Hundreds of supporters raise their arms and wave the national flag while waiting to greet Cameroonian opposition leader Maurice Kamto in Yaounde on October 5, 2019 the day of his release from prison. STRINGER / AFP.
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Apaiser les tensions ethno-politiques au Cameroun, en ligne et hors ligne

Au Cameroun, deux ans après des élections présidentielles contestées, les rivalités entre les partisans du président et ceux de son principal opposant prennent une tournure ethnique. Le gouvernement devrait engager des réformes électorales, interdire la discrimination et travailler avec les entreprises de réseaux sociaux pour juguler les discours de haine.

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Que se passe-t-il? Le dirigeant de l’opposition, Maurice Kamto, conteste encore les résultats de l’élection présidentielle de 2018, tandis que ses sympathisants et ceux du président Paul Biya échangent des invectives qui se transforment souvent en insultes à caractère ethnique. Attisés par des propos incendiaires en ligne, ces discours haineux entrainent de nouvelles violences.

En quoi est-ce significatif? Les tensions entre les camps de Biya et de Kamto, de plus en plus souvent formulées en termes ethniques, menacent la stabilité nationale, déjà ébranlée par l’insurrection séparatiste dans les régions anglophones. Sans une action du gouvernement, ces divisions risquent de détériorer le tissu social et politique du Cameroun et d’engendrer des violences.

Comment agir? Le gouvernement devrait s’attaquer aux défaillances du système électoral qui ont discrédité le scrutin de 2018 et proscrire toute discrimination ethnique. Facebook, le réseau social le plus utilisé dans le pays, devrait travailler avec le gouvernement, l’opposition et la société civile pour limiter les contenus incendiaires et la désinformation.

Synthèse

Les tensions politiques et ethniques déclenchées par l’élection présidentielle très controversée de 2018 continuent d’agiter le Cameroun, qui faisait déjà face à une insurrection séparatiste dans ses régions anglophones. Le vaincu, l’homme politique d’opposition Maurice Kamto, conteste toujours le résultat du vote, tandis que le président Paul Biya n’indique pas vouloir renoncer au pouvoir après 38 ans à la tête de l’Etat. Leurs sympathisants échangent maintenant des insultes à caractère ethnique en ligne, en particulier sur le réseau social le plus populaire du pays, Facebook. Les propos haineux se multiplient, et avec eux les tensions ethniques – tendances qui, si elles se renforcent encore, pourraient menacer la stabilité du Cameroun. Afin d’apaiser la situation, le gouvernement devrait entamer un dialogue avec ses opposants sur la question du système électoral et prendre des mesures afin de le rendre plus juste. Il devrait introduire de nouvelles lois interdisant toute discrimination ethnique et permettre à la Commission nationale pour la promotion du bilinguisme et du multiculturalisme d’imposer des quotas entre les nombreux groupes ethniques du pays au sein de ses institutions publiques. De son côté, Facebook devrait accroître ses efforts pour passer au crible les propos haineux et promouvoir des contenus vérifiés pour mettre fin à la prolifération de la désinformation.

Le conflit au sujet de l’élection présidentielle de 2018, que beaucoup d’observateurs, y compris l’Eglise catholique, ont estimé être entachée d’irrégularités, continue de peser sur la vie politique camerounaise. Depuis que les autorités électorales lui ont attribué la deuxième place derrière Biya, Kamto n’a cessé de contester le résultat, jusqu’à son arrestation en février 2019 pour insurrection, sédition et incitation à la violence. Même après sa sortie de prison en octobre 2019, il a régulièrement fustigé le gouvernement pour son refus de réformer le système électoral. Son parti et lui ont boycotté les élections municipales et législatives de février 2020. Leur abstention a donné au parti au pouvoir une majorité sans appel au parlement, de sorte que les principaux opposants au gouvernement n’y sont pas présents pour le forcer à débattre des problèmes majeurs qui affectent le pays.

Kamto et ses alliés sont en conflit permanent avec le gouvernement sur les questions les plus clivantes du pays. Kamto, lui-même issu de la majorité francophone du Cameroun, a critiqué le gouvernement pour avoir organisé des élections auxquelles peu de Camerounais anglophones ont pu participer du fait de la violence et du boycott ordonné par les séparatistes. Il accuse Biya de mal gérer la crise anglophone en préférant la force au dialogue. Lors de manifestations publiques, il a appelé à la libération des dirigeants séparatistes emprisonnés, et le gouvernement l’a décrit, en retour, comme un dangereux agitateur. Beaucoup, parmi les sympathisants de Biya et Kamto, décrivent ce conflit politique comme une course au pouvoir entre leurs groupes ethniques respectifs – entre, d’une part, les Bulu de Biya, originaires de la région francophone du Sud, et les Beti du Centre francophone, proches des Bulu ; et, d’autre part, les Bamiléké de Kamto, originaires de l’Ouest francophone.

La pandémie de Covid-19 et les élections régionales prévues par le gouvernement en décembre n’ont fait qu’exacerber les tensions. Kamto a demandé au parlement de déterminer si le président était encore capable de gouverner alors qu’il était absent de la scène politique au moment même où les cas de coronavirus commençaient à augmenter. Le 22 septembre, lorsque Biya a annoncé la tenue d’élections régionales deux mois plus tard, Kamto a lancé une série de manifestations pacifiques ayant pour but avoué d’évincer le président. 

Avec la montée de la pression politique, les responsables politiques camerounais et l’opinion publique ont de plus en plus recours aux réseaux sociaux pour faire passer leurs messages et exprimer leurs opinions. Si la croissance des réseaux sociaux a été une aubaine pour la liberté d’expression, ces réseaux restent mal régulés. Des activistes de tous bords les utilisent pour propager la désinformation, aggraver les clivages ethniques et même inciter à la violence. Les contenus incendiaires en ligne opposant Bulu et Beti d’un côté et Bamiléké de l’autre ont attisé les tensions. Des vidéos, postées sur Internet, montrant des manifestations anti-Biya à Genève en juin 2019 ont incité des députés du Sud – en grande partie loyaux à Biya – à accuser de tribalisme les émigrés de l’Ouest, généralement perçus comme des sympathisants de Kamto. Des affrontements violents ont opposé ces groupes à Sangmélima, dans le Sud, en octobre 2019, sans cependant entrainer de morts. S’il est difficile d’établir des liens directs de cause à effet, les parallèles entre antagonismes en ligne et accrochages réels suggèrent que les contenus postés en ligne pourraient attiser les violences. 

Aucun des deux côtés n’a pris de mesures pour tempérer la rhétorique de ses sympathisants. De hauts responsables camerounais ont exprimé leurs préoccupations face aux publications au vitriol postées en ligne mais n’ont pas fait grand-chose pour y mettre un terme. Les mesures prises par le gouvernement au nom de la lutte contre les propos haineux ont généralement pour seul objectif de réprimer ses opposants. Quant à l’opposition, elle en a fait tout aussi peu pour modérer le ton de ses sympathisants, accusant au contraire le gouvernement de tribaliser la scène politique pour diviser les Camerounais opposés à Biya. De leur côté, les organismes nationaux chargés de la surveillance des communications manquent de moyens et ne bénéficient pas de la confiance de l’opinion publique. En outre, ils ne sont pas clairement mandatés pour s’attaquer à ce qui pourrait constituer une menace pour le gouvernement comme pour la stabilité du pays. Facebook elle-même ne consacre pas suffisamment de moyens pour faire obstacle aux propos nocifs publiés en ligne. 

Si la logique d’une ethnicisation de la scène politique s’installe, les tensions d’aujourd’hui risquent de se transformer en conflits interethniques bien plus graves à mesure que les partis au pouvoir et d’opposition se préparent à la fin de la présidence Biya. Un tel scénario représente une réelle menace dans un pays qui compte plus de 250 communautés ethniques. Cette évolution serait particulièrement tragique alors que les relations entre communautés ont longtemps été relativement harmonieuses, au moins au niveau national (les poussées de violences ethniques, généralement sur fond de conflit foncier, sont, quant à elles, plus fréquentes). Le gouvernement, l’opposition et les entreprises de réseaux sociaux peuvent tous contribuer à apaiser les tensions : 

  • En tout premier lieu, le gouvernement devrait amorcer un dialogue avec l’opposition hors du parlement afin d’établir un consensus autour de la réforme électorale. Le président Biya et son parti sont peu favorables à une telle réforme, mais c’est le seul moyen de dépasser les antagonismes entre eux et leurs rivaux. Sans cela, les frustrations de l’opposition ne feront que croître et alimenter les divisions ethniques, une boîte de Pandore qu’il deviendra difficile de refermer. Les réformes pourraient inclure l’introduction d’un bulletin de vote unique, plutôt que le système à bulletins multiples actuellement utilisé au Cameroun, qui se prête aux manipulations ; une commission électorale plus indépendante ; et des résultats d’élections plus transparents et publiés dans de meilleurs délais.
  • Le gouvernement devrait interdire toute discrimination ethnique dans les recrutements du secteur public en introduisant des amendements afin d’étendre la portée de la loi condamnant « l’outrage à la tribu ». Il devrait également réformer la Commission nationale pour la promotion du bilinguisme et du multiculturalisme, un organisme établi en 2017 mais qui manque de moyens et n’a à l’heure actuelle qu’un rôle consultatif, afin de lui permettre de combattre toute discrimination de cet ordre.
  • Facebook devrait se donner les moyens – y compris en recrutant des modérateurs qui comprennent la culture politique du Cameroun – de passer au crible les messages postés en ligne et d’identifier les propos incendiaires afin de censurer plus activement de tels contenus. L’entreprise devrait sensibiliser davantage l’ensemble de l’échiquier politique et travailler avec les différents acteurs pour mieux identifier les contenus dangereux. De leur côté, les partis au pouvoir et de l’opposition devraient encourager leurs sympathisants à adopter les standards communautaires en matière de communication responsable en ligne.
  • De concert avec les institutions gouvernementales, l’opposition et la société civile, Facebook devrait redoubler d’efforts pour garantir qu’elle a vérifié leurs pages. En promouvant des pages vérifiées, l’entreprise aidera ainsi les utilisateurs à faire la différence entre les sources d’informations authentiques et celles de désinformation.

Ce chemin est semé d’embûches. Le président Biya lui-même pourrait être tenté de résister à des mesures perçues comme menaçant son pouvoir. Nombreux sont ceux qui, au sein de son parti, espèrent garder le pouvoir après le départ de Biya, et partageront donc cette préoccupation. Les responsables politiques de tous bords n’ont que trop tardé à condamner une rhétorique qui divise. De plus, accorder au gouvernement l’exclusivité de la lutte contre les propos incendiaires risque de lui permettre d’utiliser de telles mesures pour réprimer ses rivaux. Les acteurs internationaux influents au Cameroun – en particulier les Etats-Unis, l’Union africaine, la France et d’autres pays européens – auront un rôle crucial à jouer, principalement en coulisses, pour pousser le pays à entreprendre une réforme électorale.

Malgré tout, on trouve dans chacun des camps des responsables politiques conscients du danger. Le président Biya lui-même n’a aucun intérêt à laisser derrière lui un pays déchiré par les combats et les velléités séparatistes dans les régions anglophones, mais aussi par les tensions croissantes qui menacent des relations intercommunautaires pourtant historiquement relativement amicales. En agissant dès maintenant pour renouer le dialogue avec ses opposants et en coopérant avec Facebook pour endiguer les propos haineux, il pourrait contribuer à réduire ce risque. 

Yaoundé/Nairobi/Bruxelles, 3 décembre 2020

Apaiser les tensions ethno-politiques au Cameroun

I. Introduction

Les tensions, politiques comme ethniques, se sont aggravées au Cameroun depuis l’élection présidentielle contestée de 2018, dessinant de nouvelles fractures dans un pays pourtant déjà touché par les affrontements entre les séparatistes armés et une armée aux méthodes brutales dans les régions anglophones. Les soutiens du président Paul Biya et du dirigeant de l’opposition Maurice Kamto, libéré en octobre 2019 après avoir passé neuf mois en prison suite à des accusations d’insurrection, de sédition et d’incitation à la violence, expriment de plus en plus leur rivalité en termes ethniques. La politisation de la question ethnique polarise les débats et les tensions ne cessent de s’accroître entre, d’une part, les Bulu et Beti, perçus par de nombreux Camerounais comme étant proches de Biya et vivant surtout dans les régions du Sud et du Centre et, d’autre part, les Bamiléké de Kamto, une communauté native de l’Ouest francophone mais également très présente dans les villes du pays. Une vague d’attaques communautaires, en octobre 2019, dans la ville de Sangmélima au sud a donné un aperçu de la violence qui pourrait découler de cette montée des tensions. 

Ces tensions entre Biya et Kamto remontent à l’élection présidentielle de 2018, dénoncée comme frauduleuse par le dirigeant de l’opposition, qui n’a cessé de demander leur annulation. L’opposition souhaite de nouvelles élections, et espère pouvoir faire adopter des réformes préalables. Elle craint que le président, âgé de 87 ans, ne démissionne ou ne meure avant la fin de son mandat en 2025, ce qui entrainerait une élection anticipée, comme le prévoit la constitution, et rendrait difficile l’adoption d’une quelconque réforme avant le scrutin. Etant donné les failles du système électoral actuel, le parti au pouvoir pourrait plus facilement contrôler une élection anticipée qu’une élection au cours de laquelle l’opposition aurait le temps de mener sa campagne. La rivalité Biya-Kamto a contaminé d’autres sujets d’importance nationale, notamment la crise anglophone et la gestion par le gouvernement de la pandémie de Covid-19. En décembre 2019, les évêques catholiques du Cameroun ont prévenu que les élites politiques semaient la discorde et risquaient de générer un conflit ethnique.[fn]Lettre pastorale de la Conférence épiscopale nationale du Cameroun signée par Mgr Abraham Kome, évêque de Bafang et administrateur apostolique de Bafia, 10 décembre 2019.Hide Footnote Pour compliquer encore les choses, des provocateurs issus de l’ensemble de l’échiquier politique ont utilisé Facebook, le réseau social le plus populaire du pays avec près de 4 millions d’abonnés, pour diffuser des propos haineux. 

Ce rapport, qui repose sur des publications antérieures de Crisis Group sur la course électorale de 2018 et les élections locales de 2020, identifie les origines des tensions ethniques dans la crise actuelle.[fn]Voir le briefing Afrique de Crisis Group N°142, Election présidentielle au Cameroun : les fractures se multiplient ; Hans De Marie Heungoup, « Les incertitudes se renforcent au Cameroun après une élection contestée », commentaire de Crisis Group, 5 novembre 2018 ; et Arrey Ntui, « Cameroun : Les élections laissent entrevoir une nouvelle domination du parti au pouvoir », commentaire de Crisis Group, 8 février 2020.Hide Footnote Il suggère des réformes électorales qui pourraient permettre de résoudre le conflit actuel et de calmer les animosités communautaires qui lui sont liées. Il explore également ce que le gouvernement, l’opposition et les entreprises de réseaux sociaux, notamment Facebook, peuvent faire pour limiter la publication de contenus incendiaires en ligne. Il ne traite pas des politiques à adopter pour résoudre la crise anglophone ou endiguer la pandémie de Covid-19, mais souligne qu’il sera impossible de répondre à ces défis si les dirigeants du Cameroun n’apaisent pas, en tout premier lieu, les tensions ethno-politiques. Au cours des recherches menées entre juin 2019 et octobre 2020, Crisis Group s’est entretenu avec des représentants du gouvernement, des responsables politiques, des diplomates, des universitaires, des acteurs de la société civile, des dirigeants traditionnels, des journalistes et des professionnels des réseaux sociaux.

Crisis Group est membre du Programme de partenaires de confiance de Facebook et a été, dans le cadre de ce partenariat, en contact avec des responsables de Facebook dans de nombreux pays pour aborder les dangers des tentatives de désinformation effectuées sur ce réseau social et qui pourraient provoquer de graves violences. Dans le cadre de ce rapport, Crisis Group a parlé et échangé des informations avec de nombreux responsables de Facebook en 2020. Ce rapport fait état de leurs réponses.

Notre chronologie interactive répertorie les tensions ethno-politiques au Cameroun depuis juillet 2018.

II. La montée des tensions politiques

Les tensions politiques, en s’aggravant, ont également revêtu une dimension ethnique inquiétante.

L’élection présidentielle contestée de 2018 a contribué à une forte détérioration de la crise au Cameroun, encore aggravée par le boycott par l’opposition des élections législatives et locales de 2020.

Les tensions politiques, en s’aggravant, ont également revêtu une dimension ethnique inquiétante et augmenté les clivages ethniques entre les soutiens de Biya, d’une part, et ceux de son opposant principal, Kamto, de l’autre.

