Report / Middle East & North Africa 4 minutes

La nouvelle équation libanaise : le rôle central des Chrétiens

Les Chrétiens du Liban, dont le poids politique s’est considérablement érodé au cours des dernières décennies, sont aujourd’hui amenés à jouer un rôle décisif.

  • Share
  • Enregistrer
  • Imprimer
  • Download PDF Full Report

Synthèse

Les Chrétiens du Liban, dont le poids politique s’est considérablement érodé au cours des dernières décennies, sont aujourd’hui amenés à jouer un rôle décisif. L’accord de Doha, signé en mai 2008 au lendemain de la prise de Beyrouth Ouest par le Hizbollah, offre à la communauté chrétienne l’occasion de retrouver une place importante sur l’échiquier politique et de mettre en avant des revendications longtemps ignorées. Déjà, les Chrétiens ont obtenu des portefeuilles clefs dans le nouveau gouvernement formé le 12 juillet 2008. Mais l’accord de Doha va bien au-delà.

L’accord de Doha a ouvert la voie à trois changements importants. Tout d’abord, en facilitant l’élection à la présidence de Michel Sleimane, jusque là commandant de l’armée libanaise, il a permis à la communauté de recouvrer une institution clef qui lui revient de droit, mais dont l’influence effective a été considérablement affaiblie par les événements qui ont secoué le pays depuis 2004. Le nouveau président sera courtisé par l’ensemble de la scène politique, soucieuse des choix qui seront les siens sur les principaux dossiers de son début de mandat, à savoir l’initiation d’un dialogue sur une stratégie de défense nationale (devant à terme intégrer les armes du Hizbollah), la préparation des élections parle­mentaires de 2009, et la redéfinition des relations syro-libanaises fondées sur le respect mutuel de la souveraineté.

Ensuite, l’accord de Doha pose les bases d’une loi électorale plus favorable aux Chrétiens. Jusqu’à présent, le découpage des circonscriptions obligeait la vaste majorité des candidats chrétiens à forger des alliances avec les grands partis musulmans, dont l’électorat faisait pencher la balance. Désormais, la plupart des députés chrétiens seront élus dans des circonscriptions dominées par leur propre communauté. Ceci leur confèrera une capacité d’arbitrage entre le pôle dominé par le Courant du futur (sunnite) et celui constitué autour du Hizbollah (chiite). Dans un système dans lequel le poids respectif des formations politiques au sein du Parlement se reflète dans la composition du gouvernement, le vote chrétien s’avèrera déterminant dans l’émergence d’un nouveau rapport de force – à moins, bien sûr, que des violences ou irrégularités massives n’empêchent la tenue du scrutin ou n’entachent sa légitimité.

Enfin, la phase qui s’ouvre se traduit par la réaffirmation de revendications chrétiennes fondamentales, reprises par le président Sleimane dans son discours d’investiture et brandies par le général Michel Aoun, leader autoproclamé de la communauté, dans une plateforme électorale visant à rassembler une large coalition chrétienne. Parmi ces revendications figurent des réformes longtemps ajournées de l’appareil d’Etat (notamment sa décentralisation), le renforcement de la présidence, une meilleure représentation des Chrétiens dans la haute fonction publique, un rejet de la naturalisation des Palestiniens et une aide au retour des déplacés et exilés chrétiens. Ces thématiques, qui préoccupent les Chrétiens de longue date, n’ont jamais été à ce point au cœur du débat. Le besoin pour les grands acteurs musulmans de courtiser – ou fidéliser – des alliés chrétiens suggère que certaines d’entre elles pourraient enfin être satisfaites.

