La Turquie et le drame syrien
La Turquie et le drame syrien
Op-Ed / Europe & Central Asia 3 minutes

La Turquie et le drame syrien

A la fin des années 2000, la Turquie espérait que son dynamisme économique, la bonne image et la pugnacité de son premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, et l'admiration de ses voisins pour son modèle, qui allie démocratie et islam, lui apporteraient prospérité et influence au Moyen-Orient.

Un des éléments clés de cette stratégie était le partenariat avec le régime syrien de Bachar Al-Assad, un modèle pour la politique turque de "zéro problème" avec qui Ankara a signé des accords pour faciliter la circulation des personnes, la libéralisation du commerce et l'intégration des infrastructures. Signes de cette proximité, les présidents syrien et turc avaient mobilisé la moitié de leurs cabinets pour assister aux rencontres au sommet, et les Assad avaient même déjeuné avec les Erdogan à la veille de leurs vacances sur la côte turquoise en 2008.

Aujourd'hui, la Turquie subit de plein fouet les effets de la crise syrienne : elle accueille déjà 450 000 réfugiés, chiffre qui pourrait doubler d'ici la fin 2013 selon l'ONU. Conséquence de la remarquable générosité turque, leur prise en charge coûte déjà un milliard de dollars. A ces chiffres s'ajoutent les tensions croissantes à la frontière.

Cinq Syriens ont trouvé la mort le 29 avril dans un raid aérien mené par les forces syriennes près d'un poste-frontière, qui a également blessé 50 personnes et détruit un entrepôt et une base de l'opposition. Le 1er mai, des Syriens souhaitant traverser un autre poste-frontière ont tué un policier turc, blessé onze personnes et occasionné des dégâts matériels. Deux explosions dans la ville frontalière turque de Reyhanli ont fait 46 morts le 11 mai, et des dirigeants turcs ont accusé les services secrets syriens d'être derrière ces attaques.

L'instabilité croissante au Moyen-Orient depuis 2010 a affaibli la position régionale de la Turquie. Avec la guerre en Libye, Ankara a perdu de gros contrats, et les conflits irakien et syrien lui ont fait perdre l'accès à d'importantes routes commerciales. Le soutien d'Ankara à l'opposition syrienne renforce le sentiment que la Turquie cherche à s'affirmer comme une puissance sunnite et qu'elle souhaite s'allier à une partie du monde arabe sunnite. Certains commentateurs arabes et iraniens critiquent ce qu'ils considèrent comme une arrogance turque cherchant à rétablir l'hégémonie ottomane.

Si la Turquie n'est pas la seule responsable des tensions régionales, certaines de ses politiques ont aggravé la situation. En misant trop sur le Moyen-Orient, elle a snobé son premier investisseur et partenaire économique, l'Union européenne. De plus, M. Erdogan, en quête d'une plus forte popularité au niveau national et régional, a haussé le ton contre Israël et terni le statut de neutralité de son pays. Enfin, son revirement et ses appels à la démission d'Assad en 2011 ont réduit sa marge de manœuvre.

La Turquie tente désormais d'inverser la tendance. Lorsque la guerre a éclaté enSyrie, elle a rapidement tenté de calmer les inquiétudes en rapatriant sur son territoire des missiles Patriot fournis par l'OTAN. Après des années de relations au point mort avec l'Europe, M. Erdogan se rend désormais plus souvent dans les Etats membres et tente de faire avancer les négociations d'adhésion. Suite à une forte pression américaine avant sa visite à Washington le 16 mai, M. Erdogan a quelque peu apaisé les tensions avec Israël en acceptant les excuses israéliennes pour la mort des huit turcs et turco-américains qui tentaient de fournir de l'aidehumanitaire aux Palestiniens de Gaza en 2010.

La Turquie a cependant encore beaucoup à faire si elle souhaite contenir les répercussions de la crise syrienne. Si les principaux bailleurs de fonds occidentaux devraient faire preuve de beaucoup plus de générosité et d'implication envers les organisations humanitaires turques, il revient à la Turquie de réduire les obstacles administratifs qui entravent l'action des ONG internationales, notamment pour leur permettre d'ouvrir un compte bancaire, d'engager du personnel et d'obtenir des permis de séjour. Ankara n'est pas en mesure de seplaindre du manque d'aide occidentale alors qu'elle n'a enregistré sur son territoire que trois organisations humanitaires depuis le début de la crise.

La Turquie est l'un des pays musulman sunnite les plus influents, mais placer le sunnisme au cœur de sa politique risque d'exacerber les tensions, au niveau régional ainsi que pour les 10 pour cent de Turcs de confession alaouite. Malgré une rivalité de longue date avec l'Iran, Ankara devrait éviter d'aggraver inutilement la situation et de déclencher de nouveaux conflits par rebelles interposés en Syrie ou Irak. Tous les nouveaux camps de réfugiés en Turquie devront être construits loin des frontières pour éviter qu'ils ne se transforment en bases arrière.

La Syrie est déjà un Etat failli et le conflit peut encore s'aggraver. Cette crise a montré que la Turquie est incapable d'imposer seule une solution diplomatique ou militaire. Armer l'opposition syrienne ne permettra probablement pas de renverserle régime d'Assad. Ankara devrait donc abandonner l'espoir de trouver une solution rapide, défendre ses intérêts stratégiques en modérant son discours, et améliorer les relations avec ses alliés occidentaux traditionnels. La Turquie devrait adopterune stratégie à moyen terme plus réaliste et équilibrée, qui correspond davantage à sa position de pivot entre l'Orient et l'Occident. 
 

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