A. L’ascension de Kamto et l’élection de 2018, objet de toutes les contestations

L’ascension de Maurice Kamto à la tête de l’opposition est récente. En 1992, il a soutenu ce qui était alors le principal parti d’opposition du Cameroun, le Front social démocrate (FSD), et la candidature de John Fru Ndi à la présidence. Mais en 2004, il a rejoint le gouvernement de Biya en tant que ministre délégué auprès du ministre de la Justice.[fn]Anglophone, John Fru Ndi a été le secrétaire général du FSD depuis sa fondation en 1990. Lors de l’élection présidentielle de 1992, il a reçu le soutien de l’Union pour le changement, une coalition qui incluait des partis de l’opposition et la société civile. Il a perdu et accusé Biya d’avoir truqué le scrutin. En 1997, le FSD a gagné 23,5 pour cent des sièges du parlement, contre 48 pour cent pour le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC) de Biya. Au début des années 2000, il a cependant commencé à péricliter à mesure que ses dirigeants le quittaient pour créer de nouveaux partis politiques. Privé de son fief électoral dans les régions anglophones quand la crise anglophone a éclaté en 2016, le FSD et Fru Ndi ont cédé leur place d’opposants de premier rang au MRC et à Kamto à la mi-2018.Hide Footnote Il a démissionné en 2011, regrettant la détérioration de l’état de droit et les échecs du développement économique. L’année suivante, il a fondé le Mouvement pour la renaissance du Cameroun (MRC), dont il est ensuite devenu le dirigeant. Ce nouveau parti, bénéficiant du long déclin du FSD, est devenu l’adversaire principal du gouvernement, au moins dans les régions francophones où il a attiré d’anciens soutiens du FSD.[fn]Lors de l’élection présidentielle de 2018, le candidat du MRC, Kamto, est arrivé second avec 14,23 pour cent des votes, tandis que le candidat du FSD, Joshua Osih, arrivait en quatrième position avec 3,35 pour cent. Pour la première fois depuis l’avènement du multipartisme en 1990, un candidat du FSD à la présidentielle n’a pas pris la seconde place.Hide Footnote Dans la course à l’élection de 2018, Kamto a obtenu le soutien de plusieurs petits partis et dirigeants politiques, notamment Akere Muna, un opposant très en vue, qui s’est retiré de la course et a déclaré son soutien au dirigeant du MRC.[fn]Le 8 août 2019, un dirigeant du FSD, Célestin Djamen, a démissionné pour rejoindre le MRC. Trois semaines après l’élection, six petits partis ont offert leur soutien à Kamto et le 20 septembre, Christian Penda Ekoka, dirigeant du mouvement politique ACT-AGIR et ancien conseiller de Biya, les a rejoints. Briefing de Crisis Group, Election présidentielle au Cameroun : les fractures se multiplient, op. cit. ; Muna s’est désisté deux jours avant le vote. La commission électorale, Elecam, a rejeté sa demande de retrait de son nom du scrutin, arguant que la loi ne prévoyait pas le retrait des candidats. Dans de nombreux bureaux de vote, cela a créé la confusion et, d’après le comptage officiel, Muna aurait ainsi rassemblé 12 259 votes en dépit de son retrait. Entretien de Crisis Group, Akere Muna, Yaoundé, juin 2019.Hide Footnote La reconnaissance et la popularité croissantes de Kamto ont laissé penser que Biya pourrait avoir un réel adversaire, au moins dans les centres urbains. Le soutien national dont bénéficiait Biya, et sa mainmise sur les ressources étatiques, risquaient cependant de mettre le candidat de l’opposition à rude épreuve.

Dans les régions francophones, l’élection s’est déroulée dans le calme même si de nombreuses failles dans la conduite de la campagne et du vote ont été rapportées. Dans certains endroits, des membres du parti au pouvoir ont brûlé les matériels de campagne du MRC, tandis que dans d’autres, des représentants du gouvernement ont bloqué ses rassemblements.[fn]Le 14 juillet 2018, des militants du RDPC ont brûlé des matériels de campagne du MRC lors d’un rassemblement à Maroua. « Présidentielle 2018 : guerre ouverte entre le RDPC et le MRC dans l’Extrême-Nord », Journal du Cameroun, 16 juillet 2018. Dans la région Sud, les autorités ont refusé d’autoriser des réunions de campagne des partis de l’opposition, selon un rapport du 16 novembre 2018 de la Commission nationale des droits de l’homme et des libertés. Les réunions n’ont pas eu lieu.Hide Footnote Dans le Nord, les élites traditionnelles auraient donné des consignes de vote aux électeurs (presque systématiquement en faveur du parti au pouvoir) et lors du scrutin, certains auraient voté au nom d’autres électeurs inscrits sans que ces derniers ne le sachent, parfois avec la complicité des assesseurs des bureaux de vote.[fn]Entretien de Crisis Group, membre de l’opposition, octobre 2019.Hide Footnote Alors qu’elle s’était engagée à ne pas le faire, la commission électorale, Elections Cameroon (Elecam), a placé des bureaux de vote au sein d’une base militaire à Ngaoundéré et, ailleurs, dans les palais de chefs traditionnels, où les électeurs se sentaient contraints de voter pour le candidat sortant.[fn]Conférence nationale épiscopale du Cameroun, « Déclaration nationale sur l’observation de l’élection », 9 octobre 2018 ; « Election présidentielle du 7 octobre 2018 au Cameroun », Femmes camerounaises pour des élections pacifiques, décembre 2018.Hide Footnote Des observateurs ont affirmé que certains assesseurs avaient tenté de les soudoyer et que les autorités avaient arrêté des observateurs électoraux de l’opposition. Ils ont également notifié la disparition de bulletins de vote pour l’opposition, des bourrages d’urnes et des querelles lors du dépouillement.[fn]Entretiens de Crisis Group, responsables de partis politiques, Yaoundé, juin-septembre 2019. Voir aussi « Présidentielle au Cameroun : plusieurs partis d’opposition dénoncent des “fraudes” », Le Monde, 9 octobre 2018.Hide Footnote

La campagne et le vote ont été fortement entravés dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest, les deux régions anglophones. Les séparatistes anglophones ont imposé un couvre-feu d’une semaine. Rebelles anglophones et armée ont usé de toutes sortes de moyens pour intimider les électeurs – les rebelles en kidnappant les militants des partis politiques et en détruisant les bulletins de vote, et l’armée en assignant des soldats à la sécurité des bureaux de vote et à la distribution des bulletins de vote en lieu et place des policiers et agents électoraux, normalement chargés de cette tâche. Dans le Nord-Ouest, Elecam a également drastiquement réduit le nombre de bureaux de vote de 2 300 à 74, arguant de préoccupations sécuritaires, dissuadant ainsi des électeurs potentiels, qui auraient dû parcourir de longues distances pour glisser leur bulletin dans l’urne.[fn]« Gunfire in Cameroon’s Anglophone regions deters voters on polling day », The Guardian, 7 octobre 2018.Hide Footnote Parallèlement, les affrontements entre les séparatistes et l’armée ont conduit des milliers d’habitants à fuir vers les régions francophones, la brousse ou le Nigéria, renonçant par là même à leur droit de vote. Le jour de l’élection, une douzaine de personnes ont trouvé la mort dans ces affrontements.[fn]« Election without electors in NW, SW », The Sun, 17 septembre 2018 ; « Crise anglophone : le Nord-Ouest et le Sud-Ouest se vident », Le Messager, 17 septembre 2018 ; « Cameroon in angst over “Ambazonia independence anniversary” », Deutsche Welle, 2 octobre 2018.Hide Footnote Comme on pouvait s’y attendre, le taux de participation a été très bas dans les régions anglophones : environ 10 pour cent, tranchant avec les 54 pour cent dans le reste du pays, selon les chiffres publiés par le Conseil constitutionnel.[fn]« Cameroun : Paul Biya réélu président dans un pays morcelé », Le Point, 22 octobre 2018.Hide Footnote

Le résultat de l’élection a immédiatement déclenché une polémique. Le lendemain du vote, Kamto s’est déclaré vainqueur, avant même l’annonce des résultats officiels.[fn]« Cameroon opposition leader claims victory in undeclared election », vidéo, YouTube, 13 octobre 2018. Kamto a rejeté les résultats officiels via une vidéo postée sur les réseaux sociaux. Alors qu’il faisait campagne pour l’annulation du vote devant la Cour constitutionnelle, il a annoncé un comptage alternatif qui lui donnait la victoire d’une courte tête. Son parti a mis au point un programme de résistance intitulé « Non au hold-up » et appelant à des marches de protestation au Cameroun et à l’étranger.Hide Footnote Deux semaines plus tard, le 22 octobre, le Conseil constitutionnel, seule institution à être légalement autorisée à annoncer les résultats, a déclaré la victoire écrasante de Biya avec un score de 71 pour cent, et une deuxième place pour Kamto avec seulement 14 pour cent des voix. Avant d’annoncer le résultat, le Conseil constitutionnel avait étudié et écarté les recours de deux candidats de l’opposition, Kamto et Joshua Osih du FSD, qui demandaient l’annulation du scrutin en arguant du climat de violence dans les régions anglophones, de fraudes massives et d’erreurs de comptage.[fn]« Cameroon’s Paul Biya “easily” wins seventh term as president », Al Jazeera English, 22 octobre 2018. Avec un taux de participation très bas dans ses principaux fiefs des régions anglophones, le FSD a particulièrement souffert ; son candidat Osih a rassemblé 3 pour cent des votes. Cabral Libii du parti Univers a obtenu la troisième place avec 6 pour cent.Hide Footnote La plupart des observateurs non partisans ont admis que Biya avait sans doute obtenu plus de voix que n’importe lequel de ses rivaux, même si les résultats officiels ont été amplifiés, et les gouvernements étrangers ont donc reconnu sa victoire.[fn]Entretiens de Crisis Group, observateurs électoraux et journalistes, Yaoundé, juillet et septembre 2019. Voir aussi « Cameroon’s Presidential Election Results », communiqué de presse, département d’Etat des Etats-Unis, 22 octobre 2018 ; « Cameroun – résultat de l’élection présidentielle », communiqué de presse, ministère français de l’Europe et des Affaires étrangères, 23 octobre 2018.Hide Footnote Des personnalités camerounaises telles que le chef de la Conférence épiscopale nationale du Cameroun, l’évêque Samuel Kleda, ont cependant exprimé des doutes quant à la très large victoire du président.[fn]« Mgr Samuel Kleda s’interroge après l’élection au Cameroun », Vatican News, 24 octobre 2018.Hide Footnote

Dans cette atmosphère délétère, la querelle s’est déplacée dans la rue. Les affrontements ont opposé manifestants et forces de sécurité au début de l’année 2019. Le 26 janvier, des militants du MRC ont organisé des manifestations dans la capitale politique Yaoundé, la capitale économique Douala et à Bafoussam dans la région de l’Ouest francophone en dépit du refus d’autorisation des autorités. La police et la gendarmerie ont fait usage de la force et ont eu recours aux gaz lacrymogènes, aux canons à eau et, à Douala, à des balles en caoutchouc, blessant au moins six manifestants et en arrêtant plus de 100.[fn]Entretiens de Crisis Group, dirigeants de partis politiques et journalistes, Yaoundé et Douala, juin-septembre 2019.Hide Footnote

La diaspora camerounaise d’Europe a également protesté. En réponse à la violence policière au Cameroun, plusieurs centaines de personnes se sont rassemblées devant l’ambassade du Cameroun à Paris le 26 janvier. Certains ont réussi à pénétrer le périmètre de l’ambassade et à en piller les locaux. Des manifestations similaires ont eu lieu devant les ambassades de Berlin et de Bruxelles, avec des degrés variables d’intrusion.[fn]La diaspora a, depuis, continué d’organiser des manifestations sporadiques. Le 29 juin, des manifestants se sont rassemblés devant l’hôtel du président Biya à Genève. La police suisse a fait usage de gaz lacrymogène et de canons à eau pour mettre fin au rassemblement.Hide Footnote Le gouvernement a accusé Kamto d’avoir orchestré ces manifestations.[fn]« Ce que le gouvernement camerounais reproche à Maurice Kamto », Deutsche Welle, 29 janvier 2019.Hide Footnote Ces accusations semblent peu fondées : si certains des manifestants parisiens avaient des affiliations avec des partis politiques au Cameroun, la plupart n’en avait pas.[fn]Une association informelle d’émigrés camerounais majoritairement francophones, appelée Brigade anti-sardinards, a revendiqué les intrusions dans les ambassades.Hide Footnote Beaucoup d’opposants à Biya à l’étranger s’étaient même opposés à la participation de Kamto à l’élection de 2018, craignant qu’il ne valide ainsi, implicitement, un processus électoral truqué, et ont donc choisi de ne pas s’inscrire et voter.[fn]Entretiens de Crisis Group, représentant du gouvernement, responsable du MRC, Yaoundé, septembre 2019.Hide Footnote

Les autorités ont rapidement réagi. Au sein du parti au pouvoir, beaucoup se sont dits choqués et furieux de constater qu’un ancien ministre comme Kamto pouvait défier le gouvernement si ouvertement et entrainer la rue dans ses querelles plutôt que de tenter de les régler par la voie légale. Le 28 janvier 2019, la police l’a arrêté, ainsi que plusieurs autres hauts-responsables du MRC. Au cours des neuf mois suivants, le gouvernement a mis en garde à vue plusieurs centaines de militants du MRC, en libérant certains de temps à autre, y compris un groupe de 103 personnes le 4 octobre, tandis que certains restent détenus et accusés d’avoir participé à des émeutes en prison.[fn]Le MRC a passé une bonne partie de 2019 à tenter désespérément d’obtenir la libération de ses membres. A un moment, Kamto et le premier vice-président du parti, Mamadou Mota (arrêté le 1er juin 2019), étaient tous deux emprisonnés, tout comme Alain Fogue, le trésorier du parti. La deuxième vice-présidente, Tiriane Balbine Noah, a dirigé le parti pendant ce temps. Le 9 septembre, Mota et douze autres prisonniers, y compris d’autres membres du MRC et des activistes anglophones, ont été condamnés à des peines de prison de deux à trois ans pour avoir pris part à un mouvement de protestation contre leurs conditions de détention. Entretiens de Crisis Group, responsables du MRC, juin-septembre 2019. Voir aussi « Cameroun : 300 militants du MRC en garde à vue après des interpellations de masse », Jeune Afrique, 3 juin 2019.Hide Footnote

L’arrestation de Kamto n’a été, de bien des manières, que la routine habituelle d’un gouvernement habitué à recourir aux gardes à vue interminables, ou aux accusations de corruption, pour faire obstacle à des rivaux potentiels.[fn]Voir le rapport Afrique de Crisis Group N°161, Cameroun : les dangers d’un régime en pleine fracture, 24 juin 2010. Entretiens de Crisis Group, dirigeant du parti au pouvoir, Yaoundé, août 2019 ; dirigeant de l’opposition, Yaoundé, novembre 2019.Hide Footnote En effet, depuis 2017, le gouvernement a fait usage de tactiques similaires pour réduire les militants anglophones au silence. Certains initiés du parti au pouvoir et d’autres observateurs bien informés estiment que la décision d’arrêter Kamto a été en partie motivée par la crainte de certains dans le camp de Biya que l’opposant, s’il restait libre, pourrait mettre à mal leur projet de garder le pouvoir après le départ du président.[fn]Entretiens de Crisis Group, membre de l’opposition, consultant pour le gouvernement et journalistes, Yaoundé, juin-octobre 2019.Hide Footnote

B. « Dialogue » sur la crise anglophone et les libérations de prisonniers

Pendant une bonne partie de l’année 2019, le président a maintenu une ligne dure face à l’insurrection anglophone, en dépit de l’inquiétude croissante de la communauté internationale.[fn]« Manifestation anti Paul Biya à Genève », Deutsche Welle, 30 juin 2019. Entretiens de Crisis Group, diplomates, Yaoundé, juin-juillet 2019 ; « Résolution du Parlement européen sur le Cameroun », Parlement européen, 4 avril 2019.Hide Footnote Le gouvernement a mené une campagne de contre-insurrection brutale tout en bloquant et retardant les initiatives de dialogue.[fn]Voir le rapport Afrique de Crisis Group N°272, Crise anglophone au Cameroun : comment arriver aux pourparlers, 2 mai 2019.Hide Footnote Les séparatistes, de leur côté, ont continué à s’en prendre aux forces de sécurité.[fn]« Cameroon : Civil Society Organizations Raise the Alarm over Deteriorating Human Rights Situation », Organisation mondiale contre la torture, 6 juin 2019.Hide Footnote Entre le début du conflit et septembre 2019, plus de 2 000 civils ont été tués et 530 000 déplacés internes, tandis que 50 000 ont trouvé refuge au Nigéria. En septembre 2019, 700 000 enfants entamaient une quatrième année sans école, le couvre-feu organisé par les séparatistes ayant conduit à la fermeture des établissements scolaires.[fn]« Cameroon : North-West and South-West Crisis Situation Report No. 9 – as of 31 July 2019 », Bureau de la coordination des affaires humanitaires, 31 juillet 2019.Hide Footnote L’économie autrefois prospère de la région s’est effondrée sous le coup de l’insécurité.[fn]Ibid.Hide Footnote

Le 10 septembre, face à la pression internationale croissante, Biya a annoncé un dialogue national pour tenter de résoudre le conflit, qui a échoué. Les préparatifs n’ont pas été à la hauteur des attentes anglophones, donnant trop de poids aux voix francophones.[fn]Déclaration de Crisis Group, « Dialogue sur le Cameroun anglophone : le plus dur reste à faire », 26 septembre 2019.Hide Footnote Le gouvernement a lancé des invitations tardives à une douzaine de personnalités séparatistes, en excluant celles emprisonnées à Yaoundé, mais il n’a pas veillé à leur garantir une immunité contre toute arrestation, conduisant les séparatistes à boycotter l’événement.[fn]« Cameroon dialogue starts as Anglophone separatists pull out », Al Jazeera, 30 avril 2019.Hide Footnote Il a également refusé d’autoriser la tenue d’une conférence générale anglophone, visant pourtant à élaborer une position de négociation anglophone pragmatique et cohérente.[fn]Le gouvernement a refusé d’autoriser la conférence générale anglophone en dépit des appels en sa faveur de la part du pourtant haut-placé cardinal Christian Tumi, qui n’a cessé de chercher une solution à la crise anglophone. Entretiens de Crisis Group, militants pour une conférence générale anglophone, Yaoundé, août-novembre 2019 ; Douala, décembre 2020 ; Yaoundé, février 2020. Entretiens de Crisis Group, avocat spécialiste des droits de l’homme, Buéa, février 2020 ; éditeur de journal, Limbe, février 2020. Voir aussi la déclaration de Crisis Group, « Dialogue sur le Cameroun anglophone : le plus dur reste à faire », op. cit.Hide Footnote Les anglophones qui ont participé au dialogue s’y sont donc rendus sans équipe structurée et sans consensus quant à leurs demandes, même si beaucoup ont salué cette rare occasion d’exprimer ainsi leurs préoccupations.[fn]Entretiens de Crisis Group, responsables de la société civile anglophone, Yaoundé et Buéa, septembre-novembre 2019.Hide Footnote

