Police officers patrol a neighborhood amid gang-related violence in downtown Port-au-Prince on April 25, 2023. Between April 14 and 19, clashes between rival gangs left nearly 70 people dead, including 18 women and at least two children. Richard PIERRIN / AFP
Briefing / Latin America & Caribbean 20+ minutes

Les gangs en Haïti : une mission étrangère peut-elle briser leur emprise ?

Le Conseil de sécurité des Nations unies a approuvé le déploiement d’une force dirigée par le Kenya pour lutter contre les gangs criminels en Haïti. La mission devra faire preuve de prudence, tant dans ses préparatifs qu’une fois sur le terrain, afin de surmonter les obstacles.

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Que se passe-t-il ? Une force étrangère de sécurité devrait arriver en Haïti début 2024 pour aider la police à lutter contre les gangs assiégeant une majorité du pays. Autorisée par l’ONU, menée par le Kenya et conçue avec le soutien américain, cette mission multinationale vise à rétablir la sécurité et permettre la tenue d’élections attendues depuis longtemps.

En quoi est-ce significatif ? La vague de violence et l’effondrement politique en Haïti ont aggravé la situation d’urgence humanitaire du pays. La police étant en sous-effectif et dépassée par les groupes criminels, l’aide étrangère est plus nécessaire que jamais. Toutefois pour être efficace, la mission doit surmonter des défis opérationnels et politiques considérables.

Comment agir ? La mission ne devrait pas se déployer tant qu’elle ne dispose pas d’effectifs, de formation et d’équipement suffisants pour maîtriser les gangs. Elle doit se préparer au combat urbain et établir des sources de renseignements dans les communautés afin de minimiser les dommages civils. Un accord politique et des réformes majeures seront nécessaires pour pérenniser les acquis.

I. Synthèse

Répondant à l’appel à l’aide du gouvernement haïtien, le Conseil de sécurité des Nations unies a autorisé la mise en place d’une force multinationale pour l’aider à endiguer la mainmise des groupes criminels sur une grande partie du pays. Malgré l’héritage en demi-teinte des interventions passées, la plupart des Haïtiens pensent que seules des forces étrangères peuvent apporter un répit face à la violence qui a fait basculer leur vie. Toutefois, la mission envisagée pourrait se heurter à plusieurs obstacles. Alors que le Kenya s’est porté volontaire pour envoyer des troupes, des procédures judiciaires pourraient retarder leur déploiement. La mission sera également confrontée à d’importants défis opérationnels, tels que les allégeances fluctuantes des gangs qui créent la possibilité d’un front uni contre celle-ci, les difficultés liées à la protection des civils dans le combat en zone urbaine et la corruption au sein de la police et des responsables politiques liés aux groupes criminels. Un contingent kényan débarquant sur le terrain au début de l’année 2024 pourrait offrir aux commandants de la force entrante une meilleure compréhension du terrain, assurant ainsi qu’ils ne se déploient pas prématurément et qu’ils soient prêts à faire face à la situation. À long terme, un accord politique et un solide programme de démobilisation, ainsi que des plans visant à juguler la circulation d’armes et à rompre les liens entre les criminels et les élites haïtiennes, sont nécessaires pour maintenir les avancées.

Déjà assiégé par des gangs qui, depuis des années, renforcent leur contrôle sur certaines zones du pays, Haïti a subi un nouveau coup dur avec l’assassinat du président Jovenel Moïse en 2021. Plus de 200000 Haïtiens sont déplacés depuis lors, les gangs s’étant emparés de quartiers, de rues principales et de dépôts de carburant, empêchant l’approvisionnement en nourriture et autres produits de première nécessité pour les personnes dans le besoin. Alors qu’il subit la crise humanitaire et sécuritaire engendrée par les gangs, le pays est également dans l’incertitude politique. Il n’y a pas eu d’élections depuis 2016 et le Premier ministre en exercice, Ariel Henry, nommé à son poste et considéré comme illégitime par une grande partie de l’opposition politique, s’est montré réticent à partager le pouvoir. Il s’est engagé à démissionner en février 2024 à la suite d’élections initialement prévues pour 2023, mais il reste à voir s’il respectera cet engagement, étant donné l’absence de tout scrutin.

Dans ce contexte, l’opposition craint que l’arrivée d’une force internationale visant à restaurer la sécurité et à faire face à la crise humanitaire en Haïti – autorisée notamment par le Conseil de sécurité des Nations unies en octobre 2023 en réponse à une demande formulée par Ariel Henry en 2022 – ne permette au gouvernement actuel à s’accrocher davantage au pouvoir. Idéalement, comme Crisis Group l’a recommandé précédemment, les forces politiques du pays devraient s’unir pour accueillir la mission. Cependant, la dynamique actuelle laisse entendre que le plus grand risque pour la population éprouvée depuis longtemps, serait de retarder encore le déploiement. Tant que les exigences légales, opérationnelles et autres peuvent être satisfaites, il est plus sûr pour les Haïtiens menacés par les gangs que le déploiement d’une mission étrangère aille de l’avant malgré des conditions politiques insuffisantes.

La nouvelle mission ... aura pour objectif de protéger les institutions de l'Etat ainsi que les infrastructures critiques et les réseaux de transport, et de lancer une contre-offensive contre les gangs.

Pourtant, ces exigences ne sont pas un mince obstacle à franchir. Et parvenir à ce stade a déjà représenté un défi considérable. Approuvée par le Conseil de sécurité des Nations unies près d’un an après la demande du gouvernement d’Ariel Henry, la mission internationale n’a commencé à se constituer qu’après que le Kenya se soit porté volontaire pour la diriger avec une contribution de 1000 policiers. La difficulté d’identifier un pays chef de file et d’autres contributeurs de troupes, malgré les exhortations des Etats-Unis, souligne à quel point les gouvernements hésitent à s’impliquer en Haïti, où les interventions étrangères (y compris la dernière mission de maintien de la paix de l’ONU qui a quitté le pays en 2017) ont laissé un héritage parfois tragique. Telle qu’elle est envisagée, la nouvelle mission, qui sera organisée comme une coalition ad hoc plutôt que comme une opération de l’ONU comportant des Casques bleus, aura pour objectif de protéger les institutions de l’Etat ainsi que les infrastructures critiques et les réseaux de transport, et, de lancer une contre-offensive contre les gangs, de concert avec la police haïtienne. Il semble qu’un premier contingent annoncé de plusieurs centaines d’officiers sera déployé avant le reste de la force et devrait arriver en Haïti au début de l’année 2024.

Des défis majeurs attendent la mission une fois qu’elle sera sur le terrain. Les gangs haïtiens pourraient s’allier pour lutter ensemble contre elle. Les combats dans les quartiers délabrés d’Haïti mettront en danger des civils innocents. Les liens entre la police corrompue et les gangs pourraient rendre difficile le maintien du secret opérationnel. Pour toutes ces raisons, la préparation sera d’une importance capitale. Des discussions sont actuellement en cours entre les forces de sécurité kényanes et haïtiennes sur les objectifs et les règles d’engagement de la mission. Le premier contingent envisagé devrait poursuivre le travail déjà entamé par les missions d’évaluation qui se sont rendues à Nairobi. Il devrait cartographier les zones de contrôle des gangs, évaluer la menace qu’ils représentent et mesurer les risques opérationnels, afin de s’assurer que lorsque la mission complète se déploiera, elle imposera un rapport de force décisif qui ne provoquera pas les gangs ou ne déclenchera pas de violentes représailles. Des experts locaux ont souligné à Crisis Group qu’une telle démarche pourrait aider à persuader les gangs d’adopter une attitude non conflictuelle.

