Un nouveau gouvernement va-t-il réussir à enrayer l’escalade de violences à Haïti ?
Un nouveau gouvernement va-t-il réussir à enrayer l’escalade de violences à Haïti ?
A woman carrying a child runs from the area after gunshots were heard in Port-au-Prince, Haiti, on March 20, 2024.
A woman carrying a child runs from the area after gunshots were heard in Port-au-Prince, Haiti, on March 20, 2024. Clarens SIFFROY / AFP
Q&A / Latin America & Caribbean 15 minutes

Un nouveau gouvernement va-t-il réussir à enrayer l’escalade de violences à Haïti ?

Profitant de l’absence du Premier ministre en exercice, des gangs haïtiens ont uni leurs forces pour s’emparer de sites majeurs, entravant ainsi le déploiement d’une force internationale de sécurité. Dans ce Q&A, le spécialiste de Crisis Group, Diego Da Rin, examine la capacité d’une nouvelle administration à réagir

Qu’est-ce qui a motivé l’offensive récente des gangs en Haïti et quelle est la situation sécuritaire dans le pays aujourd’hui ?

Traduit de l’anglais

Depuis l’assassinat du président Jovenel Moïse en juillet 2021, des gangs violents et fortement armés ont étendu leur emprise sur de vastes territoires haïtiens. À l’aube du 29 février, ils ont démontré leur capacité d’intervention de manière particulièrement frappante. Les deux plus grandes coalitions de gangs, G9 et Gpèp, ont uni leurs forces pour lancer une offensive ciblant des sites stratégiques de la capitale, Port-au-Prince, notamment des postes de police, les principales installations portuaires, l’aéroport international et plusieurs sites gouvernementaux. Ces attaques coordonnées ne sont pas survenues par hasard puisque le jour même, le Premier ministre par intérim, Ariel Henry, se rendait à Nairobi, au Kenya. Cette visite s’effectuait dans le cadre d’un voyage destiné à finaliser le déploiement d’une force internationale qui, avec le soutien des Nations unies, devrait envoyer des policiers, originaires du Kenya et d’autres pays, à Haïti afin d’aider à repousser les gangs. 

Jimmy « Barbecue » Chérizier, le chef du G9 le plus connu du grand public, a immédiatement revendiqué les attaques, en tenant une conférence de presse au cours de laquelle il a affirmé que l’offensive était l’œuvre d’une large coalition appelée Viv Ansanm (qui signifie « vivre ensemble » en créole haïtien). Chérizier a annoncé que l’intention de la coalition était d’empêcher Ariel Henry de revenir dans le pays – un objectif qu’elle a atteint. Au cours de plusieurs conférences de presse dans les jours qui ont suivi, Chérizier a reconnu que les gangs avaient causé des souffrances au sein de la population et a présenté des excuses au nom du nouveau groupement armé. Il a souligné que les gangs souhaitaient non seulement renverser Ariel Henry - qui a annoncé son intention de démissionner dès la formation d’un nouveau gouvernement de transition - mais aussi faire tomber tout l’édifice politique du pays, qu’il a qualifié de « système cruel dans lequel un petit groupe de personnes contrôle toutes les richesses du pays ». Les gangs ont déjà déclaré qu’ils ne reconnaîtraient pas le gouvernement de coalition qui devrait être formé dans les prochains jours. 

Les attaques des groupes armés ont connu des moments d’accalmie et des périodes de virulence. Après le chaos de début mars, le rythme et l’intensité de la violence se sont apaisés, puis plus récemment, les gangs sont repassés à l’offensive. Le 2 mars, ils ont pris d’assaut les deux plus grandes prisons d’Haïti, toutes deux situées dans la capitale, libérant plus de 4 700 détenus, dont plusieurs membres notoires des groupes armés. La police haïtienne s’est trouvée débordée. Au cours des premières phases du soulèvement, un policier a déclaré à Crisis Group que les forces de l’ordre peinaient à contrer les attaques sur plusieurs fronts, ajoutant que les faiblesses chroniques de la police – sous-effectif, manque d’équipement et d’armes, et absence de stratégie pour répondre aux assauts des gangs – avaient été exposées au grand jour. Il a indiqué que plusieurs de ses collègues avaient déserté leur poste et s’étaient réfugiés chez eux, craignant d’être capturés par les gangs. Ces derniers ont diffusé en ligne des vidéos terrifiantes montrant des policiers se faire assassiner et mutiler. Les gangs ont attaqué plus d’une douzaine de postes de police, l’académie de police et le quartier général de la police. Ils ont également pillé et incendié la maison du chef de la police, Frantz Elbé. Dans la semaine du 18 mars, des groupes armés ont lancé des assauts brutaux contre plusieurs quartiers huppés de la périphérie de la capitale qui avaient été jusqu’alors largement épargnés par cette vague de violence, tuant au moins quinze personnes.