A mesure que la conférence se déroulait entre le 30 septembre et le 4 octobre, il est apparu clairement que Biya n’accepterait que des concessions mineures. Son Premier ministre, Joseph Dion Ngute, lui-même anglophone, qui présidait l’événement, a présenté une série de conclusions qui ont provoqué des débats houleux mais qui, en réalité, avaient été préparées de manière unilatérale par le gouvernement puis validées en amont par le président. La principale recommandation visait l’adoption d’un statut spécial pour les régions anglophones, en accord avec les articles de la constitution sur la décentralisation, qui permettent la création de conseils régionaux, une augmentation des pouvoirs à l’échelle locale et des budgets dédiés au développement local.[fn]Les autres recommandations incluaient l’acceptation de la double nationalité, depuis longtemps un point de discorde pour la diaspora, y compris anglophone ; une représentation de la diaspora au parlement ; et des mesures visant à améliorer le bilinguisme du pays et sa diversité culturelle à travers l’application de règles strictes garantissant aux représentants de toutes les régions du pays l’accès à de hautes responsabilités gouvernementales. Le 24 décembre 2019, le président Biya a approuvé la loi n° 2019/024 instituant le code général des collectivités territoriales décentralisées, qui accorde un statut spécial aux deux régions anglophones.Hide Footnote

La plupart des anglophones ont exprimé leur colère.[fn]Entretiens de Crisis Group, participants au dialogue national, Yaoundé, octobre-novembre 2019.Hide Footnote Après cette tentative de dialogue, les séparatistes ont intensifié leur campagne armée, décrivant les propositions comme illégitimes et refusant de modérer leur appel en faveur de la « libération » des régions anglophones par la force.[fn]Entretiens de Crisis Group, dirigeants séparatistes anglophones, Etats-Unis, novembre 2019. Voir aussi « Cameroon separatists celebrate “independence” as dialogue is held », VOA, 2 octobre 2019 ; « Cameroon Lebialem fons (chiefs) say insecurity increases after national dialogue », BBC, 16 octobre 2019 ; « Cameroon separatist fighter names himself “king” of Southwest district », VOA, 21 octobre 2019.Hide Footnote Même les anglophones qui avaient vu dans le dialogue un signe positif ont rapidement perdu leurs illusions.[fn]Entretiens de Crisis Group, participants au dialogue national, Yaoundé, octobre 2019 ; dirigeant anglophone, Buéa, février 2020.Hide Footnote

La conférence a cependant permis la libération de centaines de prisonniers politiques. En partie en réponse aux critiques contre la conférence et aux inquiétudes de la communauté internationale face au nombre croissant d’incarcérations politiques dans le pays, Biya a commencé à autoriser la libération de prisonniers vers la fin de la conférence.[fn]« Au Cameroun, Paul Biya libère ses opposants », La Croix, 8 octobre 2019.Hide Footnote Lors de son avant-dernière journée, les autorités ont abandonné leurs poursuites contre 333 détenus anglophones, qui ont été libérés, parmi lesquels ne figuraient cependant ni le dirigeant séparatiste Sisiku Ayuk Tabe ni aucun de ses neuf collègues arrêtés avec lui au Nigéria en janvier 2018. Le jour suivant, Biya a fait usage de ses pouvoirs présidentiels pour libérer 103 membres du MRC, y compris Kamto, mais pas le vice-président du parti, Mamadou Mota.[fn]Entretiens de Crisis Group, responsables de l’opposition, Yaoundé, octobre 2019. D’abord arrêté pour avoir protesté contre le résultat de l’élection présidentielle le 1er juin 2018, Mota a été condamné à deux ans de prison, le 9 septembre de la même année, pour avoir pris part à un mouvement de protestation des prisonniers anglophones contre leurs conditions de détention à la prison centrale de Kondengui, à Yaoundé. Il rejette ces accusations.Hide Footnote Les militants du MRC ont salué la libération de leur dirigeant, tout comme l’ONU, la France, les Etats-Unis et l’Union africaine.[fn]« Déclaration attribuable au porte-parole du Secrétaire général sur le lancement d’un processus de dialogue national au Cameroun », ONU, 5 octobre 2019 ; « Cameroun (5 octobre 2019) », ministère français de l’Europe et des Affaires étrangères, 5 octobre 2019 ; « United States Welcomes Dropping of Charges against Political Opposition », communiqué de presse, ambassade des Etats-Unis à Yaoundé, 5 octobre 2019 ; « Le président de la Commission de l’Union africaine, Moussa Faki Mahamat, salue la tenue du Grand Dialogue National au Cameroun », Union africaine, 5 octobre 2019.Hide Footnote

Mais ces libérations n’ont pas suffi à soulager les tensions entre le gouvernement et l’opposition. Les deux camps ont continué de s’envoyer des piques à propos de la crise anglophone et de la légitimité de l’élection passée.[fn]« Cameroun : “Aller aux élections locales acterait la partition du pays” », Le Monde, 6 décembre 2019.Hide Footnote Fraîchement libéré, Kamto a critiqué le dialogue mis en scène par le gouvernement et souligné que des échanges avec les dirigeants anglophones radicaux étaient nécessaires afin de juguler la violence, une position fermement rejetée par le gouvernement.[fn]« René Emmanuel Sadi : “Nous n’entrevoyons pas de dialogue plus inclusif que celui historique qui vient d’avoir lieu” », CRTV, 19 octobre 2019.Hide Footnote Il a également continué d’affirmer que Biya avait volé l’élection de 2018 sans, cependant, appeler à de nouvelles manifestations.[fn]Entretien de Crisis Group, Maurice Kamto, Washington, janvier 2020.Hide Footnote

C. Des élections législatives et locales entachées

Les élections législatives et locales n’ont fait qu’accroître les divisions. En novembre, à la libération de Kamto, le gouvernement a confirmé la tenue d’élections législatives et municipales. Peu de temps après, le dirigeant du MRC a annoncé que son parti boycotterait ces élections et a encouragé d’autres partis à en faire autant, notant que les scrutins seraient sans aucun doute entachés de fraude massive.[fn]« Cameroon’s main opposition party to boycott February elections », Reuters, 25 novembre 2019.Hide Footnote Kamto a aussi appelé à un report du vote en soulignant que les régions anglophones, en plein conflit, n’étaient pas prêtes, et qu’organiser des élections sans d’abord résoudre la situation revenait à acter la partition du pays.[fn]Entretien de Crisis Group, Maurice Kamto, Washington, février 2020.Hide Footnote Le gouvernement lui a répondu que la tenue des élections était une obligation constitutionnelle et qu’elles avaient déjà été reportées à deux reprises.[fn]« Elections locales au Cameroun : face aux appels au boycott, le gouvernement refuse de céder », Jeune Afrique, 4 décembre 2019.Hide Footnote

Les élections législatives et locales n’ont fait qu’accroître les divisions.

Le message de Kamto a fait écho aux inquiétudes de nombreux Camerounais qui estiment que l’élection de 2018 a été entachée d’irrégularités. Beaucoup citent notamment le système national de vote à bulletins multiples, qui facilite la corruption. Suivant ce système, chaque électeur reçoit un bulletin différent pour chaque candidat. Après avoir choisi un candidat, l’électeur glisse un des bulletins dans une enveloppe et le place dans l’urne. L’électeur peut ensuite quitter le bureau de vote avec les bulletins de vote, non marqués, des autres candidats. Une méthode habituelle de corruption ou d’intimidation des électeurs, de la part des agents du parti au pouvoir, consiste à attendre près du bureau de vote et à demander à voir les bulletins non utilisés. Un coup d’œil aux bulletins restants permet de constater lequel manque, et pour qui l’électeur a donc voté. L’agent du parti peut alors récompenser ou réprimander l’électeur ou l’électrice en fonction de son vote. Le système permet ainsi d’exercer une pression sur les électeurs en faveur du candidat du parti au pouvoir. 

Kamto a également partagé d’autres préoccupations. Celles-ci incluent les méthodes d’intimidation des électeurs, telles que le rôle joué par l’armée ou les élites traditionnelles, comme noté ci-dessus, ou la détermination du gouvernement à gérer certaines parties du processus, y compris l’inscription des observateurs, plutôt que de céder cette tâche à la commission électorale. En 2019, les partis de l’opposition ont prôné une révision du code électoral qui permettrait d’instaurer un bulletin unique, de redécouper les circonscriptions électorales des sièges parlementaires et de finaliser l’informatisation des registres électoraux, un processus entamé en 2002 mais non encore abouti pour l’élection de 2018 puisque seulement 6,8 millions d’électeurs sur les 12 millions potentiels figuraient dans la base de données. Les autorités ont essentiellement fait fi de ces requêtes (même si, en 2020, Elecam a continué à informatiser les registres électoraux).[fn]Franck Fout, « Cameroun : l’opposition mobilisée pour une modification du code électoral », Jeune Afrique, 4 janvier 2019.Hide Footnote Alors que la date des élections locales approchait, un autre parti au moins s’est joint à l’appel au boycott de Kamto.[fn]L’appel au boycott du dirigeant du MRC a reçu le soutien d’autres partis politiques tels que le Cameroon People’s Party, dont la dirigeante Kah Walla a aussi organisé une manifestation appelant au boycott le 7 février 2020 à Yaoundé. Voir « Cameroon : Kah Walla welcomes Kamto’s decision to boycott upcoming twin elections », Journal du Cameroun, 26 novembre 2019.Hide Footnote

Ce boycott a fait polémique. Même si les soutiens de Kamto et d’autres partis de l’opposition ont estimé qu’il avait raison de pointer du doigt toutes les failles du système, beaucoup ont été surpris qu’il refuse d’y participer, estimant que cela priverait son parti de tout moyen d’expression sur la scène nationale.[fn]Entretien de Crisis Group, militants du MRC, décembre 2019. Voir aussi « Cameroun – MRC : Célestin Djamen désapprouve la mesure de boycott des élections municipales et législatives prise par le directoire de son parti politique », Cameroon-Info.Net, 28 janvier 2019.Hide Footnote Le calcul de Kamto a sans doute été motivé non seulement par les failles du système, mais aussi par les multiples tentatives d’agents gouvernementaux de faire obstacle à l’inscription des candidats du MRC et à leurs rassemblements, dont il savait qu’elles affecteraient les résultats de son parti si celui-ci participait à l’élection.[fn]La police a empêché le MRC d’organiser des rassemblements à Ebolowa et Yaoundé, les 1er et 2 novembre respectivement, après leur interdiction par le gouvernement. Entretiens de Crisis Group, dirigeants du MRC, Yaoundé, novembre 2019. « Ebolowa : le sous-préfet interdit des manifestations du MRC et du RDPC », Journal du Cameroun, 30 octobre 2019 ; « Manifestations interdites : le MRC s’entête », Cameroon Tribune, 4 novembre 2019.Hide Footnote

Le boycott a sans doute fait baisser le taux de participation. Le Conseil constitutionnel a annoncé un taux de participation nationale bas, à 43,79 pour cent, mais des observateurs indépendants ont fait état d’un taux de participation bien plus bas encore dans les grandes agglomérations, par exemple à Yaoundé, où il a varié entre 15 et 28 pour cent, ou à Douala, où il a varié entre 17 et 39 pour cent.[fn]« Législatives et municipales 2020. L’Union africaine souligne un taux d’abstention important aux élections locales au Cameroun », MSN, 14 février 2020 ; « Elections législatives : le RDPC rafle la mise », Cameroon Tribune, 2 mars 2020.Hide Footnote Dans les régions anglophones, le taux de participation a été plus bas encore, à 5 pour cent selon les estimations des observateurs de la société civile. Comme en 2018, les séparatistes ont imposé un couvre-feu pour faire appliquer leur propre boycott face au déploiement de centaines de soldats supplémentaires.[fn]Entretiens de Crisis Group, observateurs électoraux de la société civile et candidat à l’élection, Yaoundé, Buéa et Limbe, février 2020.Hide Footnote Une fois encore, des milliers d’habitants anglophones se sont enfuis, craignant l’insécurité alors que les séparatistes kidnappaient des candidats et prenaient pour cible des agents électoraux. Les sociétés de transports ont suspendu leurs services vers et à l’intérieur de la région, les commerces sont restés fermés et les rues vides. Dans de nombreuses villes, les milices séparatistes ont tiré en l’air le jour de l’élection et s’en sont prises aux soldats qui gardaient les convois de campagne du parti au pouvoir.[fn]Entretiens de Crisis Group, membres de la société civile, Buéa et Yaoundé, février 2020.Hide Footnote

En plus de ce taux de participation bas, les élections ont été entachées de soupçons de fraudes.

En plus de ce taux de participation bas, les élections ont été entachées de soupçons de fraudes. Dans les deux régions anglophones, l’opposition a accusé des militants du parti au pouvoir d’avoir bourré les urnes, à la fois pour s’assurer la victoire et faire grimper les taux de participation.[fn]Ibid.Hide Footnote Dans les régions francophones, la conviction des électeurs que le gouvernement déciderait du résultat a modéré les attentes, et l’apathie qui en a découlé a garanti une journée électorale généralement calme. Dans deux villes au moins, cependant, des observateurs électoraux de partis rivaux se sont affrontés à propos de matériel électoral. Dans l’une de ces villes, Bourha, dans l’Extrême-Nord, une foule furieuse s’en est prise à un agent d’Elecam et a pillé un bureau gouvernemental en criant à la fraude après qu’un candidat local du RDPC s’est déclaré vainqueur au détriment de son rival de l’Union nationale pour la démocratie et le progrès.[fn]« Bourha : la sous-préfecture saccagée après les élections », Actu Cameroun, 13 février 2020 ; « Cameroun : un maire accusé de mauvaise gestion dans l’Extrême-Nord », Actu Cameroun, 9 juin 2020. Suivant un recours déposé par des dirigeants de l’Union nationale pour la démocratie et le progrès (UNDP), un tribunal a annulé l’élection municipale de Bourha. Si l’UNDP est une alliée du parti au pouvoir au niveau national, cela n’exclut pas des rivalités locales du fait de la concurrence entre candidats individuels.Hide Footnote

Ces élections, et tout particulièrement la décision de Kamto de les boycotter, avec toutes ses ramifications, ont ouvert une nouvelle ère dans la crise politique au Cameroun. En l’absence du parti de Kamto, le RDPC a obtenu l’écrasante majorité des sièges parlementaires et municipaux. Il a renforcé sa domination de l’Assemblée nationale, avec 152 des 180 sièges. Le FSD s’est écroulé, n’obtenant que 5 sièges, et a déposé dix-neuf des 40 recours en annulation de l’élection législative auprès du Conseil constitutionnel. Le Conseil a ordonné un nouveau vote pour treize sièges parlementaires, tous dans les régions anglophones, qui ont eu lieu le 22 mars et ont abouti aux mêmes résultats.[fn]Il a fallu deux semaines au Conseil constitutionnel pour étudier les recours et déclarer les résultats. Il a rejeté tous les recours sauf ceux de onze circonscriptions (pour treize sièges) des régions anglophones. De nouvelles élections ont eu lieu le 22 mars dans les mêmes conditions de violence et de boycott. Au moins deux personnes sont mortes de blessures par balles à Bamenda le jour du vote. Le FSD a de nouveau présenté des recours en annulation de l’élection pour les mêmes raisons de fraudes et de violence, mais le Conseil constitutionnel a cette fois-ci refusé de remettre en cause les résultats.Hide Footnote Le RDPC a également raflé 316 des 360 conseils municipaux, tandis que le FSD n’en conservait que quatre, ce qui n’a fait que souligner l’ampleur de son déclin.[fn]L’Union nationale pour la démocratie et le progrès (UNDP), alliée du parti au pouvoir, est maintenant le deuxième parti dans les conseils municipaux, avec une majorité dans seize d’entre eux.Hide Footnote Avec un MRC hors-jeu du fait de son boycott et un FSD très affaibli, le pays est privé de toute représentation crédible de l’opposition au sein de ses institutions nationales au moment même où il doit faire face à la crise la plus profonde qu’il ait connue depuis son indépendance.[fn]Ntui, « Cameroun : Les élections laissent entrevoir une nouvelle domination du parti au pouvoir », op. cit.Hide Footnote

Ces élections, et tout particulièrement la décision de Kamto de les boycotter, avec toutes ses ramifications, ont ouvert une nouvelle ère dans la crise politique au Cameroun.

Pendant ce temps, la violence a continué à faire rage dans les régions anglophones. Le 14 février, des forces de sécurité et des groupes d’auto-défense pro-gouvernementaux ont tué plus d’une douzaine de femmes et d’enfants à Ngarbuh, un quartier du village de Ntumbaw, dans le Nord-Ouest. Le gouvernement a d’abord nié toute responsabilité. Mais à la suite de plusieurs rapports d’enquête de journalistes et d’ONG et de pressions exercées par la France, la présidence a admis, le 21 avril, que des forces de sécurité avaient tué les victimes. Elle a cependant maintenu que ces morts étaient accidentelles, et qu’elles ont eu lieu pendant des échanges de tirs avec des séparatistes.[fn]« How an execution-style massacre unfolded in Cameroon », The New Humanitarian, 3 mars 2020 ; « Cameroon : Massacre Findings Made Public », Human Rights Watch, 24 avril 2020.Hide Footnote

Le 6 septembre, Biya a annoncé la tenue d’élections régionales en décembre, déclenchant une réaction amère de la part de Kamto, et donc une nouvelle confrontation entre gouvernement et opposition. Kamto a à son tour annoncé que des manifestations, qu’il a décrites comme pacifiques mais néanmoins destinées à obtenir le départ du pouvoir de Biya, commenceraient le 22 septembre. Les Camerounais étant divisés sur cette réaction, décrite par le gouvernement comme insurrectionnelle, les militants de Kamto ont organisé de petites manifestations à Douala et dans certaines parties de la région de l’Ouest. Le gouvernement a déployé des forces de sécurité supplémentaires dans ces zones et à Yaoundé, où de nombreux manifestants ont été arrêtés.[fn]« Au Cameroun, des marches de l’opposition réprimées par les forces de l’ordre », Le Monde, 23 septembre 2020.Hide Footnote Si le MRC ne participera pas à cette élection indirecte, au cours de laquelle les conseils municipaux dominés par le RDPC éliront des conseillers régionaux, il semble déterminé à utiliser cette élection pour battre le rappel contre le gouvernement. Il est possible qu’il voie dans cette élection de décembre sa dernière chance avant longtemps, puisqu’aucune autre élection n’est prévue dans les cinq années à venir.