D’autres actions essentielles de la mission consisteront à intégrer l’expertise en matière de protection des civils en milieu urbain, à développer des réseaux de renseignement dans les communautés où elle opérera, à former des unités de police soumises à un examen approfondi avec lesquelles elle pourra coopérer et à commencer à élaborer un programme de démobilisation afin que les membres de gangs souhaitant quitter leur organisation criminelle aient une voie de sortie. Il est primordial de veiller scrupuleusement au respect des garanties intégrées dans le mandat des Nations unies afin d’empêcher les méfaits de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (Minustah), la dernière mission de maintien de la paix de l’ONU dans le pays, qui s’est rendue tristement célèbre pour avoir propagé le choléra dans tout le pays et s’être livrée à l’exploitation sexuelle des femmes de la région.

Enfin, tant la mission que ses partisans devront se pencher sur les questions structurelles si l’on veut espérer mettre un terme aux crises multiples que connaît Haïti. En tête de liste de ces questions figure un règlement politique. Pour l’instant, au grand dam de la population, les responsables politiques du pays se disputent au sujet de la formation d’un gouvernement de transition, tandis que les gangs poursuivent leur campagne de violence. Les multiples cycles de négociations entre le Premier ministre Ariel Henry et l’opposition n’ont pas permis d’aboutir à un pacte stable et réellement multipartite. Les partenaires internationaux d’Haïti ont intensifié la pression sur Henry pour qu’il fasse des concessions supplémentaires vers un accord de partage du pouvoir, et les groupes d’opposition se sont alors accrochés à ce qu’ils ont perçu comme un signe de faiblesse : ils lui demandent à présent de tenir sa promesse et de démissionner d’ici le mois de février. Les acteurs externes influents devront continuer à encourager les deux parties à se mettre d’accord sur la forme d’un gouvernement de transition capable d’entamer un processus de renouvellement institutionnel et de préparer le pays aux premières élections depuis des années.

Le déploiement de la mission multinationale en Haïti pourrait apporter une aide essentielle à un pays en proie aux conflits. Cependant, les obstacles qui se dressent sur le chemin représentent une menace majeure pour l’efficacité de cette force. Après des décennies d’interventions internationales et des milliards d’euros en aide, la lassitude des capitales étrangères à l’égard d’Haïti est réelle. Mais l’aide dont le pays a besoin aujourd’hui est plus nécessaire que jamais. Dans l’intérêt du peuple haïtien qui souffre depuis longtemps, tous les efforts doivent être déployés pour contribuer à la réussite de la mission.

Un homme marche près d'une barricade dans le quartier de Canapé Vert à Port-au-Prince en décembre 2023. Diego Da Rin / CRISIS GROUP

II. Un paysage sécuritaire et politique difficile

Depuis des années, Haïti souffre de la violence des gangs, mais l’influence de ces groupes a nettement grandi depuis l’assassinat du président Moïse et la nomination du Premier ministre en exercice Ariel Henry.[1] Il existe actuellement près de 300 gangs en Haïti, qui contrôlent la majorité de la ville de Port-au-Prince et des parties importantes de la vallée de l’Artibonite, la zone située au nord de la capitale où est cultivée une grande partie des denrées alimentaires du pays.[2]


[1] Depuis juillet 2021, peu après l’assassinat de Jovenel Moïse, Ariel Henry exerce la fonction de Premier ministre, ayant reçu la bénédiction des puissances étrangères – notamment des membres du Core Group, un organe informel composé de représentants de l’ONU et de l’Organisation des États américains, ainsi que d’ambassadeurs des États-Unis, du Canada, de la France, du Brésil, de l’Allemagne, de l’Espagne et de l’Union européenne – pour former un gouvernement provisoire. Voir Briefing Amérique latine et Caraïbes de Crisis Group N°48, Dernier recours en Haïti : la perspective d’une intervention étrangère, 14 décembre 2022.

[2] « Humanitarian Response Plan 2023 », Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (OCHA), avril 2023.

A. Une flambée de violence face à l’effondrement de l’autorité

La violence perpétrée par les gangs – incluant meurtre, viol, enlèvement et extorsion – s’est étendue à une grande partie du pays ces dernières années, devenant beaucoup plus intense. Les Nations unies font état de près de 4000 personnes tuées et de 3000 personnes enlevées dans le cadre de violences liées aux gangs pour la seule année 2023.[1] Les violences sexuelles sont également très répandues, avec plus de 1100 agressions de femmes signalées de janvier à octobre 2023.[2] Dans le cadre de dix massacres perpétrés par des gangs dans l’agglomération de Port-au-Prince, au moins 179 femmes et filles ont été violées.[3]

Il y a environ 200000 personnes déplacées à l’intérieur du pays en Haïti – en grande partie des personnes qui ont quitté leurs maisons en raison des attaques de gangs – dont 40000 qui ont dû fuir la violence entre août et octobre 2023.[4] Nombre d’entre elles ont trouvé refuge dans des sites improvisés, sur des places publiques ou dans des écoles, ce qui, dans ce cas, a rendu bon nombre de salles de classe inutilisables pour l’enseignement.[5] Les gangs imposent également leurs propres taxes aux entreprises, qu’il s’agisse de vendeurs de rue informels ou de parcs industriels dans les zones qu’ils contrôlent. Il en résulte des pénuries de produits de première nécessité et une hausse des prix des denrées alimentaires dans un pays où près de la moitié de la population ne mange pas à sa faim.[6] Les enlèvements contre rançon, qui touchent aussi bien les riches que les pauvres, ont contraint des milliers de familles à sacrifier leurs économies ou à s’endetter pour obtenir la libération de leurs proches.[7]

Les gangs se sont déchaînés parce que l’Etat s’est en grande partie effondré. Comme mentionné plus bas, Ariel Henry bénéficie de peu de soutien public et il est largement reconnu qu’il ne peut rester au pouvoir que grâce au soutien des partenaires étrangers.[8] Il n’y a pas eu d’élections depuis 2016 et le parlement n’a pas tenu de session depuis janvier 2020, date à laquelle les mandats de tous les députés de la chambre basse et de la quasi-totalité des sénateurs ont expiré. Les derniers représentants élus encore en fonction dans le pays – un groupe de dix sénateurs – ont vu leur mandat s’achever en janvier 2023. Dans le même temps, le système judiciaire est en proie à de longues grèves du personnel et à une insécurité extrême, qui a contraint les autorités à abandonner plusieurs tribunaux de la capitale tombés aux mains de gangs. Les services de base de l’Etat se réduisent également comme une peau de chagrin, et on dénombre d’importantes lacunes en matière d’approvisionnement en eau potable et en électricité et en collecte des déchets. Des montagnes d’ordures jonchent de nombreux quartiers de Port-au-Prince, engendrant maladies et misère.[9]


[1] « Haiti : UN Report Says Gang Violence Spreading, Urges Speedy Deployment of Multinational Security Mission », Haut Commissariat aux droits de l’homme (OHCHR), 28 novembre 2023 ; « Kidnappings of Children and Women Spiking at Alarming Rates in Haiti », UNICEF, 7 août 2023 ; and Diego Da Rin, « Haitians Turn to Mob Justice as the Gang Threat Festers », Commentaire Crisis Group, 3 juillet 2023.

[2] « Droits des femmes, des filles et des minorités sexuelles en Haïti : rapport sur les violences enregistrées de janvier à octobre 2023 », Nègès Mawon, novembre 2023.

[3] Ibid.

[5] « Les Haïtiens déplacés sont confrontés à des risques accrus dans les sites improvisés », Organisation internationale pour les migrations, 17 août 2023. « Alors que leurs conditions se dégradent, les déplacés internes de la violence de gangs tendent vers l’oubli », Centre d’analyse et de recherche en droits de l’homme (CARDH), 25 septembre 2023.

[6] « Severe Hunger Persists in Haiti as Violence Intensifies in the Capital », Programme alimentaire mondial, 19 septembre 2023. À la mi-2023, les prix de la plupart des produits alimentaires de base étaient 50 pour cent plus élevés qu’en 2022. Voir « Haïti – Mise à jour sur la sécurité alimentaire », Famine Early Warning System Network, août 2023.

