Report / Middle East & North Africa 5 minutes

Islamisme, violence et réformes en Algérie: tourner la page

L'Algérie a constitué un cas d'étude enseignant comment ne pas traiter la question de l'activisme islamiste. Son expérience dépasse de loin celle de ses voisins en termes, à la fois, de violence (plus de 100000 victimes depuis 1991) et de nombre d'organisations islamiques se disputant les champs religieux, politique et militaire.

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Synthèse

Il s'agit du troisième volet d'une série de briefings et rapports consacrés à l'islamisme en Afrique du Nord1. Le premier Briefing ICG resitue l'activisme islamique dans son contexte historique, et les suivants examinent les perspectives et stratégies des principaux mouvements et organisations islamistes en Égypte, Algérie et Maroc2, leurs rapports avec l'Etat ainsi qu'entre eux, et surtout la façon dont ils ont évolué ces dernières années. L'analyse se concentre sur la relation entre l'activisme islamique et la violence, notamment le terrorisme mais pas uniquement, et le problème des réformes politiques en général et de la démocratisation en particulier.

L'Algérie[fn]Les deux premiers Briefings s'intitulent: "Islamisme en Afrique du Nord I: Les Legs de l'Histoire" et "Islamisme en Afrique du Nord II: l'Opportunité de l'Egypte", publiés simultanément le 20 avril 2004.Hide Footnote constitue un cas d'école sur ce qu'il ne faut pas faire en matière d'activisme islamiste.[fn]Dans le champ lexical adopté par ICG, "islamisme" fait référence à l'Islam en mode politique plutôt qu'en mode religieux. "Les mouvements islamistes" sont ceux qui, avec des références idéologiques islamiques, poursuivent des objectifs principalement politiques, et les termes "islamiste" et "islamique politique" sont quasiment synonymes. Le terme "islamique" renvoie davantage à une expression d'ordre général qui fait habituellement référence à l'Islam en des termes religieux plus que politiques mais qui est susceptible, selon le contexte, d'épouser les deux sens (ex: lorsqu'il est fait référence dans le texte à "l'activisme islamique").Hide Footnote Son expérience dépasse de loin celle de ses voisins à la fois par l'ampleur des violences (plus de 100000 victimes depuis 1991) et par le nombre d'organisations islamiques qui se disputent les champs religieux, politique et militaire. Cette prolifération doit beaucoup aux autorités qui, par rapport à leurs homologues de la région, ont agi à maintes reprises avec précipitation et imprudence dans la prise de décisions politiques majeures pendant la période critique de 1989-1992 et n'ont pas réussi à éliminer tous les mouvements armés qui sont apparus depuis. Mais l'occasion de tourner cette page tragique se présente actuellement. Saisir cette opportunité exige un dosage adroit de mesures politiques, sécuritaires, juridiques et diplomatiques. Mais la classe politique algérienne doit également relancer le débat autour des questions de réformes pratiques. L'Europe doit aider davantage et les Etats-Unis doivent adopter une attitude plus sophistiquée dans leur maniement d'un facteur Al-Qaïda trop souvent agité.

Le développement de l'activisme islamique en Algérie dans les années 1980 ressembla initialement à celui observé ailleurs en Afrique du Nord et, à l'instar de l'Egypte des années 1970, les autorités ont à la fois contribué activement à sa naissance et cherché à l'instrumentaliser. Son envolée politique phénoménale au début des années 1990 n'a pourtant pas eu d'équivalent dans la région et a surpris la plupart des observateurs. L'aversion de beaucoup de jeunes algériens envers un Etat qui ne semblait plus en mesure de leur offrir de perspectives, a constitué pour la mouvance islamique, un facteur important dans l'acquisition d'une base sociale de masse. Mais le principal facteur politique provient de la manière dont l'islamisme algérien, par le biais d'un parti alors légal, le Front Islamique du Salut (FIS), a mobilisé et monopolisé la tradition populiste algérienne entre 1989 et 1991, en se posant comme l'héritier du Front de Libération Nationale (FLN) historique qui a mené la guerre d'indépendance. Similairement, l'envergure de l'insurrection déclenchée à la suite de l'interruption du processus électoral en 1992 doit beaucoup à la tradition du maquis et à la place centrale qu'il a occupé dans la révolution qui donna naissance à l'Etat. Parmi les autres facteurs essentiels, figurent les décisions prises par les autorités d'interdire le FIS et de procéder à l'arrestation de milliers de ses militants, faisant de membres ordinaires d'un parti initialement légal des hors-la-loi, ce qui les a incité à rejoindre des groupes djihadistes qui, sans cela, auraient pu rester marginaux.