D. Covid-19

La pandémie de Covid-19 a également attisé les tensions. Le taux d’infection au Cameroun a, à plusieurs reprises, été parmi les plus élevés en Afrique (en août 2020 le coronavirus avait emporté près de 400 vies dans le pays). Dès le tout début de la crise, Kamto a essayé de profiter de la disparition de Biya de la scène publique alors que le nombre de cas augmentait. Le 27 mars, il a mis Biya au défi de prouver qu’il était vivant et qu’il assumait la direction de la lutte contre la pandémie. Deux semaines plus tard, il a demandé au président de l’Assemblée nationale de saisir le Conseil constitutionnel pour déclarer une vacance du pouvoir.[fn]« Au Cameroun, l’opposant Maurice Kamto dénonce la “vacance de la présidence de la République” », Le Monde, 17 avril 2020. Kamto a affirmé que Biya n’était pas apte à gouverner en raison de ses absences prolongées.Hide Footnote Le président est réapparu le 16 avril lors d’un entretien avec l’ambassadeur de France, mettant ainsi fin à toute spéculation quant à son état de santé ou à son décès.[fn]« Etat de santé de Paul Biya : le Cameroun entre rumeurs et théories du complot », Jeune Afrique, 20 avril 2020.Hide Footnote Cette mise en scène politique n’a fait qu’accroître l’animosité entre Biya et Kamto.

Les efforts parallèles des deux dirigeants pour lancer des campagnes de financement de la lutte contre la pandémie ont encore aggravé la polarisation de la scène politique. La dispute a débuté quand Kamto a créé la Survie Cameroon Survival Initiative (SCSI) en vue de rassembler les contributions financières de la diaspora, qui a permis de collecter 300 000 euros en quelques jours.[fn]« Coronavirus au Cameroun : les opérations de solidarité dans le viseur du gouvernement », Jeune Afrique, 10 avril 2020.Hide Footnote Le gouvernement, craignant que l’effort du dirigeant du MRC ne fasse de l’ombre au fond de solidarité contre la pandémie du président, a interdit l’initiative de Kamto, accusant son parti d’enfreindre la loi en levant des fonds à l’étranger.[fn]« Cameroon : Atanga Nji stings Kamto over coronavirus survival fund », Journal du Cameroun, 7 avril 2020.Hide Footnote Kamto a ignoré l’interdiction et a continué à mobiliser en vue d’une cagnotte totale d’un million d’euros, qu’il espérait voir la police, la gendarmerie et les ministères de la Santé et des Finances gérer conjointement, avec un membre de sa coalition, pour mettre au point la réponse du pays au coronavirus.[fn]Le 7 avril 2020, Penda Ekoka, que Kamto avait nommé pour gérer les fonds collectés pour la lutte contre la Covid-19, a écrit aux ministres, les invitant à désigner des représentants pour rejoindre le comité de gestion du fonds. Voir « Interdiction des collectes du MRC : Christian Penda Ekoka répond à Paul Atanga NJI », Agence Cameroun Presse, 8 avril 2020.Hide Footnote

Le gouvernement a adopté de nouvelles mesures pour répondre à la crise de Covid-19, tout en entravant l’initiative de Kamto. Le 15 avril, Biya a ordonné au ministère de la Justice de libérer plus de prisonniers afin de décongestionner les prisons et de réduire le risque de transmission de masse. L’ordre a été minutieusement rédigé afin d’en exclure les prisonniers accusés d’avoir participé à des mouvements de protestation dans les prisons, tels que le vice-président du MRC.[fn]« Décret n° 2020/193 du 15 avril 2020 portant commutation et remise de peines », présidence de la République du Cameroun, 15 avril 2020.Hide Footnote En mai, le gouvernement a refusé un don de matériel médical de la part de Kamto et arrêté six volontaires de la SCSI qui distribuaient des masques et du gel hydroalcoolique à Yaoundé, tandis que la police convoquait des dirigeants du MRC pour interrogatoire.[fn]« “Survie Cameroun Survival Initiative” – trois accusations retenues contre Alain Fogue, trésorier du MRC », Actu Cameroun, 14 mai 2020.Hide Footnote Le gouvernement et l’opposition extra-parlementaire continuent de se lancer des piques chaque fois que l’occasion se présente et il est difficile de prévoir l’issue de cette querelle à propos de la Covid-19.

E. Les tensions politiques prennent un tournant ethnique

Les divisions politiques actuelles menacent le résultat de décennies d’harmonie relative entre les différents groupes ethniques du Cameroun. Malgré les querelles ethniques de la guerre civile qui s’est déroulée des années 1950 au début des années 1970, beaucoup de Camerounais voient dans la diversité du pays – qui compte environ 250 groupes ethniques, dont aucun ne domine au niveau national – une garantie contre les violences communautaires. Les discours inflammatoires ne sont à leurs yeux qu’un outil aux mains des politiciens pendant les périodes électorales, qui n’ont pas le pouvoir de dégrader le climat général de tolérance qui règne parmi les citoyens.[fn]Entretiens de Crisis Group, responsables politiques et dirigeants communautaires, Yaoundé et région du Sud, septembre-novembre 2019. Ce climat de tolérance générale est visible dans les interactions sociales harmonieuses dans les villes du pays, y compris les mariages interethniques. Selon un article universitaire récent, les statistiques des centres de registres civils des villes montrent qu’entre 2008 et 2018, plus de la moitié des mariages célébrés dans les aires urbaines du pays concernaient des couples d’origines ethniques et linguistiques différentes. Kum Ngwoh, « The Realities of National Integration in Cameroon », International Journal of Humanities and Social Studies, vol. 7, no. 3 (mars 2019). Le Cameroun a cependant aussi connu des périodes de fortes tensions ethniques, notamment pendant la guerre civile de la deuxième moitié des années 1950 à 1970, quand les forces françaises et gouvernementales se sont battues contre les insurgés des régions du Littoral et de l’Ouest, qui luttaient contre ce qu’ils estimaient être une prolongation de la domination coloniale derrière un gouvernement fantoche. Des divisions ont également émergé en 1982, cette fois entre nordistes et sudistes, quand le président Ahmadou Ahidjo (originaire du Nord) a démissionné et que Biya a pris le pouvoir. En 1984, des officiers de l’armée ont mené une tentative de coup d’Etat, apparemment dans l’espoir d’installer un homme du Nord dans le palais présidentiel, mais Biya a survécu.Hide Footnote Plus récemment, cependant, certaines tensions politiques ont pu prendre un tournant ethnique alors que l’opposition Kamto-Biya oppose un Ouest pro-Kamto, majoritairement habité par les Bamiléké, contre un Centre-Sud pro-Biya, dominé par les Beti et les Bulu. Les discordes ethniques ont même atteint l’Eglise catholique, théâtre de tensions du même ordre.[fn]Entretiens de Crisis Group, dirigeant religieux et homme politique, Yaoundé, septembre 2019.Hide Footnote Les activistes des deux camps ont attisé les tensions ethniques en accusant leurs rivaux d’avoir des bases de soutien exclusivement communautaires et en leur attribuant des stéréotypes ethniques négatifs.[fn]« Cameroun : Mathias Eric Owona Nguini, Patrice Nganang et le poison du tribalisme », Jeune Afrique, 24 juin 2019 ; « Cameroun : le péril de la fracture identitaire », Observatoire Pharos, 12 mai 2020.Hide Footnote

Un discours qui fait la part belle à la logique ethnique attise encore ces divisions. Les militants pro-gouvernementaux, notamment grâce à leur accès aux médias d’Etat et à certains médias privés, ne cessent de rappeler les origines bamiléké du dirigeant du MRC, insinuant que son parti pencherait naturellement en faveur de ce groupe ethnique. Kamto a semblé lui-même prêter sa voix à cette interprétation ethnique en suggérant qu’on lui avait volé sa victoire en 2018 du fait de son origine ethnique.[fn]Le 16 octobre 2019, Kamto a déclaré au Conseil constitutionnel : « S’il y a un concours pour devenir Bulu, dites-le-moi. Je le passerai ». « Plaidoirie 2 de Maurice Kamto au Conseil Constitutionnel », vidéo, YouTube, 17 octobre 2019.Hide Footnote Le 4 juillet 2019, dix membres du parlement pro-Biya originaires du Sud ont suggéré que le MRC et les Bamiléké étaient derrière les manifestations violentes qui avaient eu lieu devant des ambassades du Cameroun en Europe, une tentative sans fondement de dépeindre les manifestations anti-gouvernementales sous un jour ethnique.[fn]Dans un document intitulé « Déclaration des Députés à l’Assemblée Nationale Ressortissants de la Région du Sud », daté du 4 juillet 2019, dix députés du Sud, région d'origine du président Biya, ont condamné les manifestations devant les ambassades, accusant les participants d’ambitions tribales et ajoutant, dans une menace à peine voilée, que les vandales n’avaient pas le monopole de la violence.Hide Footnote Des responsables politiques et universitaires pro-gouvernementaux ont également fait des déclarations de ce type, y compris dans les médias d’Etat, dont certaines incitaient à la violence.[fn]Le 3 février, sur la chaîne télévisée gouvernementale CRTV, un ministre délégué à la justice a accusé Kamto de parti pris ethnique et, toujours selon ce ministre, d’inciter à la haine contre les Bamiléké. « Cameroun : un ministre accusé de propos antisémites après avoir visé les Bamiléké », Jeune Afrique, 4 février 2019 ; « Appel aux génocides : l’urgence de se ressaisir », Actu Cameroun, 19 juillet 2019 ; « Les députés de la région du Sud s’attaquent à la Brigade anti-sardinards », post Facebook du TGV de l’Info, 6 juillet 2019.Hide Footnote

Une étude plus poussée de l’organigramme de la direction du MRC dément pourtant la rhétorique gouvernementale et montre que le parti n’est pas dominé par un groupe ethnique. Pendant la détention de Kamto, son adjoint, Mamadou Mota, qui n’est pas bamiléké et est originaire de Tokombere dans l’Extrême-Nord, a activement assuré la direction du parti. Quand Mota s’est retrouvé emprisonné à son tour, Tiriane Noah, une Beti de la région du Centre, a pris la relève. Le secrétaire général du parti est un anglophone du Nord-Ouest. D’autre part, de nombreux Bamiléké aisés continuent à compter parmi les principaux soutiens financiers du parti au pouvoir, sans doute par crainte de perdre leurs avantages commerciaux s’ils n’en faisaient rien.[fn]Entretiens de Crisis Group, membres de partis politiques, Bafoussam et Yaoundé, septembre 2019. « Régionales au Cameroun : qui pour présider l’Ouest ? », Jeune Afrique, 30 septembre 2020.Hide Footnote

La rhétorique partisane s’est laissée entrainer dans l’usage de stéréotypes et propos haineux.

La rhétorique partisane s’est laissée entrainer dans l’usage de stéréotypes et propos haineux. Des sympathisants du gouvernement ont inventé le terme de « tontinards » pour désigner les membres du MRC, une insulte dérivée du mot « tontine », un système de prêt informel très largement répandu parmi les Bamiléké.[fn]Entretiens de Crisis Group, responsables politiques, militants de la société civile, Yaoundé, juin-septembre 2019.Hide Footnote Ses détracteurs associent la tontine à la cupidité, une caractéristique que certains sympathisants du gouvernement aiment attribuer aux Bamiléké, dont beaucoup occupent des places importantes dans le monde des affaires camerounais. En réponse, des militants de l’opposition ont inventé une nouvelle insulte pour les sympathisants du RDPC, qu’ils appellent les « sardinards ».[fn]Ibid.Hide Footnote Le terme s’inspire de l’habitude du parti au pouvoir de distribuer du pain et des sardines lors de ses rassemblements. Il est employé pour pointer du doigt l’utilisation illégitime de ressources publiques en vue d’acheter des soutiens politiques. Beaucoup de partisans du MRC utilisent ce terme pour désigner les Beti et Bulu et suggérer qu’ils sont corrompus et incapables de réussir sans la protection du gouvernement.

Dans le Sud, une région longtemps dominée par le parti au pouvoir, des tensions ethniques croissantes semblent avoir contribué aux émeutes de 2019 orchestrées par des groupes de Bulu indigènes contre des Bamoun et Bamiléké originaires de l’Ouest.[fn]Entretiens de Crisis Group, Yaoundé, Douala, juin-septembre 2019.Hide Footnote Le 10 octobre, des centaines d’habitants de Sangmélima ont attaqué des Bamiléké, des Bamoun (également originaires de l’Ouest et ayant des liens de parenté avec des Bamiléké) et des nordistes avec des bâtons et des pierres, détruit leurs biens et pillé leurs magasins après que des résidents locaux ont accusé un Bamoun de l’Ouest de complicité dans le meurtre d’un chauffeur de moto-taxi.[fn]Entretiens de Crisis Group, dirigeants locaux, région du Sud, octobre et novembre 2019. Voir aussi « Emeutes à Sangmelima : Le LAAKAM réagit aux émeutes de Sangmelima », Cameroun 24, 17 octobre 2019 ; « Violences de Sangmélima : la vérité qu’on a caché au peuple », CamerounWeb, 17 octobre 2019.Hide Footnote Les résidents locaux ont continué de tout saccager pendant deux jours, faisant fuir plusieurs centaines de personnes vers leur région d’origine.[fn]« Cameroun – Emeutes à Sangmelima : Alors qu’un calme précaire règne dans la ville, le chroniqueur David Eboutou relate une suite de scènes effroyables », Cameroun-Info.Net, 12 octobre 2019. « Sangmélima: la ville retrouve son calme », CRTV, 14 octobre 2019.Hide Footnote Les émeutes ont conduit certains activistes sur les réseaux sociaux à appeler les Bamiléké à s’armer, mais le gouvernement a rapidement organisé des négociations intercommunautaires qui ont calmé la situation.[fn]« Appel au génocide : Grégoire Owona recadre Nganang », Le Bled Parle, 4 juillet 2019.Hide Footnote La violence a été exacerbée par des tensions sous-jacentes à propos de droits fonciers, tout particulièrement contre les immigrants dans la zone, souvent bamiléké, accusés d’acheter des terres de manière illégale et d’occuper les magasins les mieux placés.[fn]La Commission nationale des droits de l’homme et des libertés a pu documenter dix-neuf affrontements communautaires dus à des différends fonciers entre 2014 et 2019. Ce chiffre est sans doute une sous-estimation. Des groupes locaux à travers le pays accusent les Bamiléké d’être des « voleurs de terres » alors qu’ils achètent généralement leurs terrains avec l’accord du vendeur. Entretiens de Crisis Group, militants des droits humains, Yaoundé, septembre 2019.Hide Footnote

Tandis que les tensions politiques ont surtout reflété la rivalité qui oppose les Bamiléké, d’une part, et les Beti et Bulu, de l’autre, les affrontements du 25 avril 2019 à Obala, une petite ville à 45 kilomètres de Yaoundé dans la région du Centre, suggèrent que d’autres lignes de fracture ethniques pourraient s’ouvrir si les troubles politiques perdurent.[fn]« Cameroun : le péril de la fracture identitaire », op. cit.Hide Footnote Lors de ces incidents, des Beti locaux ont affronté des immigrés haoussa du nord, dans lesquels certains voient des sympathisants de l’opposition. Après la mort d’une personne dans un différend entre un Beti de souche et un immigré haoussa, des jeunes des deux groupes se sont affrontés avec des machettes et des flèches, blessant douze personnes.[fn]« Affrontement d’Obala, ce qui s’est réellement passé ! », Journal du Cameroun, 26 avril 2019.Hide Footnote

Une nouvelle politique gouvernementale imposant que les maires des villes soient originaires de la région pourrait ne faire qu’empirer les choses. En décembre 2019, le gouvernement a promulgué cette politique sous la forme d’un amendement à la loi sur les collectivités locales.[fn]Le critère d’éligibilité indigène ne concerne que les villes. Il y a vingt centres urbains à caractère spécial, selon la loi camerounaise. Les personnes non indigènes peuvent être maires de petites villes ou bien encore présider les conseils municipaux d’arrondissements qui composent des villes. Par exemple, la ville de Douala est constituée de six arrondissements, chacun doté d’un conseil municipal. Après les élections municipales de février 2020, deux des maires d’arrondissement de Douala étaient bamiléké, alors qu’ils ne sont pas originaires de la région.Hide Footnote Cela a créé des ressentiments, notamment parmi les Bamiléké, dont beaucoup ont quitté leur région montagneuse de l’Ouest pour les villes principales du Centre, du Sud et du Littoral. Ils voient dans cette nouvelle politique un stratagème pour les priver de pouvoir politique dans les villes où ils se sont installés et où les groupes ethniques immigrés seraient susceptibles de dominer les conseils municipaux.[fn]Entretien de Crisis Group, dirigeant indigène, Douala, novembre 2019.Hide Footnote La loi repose sur le statut de 2006 établissant que les conseils municipaux doivent refléter la « composition sociale » de la ville.[fn]La loi n° 2006/004 du 14 juillet 2006 établit les conditions d’élection des conseillers régionaux.Hide Footnote Elle va sans aucun doute contrarier les immigrés en les excluant des postes à responsabilité, en particulier à Yaoundé et Douala, où les résidents d’origine immigrée sont majoritaires. 