L’offensive des gangs a pratiquement coupé Haïti du monde extérieur et provoqué le chaos à l’intérieur du pays. Les compagnies aériennes ont suspendu leurs opérations à l’aéroport international de Port-au-Prince le 4 mars, en raison des attaques répétées des gangs, et aucun avion n’y a décollé ou atterri depuis. Puisque les gangs contrôlent toutes les routes entrant et sortant de la capitale, le seul moyen de quitter la ville en toute sécurité est par hélicoptère, dont le coût s’élève à plus de 10 000 dollars. Le deuxième aéroport international d’Haïti, situé dans la ville de Cap-Haïtien, au nord du pays, est toujours opérationnel, mais rares sont ceux qui osent quitter Port-au-Prince par voie terrestre pour prendre un vol à partir de cet aéroport. Seuls quelques camions-citernes ont pu charger du carburant à Varreux, le principal terminal pétrolier, depuis le 29 février. Suite à plusieurs attaques contre le principal port maritime de conteneurs du pays, situé sur la côte de Port-au-Prince et géré par Caribbean Port Services, des personnes se sont introduites dans les entrepôts pour voler de l’aide humanitaire, y compris des cargaisons de nourriture et de fournitures médicales. Les gangs qui contrôlent actuellement ce port détiennent quelque 260 conteneurs appartenant à des organisations humanitaires.

Bien que Chérizier insiste sur le fait que l’offensive cible les fonctionnaires et les oligarques, ce sont, comme souvent, les plus vulnérables qui subissent le plus la violence. En moins d’une semaine, les raids des gangs ont provoqué le déplacement de plus de 15 000 personnes. Un nombre important des 160,000 déplacés dans l’agglomération de Port-au-Prince ont dû se réfugier dans des camps de fortune, avec peu ou pas d’accès à de l’eau, de la nourriture, des services médicaux et des installations sanitaires. Ailleurs, les habitants de plusieurs quartiers ont érigé des barricades et renforcé les clôtures déjà en place pour tenter d’empêcher les gangs de transformer les espaces entourant leurs maisons en zones de combat.

Les attaques des gangs n’ont également pas épargné les centres médicaux. Alors que les groupes armés n’ont saccagé que quelques cliniques, la plupart des hôpitaux ont été contraints de réduire leurs activités ou de fermer par manque d’équipements et de mobilité du personnel médical. Six hôpitaux sur dix dans le pays sont hors service, tandis que deux seulement peuvent encore pratiquer des interventions chirurgicales à Port-au-Prince - et ces derniers restent difficiles d’accès en toute sécurité.

Qu’est-ce qui distingue cette flambée de violence des précédentes ?

Ce n’est pas la première fois que des bandes armées cherchent à paralyser le pays. Des gangs appartenant au G9 ont provoqué des crises humanitaires en bloquant à deux reprises l’accès au terminal pétrolier de Varreux au cours des deuxièmes semestres 2021 et 2022. Mais ce qui distingue le soulèvement actuel, c’est le rassemblement des gangs en un front uni. Depuis leur création en 2020, le G9 et le Gpèp rassemblent les groupes armés les plus puissants de la capitale tout en se livrant à une guerre sanglante de rivalité territoriale. Le déploiement annoncé d’une force de sécurité étrangère semble avoir convaincu les groupes rivaux de mettre de côté leurs différences, en se concentrant plutôt sur l’établissement de canaux de communication et de moyens de coopération face à ce qu’ils perçoivent comme une menace existentielle commune. 

Les gangs ont conclu un pacte de non-agression en septembre 2023, mais celui-ci a volé en éclats quelques jours plus tard.