Depuis 1992, le régime a essayé de limiter l'influence du FIS en permettant la prolifération d'autres organisations islamistes. Des partis légaux, reflétant des tendances plus prudentes au sein de l'islamisme algérien, ont canalisé une partie de l'ancien électorat du FIS dans le circuit constitutionnel, ce qui a permis au régime de reprendre en main la sphère politique. L'encouragement apporté à la multiplication de mouvements, conformément à l'adage "diviser pour mieux régner", s'est cependant accompagné d'un effet beaucoup plus délétère. Une des principales caractéristiques de la stratégie militaire de contre-insurrection a été de semer la zizanie au sein de la rébellion. La menace pesant sur l'Etat a ainsi diminué, mais la pléthore de mouvements armés qui a résulté de l'émiettement de la rébellion l'a rendue aussi difficile à éradiquer militairement qu'à supprimer par des démarches politiques.

Bien que le niveau de la violence ait été considérablement réduit, le fait que plusieurs mouvements armés demeurent actifs représente non seulement un problème sécuritaire et une contrainte pesant sur la vie politique, mais aussi un facteur qui favorise l'expansion du djihad façon Al-Qaïda. Ceci renvoie à deux aspects distincts mais liés: les mouvements armés offrent d'une part à Al-Qaïda des points d'entrée en Algérie et donc au Maghreb ainsi que dans le nord-ouest de l'Afrique (notamment les pays du Sahel), tout en constituant par ailleurs un modèle et une référence locale pour des éléments désabusés de la diaspora algérienne, attirés par l'activisme djihadiste. En même temps, la poursuite de l'insurrection signifie que la crise algérienne n'est pas complètement terminée, ce que suggère aussi l'incapacité à résoudre des questions constitutionnelles fondamentales - à savoir le rôle politique de l'armée, les prérogatives de la présidence, l'indépendance de la justice et, plus généralement, le problème de l'édification d'un Etat de droit.

Bien que ces obstacles persistants puissent laisser supposer que peu de véritables changements ont eu lieu au cours de ces dix dernières années, les islamistes algériens ont pourtant revu leur approche et leur discours à bien des égards. L'activisme islamique politique a abandonné son attirance brève, mais intense, pour la révolution et a renoué avec des stratégies essentiellement réformistes. Les partis islamistes acceptent désormais le concept d'Etat-nation et ont soit renoncé tacitement à l'idéal d'un Etat islamique, soit l'ont réconcilié avec les principes démocratiques. Ils ne préconisent plus de positions fondamentalistes sur la loi islamique et ont commencé à accepter l'égalité des sexes, notamment le droit aux femmes de travailler à l'extérieur du foyer et de participer à la vie publique. Ces changements sont le reflet d'une résurgence partielle des idées du mouvement de "modernisme islamique" datant de la fin du dix-neuvième, début vingtième siècle. Le véritable fondamentalisme (hostile à la démocratie ainsi qu'à l'idée de nation, hermétique à la pensée innovatrice et conservateur sur le statut des femmes) est désormais restreint au courant salafiste dont les partis islamistes se dissocient eux-mêmes explicitement.

La rébellion armée est aujourd'hui confinée à l'aile djihadiste de la Salafiyya. Son essor initial a beaucoup reposé sur la participation d'une variété de courants idéologiques, dont des mouvements émanant ou inspirés, du moins en partie, des traditions nationalistes et populistes algériennes. Mais aujourd'hui, seules les formations issues du courant salafiste demeurent actives et elles ne disposent d'aucune représentation dans la sphère des partis politiques. A mesure que s'est rétrécie l'assise politique et sociale des mouvements armés, leurs connections avec les "mafias" locales impliquées dans des activités économiques illégales, telles que la contrebande, sont devenues plus apparentes. Les liens avec Al-Qaïda soulignent l'étroitesse de leur assise domestique et leur dépendance vis-à-vis de sources extérieures de légitimation.