III. Réseaux sociaux, publications incendiaires et désinformation

Incapables de s’exprimer librement dans les médias dominés par le régime Biya et ses alliés depuis des décennies, les opposants au gouvernement, journalistes indépendants et blogueurs se sont emparés du nouvel espace offert par les réseaux sociaux pour faire entendre leurs messages au public camerounais de l’intérieur et de la diaspora. En réponse, le gouvernement et ses sympathisants ont également accru leur présence en ligne. Mais si des plateformes comme Facebook ont démocratisé le paysage médiatique, elles en ont aussi ouvert les portes aux chantres de l’intolérance et aux marchands de haine. Activistes pro-pouvoir comme anti-gouvernementaux utilisent maintenant les réseaux sociaux pour diffuser des propos incendiaires, de la propagande et de la désinformation.[fn]Entretiens de Crisis Group, chercheurs de la société civile, Yaoundé, septembre 2019 ; et observation par Crisis Group des principaux réseaux sociaux.Hide Footnote

L’utilisation des réseaux sociaux a explosé au cours des dernières années au Cameroun. Le pays de 26 millions d’habitants avait un taux de pénétration de l’Internet de 30 pour cent en janvier 2020, et 59 pour cent des 7,8 millions d’utilisateurs d’Internet se connectaient via leurs smartphones.[fn]« Digital 2020 Cameroon », Hootsuite et We Are Social, janvier 2020 ; « Le taux de pénétration de l’internet au Cameroun atteint 30 % en 2020, grâce à l’arrivée de 570 000 nouveaux internautes », Investir au Cameroun, 24 février 2020. La CRTV (radio et télévision) et le Cameroon Tribune (journal) sont des médias d’Etat étroitement contrôlés. Ils ont une portée nationale importante.Hide Footnote Blogueurs, activistes et chaînes de télévision privées actifs sur les réseaux sociaux ont pris des parts d’audience aux médias d’Etat. Par exemple, au moins deux petites chaînes de télévision privées du Cameroun ont des pages Facebook, sur lesquelles elles ont plus de 480 000 abonnés chacune, ce qui équivaut à l’audience en ligne de la chaîne d’Etat, la Cameroon Radio Television.[fn]Observation par Crisis Group des échanges en ligne, 6 novembre 2020. La page Facebook de la chaîne d’Etat CRTV comptait 527 881 abonnés, tandis qu’Equinoxe TV en avait 535 327 et Canal 2 en avait 489 819.Hide Footnote Trois blogueurs politiques sur Facebook, Mimi Mefo, Paul Chouta et Boris Bertolt (dont deux vivent à l’étranger tandis que le troisième est en détention au Cameroun), comptent chacun plus de 100 000 abonnés. Avec d’autres blogueurs aux nombreux abonnés, ils alimentent les débats sur des questions controversées et diffusent des informations que les médias d’Etat préfèrent ignorer. Aucun de ces acteurs spécifiques ne se livre à des propos haineux.[fn]Mimi Mefo, qui publie sur la page Mimi Mefo Info, avait 256 101 abonnés au 6 novembre 2020 ; Paul Tchouta, qui publie sur une page intitulée Le TGV de l’Info, avait 185 054 abonnés ; et Boris Bertholt avait plusieurs pages qui, ensemble, comptabilisaient plus de 100 000 abonnés en novembre 2020. L’activiste anglophone et blogueur séparatiste Mark Bareta avait plus de 120 000 abonnés sur un seul profil, mais Facebook a supprimé tous ses comptes en février 2020. Ces blogueurs sont généralement critiques du gouvernement. Leur influence est telle que beaucoup de Camerounais consultent leurs publications plusieurs fois par jour en quête d’une autre perspective.Hide Footnote

Souvent pris au dépourvu par le caractère rapide et interactif des réseaux sociaux, le gouvernement a multiplié ses efforts pour s’assurer que sa présence en ligne puisse suivre la cadence. Depuis 2018, l’équipe du président Biya a remanié son site Internet et ses comptes Twitter et Facebook, peu suivis jusque-là, en y publiant régulièrement, en bloquant les propos critiques et en y promouvant ses déclarations. Il compte maintenant plus de 900 000 abonnés sur Facebook, faisant de lui le responsable politique le plus suivi du Cameroun (son audience en ligne éclipse ainsi celle des médias d’Etat). Son équipe de communication s’est assurée que son compte obtienne un badge « vérifié », et il a été la première figure politique du Cameroun à posséder ce statut.[fn]Entretiens de Crisis Group, représentants d’une entreprise Internet, Yaoundé et au téléphone, février 2020. Jusqu’en février 2020, Biya était le seul responsable politique du Cameroun à détenir un compte vérifié sur Facebook et Twitter. Par la suite, cependant, Twitter a également accordé ce statut à plusieurs ministres du gouvernement ainsi qu’à la dirigeante d’opposition Kah Walla.Hide Footnote Montrant ainsi qu’il comprenait l’importance des réseaux sociaux, le président a annoncé sur Twitter sa décision de se représenter aux élections en juillet 2018. Parallèlement, le gouvernement a augmenté la visibilité de l’armée et de la police sur les réseaux sociaux dans le but d’améliorer l’image des forces de sécurité, en pleins conflits dans l’Extrême-Nord et dans les régions anglophones, et de contrer toute accusation d’abus de violence.[fn]Il y a trois principales pages de réseaux sociaux qui publient des informations sur les activités des forces armées du Cameroun. Honneur et Fidélité, présente sur Facebook et Twitter, est la page la plus active et la plus suivie.Hide Footnote Le parti au pouvoir a également monté une équipe de cyber-activistes pro-gouvernementaux pour occuper la scène en ligne.[fn]« Au Cameroun, la “brigade cybernétique” secrète des pro-Biya », Jeune Afrique, 16 juin 2020. En août 2019, des responsables du RDPC ont commencé à financer un petit groupe de cyber-activistes en réponse à l’opposition exprimée au sein de la diaspora après l’arrestation de Kamto.Hide Footnote

Tandis que les voix de l’opposition et du gouvernement se sont multipliées en ligne, les opinions incendiaires de provocateurs souvent tolérés ou encouragés par les responsables politiques, ont également proliféré.

Tandis que les voix de l’opposition et du gouvernement se sont multipliées en ligne, les opinions incendiaires de provocateurs souvent tolérés ou encouragés par les responsables politiques, ont également proliféré.[fn]« Cameroun : Mathias Eric Owona Nguini, Patrice Nganang et le poison du tribalisme », op. cit.Hide Footnote Lorsqu’ils s’emparent de questions politiques nationales, beaucoup d’utilisateurs des réseaux sociaux usent d’insultes anciennes et nouvelles, telles que tontinard et sardinard, pour désigner leurs rivaux.[fn]Entretiens de Crisis Group, chercheurs spécialistes des réseaux sociaux, Yaoundé, août 2019 et janvier-février 2020. Certains des termes haineux les plus communément utilisés au Cameroun incluent : bamilécon, anglofou, wadjo, porc, frog, chop-broke-pot et, maintenant, tontinard et sardinard.Hide Footnote Certains appellent directement à la violence, diffusant des programmes télévisés en direct, au cours desquels ils encouragent à attaquer des groupes ethniques spécifiques ou applaudissent la répression violente de manifestations par les forces de sécurité.[fn]Par exemple, sur le groupe public Facebook intitulé Parle que beti, des membres attaquent régulièrement les Bamiléké, les Beti ou les Bulu, appelant à la violence, détournant certaines images et diffusant de la désinformation pour discréditer d’autres sources.Hide Footnote Des sympathisants du gouvernement estiment parfois à tort que la Brigade anti-sardinards, un groupe de protestataires anti-gouvernementaux issus de la diaspora, fait office d’aile armée du MRC.[fn]« Cameroun : les réseaux sociaux, nouvelle tribune d’expression des violences », Camer.be, 7 juillet 2019. La Brigade anti-sardinards est un groupe d’activistes camerounais de la diaspora, dont beaucoup s’opposaient déjà au long règne de Biya avant l’émergence du MRC en tant que premier parti d’opposition lors de l’élection de 2018. Leurs méthodes incluent des manifestations bruyantes devant des hôtels et autres lieux visités par le président lors de ses voyages dans les capitales étrangères. « Cameroun Politique. Chasse à Paul Biya à Genève : Le Front Uni de la diaspora camerounaise pour l’alternance sème le trouble à l’hôtel Intercontinental de Genève », Cameroun 24, 14 octobre 2016.Hide Footnote De l’autre côté de l’échiquier politique, un Camerounais basé aux Etats-Unis a diffusé une vidéo qui a beaucoup circulé sur Facebook en juillet 2019 et dans laquelle il appelait les Bamiléké à s’organiser contre un gouvernement dirigé par les Bulu. Tandis que ce dérapage a été condamné par certaines des personnalités camerounaises opérant sur les réseaux sociaux, d’autres ont continué à appeler à la violence interethnique.[fn]« Appel au génocide au Cameroun : Patrice Nganang et le poison du tribalisme », Actu Cameroun, 5 juillet 2019 ; « Appel au génocide : Grégoire Owona recadre Nganang », Le Bled Parle, 4 juillet 2019.Hide Footnote

L’effet ricochet entre événements intérieurs et dans la diaspora a été grandement facilité et accéléré par l’expansion des réseaux sociaux. Dans l’exemple cité plus haut, les manifestations de janvier devant les ambassades en Europe ont sans doute été déclenchées par les actes de brutalité policière dirigés contre des manifestants pacifiques à Douala quelques heures avant, et retransmis à travers le monde via les réseaux sociaux. Lorsque, en juillet 2019, des députés du Sud – la région d’origine de Biya – ont accusé des émigrés de l’Ouest – la région d’origine de Kamto – d’avoir été les instigateurs de manifestations anti-Biya à Genève, l’accusation a été largement partagée sur les réseaux sociaux.[fn]Observation par Crisis Group d’échanges en ligne, juillet à octobre 2019.Hide Footnote

La désinformation prolifère aussi, manipulant les émotions dans un contexte de tensions politiques tout en alimentant une propagande hostile. Chaque nouvelle controverse est accompagnée de campagnes de désinformation qui ciblent principalement les acteurs et événements politiques importants.[fn]En mai 2020, le gouvernement a donné l’ordre à l’Agence nationale des technologies de l’information et de la communication de lancer une campagne contre la désinformation en réponse à la vague de rumeurs ciblant la réaction du gouvernement à la pandémie de Covid-19. L’agence a envoyé des millions de SMS, publié des notifications dans la presse et identifié de nombreux comptes de réseaux sociaux se faisant passer pour des responsables du gouvernement.Hide Footnote Par exemple, à la veille de l’élection présidentielle d’octobre 2018, des utilisateurs de réseaux sociaux ont prétendu à tort que Kamto avait soudoyé un autre candidat pour obtenir son soutien.[fn]L’image montrait Kamto en train de donner de l’argent à une personne qui n’était pas identifiable sur la photo. Dans les faits, cette personne n’était autre que le trésorier du MRC et non pas un responsable politique du camp rival en train d’être soudoyé.Hide Footnote A la suite du scrutin, alors qu’émergeait la controverse autour du résultat, une vidéo qui a beaucoup circulé parmi les Camerounais laissait penser, à tort, que le parlement allemand avait reconnu la victoire de Kamto, semblant ainsi remettre en cause les chiffres officiels.[fn]Dans la vidéo YouTube en question, un député allemand s’inquiète de la situation politique et sécuritaire au Cameroun. La version manipulée inclut une traduction frauduleuse ayant pour but d’induire en erreur quant au vainqueur de l’élection présidentielle. Dans un incident connexe, un faux compte Twitter a prétendu à tort qu’un autre candidat de l’opposition, Cabral Libii, arrivé troisième de l’élection avec 6 pour cent des voix, avait reconnu la victoire de Kamto. « Présidentielle au Cameroun : comment Internet et les “fake news” se sont invités dans la bataille », Jeune Afrique, 12 octobre 2018.Hide Footnote Des utilisateurs ont également fait circuler des images trompeuses prétendant montrer des violations des droits humains par les forces de sécurité, qui soit n’avaient pas eu lieu, soit avaient eu lieu hors du Cameroun. Le gouvernement s’est appuyé sur de tels cas pour déclarer que de ces rumeurs étaient systématiquement fausses, tentant ainsi de dissimuler les abus réels.[fn]« Non, ces photos ne montrent pas des soldats français arrêtés par l’armée camerounaise », AFP, 3 avril 2019 ; « Cameroun : une enquête ouverte sur des images d’exécution de femmes et d’enfants », Le Parisien, 12 juillet 2018. En 2019, une vidéo a fait le buzz en montrant des soldats en train de tuer deux femmes et deux enfants. Le porte-parole du gouvernement a d’abord estimé qu’il s’agissait d’un cas de détournement d’images produit par les ennemis du pays. Plus tard, sous pression, le président Biya a lancé une investigation qui a conduit à l’arrestation de sept soldats camerounais, dont certains avaient été vus dans la vidéo. Dans d’autres cas, les utilisateurs ont fait circuler des images prétendant montrer des soldats étrangers intervenant au Cameroun, mais qui se sont révélées avoir été filmées ailleurs. « Non, cette vidéo ne montre pas “l’armée française au Cameroun” », AFP, 14 mars 2019. Certains cas de désinformation ou de détournement d’images, bien qu’ils ne soient pas directement liés à la querelle Biya-Kamto, sont utilisés par les critiques du gouvernement pour remettre en cause sa crédibilité et retourner l’opinion publique contre lui. D’autres informations manipulées, à l’inverse, sont utilisées par des activistes pro-gouvernementaux pour répondre aux critiques des actions gouvernementales par l’opposition.Hide Footnote

IV. Les limites de la gestion des tensions ethniques, des propos incendiaires et de la désinformation

Les autorités camerounaises peuvent s’appuyer sur un certain nombre de lois et d’institutions pour apaiser les tensions ethniques et contrecarrer les discours de haine.[fn]Selon Hootsuite and We Are Social, il y avait 7,8 millions d’utilisateurs d’Internet au Cameroun en janvier 2020. Le réseau social le plus utilisé est Facebook, qui compte 3,6 millions d’abonnés. Twitter compte moins de 150 000 abonnés au Cameroun.Hide Footnote Facebook, le réseau social le plus populaire au Cameroun, a également adopté de nouvelles pratiques dans le même but. Jusqu’ici, cependant, ces mesures semblent n’avoir eu que peu d’effet.

A. Le gouvernement

Le gouvernement du Cameroun et le président Biya ont traditionnellement essayé de gérer les tensions ethniques en distribuant les postes importants du gouvernement, du secteur public et des entreprises parapubliques à des personnalités de toutes origines ethniques et régionales. Cette pratique a été formalisée par une loi de 1982, réactualisée en 1992, qui établit des quotas régionaux précis (l’origine régionale d’une personne est étroitement liée, dans le système légal camerounais et dans l’esprit populaire, à son ethnicité) pour les recrutements du secteur public.[fn]Selon une politique d’équilibre régional établie par décret présidentiel depuis 1982, le Cameroun recrute ses fonctionnaires selon des quotas régionaux. Ces quotas se basent sur l’origine des parents de chaque candidate et candidat. La décision ministérielle 0015/MINFOPRA/CAB d’août 1992 a établi les quotas suivants : 18 pour cent pour l’Extrême-Nord, 15 pour cent pour le Centre, 13 pour cent pour l’Ouest, 12 pour cent pour le Littoral, 12 pour cent pour le Nord-Ouest, 8 pour cent pour le Sud-Ouest, 7 pour cent pour le Nord, 5 pour cent pour l’Adamaoua, 4 pour cent pour l’Est, 4 pour cent pour le Sud et 2 pour cent pour les anciens soldats. Si certains postes restent à pourvoir, ils sont distribués selon quatre zones de recrutement : les régions du nord, le Centre-Sud-Est, le Littoral-Ouest et les régions anglophones. En septembre 2020, des critiques ont accusé le gouvernement de tribalisme après avoir estimé que l’ENAM, la grande école d’administration et de magistrature, avait admis un nombre disproportionné de candidats des régions du Centre et du Sud, aux dépens de candidats des trois régions du nord et des deux régions anglophones.Hide Footnote

Cette approche montre cependant de nombreuses limites. Dans la pratique, les personnes chargées des recrutements dans le secteur public bénéficient de beaucoup de latitude et sont peu surveillées. Elles peuvent donc se permettre d’ignorer la loi, ou de la citer pour justifier le recrutement d’un parent ou d’un membre de leur propre ethnie.[fn]Entretiens de Crisis Group, responsable religieux, responsables politiques, député, Douala et Yaoundé, septembre-novembre 2019. Par exemple, en février 2017, un ministre a suscité la controverse en publiant une liste de personnes recrutées pour un projet en révélant ainsi, de fait, que la majorité des noms étaient issus de son propre groupe ethnique. Il a alors expliqué qu’il avait pris en compte la proximité des candidats avec les régions du Centre et du Sud, où le gros du projet devait avoir lieu. Mais les Camerounais l’ont quand même accusé de discrimination.Hide Footnote De nombreux Camerounais en déduisent que la loi sert à contourner le principe de la méritocratie lors des recrutements. Un autre problème tient à l’identification sans appel de la région d’origine d’une personne : la loi stipule qu’il faut prendre en compte l’origine géographique du groupe ethnique paternel, et non le lieu de naissance ou de domicile de la personne en question. Cette règle peut rendre contestable la détermination des origines dans un pays au taux de migration interne très élevé. 

