2020. Bakou a fait pression sur Erevan pour obtenir de nouvelles concessions, notamment concernant un corridor de transport traversant le sud de l’Arménie pour relier l’Azerbaïdjan à son exclave, le Nakhitchevan.

L’UE pourrait faire un certain nombre de choses pour atténuer la crise humanitaire et limiter le risque d’escalade entre Bakou et Erevan. La première priorité devrait être la protection et le soutien des personnes fuyant vers l’Arménie. Pour répondre aux besoins immédiats, l’UE a annoncé un programme d’aide d’une valeur de 5 millions d’euros et la France, l’Allemagne et la Suède se sont également engagées à apporter un soutien financier. Une assistance sera également nécessaire sur le long terme pour aider ceux qui souhaitent s’installer définitivement en Arménie à refaire leur vie et à s’intégrer pleinement. Comme Crisis Group l’a déjà conseillé, les gouvernements ayant des liens avec Bakou devraient insister sur l’importance de protéger les quelques résidents de l’enclave qui décident de rester et ceux qui n’ont pas encore fui. Les autorités devraient protéger les biens et les sites du patrimoine culturel, idéalement en coordination avec les Nations unies, afin de garantir la transparence et la responsabilité. Une mission préliminaire des Nations unies s’est rendue au Karabakh le 1er octobre pour évaluer la situation humanitaire, et les bailleurs de fonds devraient s’efforcer, dans la mesure du possible, d’acheminer l’aide par l’intermédiaire des Nations unies.

Il est urgent de poursuivre, parallèlement, les efforts qui visent un règlement politique entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan pour prévenir les hostilités le long de la frontière qui les sépare. Si les pourparlers, facilités par l’UE entre le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev et le Premier ministre arménien Nikol Pashinyan et prévus pour le 5 octobre, aboutissaient à des mesures qui renforcent la confiance comme la libération de prisonniers, il s’agirait d’un pas dans la bonne direction. Une réussite sur le front politique ne serait possible que si tous les acteurs ayant une influence sur les parties – y compris la Russie, la Turquie et les États-Unis, mais aussi l’UE – renforçaient les incitations en faveur de solutions diplomatiques plutôt que militaires. L’UE devrait également exhorter l’Azerbaïdjan à commencer à coopérer avec la mission de l’UE qui s’est déployée sur le territoire arménien avec le consentement d’Erevan au début de l’année 2023 pour faciliter une meilleure coordination dans le maintien de la stabilité frontalière.

Plus à l’ouest, les tensions entre le Kosovo et la Serbie sont à leur plus haut niveau depuis les jours qui ont suivi la déclaration d’indépendance du Kosovo en 2008. Le 24 septembre, l’embuscade tendue à une patrouille de police dans le nord du Kosovo a fait monter les tensions en flèche. Une importante cache d’armes de type militaire a été retrouvée lorsqu’un groupe paramilitaire serbe s’est retiré après avoir pris le contrôle d’un monastère pendant la nuit. Il s’agissait notamment de mortiers, de roquettes antichars, de grenades perforantes, de fusils de précision de gros calibre et de véhicules arborant de faux insignes de la KFOR, la force de maintien de la paix dirigée par l’Otan. L’importance et la composition de ce butin laissent penser que le groupe avait planifié une attaque d’envergure contre les forces de police spéciales du Kosovo déployées dans le nord du pays, une région à majorité serbe. L’objectif de l’assaut n’est pas clair, mais on pourrait imaginer que le groupe espérait déclencher une crise qui aurait obligé la KFOR à assumer l’entière responsabilité de la sécurité dans le nord – et aurait ainsi entraîné le départ d’au moins une partie, voire de la totalité, de la police kosovare stationnée dans cette région. Belgrade nie toute implication dans cette attaque, mais les armes saisies proviennent plutôt des magasins militaires que des milices, ce qui rend plausible l’hypothèse d’un soutien serbe.