[7] Les gangs utilisent la violence contre les otages, y compris le viol collectif, pour forcer leurs familles à payer la rançon demandée. Les familles doivent parfois payer la rançon plusieurs fois avant que la personne kidnappée ne soit libérée. « Kidnapping : Bulletin (#11) Janvier, Février Et Mars 2023 », Centre d’analyse et de recherche en droits de l’homme, octobre 2023.

[8] Entretiens de Crisis Group, Port-au-Prince, novembre-décembre 2023.

[9] Le problème de la gestion des déchets est particulièrement critique dans certaines zones de la capitale contrôlées par les gangs. Pendant la saison des pluies, des monticules de déchets s’accumulent, en particulier dans les quartiers de basse altitude, créant des inondations qui perturbent gravement la circulation et contribuent à l’émergence ou à la propagation de maladies d’origine hydrique. Entretiens de Crisis Group, Port-au-Prince, novembre-décembre 2023.

Des montagnes d’ordures jonchent de nombreux quartiers de Port-au-Prince, créant des inondations qui perturbent gravement la circulation et contribuent à l’émergence ou à la propagation de maladies d’origine hydrique. Novembre 2023. Diego Da Rin / CRISIS GROUP
La police nationale haïtienne est également dans un état précaire, incapable d’enrayer la violence des gangs malgré le soutien de la mission politique des Nations unies en Haïti.

La police nationale haïtienne est également dans un état précaire, incapable d’enrayer la violence des gangs malgré le soutien de la mission politique des Nations unies en Haïti, le Bureau intégré des Nations Unies en Haïti (Binuh), et de pays tels que le Canada, les Etats-Unis et la France. La force compte moins de 10000 membres actifs pour couvrir le territoire national. (Selon les recommandations de l’ONU, plus de 25000 officiers seraient nécessaires.[1]) Rien que l’année dernière, plus de 1000 démissions ont été enregistrées.[2] Les problèmes de discipline et d’insubordination au sein des forces de police pourraient compromettre les opérations de la mission étrangère. Le sujet des uniformes, à première vue trivial, illustre la situation. De nombreux agents qui patrouillent dans les rues portent des cagoules, malgré l’interdiction de porter tout accessoire modifiant l’uniforme officiel, sauf dans le cadre d’opérations spéciales.[3] Étant donné que les membres de gangs portent souvent des cagoules, la population a du mal à distinguer les véritables policiers. De surcroît, les membres des gangs portent parfois d’anciens uniformes de police, sans doute transmis par des policiers ayant des liens avec les gangs.[4]

Les gangs ont profité non seulement de l’effondrement de l’autorité publique, mais également d’un enracinement dans la société haïtienne. Ces groupes ont toujours entretenu des liens étroits avec les responsables politiques haïtiens et les riches entrepreneurs, qui les ont longtemps utilisés comme des armées privées.[5] Bien que les gangs aient acquis une certaine indépendance ces dernières années en développant leurs propres sources de revenus, les initiés affirment que les liens entre les représentants du gouvernement, les chefs d’entreprise et les gangs restent solides. « Les gangs ne se trouvent pas seulement dans la partie basse de la ville », a déclaré un ancien fonctionnaire, en désignant les clients d’un bar bien connu d’un quartier huppé de Port-au-Prince. « Les gens qui collaborent avec eux traînent ici même. Ce sont ceux qui vivent entre la légalité et l’illégalité, qui établissent des contacts avec les banques, qui aident à faire entrer des armes ».[6]

Afin de rompre ces liens, les Etats-Unis et le Canada ont commencé en 2022 à imposer des sanctions à des personnalités politiques et économiques accusées de soutenir directement ou indirectement les gangs haïtiens, dont l’ancien président Michel Martelly et deux anciens Premiers ministres.[7] Il est difficile d’affirmer avec certitude que les sanctions ont affaibli les liens, mais des observateurs ont noté une augmentation des enlèvements après leur mise en place, ce qui suggère que les gangs ont eu recours à de nouvelles méthodes pour obtenir de l’argent afin de compenser la perte des fonds provenant de ces soutiens fortunés.[8] Le Conseil de sécurité des Nations unies a également établi un régime de sanctions à l’encontre d’Haïti en 2022.[9] Mais plus d’un an après sa mise en place, et malgré les rapports détaillés d’un groupe d’experts, le Conseil a eu du mal à se mettre d’accord sur les entrepreneurs ou les responsables politiques à ajouter à la liste des sanctions, qui ne comporte pour l’instant que cinq chefs de gangs notoires.[10]

Entre-temps, les gangs ont étendu leur emprise territoriale. L’une après l’autre, les portes d’entrée de la capitale sont tombées sous le contrôle de différents gangs armés, qui perçoivent des péages illégaux sur toutes les routes principales reliant Port-au-Prince au reste du pays.[11] C’est dans ces circonstances que le Conseil de sécurité a pris la décision, en octobre 2023, d’autoriser la mise en place d’une force multilatérale pour aider à résoudre la crise humanitaire et sécuritaire en Haïti.


[1] Selon les recommandations des Nations unies de disposer de 2,2 policiers pour 1000 habitants, Haïti, qui recense environ 12 millions d’habitants, devrait idéalement compter près de 26000 policiers.

[2] En référence à la politique de libération conditionnelle humanitaire introduite par le gouvernement américain en janvier 2023, qui offre une résidence légale à un nombre limité de demandeurs d’asile originaire de Cuba, d’Haïti, du Nicaragua et du Venezuela, une source en lien avec la police haïtienne a observé que « chaque mois, le nombre d’agents de police diminue. En effet, le programme Biden a facilité le départ des policiers du pays ». Entretien de Crisis Group, Port-au-Prince, novembre 2023.

[3] La police a émis cette interdiction au début de l’année 2022. « La PNH interdit à ses agents le port de cagoule et de mouchoir lors des interventions sur la voie publique », Gazette Haïti, 3 mars 2022.

[4] Un habitant de Carrefour, où opère un groupe armé illégal composé principalement de policiers liés à des gangs, a déclaré que les chefs de la police n’osaient pas renvoyer ces personnes par crainte de représailles. Entretien de Crisis Group, Port-au-Prince, novembre 2023. Plusieurs gangs comptent dans leurs rangs d’anciens policiers ou des policiers en service, et au moins deux chefs de gangs renommés, Jimmy « Barbecue » Chérizier et Kempes Sanon, ont été renvoyés des forces de l’ordre. « Rapport final du Groupe d’experts sur Haïti présenté en application de la résolution 2653 (2022) », CSNU S/2023/674, 15 septembre 2023.

[5] Briefing Amérique latine et Caraïbes de Crisis Group N°44, Haïti : ramener de la stabilité à un pays en état de choc, 30 septembre 2021.

[6] Entretien de Crisis Group, Port-au-Prince, décembre 2023.

[7] « Treasury Sanctions Corrupt Haitian Politicians for Narcotics Trafficking », communiqué de presse, département du Trésor américain, 4 novembre 2022 ; et « Canada sanctions former Haiti president Michel Martelly, two former prime ministers », Miami Herald, 21 novembre 2022.

[8] Les sanctions internationales ont déjà des répercussions en Haïti. Craignant de perdre l’accès aux banques internationales, certaines institutions financières du pays ont gelé les cartes de crédit des personnalités figurant sur les listes de sanctions des États-Unis et du Canada. Entretien de Crisis Group, fonctionnaire de l’ONU, 18 décembre 2023. « Kidnapping : Bulletin (#11) Janvier, Février Et Mars 2023 », op. cit.

[9] Les sanctions ont été renouvelées en octobre 2023. « Résolution 2653 », CSNU S/RES/2653, 21 octobre 2022 ; « Résolution 2700 », CSNU S/RES/2700, 19 octobre 2023.

[10] Lorsque le Conseil de sécurité a adopté la résolution créant le régime de sanctions l’année dernière, la seule personne sanctionnée était le dirigeant du G9, M. Chérizier. « Résolution 2653 » op. cit. Le 8 décembre, le Conseil a ajouté quatre chefs de gangs du Gpèp à la liste : Jonson André (alias Izo), Renel Destina (alias Ti Lapli), Wilson Joseph (alias Lanmò San Jou) et Vitelhomme Innocent. « Le Comité des sanctions du Conseil de sécurité 2653 ajoute 4 entrées à sa liste de sanctions », CSNU SC/15520, 8 décembre 2023.