Il est vrai que cette entente n’a pas toujours été cordiale. Les gangs ont conclu un pacte de non-agression en septembre 2023, mais celui-ci a volé en éclats quelques jours plus tard. Le Premier ministre en exercice, Ariel Henry, se trouvait alors à New York, où il assistait à des réunions de haut niveau de l’Assemblée générale des Nations unies et tentait de convaincre le Conseil de sécurité des Nations unies de soutenir le déploiement d’une force de sécurité internationale dirigée par le Kenya en Haïti. Dans le même temps, le G9 et le Gpèp avaient annoncé leur décision d’unir leurs forces dans le cadre de l’initiative Viv Ansanm. Ils promettaient de cesser d’infliger des dommages aux civils et d’œuvrer au rétablissement de la paix, dans ce qui semblait être une tentative de persuader l’un des États membres du Conseil de sécurité disposant d’un droit de veto de bloquer une résolution portant sur le déploiement d’une force internationale de sécurité.

Les efforts des gangs pour contrecarrer la résolution ont été vains, puisque le Conseil de sécurité a voté en faveur de la mission le 2 octobre. Néanmoins, plusieurs sources qui sont en contact régulier avec des chefs de gangs dans la capitale ont confié à Crisis Group à la fin de 2023 que des chefs de groupes armés rivaux étaient toujours en communication les uns avec les autres, prêts à s’unir si le projet d’une force internationale de sécurité progressait et devenait opérationnel. Ces sources ont déclaré que l’un des principaux motifs non déclarés de la réactivation de Viv Ansanm était de démontrer la puissance militaire de la coalition, dans l’espoir de dissuader le Kenya et d’autres pays de fournir des policiers à une telle force d’intervention. Bien que les tensions entre les gangs concurrents demeurent, la perspective du déploiement d’une force internationale en Haïti a suscité un intérêt commun à maintenir cette source de danger hors de leurs frontières.

Pourquoi le Premier ministre intérimaire Ariel Henry a-t-il déclaré qu’il démissionnera ?

Ariel Henry a annoncé qu’il quitterait le pouvoir après une réunion d’urgence organisée le 11 mars en Jamaïque par la Communauté des Caraïbes (Caricom), composée de quinze pays membres, ainsi que d’autres pays étrangers, afin de faire face au regain de violence en Haïti. Comme indiqué plus haut, Ariel Henry se rendait à Nairobi lorsque les attaques des gangs ont commencé. Il y a signé un accord destiné à lever un obstacle juridique au déploiement de la force kenyane, tel qu’énoncé dans une décision de la Haute Cour kenyane en janvier. N’ayant pu atterrir en Haïti à son retour d’Afrique de l’Est, Ariel Henry a dû se rendre à Porto Rico, où il se trouve toujours. 

Avec le Premier ministre en exercice bloqué à l’extérieur de son pays, le soutien de gouvernements à l’étranger dont il bénéficiait, déjà en diminution, a finalement disparu. Selon des articles de presse, l’administration de Joe Biden a demandé à Ariel Henry de consentir à la formation d’un nouveau gouvernement de transition et de démissionner. Les responsables américains ont seulement admis publiquement qu’ils l’avaient encouragé à « avancer dans un processus politique qui conduira à la mise en place d’un conseil présidentiel de transition, en vue d’élections ultérieures ». Après la réunion prolongée en Jamaïque qui s’est prolongée tard dans la nuit, Ariel Henry a publié une vidéo déclarant que son gouvernement avait accepté de former un conseil présidentiel de transition. Il a déclaré qu’il se retirerait immédiatement après la mise en place de ce conseil et la nomination d’un nouveau Premier ministre par intérim par ce même conseil.

Dès le début, le maintien d’Ariel Henry au pouvoir dépendait du soutien dont il bénéficiait à l’étranger.

Dès le début, le maintien d’Ariel Henry au pouvoir dépendait du soutien dont il bénéficiait à l’étranger. Il a été nommé Premier ministre deux jours avant l’assassinat du président Moïse en juillet 2021. Comme il n’avait pas accompli toutes les procédures juridiques requises pour garantir sa place dans l’ordre de succession avant l’assassinat, et que plusieurs autres prétendants rivalisaient pour devenir le chef d’État de facto d’Haïti, un groupe de représentants à l’échelle internationale lui avait donné le feu vert et lui avait demandé d’endosser les fonctions de chef de gouvernement. 