En théorie, la Commission nationale pour la promotion du bilinguisme et du multiculturalisme pourrait jouer un rôle positif mais son impact a été minimal jusqu’ici. Le gouvernement a créé cette commission en janvier 2017 en réponse aux doléances des anglophones et pour promouvoir la diversité linguistique et culturelle du pays. Mais elle n’a qu’un pouvoir consultatif. Biya a nommé ses quinze membres parmi des personnalités de la société civile et d’anciens ministres, et son président actuel, l’ancien Premier ministre Mafani Musonge, rend directement compte au président. Si ses activités se sont surtout focalisées sur la crise anglophone, elle a organisé en août 2019 un séminaire sur les risques du discours de haine ethnique. Elle a aussi mis au point un mécanisme pour signaler les propos haineux sur son site Internet.[fn]Le site Internet de la commission est www.cnpbm.cm.Hide Footnote Mais, de manière générale, elle a peu contribué à la lutte nationale contre l’intolérance ethnique.[fn]Entretiens de Crisis Group, responsable gouvernemental et dirigeant de la société civile, Yaoundé, septembre 2019.Hide Footnote

En ce qui concerne la régulation des médias, on peut se demander si le gouvernement camerounais – si prompt à réprimer les journalistes – peut à la fois protéger la liberté d’expression et freiner la prolifération des propos incendiaires en ligne.[fn]Dans son classement mondial de la liberté de la presse 2020, Reporters sans frontières a classé le Cameroun 134e sur 180, une perte de 3 rangs par rapport à 2019.Hide Footnote Le gouvernement reconnaît pourtant l’influence déstabilisante des réseaux sociaux. Dès le 10 novembre 2016, le président de l’Assemblée nationale, figure emblématique du parti au pouvoir, Cavayé Djibril, avait déclaré, en prétendant exprimer ainsi la position du gouvernement, que les réseaux sociaux étaient en passe de devenir une nouvelle forme de « terrorisme ».[fn]Cavayé Djibril, discours d’ouverture de l’Assemblée nationale, 10 novembre 2016.Hide Footnote Le gouvernement n’a pourtant tendance à prendre position contre les médias que lorsqu’il y voit une menace pour lui-même, plutôt que d’envisager une nécessaire régulation de l’ensemble du secteur. L’arrestation, en mai 2019, d’un blogueur connu pour ses partages de publications critiques du gouvernement n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres. Ce blogueur reste en détention provisoire dans l’attente de son procès pour diffamation criminelle.[fn]« Continued Detention of Cameroonian Journalist an Afront to Freedom of Expression », PEN International, 19 novembre 2019. Le blogueur Paul Chouta est en détention provisoire depuis plus de huit mois. Il a été arrêté suite à la plainte pour diffamation déposée contre lui par une autrice franco-camerounaise favorable au gouvernement pour avoir posté sur sa page Facebook, Le TGV de l’Info, une vidéo d’elle se disputant en public avec une autre personne. Parmi les autres cas, il y a Martinez Zogo, un journaliste d’Amplitude FM, une chaîne de radio basée à Yaoundé, emprisonné en janvier 2020 à la suite d’accusations de diffamation, de cybercriminalité et de chantage après la plainte de l’épouse d’un responsable gouvernemental. Il a été libéré deux mois plus tard. « Le journaliste camerounais Martinez Zogo emprisonné depuis janvier pour diffamation », Comité pour la protection des journalistes, 24 février 2020. Dans une autre affaire, le 23 octobre 2018, les autorités ont arrêté le journaliste Michel Tong pour avoir diffusé des informations sur les violences commises dans les régions anglophones, l’accusant de soutien terroriste. Il a été libéré au mois de décembre de la même année. « Cameroon: Release Human Rights Defender Michel Biem Tong »,Frontline Defenders, 27 novembre 2018.Hide Footnote

Le gouvernement a également tenté de réguler l’utilisation des réseaux sociaux parmi les fonctionnaires, particulièrement dans les cas de fuites de données sensibles. Le 28 mars 2018, le Premier ministre d’alors, Philémon Yang, a publié une circulaire dans laquelle il dénonçait les fonctionnaires qui avaient utilisé les réseaux sociaux pour diffuser des documents confidentiels, suite à une série de fuites qui concernaient notamment des interdictions de sortie du territoire à l’encontre de hauts responsables de l’Etat, pourtant toutes classées secrètes. Trois mois plus tard, le gouvernement, inquiet à l’idée que des informations sensibles puissent être rendues publiques, a ordonné à tous les gendarmes du pays de quitter les réseaux sociaux.[fn]« Cameroun : L’usage des réseaux sociaux par les gendarmes désormais soumis à l’autorisation de la hiérarchie », Digital Business Africa, 23 juin 2018 ; « Utilisation des réseaux sociaux : le patron de la gendarmerie recadre ses troupes », Journal du Cameroun, 17 octobre 2019.Hide Footnote Le secrétaire d’Etat en charge de la gendarmerie nationale a par la suite ordonné que les gendarmes obtiennent une autorisation avant d’ouvrir un compte sur un réseau social et de supprimer tout forum en ligne qu’ils administraient ou modéraient. Selon certains, le secrétaire d’Etat craignait que le personnel militaire emploie les réseaux sociaux pour violer la règle de non-divulgation de leurs opinions politiques ou d’informations professionnelles.[fn]« Cameroun : L’usage des réseaux sociaux par les gendarmes désormais soumis à l’autorisation de la hiérarchie », op. cit.Hide Footnote

Lorsque le gouvernement a réellement adopté des mesures pour lutter contre la désinformation, ses tentatives se sont révélées inefficaces ou uniquement destinées à des fins politiques.

Des restrictions de cette nature peuvent se justifier pour garantir la sécurité des affaires gouvernementales, mais dans un pays où les abus des droits humains sont répandus, il y a un réel risque qu’elles servent aussi à réduire les lanceurs d’alerte au silence. Certaines informations divulguées par des officiers de police ou de gendarmerie sont des preuves d’abus des droits humains, parfois sous la forme d’enregistrements audio ou vidéo.[fn]Ibid.Hide Footnote

Lorsque le gouvernement a réellement adopté des mesures pour lutter contre la désinformation, ses tentatives se sont révélées inefficaces ou uniquement destinées à des fins politiques. En 2016, il a mis au point un site Internet de vérification des informations pour le Cameroun, géré par une compagnie spécialisée en stratégie de communication que le gouvernement emploie également pour promouvoir les versions qui lui sont favorables.[fn]En mars 2020, le site Internet stopblablacam.com est passé du simple contrôle des informations diffusées sur Internet à la publication de ses propres contenus originaux. Le site est géré par Stratline, une agence spécialisée en stratégie de la communication recrutée par le gouvernement.Hide Footnote Depuis le mois de janvier 2017, le gouvernement a aussi pris l’habitude d’envoyer des SMS aux citoyens pour les avertir que toute personne diffusant de la désinformation sera poursuivie en justice en application des lois nationales sur la cybercriminalité.[fn]« Cameroun : MTN s’explique sur la diffusion des SMS du Minpostel », Digital Business Africa, 17 janvier 2017.Hide Footnote Il paraît cependant peu probable que cette mesure règle le problème, et beaucoup de Camerounais doutent qu’elle soit appliquée de manière politiquement neutre.[fn]Entretiens de Crisis Group, journalistes, Yaoundé, juin-octobre 2019.Hide Footnote

Parallèlement, le gouvernement a fait adopter en décembre 2019 une loi criminalisant « l’outrage à la tribu », mais son efficacité en matière de lutte contre les tensions ethniques reste à prouver.[fn]« Hate speech linked to tribalism is now punishable by the Cameroon Penal Code », Journal du Cameroun, 27 décembre 2019.Hide Footnote La loi punit tout propos hostile à un groupe ethnique d’une peine de prison allant jusqu’à deux ans et d’une amende de trois millions de francs CFA (4 500 euros), qui peut aller jusqu’à 20 millions de francs CFA (30 000 euros) si cette rhétorique apparaît dans la presse ou sur les réseaux sociaux. Il est encore trop tôt pour savoir si le gouvernement appliquera cette loi de manière neutre afin de décourager tout discours de haine aux motivations politiques, ou s’il se contentera de cibler les individus qu’il considère lui-même dangereux. Il est aussi difficile d’établir si cette loi, dont les termes sont loin d’être précis, permettra aux autorités de contrôler l’ensemble de la toile, à supposer qu’elles le souhaitent. Son application à des milliers de publications sur les réseaux sociaux représente un défi important pour un gouvernement qui peine à réguler les réseaux sociaux.[fn]Le Cameroun a été classé 99e sur 100 dans le DiGix 2018, un indice composite calculé à partir de trois critères, dont la régulation et l’environnement institutionnel et qui mesure le niveau de transition numérique des pays. « Which countries are the most digitally advanced ? », BBVA, 9 avril 2019.Hide Footnote

Le Conseil national de la communication (CNC) du Cameroun pourrait contribuer à la lutte contre les discours de haine, mais il est entravé par des moyens opérationnels limités et la méfiance de l’opinion publique. Cet organisme a été créé au début des années 1990, en partie pour lutter contre les propos incendiaires alors que le pays découvrait la liberté d’expression avec le retour au multipartisme. En janvier 2012, le gouvernement a étendu son mandat aux communications Internet. Ses activités se limitent cependant à la sensibilisation des journalistes et il est fort probable qu’il éprouverait des difficultés à couvrir la quantité considérable de publications en ligne.[fn]En plus de son rôle de régulateur des médias, le CNC organise des sessions de formation pour journalistes pour améliorer leur compréhension de la loi. « Communication en temps de crise : le recadrage du CNC », Cameroon Tribune, 17 mars 2020.Hide Footnote

L’avis du public au sujet du CNC est mitigé. Ses membres incluent des personnalités historiquement critiques du gouvernement et des individus à l’esprit indépendant, et il faut reconnaître sa capacité à se tenir hors de portée des ingérences politiques, en sanctionnant les journalistes surtout lorsqu’ils publient des détails non confirmés et préjudiciables, ayant trait à la vie privée.[fn]Entretiens de Crisis Group, journalistes, Yaoundé et Douala, juin à octobre 2019. Le CNC a sanctionné des journalistes pour couverture biaisée en leur imposant des avertissements ou des suspensions d’activité pendant un à six mois. Dans beaucoup de cas, ce sont des individus qui ont déposé des plaintes contre des journalistes auprès du CNC. De nombreuses plaintes sont déposées lorsque des journalistes diffusent, en l’absence de preuves, des informations faisant état d’accusations de mauvaise conduite à caractère sexuel ou financier. Les journalistes répondent qu’ils doivent protéger leurs sources. Il y a un désaccord profond sur ce qui est de l’ordre de l’intérêt public, encore aggravé par l’absence d’une loi pour la liberté d’informer qui obligerait les autorités à fournir des informations sur la gestion des affaires publiques.Hide Footnote Les syndicats de journalistes remettent cependant en question l’indépendance du CNC et trouvent ses sanctions excessives.[fn]« National Communication Council slams new sanctions on media organs », Cameroon Tribune, 20 décembre 2017 ; « Cameroon council silences journalists, media outlets », VOA, 24 septembre 2017. En 2018, le président du syndicat des journalistes a demandé à ses membres d’ignorer le CNC quand celui-ci demandait aux médias de suspendre leur couverture politique. Le syndicat y a vu un stratagème du gouvernement pour étouffer la couverture médiatique de la crise anglophone. Voir aussi « Suspension des programmes à caractère politique : le Syndicat national des journalistes du Cameroun demande aux médias et aux journalistes de désobéir au Conseil national de la communication », Cameroon-Info.Net, 11 mars 2018 ; et « Cameroun : Peter Essoka s’attaque à Denis Nkwebo et interdit à la presse de commenter le verdict de l’affaire Ahmed Abba », Le Bled Parle, 29 avril 2017. Des journalistes ont aussi exprimé leurs critiques lors des formations proposées par le CNC. Lors d’une session, Peter Essoka les a appelés à « faire preuve de patriotisme dans leur travail ». De nombreux journalistes ont déclaré qu’il n’était pas question de patriotisme mais plutôt d’avoir un accès garanti aux informations officielles. « Communication en temps de crise : le recadrage du CNC », op. cit.Hide Footnote Tout en essayant de conserver son autonomie, le conseil a subi des pressions croissantes pour se conformer à la ligne gouvernementale. Par exemple, quand le CNC a sanctionné des médias pro-gouvernementaux qui avaient diffusé des contenus incendiaires liés à la crise anglophone, de puissants sympathisants du gouvernement l’ont trainé devant la justice.[fn]Entretiens de Crisis Group, régulateurs des médias et autres acteurs médiatiques, Yaoundé, juin 2019. En décembre 2018, le CNC a suspendu un journaliste de télévision basé à Yaoundé et travaillant pour une chaîne pro-gouvernementale pour incitation à la haine ethnique, et a signalé au propriétaire de cette chaîne qu’il ne pouvait pas autoriser de tels contenus dans ses programmes. En réponse, le propriétaire a trainé le président du CNC devant la justice. La cour l’a condamné à six mois de prison avec sursis pour abus de pouvoir. « Cameroun : l’intégralité des sanctions prises par le Conseil national de la communication », Journal du Cameroun, 20 décembre 2018 ; « Cameroun : Peter Essoka condamné à 6 mois de prison avec sursis », Actu Cameroun, 21 septembre 2018.Hide Footnote

Un autre organisme chargé de la surveillance du cyberespace camerounais est l’Agence nationale des technologies de l’information et de la communication (Antic). C’est l’organisme de cybersurveillance du pays, qui doit repérer les éléments de cybercrime, y compris les fausses identités, les atteintes à la sécurité des données, les usurpations d’identité, les fraudes, les faux noms de domaine et les arnaques en ligne. Une partie de son mandat consiste à lutter contre les « fake news » sur Internet, y compris en sensibilisant l’opinion publique aux lois sur la cybercriminalité. Les observations de Crisis Group suggèrent qu’en dépit de l’étendue de son domaine, l’agence peine à surveiller les milliers de voix qui s’expriment sur les réseaux sociaux.

B. Facebook

Les entreprises de réseaux sociaux sont sous pression pour limiter le déferlement de désinformation, de langage incendiaire et de propos haineux au Cameroun, et Facebook, en tant que réseau social le plus populaire du pays, fait l’objet d’une attention toute particulière de la part du gouvernement comme des utilisateurs. Les défenseurs de la liberté d’expression estiment que l’utilisation croissante de Facebook a promu un débat ouvert et rendu plus visibles des commentateurs politiques qu’on ne trouve pas dans les médias traditionnels.[fn]Entretiens de Crisis Group, journalistes et militants en ligne, Yaoundé, février 2020.Hide Footnote Pourtant, même certains représentants de Facebook s’inquiètent des répercussions sur la réputation de l’entreprise que pourraient avoir les propos incendiaires postés sur le réseau par des utilisateurs camerounais, ou encore les controverses qui ont émergé dans beaucoup de pays quant à la supposée tolérance de l’entreprise vis-à-vis de la désinformation et des discours de haine.[fn]Entretiens de Crisis Group, représentants de Facebook, par téléphone et par écrit, tout au long de l’année 2020. Voir « Facebook’s employees blast Zuckerberg’s hands-off response to Trump posts as protests grip nation », Washington Post, 2 juin 2020.Hide Footnote

Facebook a partagé avec Crisis Group ses inquiétudes au sujet du Cameroun, où l’entreprise dit essayer de contribuer à garantir la liberté d’expression.

Facebook a partagé avec Crisis Group ses inquiétudes au sujet du Cameroun, où l’entreprise dit essayer de contribuer à garantir la liberté d’expression dans un environnement hostile aux journalistes et aux utilisateurs des réseaux sociaux.[fn]Entretien téléphonique de Crisis Group, représentants de Facebook, octobre 2020.Hide Footnote Elle s’est assurée, par exemple, que la page d’un blogueur populaire accusé de diffamation et actuellement en détention reste active. La compagnie a également mis en place toute une série de mesures pour protéger les utilisateurs les plus menacés.[fn]La page de Paul Chouta, Le TGV de l’Info, demeure active sur le réseau même si son auteur est en prison. Facebook utilise un système de contrôles de sécurité, fournit une assistance quand des comptes sont piratés et recommande un système de double authentification aux utilisateurs les plus menacés. Elle fournit également une aide grâce à son partenariat avec Access Now, un programme qui apporte une assistance technique directe à la société civile, aux médias, aux blogueurs et aux défenseurs des droits humains, allant jusqu’à sécuriser leurs comptes en ligne s’ils sont emprisonnés. On ne sait pas combien de ces outils ont véritablement été utilisés par Facebook au Cameroun.Hide Footnote Elle se soumet aussi à des évaluations biennales de sa capacité à contribuer au respect des droits civils et politiques, et travaille avec un réseau de partenaires fiables, parmi lesquels Crisis Group, comme indiqué en introduction, qui fournissent des analyses indépendantes des tendances locales lui permettant d’évaluer les risques pour les utilisateurs.