Pour la communauté chrétienne, ces dynamiques constituent potentiellement un changement de taille. En effet, la formule trouvée en 1989 pour mettre fin à la guerre civile qui ravageait le pays depuis 1975 consacra un rééquilibrage du système politique qui lui était profondément défavorable : le président y perdait plusieurs de ses prérogatives, tandis que le nombre de sièges parlementaires réservés aux Chrétiens était ramené de 60 à 50 pour cent. La période qui s’ensuivit, marquée par une occupation militaire syrienne et une répression systématique des mouvements souverainistes chrétiens, conduit à la décapitation et au désarroi de ces derniers. S’ajoutant à l’hémorragie démographique dont les Chrétiens ont souffert pendant les années de guerre, ces revers vinrent nourrir un sentiment diffus de dépossession qui structure jusqu’à ce jour l’imaginaire de la communauté.

Le retrait des Syriens en 2005 permit le retour des grands leaders chrétiens et la réémergence de revendications d’autant plus vigoureuses qu’elles avaient été longtemps étouffées. La scène politique chrétienne se scinda alors en deux. D’un côté, les Forces libanaises de Samir Geagea et les Phalanges d’Amine Gemayel misèrent sur l’élimination de toute influence syrienne résiduelle, se joignant aux alliés syriens de naguère (une majorité de Sunnites et de Druzes) et mobilisant la communauté internationale autour de la nécessité de restaurer un Etat libanais souverain, grâce à un tribunal international chargé de juger l’assassinat de l’ancien premier ministre Rafic al-Hariri, imputé à Damas, et au désarmement du Hizbollah. De l’autre, le Courant patriotique libre du général Aoun se focalisa sur la contestation du système politique dans son ensemble, rompant son isolement initial par une entente polémique avec le Hizbollah, principal relais de la Syrie au Liban.

Pour les premiers, la réalisation des revendications com­munautaires chrétiennes était reportée à l’achève­ment d’une « révolution » souverainiste dont devait émerger un Etat fort. Pour le second, c’est au contraire une puissante alliance, avec un acteur flexible sur toutes les questions autres que le statut de ses armes, qui devait permettre de protéger et de promouvoir les intérêts immédiats de la communauté. Au-delà, l’émer­gence d’un leader chrétien incontesté (soit le général Aoun lui-même) devait permettre, à partir du contrôle de la présidence, d’amorcer une refonte du système politique.

La partie est encore en train de se jouer, chacun faisant valoir son bilan et dénigrant celui de l’adversaire. Les élections parlementaires de 2009 révèleront néanmoins l’état des forces en présence. En ce sens, l’électorat chrétien, dont les orientations sont de loin les moins prévisibles du champ politique, a un rôle décisif à jouer. Il sera peut être en mesure de faire avancer des revendications qui lui ont longtemps été chères et d’assurer que l’arbitrage des conflits politiques passe par les institutions et non à leurs dépends – par les urnes plutôt que par les armes. Venant dans le sillage d’une guerre civile meurtrière et d’une autre à peine évitée, ce serait en soi déjà une remarquable réussite.

Beyrouth/Bruxelles, 15 juillet 2008

Executive Summary

After decades during which they saw their influence consistently decline, Lebanon’s Christians are in a position to once again play a decisive political role. The May 2008 Doha agreement, coming in the wake of Hizbollah’s takeover of West Beirut, provides the Christian community with the opportunity to regain an important place on the political map and to advance demands that have long been ignored. Already, Christians have obtained key positions in the new government, which was formed on 12 July. But the Doha agreement goes well beyond.

The Doha accords have ushered in three significant changes. First, they led to the election as president of Michel Suleiman, the former army commander. As a result, the Christians recovered the institution to which they are constitutionally entitled but whose effective powers had considerably diminished since the crisis began in 2004. The new president is likely to be courted by political actors of all stripes, each seeking to shape decisions he will face at his term’s outset. These include initiation of a dialogue on a national defence strategy (which, ultimately, will have to include the question of Hizbollah’s weapons), preparation of the 2009 parliamentary elections and the definition of new relations between Syria and Lebanon founded on mutual respect for sovereignty.