Dans un premier temps, Ariel Henry s’est engagé à organiser des élections en 2022. Mais alors que les gangs étendaient leur emprise sur la capitale et au-delà, il a repoussé la date du scrutin, tout en se retrouvant embourbé dans une confrontation politique avec les forces de l’opposition qui exigeaient le renforcement des contrôles et des contrepoids à son pouvoir. Ariel Henry a finalement signé un accord en décembre 2022, promettant des élections l’année suivante et un transfert à un nouveau gouvernement élu le 7 février 2024. Cependant, aucune mesure concrète n’a été prise dans la foulée pour organiser le scrutin. Entre-temps, la sécurité et les conditions économiques ont continué à se détériorer. Un comité nommé par la Caricom, ainsi que d’autres médiateurs internationaux, ont permis de poursuivre le dialogue politique, mais aucun progrès majeur n’a été réalisé pour combler les énormes clivages politiques du pays au moyen d’un accord de partage du pouvoir. 

Les espoirs des manifestants, ayant pris part aux protestations massives de l’opposition appelant Ariel Henry à démissionner le 7 février, comme il s’y était engagé, ont également été déçus. En effet, le Premier ministre n’a montré aucune volonté de quitter son poste et, même s’il l’avait fait, aucun successeur clair n’apparaissait en coulisse. La date du 7 février revêt une grande importance symbolique en Haïti, car c’est le jour où les dirigeants démocratiques passent le relais à leurs successeurs depuis la fin de la dictature des Duvalier en 1986. Dans un discours diffusé le soir même, Ariel Henry a déclaré qu’il resterait en fonction jusqu’à ce que son gouvernement puisse organiser des élections, tout en insistant sur le fait qu’il poursuivrait les pourparlers visant à trouver une solution à l’impasse politique. Cependant, en privé, des représentants du gouvernement haïtien ont admis que la reprise du dialogue avec les rivaux politiques était tout sauf évidente, étant donné que la plupart des partis d’opposition exigeaient la démission immédiate d’Henry. 

L’impatience à l’égard d’Ariel Henry, sentiment largement répandu en Haïti, a fini par se propager au-delà des frontières avec la montée en flèche de la violence des gangs. La frustration face au chaos grandissant était palpable lors du sommet de la Caricom qui s’est tenu du 25 au 28 février au Guyana, lorsque le Premier ministre d’Antigua-et-Barbuda a déclaré qu’Ariel Henry devait faire un pas de côté. Confronté aux pressions des États voisins, Ariel Henry a accepté d’organiser des élections au plus tard le 31 août 2025. Alors que l’offensive des gangs paralysait la capitale haïtienne au début du mois de mars, les dirigeants des Caraïbes ont convoqué Ariel Henry à la réunion d’urgence en Jamaïque. À ce stade, alors qu’Ariel Henry et d’autres politiciens haïtiens participaient par vidéoconférence, il était clair que les partenaires étrangers et les voisins du pays avaient perdu toute confiance envers le Premier ministre en exercice.

Qui va désormais gouverner Haïti ?

Face à la recrudescence de la violence des gangs, les partenaires extérieurs d’Haïti ont redoublé d’efforts pour trouver une issue à la crise. La réunion de la Caricom en Jamaïque, le 11 mars, a eu lieu alors que les États étrangers craignaient que l’incapacité à surmonter les divisions politiques du pays et à former un gouvernement plus représentatif n’incite des politiciens sans scrupules à s’allier avec les gangs pour prendre le pouvoir. En l’absence d’Ariel Henry, le gouvernement a été dirigé par le ministre des Finances.

Les médiateurs des Caraïbes ont reçu sept propositions de divers groupes politiques haïtiens concernant la formation d’un gouvernement de transition. Sous l’impulsion des dirigeants des Caraïbes, un compromis s’est finalement dégagé. Les participants à la réunion de Jamaïque se sont mis d’accord sur la formation d’un nouveau gouvernement dirigé par un conseil présidentiel de sept membres. La Caricom a demandé à six des plus grands groupes politiques et organismes du secteur privé de désigner chacun un représentant pour ce conseil, qui travaillera aux côtés de deux représentants de la société civile agissant en tant qu’observateurs sans droit de vote. Une fois le conseil présidentiel installé, ses membres devront nommer un nouveau Premier ministre en exercice et son cabinet. Les principales tâches du gouvernement de transition consisteront à préparer le terrain pour les élections, notamment en établissant un conseil électoral – les scrutins devraient avoir lieu dans les deux prochaines années – et à coordonner avec les partenaires étrangers d’Haïti le déploiement d’une force de sécurité tant attendue. 