[11] « On ne peut plus entrer ou sortir de la capitale sans payer les gangs », a déclaré un membre du syndicat des transports. « C’est ainsi que se termine l’année 2023 ». Il a pourtant ajouté que la collecte plus systématique des péages illégaux a réduit le nombre d’enlèvements et de détournements de camions de marchandises sur ces routes. Entretien de Crisis Group, Port-au-Prince, 28 novembre 2023. « La violence criminelle s’étend au-delà de Port-au-Prince – La situation dans le Bas Artibonite de janvier 2022 à octobre 2023 », Binuh/OHCHR, novembre 2023.

B. Les deux coalitions de gangs et le mouvement d’autodéfense

1. Les deux coalitions

Depuis le milieu des années 2020, la plupart des gangs de la capitale se sont regroupés en deux coalitions rivales, connues sous le nom de G9 et de Gpèp. Le Gpèp – une alliance d’abord dirigée par « Ti Gabriel » mais aujourd’hui sans chaîne de commandement claire – semble tirer l’essentiel de ses ressources d’activités telles que les enlèvements et le trafic de stupéfiants.[1] De son côté, Jimmy « Barbecue » Chérizier, l’un des leadeurs du G9, cherche à dominer les rues par l’extorsion et la violence, tout en professant des motivations quasi-politiques. Bien qu’invraisemblable, il a déclaré que son groupe s’abstenait de kidnapper ou de blesser des civils. Lui et ses alliés refusent de profiter des pauvres, insiste-t-il, et défendent en réalité les plus vulnérables.[2] La lutte respective des coalitions pour la suprématie a entraîné la mort de milliers de membres des gangs et de civils, ces derniers étant de plus en plus souvent victimes d’attaques indiscriminées venant de la part des bandes criminelles.[3] Les gangs disposent d’un large éventail d’armes, allant des armes à feu artisanales connues en Haïti sous le nom de « ghost guns » (armes intraçables) aux fusils de grande puissance.[4]


[1] Entretiens de Crisis Group, novembre-décembre 2023.

[3] Diego Da Rin, « De nouvelles lignes de bataille déchirent Haïti sur fond d’impasse politique », commentaire de Crisis Group, 27 juillet 2022.

[4] Le Secrétaire général des Nations unies a déclaré que plus de 270000 armes à feu illégales sont détenues par des civils en Haïti, mais un rapport de la commission de désarmement d’Haïti en 2020 a estimé que le nombre d’armes légères dans le pays pourrait s’élever à 500000. Voir « Small arms and light weapons Report of the Secretary-General », CSNU, 30 décembre 2019 ; et A.S. Fabre et al., « Weapons Compass: The Caribbean Firearms Study », Caricom IMPACS/Small Arms Survey, avril 2023.

La seconde moitié de l'année 2023 a été marquée par une augmentation de la violence... les gangs multipliant les attaques les uns contre les autres.

La seconde moitié de l’année 2023 a été marquée par une augmentation de la violence, les gangs appartenant aux coalitions G9 et Gpèp multipliant les attaques les uns contre les autres, apparemment dans le but de gagner du terrain avant l’arrivée de la mission multinationale. Certains des combats les plus violents ont suivi la mort accidentelle, à la mi-novembre, d’Iscard Andrice (connu sous le nom d’Iskar), fondateur et chef influent de la coalition G9.[1] Iskar était le responsable du siège du quartier de Brooklyn à Port-au-Prince depuis 2020, contrôlé par le chef de Gpèp, alias « Ti Gabriel ».[2] Le lendemain de la mort d’Iskar, Ti Gabriel a lancé des attaques dans les zones précédemment contrôlées par son rival, avec le soutien d’au moins deux gangs affiliés à Gpèp.[3] En trois jours, les affrontements ont tué au moins 166 personnes et en ont déplacé plus de 1000. Un orphelinat et un hôpital ont été victimes de ces violences.[4]

Alors que des dissensions internes menacent la coalition du G9, le Gpèp continue d’étendre son empreinte. Black Alex Mana, qui avait pris la place d’Iskar à la tête du G9, a été tué une semaine seulement après la mort de son chef par un commandant de niveau intermédiaire de son propre gang.[5] Les gangs du Gpèp ont également lancé des offensives féroces dans et autour de la capitale et consolident leurs alliances avec des groupes armés dans la vallée de l’Artibonite, où environ 1700 personnes ont été tuées, blessées ou enlevées en moins de deux ans.[6]


[1] Iskar est mort le 12 novembre 2023 d’une blessure par balle accidentelle. Entretiens de Crisis Group, novembre-décembre 2023.

[2] Cité Soleil, un bidonville situé au nord de la capitale et abritant quelque 300000 personnes, a été le théâtre des affrontements les plus violents entre les deux coalitions depuis leur émergence en 2020. Pour plus de détails sur ces affrontements, voir Diego Da Rin, « De nouvelles lignes de bataille déchirent Haïti sur fond d’impasse politique », commentaire de Crisis Group, 27 juillet 2022. Ti Gabriel, en tant que chef d’une coalition rivale, était l’ennemi d’Iskar. Iskar avait également accusé Gabriel d’avoir violé et tué sa mère, ce dont il a souvent juré de se venger.

[3] Des membres du gang sous le commandement d’Izo et Jeff sont arrivés par bateau à Cité Soleil pour aider Ti Gabriel à attaquer les zones contrôlées par le G9 autour de Brooklyn. Des membres du gang Chen Mechan, qui faisait partie du G9 jusqu’à récemment, sont arrivés par voie terrestre pour soutenir les assauts. Entretien de Crisis Group, Port-au-Prince, 22 novembre 2023.

[6]« Criminal Violence Extends Beyond Port-au-Prince », Binuh/OHCHR, novembre 2023.

Poste de police incendié près de l'aéroport de Port-au-Prince. Décembre 2023. Diego Da Rin / CRISIS GROUP

Même s’ils se disputent le pouvoir et le territoire, les gangs ont montré qu’ils étaient conscients de l’arrivée imminente de la force multilatérale, semblant envisager un positionnement qui pourrait aider à gérer le risque de confrontation. En août, après que le Kenya ait proposé de diriger la mission, Chérizier a fait allusion à une possible trêve.[1] Un mois plus tard, en septembre, les dirigeants du G9 et du Gpèp ont déclaré, par le biais de notes vocales sur les réseaux sociaux, qu’ils étaient prêts à réduire la violence dans le cadre d’une initiative qu’ils ont appelée « Viv Ansanm », une expression qui signifie « vivre ensemble » en créole haïtien.[2] Peu après, ils ont également suggéré une autre option dans laquelle, selon Chérizier, les gangs pourraient finalement s’allier et unir leurs forces pour affronter le contingent international. Il a déclaré que les gangs accueilleraient la force étrangère si elle venait aider à rétablir la sécurité dans le pays, mais que « si elle vient dans les quartiers et commence à faire feu et à massacrer les gens, nous, les Haïtiens, nous nous lèverons et la combattrons jusqu’à la dernière goutte de sang ».[3]


[1] « Haiti gang leader vows to fight any foreign armed force if it commits abuses », Associated Press, 17 août 2023. Pour la conférence de presse complète, voir « Jimmy Cherizier di lap antre nan gwo ak fòs etranje Kenya yo depi yo », vidéo, YouTube, 16 août 2023.