Secondly, the Doha agreement paves the way for a more Christian-friendly electoral law. Up until now, the electoral map was such that the vast majority of Christian candidates had to enter into alliances with the main Muslim parties. Most Christian politicians, it follows, were elected thanks to Muslim votes. Not any more. Post-Doha, Christian parliamentarians for the most part will be elected in predominantly Christian disticts. That means they will have real leverage and be able to adjudicate between the two principal Muslim poles, the one dominated by the Sunni Future Movement, the other by the Shiite Hizbollah. Because Lebanon’s political system broadly allocates ministerial seats in accordance with various parties’ parliamentary weight, the Christian vote will be decisive in the establishment of a novel balance of power – unless, of course, violence or massive irregularities prevent the holding of elections or undermine their credibility.

Thirdly and lastly, Christians will be in a position to revitalise old demands which the rest of the political class generally has disregarded. President Suleiman mentioned these in his inaugural address and Michel Aoun, the community’s self-proclaimed leader, also made them the focus of his effort to build a large Christian coalition. Among these demands are long overdue and ever deferred administrative reforms (eg, decentralisation), empowering the presidency, ensuring better Christian representation in senior civil service positions, rejecting the naturalisation of Palestinian refugees and facilitating the return of displaced and exiled co-religionists. Never before have these claims – which have long obsessed members of the Christian community – been as central a part of the political debate as they are today. Because powerful Muslim actors will need to ensure the loyalty of Christian poli­t­icians, and because such politicians’ leverage thereby will be strengthened, some of these longstanding demands could well be realised in the end.

For Lebanon’s Christians, these represent potentially momentous changes. The formula devised in 1989 to end the fifteen-year civil war shifted the balance of power in a way that clearly disfavoured them: the president was stripped of several prerogatives while the number of parliamentary seats allocated to Christians was brought down from 60 to 50 per cent. The ensuing period was characterised by Syria’s military occupation and the systematic repression of pro-independence Christian movements. Already weakened by a substantial wartime exodus, the Christian community was both leaderless and adrift, contributing to a sense of dispossession that, to this day, shapes its outlook in profound ways.

Syria’s 2005 withdrawal enabled the return and release of key Christian leaders together with the reassertion of core demands. But the Christian political scene split into two camps. On one side, Samir Geagea’s Lebanese Forces and Amine Gemayel’s Phalanges banked on the end of all residual Syrian influence, joined forces with former pro-Syrian actors (a majority of Sunnis and Druze) and called upon the international community to help restore a sovereign Lebanese state. This latter goal would be achieved, in particular, by setting up an international tribunal charged with investigating former Prime Minister Rafiq Hariri’s murder, imputed to Damascus, and by pressing for Hizbollah’s disarmament. On the other side, General Aoun’s Free Patriotic Movement challenged the political system as a whole, breaking its isolation by forging a controversial understanding with Hizbollah, Syria’s main Lebanese ally.

The first camp defined the priority as genuine sovereignty through which would emerge a strong state capable of carrying out Christian demands. Aoun’s camp, by contrast, argued that its ties to a powerful actor, flexible on all issues other than its armed status, was the optimal way to address the community’s immediate and vital concerns. It also claimed that the emergence of an unchallenged Christian leader (read: Aoun as president) would allow a complete overhaul of the political system.

The tug of war between the two principal Christian camps is hardly over. Much will depend on the 2009 parliamentary elections which will be a test of their respective power and determine the country’s next government. In that sense, the Christian electorate – whose political preferences are by far the least predictable of all – will play a decisive role. Assuming it can play its role deftly, it will be in a position to promote policies it has long advocated. More importantly, it will be in a position to ensure that the country’s political conflicts are resolved within and not in spite of its institutions – through ballots rather than bullets. After one full-blown civil war and another near-miss, that would be no small achievement.

Beirut/Brussels, 15 July 2008

Subscribe to Crisis Group’s Email Updates

Receive the best source of conflict analysis right in your inbox.