Tous les groupes sélectionnés lors de la réunion en Jamaïque pour faire partie du conseil présidentiel avaient soumis les noms de leurs représentants au moment de la rédaction du présent rapport. Le parti Petit Dessalines, dirigé par Jean Charles Moïse, un homme politique de gauche bien connu (sans lien de parenté avec le défunt président), avait initialement décliné l’invitation à présenter un représentant. Cependant, le 20 mars, il s’est ravisé et a présenté son candidat au conseil, affirmant avoir répondu à une demande émanant d’un « grand pays » -  vraisemblablement la Russie, avec laquelle il entretient des liens étroits.

Avant de reconsidérer sa position, Moïse avait signalé plusieurs points de divergence avec l’accord conclu en Jamaïque. Il semble cependant que ses actions aient été également influencées par l’alliance qu’il a conclue avec Guy Philippe, un ancien commandant de police au passé criminel. Philippe a joué un rôle de premier plan dans l’insurrection qui a contraint le président de l’époque, Jean Bertrand Aristide, à l’exil en 2004. Après avoir purgé une peine de six ans dans une prison américaine pour blanchiment de fonds provenant du trafic de drogue, Philippe a été renvoyé à Haïti en novembre 2023. Il a rapidement appelé les Haïtiens à le rejoindre dans une « révolution pacifique » pour contraindre Ariel Henry à démissionner de son poste de Premier ministre. Bien qu’il n’ait pas pris part aux discussions de la Caricom, Philippe reconnaît avoir des liens avec les gangs et propose de créer un conseil présidentiel composé de trois membres, qu’il présiderait. Il affirme également qu’il amnistiera les gangs. 

Pour les États des Caraïbes et la plupart des forces politiques en Haïti, l’une des principales préoccupations est de veiller à ce que les gangs ne fassent pas partie du nouveau gouvernement.

En revanche, pour les États des Caraïbes et la plupart des forces politiques en Haïti, l’une des principales préoccupations est de veiller à ce que les gangs ne fassent pas partie du nouveau gouvernement, à quelque niveau que ce soit. L’accord conclu en Jamaïque interdit à toute personne inculpée, accusée ou condamnée pour un crime, faisant l’objet de sanctions des Nations unies ou ayant pris publiquement position contre le déploiement de la force internationale de sécurité, d’être nommée membre du conseil présidentiel. Néanmoins, des personnes impliquées dans les négociations ont confié à Crisis Group que l’invitation adressée au parti de Jean Charles Moïse visait à inclure au sein du conseil un membre qui pourrait éventuellement créer un canal de communication avec les gangs, en vue de réduire la violence. 

Le conseil devrait être formé prochainement si tous les représentants nommés par les sept groupes différents remplissent les conditions requises. Une fois le conseil entré en fonction, les membres auront une tâche ardue. Ils devront d’abord faire face à l’agitation criminelle à Port-au-Prince tout en empêchant l’émergence de nouvelles fractures au sein de la coalition gouvernementale. Maintenir un front uni sera crucial. Les dirigeants caribéens ont annoncé que le conseil présidentiel prendrait ses décisions à la majorité, ce qui devrait favoriser une action rapide, mais risque également d’exacerber les divisions entre les représentants si une minorité de membres se sent exclue. Pour éviter que le conseil ne se désagrège, ses membres doivent s’efforcer de maintenir l’unité et éviter les querelles publiques lorsqu’ils entameront leur mandat. Si le conseil venait à vaciller, il est fort probable que les gangs regroupés au sein de Viv Ansanm cherchent à prendre le pouvoir en élargissant leur alliance à des politiciens tels que Philippe et Moïse. 

Quelles perspectives y a-t-il pour l’arrivée prochaine d’une force de sécurité étrangère et quelles autres alternatives sont envisagées ?

Le lendemain de l’annonce par les dirigeants des Caraïbes de l’accord sur la création d’un conseil présidentiel en Haïti, le gouvernement kenyan a suspendu son projet de déploiement d’une force de sécurité dans le pays. Les autorités à Nairobi ont fait valoir que l’effondrement de l’ordre public et la démission d’Ariel Henry représentaient des changements fondamentaux des conditions sur le terrain, nécessitant ainsi une réévaluation de l’envoi de policiers. Le président kenyan William Ruto a ensuite parlé avec le secrétaire d’État américain Antony Blinken, le Premier ministre canadien Justin Trudeau, les dirigeants de pays des Caraïbes et Ariel Henry lui-même. Il a réaffirmé l’engagement ferme du Kenya envers la mission et a déclaré que son gouvernement reprendrait les préparatifs dès que le nouveau conseil présidentiel serait en place. William Ruto a néanmoins ajouté que le Kenya devrait envoyer une autre mission de reconnaissance, dans le prolongement de la première, effectuée en août 2023, une fois que les nouvelles autorités haïtiennes seraient en place. Bien que l’accord signé entre Haïti et le Kenya début mars devrait lever le principal obstacle juridique au déploiement de la mission, des membres de la société civile kenyane opposés au projet du gouvernement Ruto d’envoyer des policiers ont déclaré qu’ils n’hésiteraient pas à contester la décision devant les tribunaux.