[2] « ‘Viv Ansanm’ : des bandits promettent la paix, des défenseurs de droits humains alertent la population », Haïti Infos Pro, 22 septembre 2023. Dans les notes vocales, ils invitaient toutes les familles déplacées à rentrer chez elles, demandaient à la diaspora d’investir dans le pays et annonçaient que tous les Haïtiens pourraient circuler librement. La trêve a cependant volé en éclats quelques jours plus tard, lorsque deux gangs affiliés au Gpèp ont lancé une offensive sur les villes de Saut d’Eau et Mirebalais, au nord de la capitale, attaquant un hôpital et incendiant un commissariat de police. Le même jour, des membres du G9 ont assassiné l’un des dirigeants de leur propre coalition, prétendument pour avoir enfreint les principes de Viv Ansanm en détournant un camion de marchandises qui passait dans la zone qu’il contrôlait. « Over 10,000 displaced in Haiti after violence escalates north of capital », Reuters, 27 septembre 2023. Entretien téléphonique de Crisis Group, 30 octobre 2022.

[3] « Jimmy Cherizier di lap antre nan gèn ak fòs etranje Kenya yo depi yo pa », op. cit. Il a également affirmé que le gouvernement d’Ariel Henry était responsable de l’insécurité qui a provoqué une intervention internationale.

2. Le mouvement Bwa Kale

Au-delà des gangs, le paysage sécuritaire compte des brigades de vigilance qui ont vu le jour dans toute la capitale tels des groupes d’autodéfense citoyens. S’appuyant sur un long passé de vigilantisme, la forme actuelle, le mouvement Bwa Kale, a vu le jour en avril 2023. Flanqués de toutes sortes d’armes, y compris des fusils de gros calibre, les membres de ces brigades ont érigé des barricades pour dissuader les gangs d’entrer dans leurs quartiers. Ils ont également attaqué des jeunes hommes accusés d’appartenir à des groupes criminels, lynchant quelque 350 d’entre eux en un peu plus de trois mois.[1] La riposte a porté ses fruits : de nombreux gangs ont dû se replier dans des zones qu’ils contrôlaient entièrement et ont mis fin à leurs attaques contre les civils pour la première fois depuis ces dernières années.[2] Mais le revers de la médaille du mouvement Bwa Kale était prévisible. Si de nombreux Haïtiens se sont réjouis de la percée du mouvement, certains représentants du gouvernement et partenaires internationaux ont exprimé leur inquiétude face à une possible escalade des conflits, dénonçant des méthodes brutales, notamment des exécutions extrajudiciaires.[3]

Bien que l’offensive de Bwa Kale n’ait duré que quelques mois et que les gangs aient recommencé à empiéter sur de nouveaux territoires, certaines brigades d’autodéfense restent actives. Elles continuent de bloquer de nombreuses routes de Port-au-Prince avec leurs barricades improvisées, le plus souvent après le coucher du soleil. Des experts craignent que l’arrivée de la mission multinationale ne ravive les groupes d’autodéfense, avec des conséquences incertaines. Elle pourrait déclencher des attaques de leur part contre des individus soupçonnés d’appartenir à des gangs. Mais elle pourrait également favoriser les alliances entre ces groupes et des gangs spécifiques, en s’appuyant sur les partenariats qui ont émergé précédemment lorsque les groupes d’autodéfense ont aidé certains gangs à repousser leurs rivaux.[4]


[1] « Haïti : Deaths and injuries amid gang violence », OHCHR, 18 août 2023.

[3] Charli Carpenter, « Haiti’s Bwa Kale Vigilantes Are Just Another Form of Gang Violence », World Politics Review, 6 juin 2023.

[4] « Rapport final du Groupe d’Experts sur Haïti présenté conformément à la résolution 2653 (2022) », op. cit., p. 17. S’adressant à Crisis Group, un habitant d’un quartier de Port-au-Prince où une brigade d’autodéfense a commencé à opérer il y a quelques mois, a déclaré que les gens du quartier savaient qu’elle était liée à un chef de gang bien connu. Entretien de Crisis Group, Port-au-Prince, novembre 2023.

Graffitis de Bwa Kale, le mouvement d'autodéfense né en avril qui a forcé les gangs à se replier dans des zones qu’ils contrôlent entièrement pour la première fois depuis ces dernières années. Diego Da Rin / CRISIS GROUP

C. L’impasse politique

La crise sécuritaire d’Haïti est aggravée par la situation politique du pays. Ayant pris le pouvoir hors du processus électoral classique après l’assassinat du président Moïse, le Premier ministre en exercice, Ariel Henry, ne dispose pas du mandat nécessaire pour relever les défis aux dimensions multiples du pays.[1] Depuis son entrée en fonction, Henry a dû faire face à une opposition farouche de la part de nombreux partis politiques et groupes de la société civile. L’opposition estime que ce gouvernement non élu se maintient au pouvoir uniquement grâce à l’indéfectible soutien de puissances étrangères, malgré ce que bon nombre considèrent comme de piètres performances depuis plus de deux ans au pouvoir et les sanctions contre deux de ses anciens ministres imposées par le Canada pour leur complicité dans des activités de gangs.[2] En réalité, certaines capitales étrangères ont hésité à se joindre à la mission multinationale précisément en raison des profondes fractures politiques en Haïti.[3]

Les efforts visant à favoriser un accord politique entre Ariel Henry et les forces d’opposition n’ont guère progressé. Les partis ont achoppé sur la façon de rétablir un pouvoir exécutif équilibré (la constitution prévoit qu’un Premier ministre travaille aux côtés d’un président) et l’opposition exige davantage de contrôles sur ce qu’elle perçoit comme des pouvoirs illimités accordés à Henry.[4]

Malheureusement, les six derniers mois de négociations multipartites ont exacerbé les antagonismes entre les forces politiques plutôt que de les rapprocher d’un accord. Dans le cadre des négociations facilitées par une délégation de la Communauté des Caraïbes (Caricom) à Kingston, en Jamaïque, les principaux groupes politiques opposés à Ariel Henry, notamment l’accord dit de Montana et les partis PHTK (Parti Haïtien Tèt Kale) et Fanmi Lavalas, ont signé en juin une déclaration appelant à la création d’un conseil présidentiel qui travaillerait aux côtés d’un Premier ministre pendant une période de transition jusqu’à ce que des élections puissent être organisées.[5] Mais Henry a refusé, déclarant qu’il n’était disposé qu’à intégrer de nouveaux membres au Conseil supérieur de transition déjà existant, un organe créé en vertu d’un accord conclu le 21 décembre 2022 entre différents partis.[6] Cette demi-concession n’a pas permis d’apaiser les tensions.

En septembre 2023, face au refus obstiné d’Ariel Henry d’accepter un plus grand partage du pouvoir et après une alarmante montée en puissance de la violence des gangs, certains des groupes les plus influents ayant signé la déclaration commune ont commencé à durcir leurs positions.[7] L’Accord de Montana a demandé la démission immédiate du Premier ministre et a accusé le gouvernement d’être impliqué dans des crimes contre l’humanité en raison de liens présumés avec les gangs.[8] Peu après, la plupart des signataires restants de la déclaration de Kingston ont uni leurs forces à celles d’autres groupes d’opposition pour former une nouvelle alliance.[9] Alors que les discussions sur le déploiement d’une mission s’accéléraient à New York, le groupe a présenté aux audiences nationales et internationales un projet prévoyant la création d’un gouvernement de transition, qui comblerait le vide laissé par Ariel Henry, à supposer qu’il se retire en février 2024 comme convenu dans « l’accord du 21 décembre ».[10]

En réponse, les Etats-Unis et d’autres puissances étrangères influentes auprès des acteurs politiques haïtiens ont fait pression sur Henry pour qu’il fasse des concessions supplémentaires, notamment en accordant plus de pouvoirs au Conseil de transition. L’équipe de facilitation de la CARICOM est retournée en Haïti à deux reprises entre novembre et décembre, espérant que la volonté d’Ariel Henry d’envisager l’élargissement de la composition du Conseil et de le doter de certains pouvoirs présidentiels permettrait de sortir les négociations de l’impasse.[11] Mais les facilitateurs ont fait face aux appels incessants de l’opposition en faveur de la démission d’Ariel Henry.[12]

Il y a peu d’espoir que les groupes qui s’opposent parviennent rapidement à un accord global et il semble de plus en plus probable que la mission internationale soit confrontée à de profondes divisions entre les principales forces politiques du pays lorsqu’elle se déploiera en Haïti. Crisis Group a précédemment recommandé que le gouvernement et l’opposition parviennent à un accord avant le déploiement des troupes pour que la mission ne soit pas prise dans la mêlée politique. Ce risque existe toujours et les partenaires étrangers doivent continuer à faire pression sur toutes les parties pour qu’elles parviennent à un accord sur la mise en place d’un gouvernement d’unité. Mais en attendant, la nécessité d’une réponse urgente à la violence extrême sur le terrain, ainsi que les efforts des partenaires étrangers à rassembler le gouvernement et l’opposition, laissent penser que l’inaction représente un plus grand danger que la division politique.