L’entreprise reconnaît que certains contenus, comme les propos haineux, peuvent causer des préjudices immédiats hors ligne. Les représentants de Facebook soulignent que l’entreprise est en train de se doter de moyens supplémentaires pour mieux appréhender les contextes locaux et identifier les contenus dangereux, notamment en triplant la taille des équipes qui travaillent sur les questions de sécurité au niveau mondial.[fn]Entretiens de Crisis Group, représentants de Facebook, par téléphone et par écrit, février et octobre 2020.Hide Footnote Elle fait appel à l’intelligence artificielle pour détecter, de manière préventive, les propos haineux exprimés en 45 langues, y compris le français et l’anglais, les langues officielles du Cameroun. Mais, confronté à l’utilisation de nombreux dialectes locaux de ces deux langues, ce système d’intelligence artificielle éprouve nécessairement des difficultés à identifier toutes les incitations à la haine. L’entreprise s’appuie donc aussi sur les utilisateurs et un réseau de volontaires pour signaler les propos incendiaires et les faux comptes. Elle a aussi lancé des campagnes en ligne, ciblant spécifiquement ses utilisateurs camerounais, pour promouvoir ses règles de communication (appelées standards communautaires). Elle fait également appel à des organismes de vérification tiers, basés dans le pays, pour limiter la diffusion de la désinformation.[fn]Au Cameroun, Facebook utilise l’AFP et PesaCheck pour étudier et évaluer les contenus potentiellement détournés, auxquels l’entreprise appose ensuite un avertissement sur son réseau. Elle a aussi travaillé avec le ministère de la Santé publique pour promouvoir des sites fiables d’information sur la pandémie de Covid-19.Hide Footnote

Au-delà de son travail de modération des contenus en ligne, Facebook s’est également déplacée physiquement auprès des Camerounais. Des représentants de l’entreprise se sont rendus dans le pays en août 2018 et en août 2019 pour former des membres du gouvernement et de la société civile à ses standards communautaires et pour expliquer comment l’entreprise peut expurger les pages et profils promouvant des contenus incendiaires et la désinformation.[fn]Entretiens de Crisis Group, militant en ligne, Douala, février 2020.Hide Footnote

Facebook n’a malgré tout pas de solution miracle puisque peu de citoyens camerounais ou départements ministériels signalent des abus ou des propos incendiaires, souvent parce qu’ils ne savent pas que l’entreprise peut prendre les mesures qui s’imposent.[fn]Entretiens de Crisis Group, acteurs de l’Internet, Yaoundé et Douala, février 2020 ; représentants de Facebook, par téléphone, février et octobre 2020. Facebook explique avoir triplé la taille des équipes travaillant sur les questions de sécurité depuis 2016, avoir retiré 22 millions de publications incluant des propos haineux entre avril et juin 2020, et en avoir détecté 94 pour cent avant que quiconque ne les signale à l’entreprise. Elle peut aussi compter sur 15 000 personnes pour faire respecter ses standards communautaires. Si ces chiffres sont impressionnants, ils se rapportent au monde plutôt qu’à un pays en particulier.Hide Footnote L’entreprise explique avoir exclu des utilisateurs mais n’était pas en mesure de fournir à Crisis Group des données chiffrées pour le Cameroun. L’observation des messages postés sur des pages publiques montre que les propos incendiaires restent très répandus.[fn]Observation de Crisis Group de publications sur le Cameroun, 2019 et 2020. Entretiens téléphoniques de Crisis Group, représentants de Facebook, février et octobre 2020.Hide Footnote

Cet impact limité s’explique par différentes raisons. Tout d’abord, en l’absence de preuves suffisantes de l’ingérence de bots informatiques ou d’influenceurs dans le débat politique camerounais en ligne, l’élimination des messages malveillants dépend en grande partie d’une identification de ces messages au cas par cas, tâche pour laquelle Facebook manque de moyens spécifiquement dédiés au Cameroun puisqu’elle a choisi de renforcer ses équipes thématiques au niveau mondial plutôt que d’investir dans une meilleure compréhension des contextes nationaux.[fn]Entretiens téléphoniques de Crisis Group, représentants de Facebook, octobre 2020.Hide Footnote L’utilisation occasionnelle de groupes de volontaires ne peut pas compenser à elle seule ce manque de ressources en interne.[fn]Entretiens de Crisis Group, représentants de Facebook, journalistes et professionnels de l’Internet, Yaoundé et Douala, février 2020.Hide Footnote D’autre part, les algorithmes que Facebook utilise pour couper court aux propos haineux ne sont pas capables d’identifier les expressions idiomatiques propres au Cameroun, mélangeant souvent le français et l’anglais.[fn]Les deux langues officielles du Cameroun sont le français et l’anglais. Chacun de ses plus de 250 groupes ethniques a également sa propre langue. En outre, l’utilisation d’un pidgin anglais est largement répandue dans le pays. La fusion de l’anglais, du français, du pidgin ouest-africain et des langues locales donne naissance à des expressions spécifiques au Cameroun et parfois appelées Camfranglais. Il paraît donc compliqué de demander à des filtres mis au point pour les langues officielles de saisir les nuances de la communication informelle au Cameroun.Hide Footnote

De manière encore plus préoccupante, il semble que, jusqu’à récemment au moins, les algorithmes utilisés pour déterminer quels contenus devaient occuper le premier plan dans les fils d’actualités des utilisateurs pourraient avoir accordé une place excessive aux propos incendiaires. Le réseau a tendance à diffuser les contenus les plus vus, et les utilisateurs sont souvent plus tentés de réagir aux propos provocateurs, qu’ils les approuvent ou non.[fn]« Facebook executives shut down efforts to make the site less divisive », Wall Street Journal, 26 mai 2020 ; Martin Ndlela, « Social Media Algorithms, Bots and Elections in Africa », in Martin Ndlela et Winston Mano (dirs.), Social Media and Elections in Africa, vol. 1 (New York, 2020); et Kjerstin Thorson et al., « Algorithmic Inference, Political Interest and Exposure to News and Politics on Facebook », Information, Communication and Society, vol. 22 (2019). Facebook a expliqué à Crisis Group que ses équipes travaillaient sur les moyens de limiter la diffusion massive de contenus potentiellement détournés sur ses réseaux Facebook et WhatsApp. Entretien téléphonique de Crisis Group, représentants de Facebook, octobre 2020. Il est à noter que la recherche sur ce sujet se concentre pour l’instant surtout sur un nombre limité de pays occidentaux et que l’impact qu’ont pu avoir de tels algorithmes dans des pays comme le Cameroun reste encore indéterminé.Hide Footnote Les effets du nouvel algorithme de Facebook, mis au point pour résoudre ce problème, sont encore difficiles à percevoir. Et ces changements ne sont pas bien compris non plus.[fn]« One year in, Facebook’s big algorithm change has spurred an angry, Fox News-dominated – and very engaged! – news feed », Neiman Lab, 15 mars 2019.Hide Footnote Enfin, les échanges réels entre Facebook et les Camerounais paraissent limités. Les visites effectuées en 2018 et 2019 ont été courtes, et les représentants de l’entreprise n’ont pas rencontré l’opposition politique, pourtant un des acteurs principaux des questions dont elle doit s’emparer.[fn]Entretiens téléphoniques de Crisis Group, représentants de Facebook, février et octobre 2020. En plus de ses visites, Facebook a organisé avec Africa Check des campagnes de sensibilisation aux médias, ciblant le Cameroun juste avant les élections municipales en février et juillet 2020 pour montrer aux utilisateurs comment identifier la désinformation.Hide Footnote

Les efforts louables de Facebook pour travailler avec l’Antic afin de vérifier les pages du gouvernement camerounais, dans le cadre de son travail d’identification des sources authentiques d’informations, ne semblent pas avoir révolutionné les comportements en ligne.[fn]L’Antic a été désignée par le gouvernement du Cameroun pour rassembler et transmettre à Facebook les demandes de certification de pages de la part des institutions gouvernementales et des ministres.Hide Footnote En plus de la présidence et du ministère de la Communication, qui avaient très tôt fait cette démarche, l’entreprise a procédé à la certification d’une douzaine de pages gouvernementales en 2020, mais un travail important reste encore à faire. Tandis que le ministre de la Justice avait appelé, en octobre 2017, les dix cours régionales du pays à sévir contre les actes criminels sur les réseaux sociaux, en particulier sur les comptes anonymes, il existe deux pages au nom du ministère de la Justice sur Facebook, dont aucune n’est vérifiée.[fn]La lettre du ministre de la Justice, datée du 21 octobre 2017, demandait aux procureurs de lutter contre « l’impunité face aux actes criminels commis sur les réseaux sociaux ». Il y citait, parmi ces actes, les menaces, les tentatives d’intimidation, les insultes et les appels à la violence. Deux pages se targuant d’être des pages officielles du ministère de la Justice camerounais (https://www.
facebook.com/MinjusticeCM
 et https://www.facebook.com/minjusticecam/) n’avaient toujours pas été certifiées au 28 octobre 2020. Il est difficile d’établir si l’une ou l’autre est authentique. D’autres pages gouvernementales, à priori authentiques, comme celle de la police, restent non-certifiées (au 28 octobre 2020) tandis que d’autres encore ne présentent pas de nouvelle publication. Mais les pages de la marine et des ministères du Commerce, des Relations extérieures et de la Jeunesse et de l’Education civique sont certifiées et actives.Hide Footnote
Cette absence de certification peut conduire les utilisateurs à suivre des informations sur de faux sites prétendant être des pages gouvernementales.

Les responsables du gouvernement estiment que Facebook prend parti contre lui au moment de retirer ou de conserver une publication.

Il en résulte qu’utilisateurs sympathisants du gouvernement et de l’opposition se méfient du réseau social malgré les outils déployés, et que les deux côtés estiment qu’il travaille contre leurs intérêts respectifs. Les responsables du gouvernement estiment que Facebook prend parti contre lui au moment de retirer ou de conserver une publication, en dépit de plaintes, alors même que peu d’éléments viennent confirmer que l’entreprise ait retiré des messages pro-gouvernementaux, même lorsqu’ils étaient incendiaires.[fn]Observation par Crisis Group de l’activité sur Facebook, 2019 et 2020. Certains responsables notent que même si Facebook reçoit des liens identifiés par l’Antic comme des sources de désinformation, l’entreprise ne prend pas ses ordres de l’agence et décide elle-même de ce qui doit être retiré. Lors de leur visite en août 2018, des responsables gouvernementaux ont expliqué aux représentants de Facebook que leur réseau était utilisé pour manipuler les jeunes et diffuser de la désinformation et des propos haineux. Entretiens de Crisis Group, responsables de compagnies Internet, Yaoundé et Douala, février 2020 ; responsable gouvernemental, Yaoundé, février 2020.Hide Footnote Les procureurs de la République font peu appel à Facebook pour avoir accès aux informations ou aux métadonnées qui pourraient être utilisées pour poursuivre des cas avérés de discours de haine en application des lois existantes.[fn]Les données de Facebook montrent qu’entre 2016 et 2019, le Cameroun ne lui a transmis que quatre demandes de cet ordre, toutes liées à des processus légaux plutôt qu’à des demandes de preuves. « Government Requests for User Data », Facebook, mai 2020. Facebook prête assistance à l’Antic dans des cas de représentation erronée de responsables, institutions ou agences gouvernementaux. L’Antic a aussi accès à un canal de communication spécial pour transmettre des plaintes d’utilisateurs ou signaler des contenus qui violent les standards communautaires de Facebook. Il est important de noter que ce mécanisme est relativement nouveau au Cameroun (mis en place en décembre 2019). Dans la mesure où la loi contre « l’outrage à la tribu » n’est applicable que depuis décembre 2019, le gouvernement a encore peu utilisé Facebook pour rassembler des preuves et lancer des poursuites, en dépit de publications contenant des propos haineux sur le réseau.Hide Footnote A l’inverse, beaucoup d’utilisateurs camerounais d’Internet se plaignent du retrait par Facebook de publications critiquant le gouvernement, même si l’entreprise ne fait peut-être là que répondre aux plaintes des activistes pro-gouvernementaux.[fn]Facebook retire tout contenu violant ses standards, informe les utilisateurs des raisons pour lesquelles elle l’a retiré et averti la personne qui l’a publié. L’entreprise peut également bloquer temporairement ou supprimer des comptes en cas de violations répétées. Entretiens de Crisis Group, représentants de Facebook, octobre 2020.Hide Footnote Quoi qu’il en soit, les critiques du gouvernement regrettent que l’entreprise ne réagisse pas davantage lorsqu’ils signalent des publications qu’ils estiment incendiaires.[fn]Entretiens de Crisis Group, utilisateurs de Facebook, Yaoundé et Douala, février 2020.Hide Footnote

Cameroun : réseaux sociaux, publications incendiaires et désinformation

V. Apaiser les tensions

La montée des tensions politiques et ethniques au Cameroun est le reflet d’un long conflit entre un parti au pouvoir qui, bien qu’il ne soit pas lui-même toujours uni, cherche à garder la main sur la transition post-Biya, et les autres prétendants au poste, parmi lesquels Maurice Kamto est actuellement le plus en vue. La controverse autour de l’élection de 2018 et le système électoral défaillant du pays ont fortement exacerbé ces tensions, qui se propagent à leur tour aux désaccords sur le conflit anglophone et sur la gestion gouvernementale de la Covid-19. La crise politique et les tensions ethniques qui en découlent risquent de s’aggraver encore à mesure que se multiplient les conjectures au sujet du successeur potentiel de Biya. Les membres du parti au pouvoir et de l’opposition risquent fort de se tourner vers leur propre groupe ethnique pour mobiliser des soutiens pour une candidature à la succession.[fn]Entretien de Crisis Group, ancien ministre, Yaoundé, janvier 2020.Hide Footnote

S’ils souhaitent réellement juguler les tensions – ce qui est incertain pour l’instant – les responsables du parti au pouvoir et de l’opposition devront trouver des moyens de travailler ensemble pour résoudre les questions ayant trait à l’élection controversée de 2018 et pour réduire les animosités entre groupes ethniques. La victoire écrasante du parti au pouvoir aux élections de février 2020, qui a privé les institutions camerounaises de voix critiques, signifie que les dirigeants du parti au pouvoir vont devoir initier des négociations directes avec leurs rivaux en dehors du parlement. A l’inverse, si le parti de Biya décide d’ignorer le point de vue de l’opposition, en particulier sur les réformes électorales, beaucoup de Camerounais risquent de manifester leur désaccord dans la rue, et les forces de l’ordre y répondront certainement avec une force meurtrière, comme par le passé.[fn]Voir le rapport de Crisis Group, Cameroun : les dangers d’un régime en pleine fracture, op. cit.Hide Footnote La montée des tensions dans les régions anglophones suite à la répression des manifestations à Bamenda et Buéa en 2016, qui a déclenché une longue crise, est un exemple saisissant de ce qui peut arriver quand les tensions politiques éclatent.

Le gouvernement, les partis politiques et les entreprises de réseaux sociaux doivent adopter des mesures pour endiguer les discours de haine.

Dans le même temps, le gouvernement, les partis politiques et les entreprises de réseaux sociaux doivent adopter des mesures pour endiguer les discours de haine. Les entreprises de réseaux sociaux, en particulier Facebook, devraient mieux assumer leurs responsabilités dans la lutte contre les contenus incendiaires publiés en ligne et consacrer des ressources suffisantes à leur élimination de ces contenus, tout en encourageant de manière plus active les responsables politiques du Cameroun à respecter les standards communautaires. Tous les partis politiques, le gouvernement et la société civile doivent s’efforcer de promouvoir plus de modération et une utilisation éthique des réseaux afin de prévenir l’enracinement du discours de haine, qui pourrait pousser le pays vers une rivalité ethnique susceptible de devenir violente.

A. Une réforme électorale pour établir un consensus politique

Cette nouvelle vague de tensions politiques au Cameroun puise en grande partie ses racines dans l’élection présidentielle controversée de 2018. Observateurs indépendants et participants aux élections récentes du Cameroun s’accordent, à des degrés divers, pour dire que le système électoral doit être plus transparent et plus crédible.[fn]« Déclaration préliminaire de la mission d’observation électorale de l’Union Africaine pour les élections couplées législatives et municipales du 9 février 2020 », communiqué de presse, 11 février 2020 ; « Mission d’observation électorale de l’Union africaine pour l’élection présidentielle du 7 octobre 2018 en République du Cameroun – Déclaration préliminaire », 9 octobre 2018.Hide Footnote Si le gouvernement acceptait de prendre des mesures pour résoudre ces problèmes, cela aurait deux types de conséquences positives. Ce serait, d’une part, un signe de bonne volonté qui permettrait de réduire les antagonismes avec l’opposition et d’augmenter ainsi les chances d’établir un consensus sur la façon de gérer la crise de Covid-19, mais aussi et surtout le conflit anglophone. D’autre part, si un accord était trouvé dès maintenant sur des principes généraux, cela donnerait à Elecam le temps d’appliquer les leçons tirées des scrutins précédents avant le prochain cycle électoral, et permettrait de mieux organiser les prochaines élections et d’obtenir l’adhésion de l’opposition. Nombreux sont ceux qui, parmi les membres du parti au pouvoir, s’opposeront à de telles mesures qui viendraient, selon eux, contrarier leurs intérêts et leur volonté de s’accrocher au pouvoir. Mais d’autres comprendront sans doute que la stabilité du Cameroun dépend de l’élaboration d’un consensus sur ces questions cruciales.

De même, le gouvernement devrait initier un dialogue – en dehors du parlement, étant donnée la mainmise du parti au pouvoir sur cette institution – avec l’opposition pour trouver un accord sur les réformes nécessaires, tirant ainsi des leçons des scrutins antérieurs, et tout particulièrement ceux de 2018 et 2020. Les échanges devraient être privés afin de garantir leur sincérité même si l’ordre du jour doit, lui, être rendu public pour assurer un certain degré de transparence. Ces échanges pourraient être animés ou arbitrés par un panel réuni pour l’occasion et composé de représentants d’institutions religieuses et de la société civile, d’anciens fonctionnaires et de diplomates camerounais, et de membres d’organisations internationales, ou encore d’Elecam.

Les acteurs internationaux peuvent aussi jouer un rôle. Ils doivent rester à l’arrière-plan pour éviter que le gouvernement ne réagisse vivement à ce qu’il percevrait comme une tentative d’internationalisation de la réforme électorale. Néanmoins, les diplomates basés à Yaoundé peuvent encourager les parties à s’engager dans des négociations et leur faire prendre conscience de l’urgence de la situation. Des pressions, qui pourraient prendre la forme de conversations privées entre les partenaires internationaux, y compris les Etats-Unis, l’Union africaine, les pays européen, particulièrement la France qui bénéficie encore d’une influence considérable au Cameroun, et de hautes personnalités du gouvernement à Yaoundé, pourraient faire pencher la balance en faveur de négociations et, au final, d’une réforme.