L'abandon du fondamentalisme par les principaux partis islamistes signifie que les deux antagonismes qui ont structuré le champ politique au début des années 1990 en y polarisant et paralysant le débat - à savoir islamisme versus laïcisme et islamisme versus Etat-nation - ont été largement dépassés. Un débat inclusif et constructif sur les réformes entre les principaux courants politiques, y compris islamistes, devrait désormais être possible.

Avec l'amélioration de la situation sécuritaire, l'armée a commencé à reconnaître qu'elle devrait se retirer de sa position politique dominante et laisser plus de latitude à l'aile civile du régime, un développement bienvenu mais toujours provisoire. Il est à craindre que les liens présumés entre Al-Qaïda et les mouvements armés encore actifs ne soient utilisés dans le contexte de la "guerre contre le terrorisme" comme un prétexte pour ralentir ou inverser cette tendance. Même si certaines actions militaires demeurent nécessaires, le gouvernement devrait se voir vivement conseiller de considérer d'autres moyens - notamment politiques - pour juguler les groupes armés. Au-delà des mesures policières (y compris à travers une coopération accrue avec les partenaires régionaux et du pourtour méditerranéen), des mesures énergiques en faveur d'un rétablissement d'une régulation étatique des échanges devraient être adoptées de manière à restreindre une activité de contrebande, laquelle est vitale pour les mouvements armés.

Le gouvernement ne devrait pas uniquement avoir à compter sur le soutien américain en la matière; compte tenu de la menace terroriste qui pèse sur l'Europe, l'Union Européenne ainsi que ses Etats membres devraient faire de l'aide une priorité. L'implication d'Algériens de la diaspora au sein des réseaux terroristes en Europe a été très perceptible. Bien que des circonstances spécifiques à la diaspora peuvent s'avérer être le facteur principal, le démantèlement des mouvements armés en Algérie et la normalisation de la vie politique et économique du pays auraient un effet salutaire sur la diaspora algérienne et atténueraient d'autant l'attrait pour le djihadisme.

Le Caire/Bruxelles, 30 juillet 2004

Executive Summary

Algeria has been a case study in how not to deal with Islamist activism. Its experience dwarfs that of its neighbours in both scale of violence -- over 100,000 deaths since 1991 -- and number of Islamic organisations disputing the religious, political and military fields. This proliferation owes much to the authorities who, in contrast to their regional counterparts, displayed a consistently precipitate and reckless attitude toward major policy decisions in the critical 1989-1992 period and have failed to eliminate all the armed movements that have emerged since. But there is now an opportunity to turn this tragic page. Seizing it requires a skilful blend of political, security, legal and diplomatic measures to eliminate remaining armed groups. But Algeria's political class also must recast debate around a new agenda of practical reform. Europe needs to help more, and the U.S. to be more sophisticated in its handling of an over-played al-Qaeda factor.

The development of Islamic activism in Algeria in the 1980s initially resembled that elsewhere in North Africa and, as in 1970s Egypt, the authorities both actively helped to bring it into existence and sought to use it for their own purposes. But its phenomenal political expansion in the early 1990s had no regional equal and surprised most observers. An important reason why it acquired a mass base was the alienation of many young Algerians from a state which seemed no longer to offer them prospects. But the main political factor was the way in which Algerian Islamism, through an initially legal party, the Islamic Salvation Front (Front Islamique du Salut, FIS), mobilised and monopolised Algeria's populist tradition in 1989-1991, in part by posturing as heir to the historic National Liberation Front (Front de Libération Nationale, FLN) that fought the independence war. Similarly, the scale of the insurgency that developed after the interruption of the electoral process in 1992 owed much to the tradition of guerrilla war in the revolution, which gave birth to the state. Other crucial factors were the authorities' decisions to ban the FIS and arrest thousands of its activists, thus placing ordinary members of what had been a legal party outside the law and driving them into the arms of jihadi groups that might otherwise have remained marginal.