Le risque d’escalade a considérablement augmenté, mais les espoirs d’un accord entre le Kosovo et la Serbie étaient déjà limités avant même l’attaque du 24 septembre et le renforcement des troupes. Selon Josep Borrell, le haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères, les pourparlers de normalisation accompagnés par l’UE entre le président serbe Aleksandar Vučić et le Premier ministre du Kosovo Albin Kurti le 14 septembre ont échoué du fait de la volonté de Kurti que Belgrade reconnaisse de facto le Kosovo et le traite comme un pays souverain et indépendant sans attendre que Pristina ne fasse de progrès sur les accords antérieurs non respectés. Pristina a ensuite déclaré qu’elle ne faisait plus confiance au médiateur de l’UE Miroslav Lajčák, et les derniers évènements ne font que diminuer davantage encore la probabilité de reprise des négociations menées par l’UE. L’UE et le Quint (un organe de coordination composé de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, du Royaume-Uni et des États-Unis) ne devraient pourtant pas abandonner leurs tentatives. Ils devraient au contraire redoubler d’efforts pour amener les parties à la table des négociations, en se concentrant, dans un premier temps, sur la désescalade et l’instauration d’un climat de confiance. Une fois les tensions apaisées, les diplomates pourraient à nouveau tenter de convaincre les parties de mettre en œuvre l’accord sur la voie de la normalisation, conclu en février. Parallèlement, il est essentiel de renforcer la KFOR, afin de maintenir la distance entre les deux parties. Le déploiement par le Royaume-Uni d’un bataillon de soldats est une étape bienvenue à cet égard.

Le conflit le plus important et le plus lourd de conséquences géopolitiques en Europe ... reste la guerre de la Russie en Ukraine.

Mais le conflit le plus important et le plus lourd de conséquences géopolitiques en Europe – à cause de son potentiel d’escalade et de ses répercussions mondiales – reste la guerre de la Russie en Ukraine. La résistance de l’Ukraine à l’agression russe, qui approche de son deuxième anniversaire, reste, contre toute attente, un exemple remarquable de courage et de résilience. Mais la Russie a bien compris que l’Ukraine était également très dépendante du soutien matériel et économique sans faille de l’UE, de ses États membres et des États-Unis. Le plan de guerre de Moscou dépend en grande partie de l’affaiblissement de ce soutien au fur et à mesure que la guerre s’éternise. Qui sait si ça sera le cas. La perspective d’une guerre de longue durée étant de plus en plus claire – notamment en raison de la lenteur de la contre-offensive ukrainienne cet été – les conditions du soutien occidental sont devenues de plus en plus contestées. Cette contestation tend à opposer les élites politiques en place (qui soutiennent Kiev) à des rivaux populistes et souvent de droite (qui n’ont pas de telles affinités et qui, dans certains cas, sont attirés par Moscou). Les États euro-atlantiques sont restés, pour l’instant, largement unis pour considérer que le succès de l’Ukraine était crucial – notamment parce qu’ils ont un intérêt commun à prévenir toute nouvelle agression russe, y compris les actes dirigés contre eux. L’UE elle-même a d’ailleurs joué et continue à jouer un rôle moteur dans le soutien à l’Ukraine. Mais il ne faudrait pas sous-estimer les pressions intérieures qui s’exercent sur les alliés de l’Ukraine.

L’envoi d’une aide massive à l’Ukraine crée un effet de levier pour les opposants qui affirment que l’argent serait mieux dépensé chez eux. Même dans les pays qui apportent un soutien sans faille à la guerre en Ukraine, les responsables politiques ne sont pas nécessairement disposés à soutenir les besoins économiques de l’Ukraine si cela devait entrainer des coûts dans leur propre pays. La Hongrie, la Slovaquie et la Pologne, par exemple, ont décidé d’interdire les importations de céréales ukrainiennes, qui constituaient une violation des règles du marché unique européen, après les arguments des agriculteurs qui avaient déclaré qu’ils étaient lésés par le blé bon marché en provenance d’Ukraine. Le soutien de la Pologne à l’Ukraine reste fort et Varsovie, qui aurait conclu un nouvel accord avec Kiev sur le transit des céréales, ne devrait pas diminuer son soutien ni avant ni après les élections législatives du 15 octobre, mais il n’en va pas de même pour la Hongrie et la Slovaquie. Le Premier ministre hongrois Viktor Orbán a critiqué, sans le bloquer, le soutien de l’UE à Kiev depuis près de dix ans. En Slovaquie, Robert Fico, dont le parti, le Smer, est arrivé en tête des élections du 30 septembre, même s’il est loin d’avoir la majorité, a promis de mettre fin aux livraisons d’armes à l’Ukraine. Le respect de sa promesse dépendra en grande partie de la coalition qui se formera pour contrôler le gouvernement.