[2] Les États-Unis ont révoqué les visas de l’ancien ministre de la Justice Berto Dorcé et de l’ancien ministre de l’Intérieur Liszt Quitel ; par la suite, le Premier ministre Henry les a forcés à démissionner et, peu après, le Canada les a sanctionnés. « U.S. calls for political accord in Haiti as Canada sanctions two former ministers », Miami Herald, 21 décembre 2023.

[3] Le Premier ministre canadien Justin Trudeau a insisté sur le fait qu’un accord politique entre les Haïtiens était nécessaire avant de déterminer le type d’aide à la sécurité qu’Ottawa fournirait. « Les dirigeants haïtiens doivent tous être d’accord avant que le Canada ne mène une éventuelle intervention militaire, dit Trudeau », La Presse Canadienne, 2o novembre 2022.

[4] Entretiens de Crisis Group, Port-au-Prince, novembre 2023.

[5] L’Accord de Montana est une large coalition de groupes politiques et de la société civile qui soutiennent ce qu’ils appellent une « solution haïtienne » à la crise. Ce collectif a signé la déclaration de Kingston, aux côtés des partis Force Louverturienne Réformiste, En Avant, PHTK, UNIR, MPP, OPL, EDE, MOPOD et Fanmi Lavalas, ainsi que de l’organisation de la société civile Nou PaP Dòmi. « Déclaration conjointe de Kingston », 13 juin 2023.

[6] Le 21 décembre 2022, le Premier ministre en exercice a signé un accord avec des représentants du secteur privé, des organisations de la société civile et des partis politiques, y compris des éléments dissidents de l’Accord de Montana et des partis d’une coalition appelée Groupe concertation politique pour un compromis historique. L’accord, appelé Consensus national pour une transition inclusive et des élections transparentes, a mis en place un Haut Conseil de transition dont les principales tâches étaient de désigner un comité d’experts chargé de modifier la constitution et de participer à la sélection des membres du Conseil électoral provisoire. Dans ce pacte, largement appelé « accord du 21 décembre », Ariel Henry s’est engagé à quitter le pouvoir le 7 février 2024, après des élections qui auraient dû avoir lieu en 2023.

[7] Après une forte réduction des activités criminelles des gangs suite à l’émergence de Bwa Kale, plusieurs gangs du Gpèp ont mené des assauts dans différents quartiers de la capitale au cours du mois d’août. Début septembre, lorsque le Conseil de sécurité a entamé les négociations sur la résolution relative à la mission de sécurité, les attaques du gang Grand Ravine dans le quartier de Carrefour-Feuilles, au sud de Port-au-Prince, avaient à elles seules provoqué le déplacement de près de 20000 personnes.

[8] « Nòt pou laprès pou denonse epi frennen krim ak komplisite krim kont limanite kap fèt kont pèp aysyen an », Accord de Montana, 2 septembre 2023.

[9] « Des organisations politiques tentent de s’organiser pour mieux peser dans les négociations », Le Nouvelliste, 29 septembre 2023.

[10] L’Accord de Montana et l’autre coalition, le Front uni pour une sortie de crise efficace et durable, ont cherché à former un nouveau gouvernement de transition qui négocierait les modalités de l’aide internationale à la sécurité en Haïti.

[12] Les appels à la démission d’Ariel Henry émanent principalement de l’Accord de Montana, du PHTK (le parti de Moïse et Martelly) et de l’EDE (le parti de l’ancien Premier ministre Claude Joseph).

Deux hommes à moto passent près d'une barricade dans le quartier de Turgeau à Port-au-Prince en décembre 2023. Diego Da Rin / CRISIS GROUP

III. Mettre en œuvre la mission

C’est dans ce contexte sécuritaire et politique peu encourageant que la mission multinationale d’appui à la sécurité (MMAS) – autorisée par le Conseil de sécurité des Nations unies en octobre 2023 en vertu de ses pouvoirs au titre du chapitre VII – arrivera pour soutenir la police haïtienne dans sa lutte contre les gangs.[1] Le Kenya dirigera la MMAS et fournira 1000 policiers dans le cadre d’une coalition ad hoc de forces de l’ordre militaires et civiles qui devraient être déployées à partir d’une douzaine de pays. La mission recevra un soutien financier sous forme de dons volontaires gérés par un fonds d’affectation spéciale de l’ONU.[2]

Annoncé en juillet 2023, l’engagement de Nairobi à diriger la force a mis fin à la recherche, qui a duré près d’un an, pour trouver un pays capable de relever ce défi.[3] Pour sa part, le Kenya y a vu une occasion à la fois de démontrer sa solidarité avec la diaspora africaine et d’élargir la coopération en matière de sécurité avec les Etats-Unis.[4] Bien que l’approbation de la mission par le Conseil de sécurité ait été considérée comme essentielle par le Kenya et d’autres partisans de l’initiative, la MMAS ne sera pas dirigée par les Nations unies. De plus, son financement ne sera pas assuré par des contributions obligatoires et il reste encore beaucoup à faire pour préparer le terrain pour son déploiement.[5] Le temps presse : le mandat d’un an de la mission a débuté le 2 octobre, lorsque la résolution soutenant sa création a été adoptée. Un renouvellement est bien sûr possible mais la décision au Conseil de sécurité sera facilitée si la mission dispose d’un bilan positif ou présente des éléments probants de réussite à venir.


[1] « Le Conseil de sécurité autorise la mission multinationale d’appui à la sécurité en Haïti pour une période initiale d’un an, par 13 voix pour et 2 abstentions », ONU, 2 octobre 2023. Les pouvoirs conférés au Conseil de sécurité par le chapitre VII lui permettent d’autoriser les États membres à prendre des mesures coercitives, telles que le recours à la force, dans le respect du droit international.

[2] En novembre, le ministre de l’Intérieur du Kenya a déclaré que onze pays, dont le Sénégal, le Burundi, le Tchad et des membres de la Caricom, étaient « prêts à rejoindre le Kenya dans la mission ». « CS Kindiki makes case for deployment of Kenya police officers to Haiti mission before parliamentary security committees », communiqué de presse, ministère de l’Intérieur du Kenya, 10 novembre 2023. Des rapports de presse ont suggéré qu’Antigua-et-Barbuda, les Bahamas, le Belize, le Guatemala, la Jamaïque, l’Italie, la Mongolie, le Pérou, le Sénégal, l’Espagne et le Suriname se sont déclarés prêts à contribuer à l’équipement, au financement ou au personnel. « Countries are offering to help Kenya take on deadly gangs in Haiti », Miami Herald, 21 septembre 2023.

[3] Tweet du ministère des Affaires étrangères et de la diaspora du Kenya, @ForeignOfficeKE, 10h34, 29 juillet 2023 ; Colum Lynch, « The world is tired of nation building in Haiti », Devex, 3 mars 2023 ; « Calls for Haiti intervention mount, but no one wants to lead », AFP, 26 juillet 2023.

[4] William Ruto, « Multilateralism on Trial », discours prononcé lors de la 78e session de l’Assemblée générale des Nations unies, 21 septembre 2023 ; Evelyne Musambi, « US and Kenya sign defense agreement ahead of planned Haiti deployment », Associated Press, 25 septembre 2023.

Le temps presse : le mandat d'un an de la mission a débuté le 2 octobre.