Since 1992, the regime has sought to curb FIS influence by allowing Islamist organisations to proliferate. Legal parties reflecting more cautious tendencies in Algerian Islamism have drawn some ex-FIS support into constitutional channels, enabling the regime to re-establish control over the political sphere. Encouraging proliferation of movements so as to divide and rule has had a far more deleterious side, however. A central feature of army counter-insurgency strategy has been to sow dissension within the rebellion. This has scotched the threat to the state but the resulting fragmentation of the rebellion into a plethora of armed movements has made it very difficult to eradicate militarily and equally difficult to end by political means.

Although violence has been much reduced, continued activity of several armed movements is not only a security problem and a constraint on political life, but also a factor facilitating expansion of al-Qaeda's jihad. This has two distinct but connected aspects. The armed movements offer al-Qaeda points of entry into Algeria and thus the Maghreb and North-West Africa (including Sahel countries), while providing a home-grown reference and model for disaffected elements of the Algerian diaspora attracted to jihadi activism. Meanwhile, the continuing insurgency means Algeria's crisis is not wholly over, as does failure to resolve fundamental constitutional questions -- the armed forces' political role, presidential prerogatives, judicial independence and, more generally, the problem of establishing law-bound government.

While these persistent difficulties may suggest little real change over the last decade, Algerian Islamists have revised their outlook and discourse in important respects. Islamic political activism has abandoned its brief but intense flirtation with revolution and reverted to essentially reformist strategies. The Islamist parties now accept the nation-state and have either tacitly abandoned the ideal of an Islamic state or reconciled it with democratic principles. They no longer advocate fundamentalist positions on Islamic law and have begun to accept equality of the sexes, including women's right to work outside the home and participate in public life. These changes represent a partial recovery of the outlook of the "Islamic modernism" movement of the late nineteenth and early twentieth centuries. True fundamentalism -- hostile to democracy and the national idea, resistant to innovative thinking, conservative on the status of women -- is today confined to the Salafiyya current from which Islamist parties now explicitly dissociate themselves.

The armed rebellion is now reduced to the Salafiyya's jihadi wing. Its initial scale owed much to the involvement of a variety of ideological currents, including movements derived from or at least partly inspired by Algeria's nationalist and populist traditions. But today only groups derived from the Salafi current remain active and they have no representation in the party-political sphere. As the armed movements' political and social bases have contracted, their connections with local "mafias" involved in illicit economic activities, notably smuggling, have become more pronounced. Links to al-Qaeda underline the narrowness of their domestic constituency and reliance on external sources of legitimation.

Abandonment of fundamentalism by mainstream Islamist parties means the two oppositions that structured party-politics in the early 1990s, polarising and paralysing debate -- Islamism versus secularism and Islamism versus the nation-state -- have been largely overcome. Inclusive, constructive debate on reform between the main political tendencies -- including Islamists -- should now be possible.

With the improved security situation, the army has begun to acknowledge it should withdraw from its dominant political position and allow the civilian wing of the regime more latitude, a welcome but still tentative development. A danger is that al-Qaeda's reported links to remaining armed movements will be used in the context of support for the "war against terrorism" as a pretext for slowing or reversing this trend. While some military action remains necessary, the government should be urged to use other policy instruments to make an end to armed groups. Besides police measures (including more cooperation with regional and Mediterranean partners), vigorous steps should be taken to re-establish state regulation of commerce so as to reduce smuggling that provides much of the armed movements' life-blood.

The government should not have to rely on U.S. support alone in this; in view of the terrorist threat to Europe, the EU and member states should make assistance a priority. Participation of diaspora Algerians in terrorist networks in Europe has been very noticeable. While circumstances specific to diaspora life may be the main factor, an end to armed movements inside Algeria and normalisation of its political and economic life would have a salutary effect on the outlook of diaspora Algerians and weaken the impulse to jihadi activism.

Cairo/Brussels, 30 July 2004

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