Les partis populistes font également des percées dans d’autres pays. En Allemagne, le parti d’extrême droite Alternative für Deutschland, qui entretient des liens étroits avec Moscou et critique l’aide militaire apportée à Kiev, obtient de meilleurs résultats que les sociaux-démocrates au pouvoir, ce qui pourrait remettre en question le soutien de Berlin sur le long terme. Si, comme on pourrait s’y attendre, les partis ayant une position similaire sur l’Ukraine obtiennent de bons résultats lors des élections européennes de juin 2024, la pression pour réduire les dépenses d’armement et d’aide ne ferait que se renforcer. En outre, le tollé de plus en plus virulent des républicains, qui pourraient remporter une victoire aux élections américaines de 2024, inquiète les Européens et les Ukrainiens quant à l’engagement de Washington non seulement à l’égard de l’Ukraine, mais aussi, plus largement, à l’égard de la sécurité en Europe. L’accord conclu le 30 septembre entre les républicains et les démocrates pour éviter la cessation de paiement du gouvernement a supprimé l’aide à l’Ukraine. Cette décision pourrait correspondre à des plans prévoyant d’utiliser d’autres moyens pour faire passer un tel ensemble de mesures, mais elle fit peser une plus grande incertitude sur les perspectives de maintien de l’aide. Un soutien plus large des deux partis aurait rendu de telles machinations inutiles.

Qu’en est-il de l’élargissement?

Dans ce contexte d’incertitudes, la question de savoir ce qu’il adviendra de la candidature de l’Ukraine à l’adhésion à l’UE soulève des questions fondamentales pour l’UE. Kiev a été déclarée officiellement candidate en juin 2022 et elle est impatiente de rejoindre le club européen, notamment parce que son adhésion contribuerait certainement à consolider le flux des aides à l’avenir. Avant les importants sommets qui se tiendront à Grenade, en Espagne, début octobre, pour discuter de l’élargissement de l’UE et de la réforme institutionnelle qu’il nécessitera, le Premier ministre Denys Shmyhal s’est engagé à faire entrer son pays dans l’UE d’ici deux ans, affirmant que Kiev avait rempli tous les critères nécessaires pour entamer les négociations d’adhésion. Les dirigeants européens doivent trouver un moyen de gérer non seulement la candidature de l’Ukraine, mais aussi les espoirs d’adhésion des pays du voisinage oriental de l’Union et des Balkans occidentaux – l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la Géorgie, le Kosovo, le Moldova, le Monténégro, la Macédoine du Nord et la Serbie – ainsi que de la Turquie, candidate depuis 1999.

L’UE réfléchit aujourd’hui à la manière de rendre possible et de préparer une UE 30+ mais les défis sont nombreux. Nous évoquons les relations tendues de la Turquie avec l’UE dans une des entrées de la Watch List. L’adhésion de la Serbie dépend de la perspective de normalisation des relations avec le Kosovo, qui s’éloigne à vue d’œil. Dans le cas de l’Ukraine, l’UE étendrait sa garantie de sécurité à un pays qui se défend actuellement dans une guerre avec la Russie. En ce qui concerne les autres pays, elle accueillerait des gouvernements dont l’engagement en faveur des réformes démocratiques, institutionnelles et économiques est loin d’être probant. Le poids économique de l’intégration serait également très lourd, car les adhésions pèseraient davantage sur le budget de l’UE et renforceraient la concurrence pour l’obtention des fonds structurels. Le délai de deux ans fixé par Shmyhal pour l’Ukraine semble assurément très optimiste. Pour l’heure, il est difficile de déterminer les réformes et actions qui seraient nécessaires pour rendre plus plausible l’objectif de 2030 proposé par le président du Conseil européen, Charles Michel, et qu’au moins une partie de l’élargissement soit réalisable.

Défis et opportunités

Alors que les conflits aux frontières orientales de l’UE amèneront probablement la Commission et ses États membres à se focaliser sur leur propre périmètre, cette nouvelle édition de la Watch List indique à nouveau que l’Europe ne peut pas se permettre de perdre de vue les défis qui se posent ailleurs, et qu’elle a, à la fois, des intérêts et des responsabilités dans leur résolution. Ce qui suit n’est pas une liste exhaustive des crises mondiales. On n’y trouvera pas, par exemple, ni les récentes inondations en Libye, ni la violence dans l’État d’Amhara en Éthiopie ou la guerre civile brutale au Soudan. Il s’agit plutôt d’une discussion sur cinq des nombreuses situations dans lesquelles l’UE a l’occasion cruciale d’utiliser ses ressources pour aider à prévenir les conflits ou à en atténuer les ravages. Il s’agit notamment d’apporter une aide vitale aux Rohingyas déplacés de leurs foyers dans l’ouest du Myanmar, de soutenir l’ambitieux programme de « paix totale » du président Gustavo Petro en Colombie, d’aider la Tunisie à éviter un défaut de paiement, d’adopter une approche pragmatique à l’égard de la junte nigérienne et de saisir les opportunités que représente le dégel des relations avec la Turquie. Ces sujets nous rappellent que, même si l’Europe s’efforce de gérer les crises locales, elle peut faire beaucoup pour promouvoir la paix et la sécurité dans le monde.

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