Les réformes doivent, dans la mesure du possible, être le reflet d’un consensus et de discussions entre les deux camps, mais il y a trois domaines dans lesquels des changements sont très clairement nécessaires. Tout d’abord, Elecam pourrait gérer une plus grande partie du processus électoral. Créée en 2006 pour être indépendante, Elecam a apporté des améliorations en numérisant les listes électorales et en s’assurant, la plupart du temps, que les bulletins de vote sont livrés à temps dans les bureaux de vote, en dépit d’autres difficultés observées par ailleurs lors des derniers scrutins. Mais c’est le gouvernement qui gère l’accréditation des observateurs camerounais par le biais de son ministère de l’Administration territoriale et celle des observateurs étrangers par le biais du même ministère et de celui des Affaires étrangères. Le gouvernement doit sans aucun doute avoir son mot à dire en ce qui concerne les observateurs internationaux, mais il a par le passé exclu de manière injuste certains observateurs nationaux. Les autorités devraient adopter un système à deux étapes où Elecam accréditerait les observateurs nationaux, et le gouvernement et d’autres acteurs politiques pourraient contester ses décisions. Un système similaire est d’ores et déjà en place pour approuver les candidatures aux élections.

Deuxièmement, le gouvernement devrait accepter l’introduction du bulletin unique, l’une des propositions débattues par Elecam dans son compte-rendu du scrutin de 2018.[fn]Entretiens de Crisis Group, personnel d’Elecam, Yaoundé, novembre 2019.Hide Footnote Comme noté plus haut, le système camerounais à bulletins multiples pour les élections présidentielles, législatives ou municipales, où les électeurs reçoivent un morceau de papier différent pour chaque candidat et en sélectionnent un, se prête aux abus. Un système à bulletin unique, où les noms de tous les candidats sont imprimés sur une seule feuille de papier, est beaucoup moins susceptible de permettre à une tierce personne de deviner pour qui quelqu’un a voté, limitant ainsi les occasions d’achat de votes, d’intimidation ou de trafic d’influence.[fn]Des observateurs ont signalé des cas au Cameroun où des électeurs qui avaient glissé un seul bulletin dans l’urne ont apporté les autres à des responsables de parti politique pour obtenir rémunération, ou sous la contrainte, le bulletin manquant prouvant pour qui ils avaient voté.Hide Footnote Cela permettrait aussi d’éviter les nombreux cas où les bulletins portant les noms de candidats de l’opposition sont venus à manquer. Enfin, ce système réduirait la quantité de papier qui doit être transportée vers et depuis les bureaux de vote et accélérerait le processus électoral.

Il paraît peu probable, en dépit de ce qu’affirment les sympathisants du gouvernement, qu’un bulletin de vote unique créera la confusion chez les électeurs. Le système actuel, basé sur l’utilisation de multiples morceaux de papier, a des inconvénients évidents et oblige notamment les assistants des bureaux de vote à aider les électeurs. En outre, les candidats auraient l’occasion, au cours de leur campagne, d’informer les électeurs sur le nouveau système en leur montrant des exemples de bulletin unique.[fn]Entretien de Crisis Group, responsable politique de l’opposition, Yaoundé, novembre 2019.Hide Footnote L’électorat est sans aucun doute capable de s’adapter à une chose aussi simple qu’un bulletin unique, une pratique déjà très répandue en Afrique (le Cameroun faisant plutôt figure d’anomalie continentale). De plus, si le Cameroun adoptait cette réforme rapidement, les responsables électoraux disposeraient de plusieurs années pour préparer les électeurs avant les prochains scrutins. 

Enfin, le gouvernement devrait envisager d’autoriser des enquêtes plus poussées en cas de suspicions d’irrégularités électorales. A l’heure actuelle, la loi réserve la proclamation finale des résultats des élections présidentielles et législatives non pas à Elecam mais au Conseil constitutionnel. Le conseil se base sur les informations fournies par la Commission nationale de recensement général des votes, présidée par un membre du conseil. Mais ni le conseil ni la commission, tous deux basés dans la capitale et donc éloignés des lieux de comptage, n’est capable de déterminer si des fraudes ont eu lieu ou non, ce qui souligne bien la nécessité d’un système de vérification à la source et non pas à Yaoundé.[fn]Un membre du Conseil constitutionnel préside la Commission nationale de recensement général des votes, une institution qui rassemble des fonctionnaires d’Elecam et du ministère de l’administration territoriale, ainsi que des juges nommés par la Cour suprême et des représentants des partis politiques. La Commission compile les résultats transmis par les commissions départementales de supervision afin d’établir un total que le conseil proclame ensuite comme résultat définitif, après avoir étudié toute contestation légale dans les quinze jours qui suivent le scrutin.Hide Footnote Ce système a généré une perte de confiance dans l’intégrité du processus électoral chez les membres de l’opposition comme au sein de la population camerounaise. 

Ce problème pourrait être résolu de deux façons différentes, ou en combinant les deux. Le gouvernement pourrait faire adopter une loi donnant mandat au Conseil constitutionnel ou à la Commission nationale de recensement, ou aux deux conjointement, pour travailler avec les hautes instances judiciaires locales afin d’enquêter sur les irrégularités électorales là où elles ont lieu, d’auditionner les témoins et d’étudier les preuves lors d’audiences organisées rapidement et à proximité des endroits où des problèmes sont survenus. Les organes mandatés pourraient alors compter les votes confirmés dans les trois jours suivant le scrutin, comme c’est le cas lors des élections municipales. Le Conseil constitutionnel disposerait alors de douze jours sur les quinze qui lui sont alloués pour compiler tous les résultats confirmés. Le Cameroun pourrait également envisager d’autoriser des huissiers, c’est-à-dire des professionnels indépendants assermentés, à contribuer au processus au niveau local en rassemblant des preuves d’irrégularités et en travaillant le dimanche, le jour où se tiennent les élections au Cameroun, ce qu’ils ne peuvent maintenant faire que sur autorisation spéciale. Les rapports des huissiers aideraient alors les instances judiciaires locales et le conseil à statuer sur l’intégrité des élections là où il y a des contestations.[fn]Le Cameroun organise traditionnellement ses élections le dimanche, mais la loi interdit aux huissiers de travailler le dimanche sauf s’ils disposent d’une autorisation écrite préalablement accordée par un juge. Cette règle prive les responsables politiques d’un outil crucial pour rassembler des preuves de fraude électorale et autres irrégularités, ce qui à son tour entrave l’examen des procédures d’appels.Hide Footnote

B. Des mesures pour prévenir les violences communautaires

L’éthique camerounaise du « vivre ensemble » (une expression souvent utilisée pour montrer que le multiculturalisme est l’un des grands idéaux du pays) est de plus en plus mise à mal. La montée des antagonismes communautaires ne pourra être freinée qu’à travers un consensus politique et l’application plus juste et plus transparente des lois existantes. Les tensions pourraient être apaisées en agissant sur deux leviers : une augmentation des capacités de la Commission nationale pour la promotion du bilinguisme et du multiculturalisme et une clarification de l’application des lois récentes contre les discours de haine, incluant les insultes à caractère ethnique. Les entreprises de réseaux sociaux devraient, en parallèle, consacrer plus de moyens à l’identification des contenus problématiques, mieux expliquer leurs décisions de retirer des publications et des utilisateurs dangereux, et vérifier l’authenticité d’un plus grand nombre de pages d’individus et d’organisations camerounais.

1. Calmer les tensions ethniques

Le Cameroun dispose d’un certain nombre de lois visant à sanctionner la discrimination ethnique, ainsi que de la Commission nationale pour la promotion du bilinguisme et du multiculturalisme. A l’heure actuelle, ni l’arsenal juridique ni la commission ne sont cependant à la hauteur de la tâche.

Le cadre législatif existant est insuffisant. Il inclut la loi modifiée de 1992 définissant le système de quotas ethno-régionaux pour les recrutements de la fonction publique mais, comme souligné plus haut, le système est souvent bafoué et n’est pas garanti par des sanctions juridiques. Une autre loi de 2016 punit la discrimination à caractère racial, religieux, sexuel ou sur la base de l’état de santé, mais pas la discrimination à caractère ethnique.[fn]Article 242 du Code pénal du Cameroun du 12 juillet 2016 sur la discrimination.Hide Footnote La loi de 2019, qui interdit « l’outrage à la tribu », cible les discours de haine en ligne mais pas la discrimination ethnique dans les processus de recrutement.[fn]Article 241 du Code pénal du Cameroun du 12 juillet 2016 sur l’outrage à la race et à la religion, modifié en décembre 2019 pour inclure les infractions commises sur les réseaux sociaux.Hide Footnote

Le parlement pourrait adopter de nouvelles lois ou modifier la législation existante afin de rendre illégale toute discrimination à caractère ethnique.

Le parlement pourrait adopter de nouvelles lois ou modifier la législation existante afin de rendre illégale toute discrimination à caractère ethnique, permettant aux agences de veille de prendre des mesures plus fermes contre les pratiques qui favorisent un groupe plutôt qu’un autre, en particulier dans la fonction publique. Ces mesures permettraient de dissiper l’impression qu’a l’opinion publique que les puissants sympathisants du gouvernement cherchent surtout à servir les seuls intérêts de leur groupe ethnique. Une loi nouvelle ou modifiée améliorerait aussi l’application du système de quotas régionaux en imposant plus de transparence.

Il serait également bon de renforcer le rôle de la Commission nationale pour la promotion du bilinguisme et du multiculturalisme. En théorie, cette institution est là pour combattre la discrimination. Mais à l’heure actuelle, elle a un rôle purement consultatif, et son autonomie est compromise dans la mesure où elle ne rend de comptes qu’au chef de l’Etat. Le gouvernement et les législateurs devraient lui donner des pouvoirs étendus, du type de ceux d’un médiateur de la République, en adoptant une nouvelle loi ou un amendement modifiant son mandat.

Un mandat étendu permettrait alors à la commission d’évaluer les politiques, telles que le système de quotas, visant à établir un équilibre régional dans les recrutements de la fonction publique. Elle devrait également pouvoir élaborer des recommandations quant à l’application de ces politiques et demander réparation devant la justice au nom des victimes afin de contourner les nombreux obstacles politiques et administratifs et le coût financier prohibitif que cette procédure représente pour les citoyens. Les quotas ethniques ne résoudront sans doute pas les antagonismes, mais ils font partie du système légal du Cameroun et permettent, dans une certaine mesure, de répondre au sentiment d’injustice en matière de répartition des postes gouvernementaux. Ils devraient donc être appliqués de manière juste et transparente. Le gouvernement devrait financer la commission pour qu’elle puisse recruter du personnel, étendre sa surveillance et installer des bureaux hors de la capitale. Il devrait aussi lui permettre de présenter ses travaux à la population et au parlement, même si le débat risque d’y être limité puisque le RDPC est désormais majoritaire à l’Assemblée nationale.

Même si ces changements risquent d’être accueillis avec circonspection par certains membres du parti au pouvoir, ils présentent certains avantages pour le président Biya. Lui qui a affirmé sa volonté de créer des institutions reflétant la diversité du pays, il pourra inscrire cette réforme à son héritage.[fn]Dans un discours prononcé lors d’une cérémonie de remise de diplômes à l’académie militaire de Yaoundé en janvier 2019, le président Biya a déclaré que la diversité culturelle, linguistique et sociologique du Cameroun, loin d’être un défaut, était au contraire l’une des plus grandes chances pour le pays. La promotion qui complétait ainsi sa formation a été judicieusement appelée « Unité et diversité » et le président s’est félicité de ce que les nouveaux officiers viennent de toutes les régions du pays.Hide Footnote Les autorités ont déjà une politique de promotion du « vivre ensemble », qui reconnait les différences ethniques, linguistiques et culturelles et garantit que les groupes divers sont représentés dans la vie publique. Les élites politiques du Cameroun se doivent de l’honorer.

2. Faire plus pour endiguer les contenus incendiaires et la désinformation en ligne

Etant données les tensions politiques actuelles, auxquelles s’ajoute l’explosion de l’utilisation d’Internet au Cameroun, il n’est pas surprenant que les tensions ethniques nées de la crise politique aient engendré une vague de publications haineuses et de désinformation en ligne, qui ont à leur tour ravivé ces mêmes tensions. La lutte contre de tels comportements ne résoudra pas à elle seule les tensions ethno-politiques au Cameroun, mais elle permettra au moins de réduire les risques de violence.

Un des dangers réside dans la manipulation politique des mesures destinées à juguler les propos haineux. Les organismes de régulation du Cameroun manquent de moyens, mais s’ils étaient dotés de capacités suffisantes, ils pourraient se voir dans l’obligation d’appliquer des restrictions partiales, notamment en ciblant les opposants au gouvernement. Les tensions politiques pourraient alors encore s’aggraver.

Dans ce contexte, Facebook elle-même doit agir face aux publications signalées par les utilisateurs et retirer celles qui attisent la haine et la violence. Les mesures qui permettraient de réduire les contenus incendiaires et la désinformation revêtent un intérêt tout particulier pour le géant de la Silicon Valley, étant donné le nombre élevé d’abonnés au Cameroun, qui est susceptible d’augmenter encore avec l’émergence d’une génération plus jeune et plus connectée, et alors que les responsables politiques continuent d’utiliser ce forum pour faire passer leurs messages.[fn]Plus de 70 pour cent des utilisateurs de Facebook au Cameroun ont entre dix-huit et 34 ans. Voir « Le taux de pénétration de l’internet au Cameroun atteint 30 % en 2020, grâce à l’arrivée de 570 000 nouveaux internautes », op. cit.Hide Footnote L’entreprise peut, de sa propre initiative, adopter un certain nombre de mesures.

Elle doit d’abord augmenter ses propres capacités – y compris en recrutant des modérateurs de contenus qui connaissent le contexte camerounais – pour identifier les publications incendiaires ou les informations détournées qui risqueraient de provoquer des tensions et violences ethniques, et pour retirer ces contenus du réseau. Etant données les spécificités du discours de haine camerounais, Facebook devrait augmenter sa surveillance des publications en langue française du pays et améliorer sa compréhension des nuances linguistiques.

Parallèlement, l’entreprise devrait travailler avec d’autres acteurs au Cameroun qui pourraient aider à identifier et juguler les contenus malveillants. Elle devrait augmenter ses échanges avec des responsables politiques de tous bords et les encourager à signaler tout propos incendiaire. Elle devrait aussi les aider à encourager leurs sympathisants à respecter une série de bonnes pratiques d’utilisation des réseaux sociaux et à vérifier les sources authentiques pour les différencier de la désinformation. Facebook devrait accroître ses vérifications des pages des principales institutions et influenceurs de tous bords afin de réduire le recours à l’anonymat. Elle devrait établir des partenariats avec la société civile, des organisations non gouvernementales et des universitaires camerounais afin de s’appuyer sur des opinions indépendantes pour déterminer si une publication particulière constitue un cas de discours de haine (même si disposer d’un réseau de volontaires ne doit pas affranchir l’entreprise de la nécessité de développer ses propres moyens en matière de modération des contenus). Le renforcement de tels partenariats permettrait également à l’entreprise de mieux expliciter les procédures et les critères sur lesquels elle s’appuie pour retirer des publications et des utilisateurs dangereux. 

Quant au gouvernement et aux partis politiques, ils devraient aussi assumer leurs responsabilités en s’assurant que leurs sympathisants ne profèrent pas de propos haineux. Pour ce faire, ils devront prendre conscience du fait que l’électorat est désormais de plus en plus féru de nouvelles technologies, et regagner du terrain sur les cyber-activistes qui diffusent des contenus incendiaires, y compris en publiant régulièrement des informations fiables. En dépit du scepticisme des Camerounais à l’égard de leurs élites politiques, le parti au pouvoir et les principaux partis d’opposition bénéficient de suffisamment de soutien pour être entendus s’ils appellent à un usage plus éthique des réseaux sociaux. 

Ils devraient également promouvoir leurs positions sur des pages Internet dédiées, qu’ils devraient demander aux entreprises de réseaux sociaux de certifier. Idéalement, tous les départements gouvernementaux, institutions publiques et partis politiques devraient publier dans les deux langues officielles, l’anglais et le français, sur des pages et des profils certifiés par Facebook et Twitter.

VI. Conclusion

Les acteurs politiques du Cameroun attisent les tensions ethniques en pleine crise nationale, alors que le pays se débat avec un conflit dans les régions anglophones, une situation sécuritaire qui se détériore ailleurs et la crise de Covid-19 qui prive d’emploi de plus en plus de jeunes.[fn]Entretiens de Crisis Group, responsables politiques, Yaoundé et Douala, août 2019.Hide Footnote Les tensions intercommunautaires ne sont pas un phénomène nouveau, mais de nombreux citoyens s’inquiètent et soulignent que la vague actuelle dure depuis plus de deux ans et que l’animosité entre Kamto et Biya risque d’empoisonner les relations ethniques à travers le pays comme jamais auparavant. Le gouvernement peut éviter au Cameroun de se déliter et de devoir affronter une instabilité croissante en réformant de manière urgente son système électoral et en renforçant ses institutions et ses lois afin de lutter contre la discrimination ethnique. Les entreprises de réseaux sociaux, en particulier Facebook, ont un rôle majeur à jouer pour juguler les tensions en augmentant leurs propres capacités à retirer les contenus néfastes et en s’assurant que les réseaux ne deviennent pas eux-mêmes des catalyseurs de soulèvement social et d’effusion de sang.

Yaoundé/Nairobi/Bruxelles, 3 décembre 2020

Annexe A : Carte du Cameroun

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