Plusieurs autres pays ont publiquement exprimé leur volonté d’envoyer du personnel pour participer à la mission, mais jusqu’à fin février, seuls les Bahamas, le Bangladesh, la Barbade, le Bénin et le Tchad avaient fait part au Secrétaire général des Nations unies de leur intérêt à le faire. La question du financement se pose également. Environ 11 millions de dollars ont été déposés dans le fonds d’affectation spécial géré par les Nations unies pour couvrir le budget de la mission, dont le Kenya a estimé le coût total à 600 millions de dollars. Les Nations unies ont insisté sur la nécessité urgente de récolter davantage de fonds, d’autant plus que les autorités kenyanes ont déclaré qu’elles n’enverraient pas de policiers en Haïti tant que les fonds nécessaires pour commencer le déploiement ne seraient pas réunis. L’administration de Joe Biden, qui devrait être le principal donateur de la mission après avoir promis 300 millions de dollars, est également confrontée à une lutte ardue pour obtenir l’assentiment de certains membres clés du Congrès. Des législateurs républicains ne sont pas satisfaits des détails fournis par le département d’État américain concernant la force de sécurité et ont jusqu’à présent refusé de donner leur accord au déboursement des fonds demandés. 

Compte tenu de ces obstacles, qui semblent indiquer que la mission ne pourra pas commencer à fonctionner immédiatement, les dirigeants des Caraïbes ont parlé de « mécanismes de sécurité transitoires » comme moyen de réduire l’insécurité avant l’arrivée de la force. Les détails des options envisagées n’ont pas été divulgués. Deux groupes de marines américains ont été déployés début avril pour protéger l’ambassade des États-Unis à Port-au-Prince, et un haut responsable militaire a déclaré que Washington serait « prêt » à envoyer des troupes dans le pays dans le cadre d’un effort multinational si la situation s’aggravait. Des fonctionnaires américains ont cependant déclaré qu’il n’était pas prévu d’envoyer des forces militaires supplémentaires pour soutenir la police haïtienne. Une alternative possible serait l’intervention d’entrepreneurs militaires privés pour aider la police, ne serait-ce que pour rouvrir l’aéroport et les ports de la capitale. Des préoccupations sérieuses ont néanmoins été exprimées dans d’autres contextes quant aux abus commis dans le cadre d’opérations étrangères menées par des entreprises sécuritaires privées, en raison d’un manque de supervision et de mécanismes de contrôle

Endiguer la violence qui frappe Haïti constituera une épreuve décisive pour l’unité et la pérennité du nouveau gouvernement.

Endiguer la violence qui frappe Haïti constituera une épreuve décisive pour l’unité et la pérennité du nouveau gouvernement. Les forces d’opposition réclament depuis longtemps la démission d’Ariel Henry et la création d’une administration plus inclusive et représentative avant de nouvelles élections. Maintenant que l’opportunité se présente, les forces politiques devront éviter les querelles partisanes et agir de manière résolue dans l’intérêt public. Elles devraient choisir un Premier ministre intérimaire avec le soutien unanime du conseil présidentiel et signaler aux gangs leur détermination à rétablir le contrôle de l’État sur les infrastructures essentielles et les rues de la ville. Les nouvelles autorités doivent reprendre le dialogue avec les partenaires étrangers pour accélérer le déploiement de la force multinationale de sécurité et aborder la question de mesures temporaires potentielles jusqu’à ce que cette force soit opérationnelle, notamment en fournissant à la police haïtienne l’équipement, le soutien logistique et les renseignements nécessaires pour reprendre le contrôle du port, de l’aéroport et des principales routes. Au moment où ils en ont le plus besoin, les Haïtiens méritent un gouvernement bénéficiant d’un large soutien et capable de faire face aux gangs

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