Le Conseil a fourni à la mission un cadre clairement défini mais ambitieux pour ses douze premiers mois d’opérations. L’objectif global de la mission est de soutenir les efforts de la police au rétablissement de la sécurité et de créer des conditions propices à la tenue d’élections. La mission est également habilitée à la fois à contribuer à la planification et à la conduite d’opérations conjointement avec la police contre les gangs haïtiens et à aider à la protection des infrastructures critiques et des axes névralgiques.[1] Le Conseil a également demandé à la mission d’aider la police haïtienne à protéger les livraisons d’aide humanitaire et de la soutenir, ainsi que d’autres entités des Nations unies, dans la lutte contre le trafic d’armes. Le Conseil a permis à la mission à titre exceptionnel mais temporaire de procéder à des arrestations et des détentions (en coopération avec la police haïtienne) afin de maintenir la sécurité publique.[2]

Ce mandat pluridimensionnel est le fruit d’un compromis entre les Etats-Unis, le Kenya et Haïti. Au départ, Washington avait envisagé une force multinationale à la présence légère et à la visibilité réduite, qui protégerait essentiellement les institutions de l’Etat et les infrastructures critiques. Toutefois, après une visite d’évaluation au Kenya en août 2023, le pays a conclu que la mission aurait besoin de capacités offensives non seulement pour protéger les infrastructures critiques, mais aussi pour répondre aux attentes de la population haïtienne. Le mandat tient compte de ces deux points de vue et s’aligne étroitement sur ce que les Haïtiens attendent d’une mission internationale.[3]

Les diplomates n’ont pas tardé à saluer l’approbation de la mission par le Conseil de sécurité comme un geste de solidarité internationale avec Haïti, et le mandat précis de la MMAS comme un modèle émergent de coopération multilatérale en matière de sécurité.[4] Rares sont ceux qui contestent l’affirmation du Secrétaire général en août selon laquelle les opérations de maintien de la paix de l’ONU seraient mal adaptées pour fournir l’intervention robuste dont Haïti a besoin pour juguler l’emprise des groupes armés.[5] Dans un contexte d’incertitude pour l’avenir des opérations de maintien de la paix des Nations unies à l’échelle mondiale, le modèle ad hoc de coopération internationale proposé pour Haïti sera suivi de près.[6] Cette attention ne fait qu’accroitre les enjeux alors que la mission et ses partisans s’efforcent de résoudre une myriade de dilemmes politiques et opérationnels avant son déploiement effectif.

Les représentants kényans se sont rendus à plusieurs reprises en Haïti pour préparer les forces de sécurité, tout en faisant face à des contestations juridiques internes concernant leur déploiement. Bien que le parlement kényan ait approuvé la mission à la mi-novembre, celle-ci a été contestée devant les tribunaux par un parti d’opposition au motif que la constitution n’autorise pas le gouvernement à déployer des forces de police à l’étranger. La Cour suprême se prononcera sur cette affaire à la fin du mois de janvier.[7]


[1] « Résolution 2699 », CSNU S/RES/2699, 2 octobre 2023, paragraphe 1, 1(a) et 1(b).

[2] La résolution des Nations unies « décide que, pour prévenir les pertes en vies humaines, la Mission multinationale d’appui à la sécurité peut […], en coordination avec la Police Nationale d’Haïti, adopter à titre exceptionnel, dans les limites de ses capacités et de ses zones de déploiement, des mesures temporaires d’urgence […] pour aider la Police Nationale d’Haïti à maintenir l’ordre public et la sécurité publique, y compris en procédant si nécessaire à des arrestations et des mises en détention dans le strict respect du droit international, notamment du droit international des droits de l’homme ». Ibid.

[3] Entretien téléphonique de Crisis Group, fonctionnaire du Conseil de sécurité des Nations unies, 10 octobre 2023.

[4] Briefing spécial de Crisis Group N°11, Dix défis pour les Nations unies en 2023-2024, 14 septembre 2023.

[5] « Lettre datée du 14 août 2023, adressée au Président du Conseil de sécurité par le Secrétaire général », CSNU S/2023/596, 15 août 2023, p. 4.

[6] Le nouvel Agenda pour la paix du Secrétaire général soutient sans réserve l’utilisation de forces multinationales, avec l’autorisation du Conseil de sécurité, pour les opérations d’application de la loi dans les pays touchés par un conflit. « Our Common Agenda Policy Brief 9: A New Agenda For Peace », ONU, juillet 2023, p. 25. Voir également Richard Gowan, « What’s New about the UN’s New Agenda for Peace? », commentaire de Crisis Group, 19 juillet 2023.

Les évaluations les plus récentes du Kenya indiquent que [la mission] devrait compter jusqu'à 5,000 personnes et coûter environ 240 millions de dollars par an.

Pour l’instant, il est incertain à quelle vitesse la mission pourra mobiliser suffisamment de troupes et de fonds afin de remplir l’intégralité de son mandat. Les évaluations les plus récentes du Kenya indiquent qu’elle devrait compter jusqu’à 5000 personnes et coûter environ 240 millions de dollars par an, bien qu’un diplomate du Conseil de sécurité ait suggéré à Crisis Group que ces chiffres pourraient être exagérés.[1] Pour sa part, Nairobi prévoit provisoirement de déployer quelques centaines de policiers militaires au début de l’année 2024 (à condition que la Cour suprême déboute l’affaire en cours), mais on ne sait pas quand le reste du contingent kényan pourrait suivre.

Au cours des derniers mois, de nombreux pays ont évoqué de manière informelle qu’ils seraient prêts à déployer du personnel ou à contribuer au financement. Jusqu’à présent, l’essentiel du soutien financier à la force, ainsi que la majeure partie de la planification logistique et opérationnelle, ont été fournis par les Etats-Unis.[2] Washington prévoit d’allouer 100 millions de dollars de financement à la MMAS, ainsi que 100 millions de dollars supplémentaires à ce que le département d’Etat a décrit comme un « soutien en nature – renseignement, transport aérien, communications et soins médicaux ».[3] Nairobi a annoncé que onze pays enverraient du personnel à la MMAS, tandis que d’autres pays ont proposé de fournir des troupes, du matériel ou des fonds.[4]

Mais toutes ces offres ne sont pas confirmées, et des diplomates ont laissé entendre à Crisis Group que la recherche de pays disposés à fournir une police militaire progressait plus lentement que prévu.[5] En outre, le fonds d’affectation spéciale géré par les Nations unies n’a pas reçu toutes les contributions attendues, une question d’une certaine importance étant donné que le ministre kényan de l’Intérieur a affirmé que Nairobi ne déploierait ses forces que lorsque tous les fonds nécessaires à la mission auraient été engagés et mis à disposition.[6]

D’autres obstacles se dressent également. Préparer une force internationale dans un contexte aussi périlleux que celui d’Haïti serait une tâche ardue en toutes circonstances, mais le faire avec une coalition ad hoc de pays pose des problèmes supplémentaires. Certains d’entre eux sont d’ordre structurel et administratif. Le Conseil attend de la mission qu’elle mette en place une administration semblable à celle d’une opération dirigée par les Nations unies : elle doit acquérir l’expertise adéquate en matière de maintien de l’ordre et satisfaire à des exigences précises en matière de rapports à New York.[7] Cependant, étant donné que les troupes ne porteront pas de Casques bleus, la MMAS et les pays contributeurs ne peuvent pas compter sur le soutien automatique du Secrétariat de l’ONU pour mettre les processus décrits en route.[8] Paradoxalement, cela ne diminuera en rien la surveillance politique et opérationnelle considérable que le Conseil de sécurité est susceptible d’appliquer à la mission avant même que les premières troupes n’atteignent Port-au-Prince.[9]

Cet examen sera particulièrement approfondi sur les questions qui ont entaché les précédentes opérations de maintien de la paix de l’ONU en Haïti. La réputation de la Minustah a été profondément et tragiquement mis à mal en raison de son rôle dans la propagation du choléra et de l’implication de dizaines de Casques bleus dans des affaires d’exploitation et d’abus sexuels.[10] La résolution du Conseil de sécurité prévoit des garanties afin d’éviter que de telles catastrophes ne se reproduisent. Elle appelle à l’adoption de mesures appropriées de gestion des eaux usées pour empêcher l’introduction et la propagation de maladies d’origine hydrique, et à la mise en place de mécanismes solides, sûrs et accessibles permettant de déposer des plaintes et de mener des enquêtes pour toute allégation de mauvaise conduite, y compris d’exploitation et d’abus sexuels.[11] Sachant que la réitération de l’un de ces manquements déclencherait probablement des protestations massives en Haïti, un pays déjà méfiant à l’égard des interventions étrangères, les diplomates vont probablement surveiller de près les résultats obtenus par la MMAS dans ces domaines.

La coordination de la mission avec d’autres organes des Nations unies sera un autre élément important de son efficacité. Le Binuh, la mission politique des Nations unies mentionnée ci-dessus qui opère actuellement en Haïti, soutient déjà le gouvernement haïtien dans des secteurs tels que le dialogue politique, les élections, la réforme de la justice et les efforts de réduction de la violence. Il a également pour mandat d’aider à renforcer les capacités opérationnelles et administratives de la police haïtienne. En outre, douze agences, fonds et programmes différents des Nations unies aident Haïti dans un large éventail d’initiatives humanitaires et de développement.[12] Les fonctionnaires de l’ONU s’empressent de souligner que la MMAS n’est pas une opération placée sous son égide, en partie pour éviter une association directe avec la mission si elle devait échouer. Mais l’alignement, voire la collaboration directe, entre la MMAS et l’ONU dans son ensemble sera essentiel pour résoudre les dilemmes politiques et sécuritaires interdépendants du pays.


[1] Le président William Ruto a déclaré en novembre que la mission devrait compter 5000 personnes, soit le double du nombre initialement envisagé. « Rapport sur l’examen de la demande d’approbation par le Parlement du déploiement d’officiers de la police nationale dans le cadre de la mission multinationale de soutien à la sécurité en Haïti », novembre 2023 ; Discours du président William Ruto devant le Parlement de l’UE, 21 novembre 2023.

[2] Entretien de Crisis Group, fonctionnaire des Nations unies, 14 novembre 2023.

[4] Voir note de bas de page 53.

[5] Entretiens de Crisis Group, diplomates, New York, novembre 2023.

[6] Entretiens de Crisis Group, fonctionnaires de l’ONU, novembre 2023. « Kenya says it won’t deploy police to fight gangs in Haiti until they receive training and funding », Associated Press, 9 novembre 2023.

[7] La mission devra garantir une expertise sur les opérations antigang, la police de proximité, la protection des enfants et des femmes, et la prévention et la répression à la violence sexuelles et fondées sur le genre. La mission et les pays participants doivent également mettre en place des mécanismes de conformité solides en matière de surveillance, d’enquête et de signalement des violations des droits de l’homme (y compris les abus et l’exploitation sexuels), et respecter les contrôles environnementaux. La mission doit rendre compte de son concept des opérations, du calendrier du déploiement, des buts et du résultat final recherché, des règles d’engagement, des besoins financiers et en personnel avant son déploiement. La MMAS devra faire rapport au Conseil tous les trois mois sur la mise en œuvre de son mandat, sa stratégie de sortie et sur les questions de conduite et de discipline, la prévention de l’exploitation et des abus sexuels, et les enquêtes sur les fautes éventuelles ou l’usage excessif de la force. Voir « Résolution 2699 », op. cit., paragraphes 5-13, 18.

[8] La résolution 2699 autorise le Secrétariat des Nations unies à fournir à la mission un soutien logistique, à condition qu’une telle demande soit formellement faite par le MMAS et ses bailleurs de fonds, et qu’une telle demande puisse être entièrement financée par les contributions volontaires au Fonds d’affectation spéciale. Voir « Résolution 2699 », op. cit., paragraphe 16.

[9] Entretiens de Crisis Group, diplomates de l’ONU, octobre-novembre 2023. Voir également « La question concernant Haïti », CSNU S/PV.9430, 2 octobre 2023.

[11] Le Conseil de sécurité des Nations unies a également demandé aux pays fournissant du personnel pour cette mission de dispenser une formation sur les droits de l’homme, la protection des enfants et la violence sexuelle et fondée sur le genre avant et après le déploiement. « Résolution 2699 », op. cit., paragraphes 7 et 12. Une défenseuse haïtienne des droits de l’homme s’est inquiétée de l’accessibilité de ces mécanismes pour les organisations locales. « Avec la Minustah, nous pouvions adresser nos plaintes au quartier général de la mission, même si nous n’obtenions pas de réponse satisfaisante. Maintenant, nous devrons nous tourner vers le Kenya et d’autres pays contributeurs, ce qui sera un véritable cauchemar pour nous en Haïti ». Entretien de Crisis Group, Rosy Auguste Ducéna, responsable de programme, Réseau national de défense des droits humains (RNDDH), Port-au-Prince, 28 novembre 2023.

[12] ONU Haïti, « Notre équipe », octobre 2023.

Membres d'une unité spéciale de la police en décembre 2023. Diego Da Rin / CRISIS GROUP

IV. Les dilemmes de la lutte contre les gangs

Les forces étrangères se heurteront à des obstacles opérationnels majeurs lorsqu’elles chercheront à affaiblir l’emprise des gangs en Haïti. Avec une mission prévue de 2500 à 5000 personnes – dont toutes ne seront pas des officiers impliqués directement dans des opérations de maintien de l’ordre – le Kenya, les autres pays contributeurs et les autorités haïtiennes devront soigneusement peser leurs priorités stratégiques.[1] Compte tenu de sa portée limitée, la mission n’est pas destinée à mettre fin au problème des gangs en Haïti une fois pour toutes. Mais même en cherchant à atteindre un ensemble limité d’objectifs susceptibles d’apporter des améliorations tangibles à la vie de la population – comme la reprise du contrôle des entrées sud et nord de la capitale et le rétablissement de la libre circulation sur ces routes – il faudra, si rien ne change, engager un combat frontal avec plusieurs gangs.[2]

Les groupes armés semblent réfléchir à deux façons de réagir à l’arrivée de la mission, selon des entretiens avec des personnes informées des discussions.[3] D’une part, et malgré la recrudescence des affrontements entre bandes rivales, les chefs de gangs parlent de revigorer le cadre coopératif de « Viv Ansanm », mais cette fois pour former un front uni et faire face au contingent étranger. En effet, un médiateur entre les coalitions de gangs rivales a montré à Crisis Group des preuves indiquant que les principaux chefs de gangs de la capitale continuent à communiquer entre eux et pourraient être prêts à combattre ensemble la mission étrangère.[4] Des sources indiquent à Crisis Group que si les gangs perçoivent la force kényane comme mal équipée ou mal formée et donc susceptible d’être mise en déroute, ils n’hésiteront pas à l’attaquer.[5] Si « Viv Ansanm » devait être réactivé pour coïncider avec le déploiement de la mission, cela pourrait donner un coup de pouce significatif aux gangs et leur permettre de frapper les troupes internationales simultanément sur plusieurs fronts.[6]


[1] Des fonctionnaires de l’ONU et du Kenya s’attendent à ce qu’un certain nombre de civils sans uniforme fassent partie de la mission, dont 100 chargés d’effectuer des tâches en matière d’enquête et de soutien technique. Entretiens de Crisis Group, novembre 2023.

[2] La sortie sud de la capitale par la route nationale 2 est contrôlée principalement par trois gangs, Grand Ravine et 5 Segond (appartenant au Gpèp) et le gang Ti Bwa (du G9). La sortie vers le nord par la route nationale 1 est contrôlée par plusieurs gangs opérant à Canaan et Titanyen qui font partie du Gpèp. À plusieurs reprises, ils ont reçu des renforts en personnel et en armes par bateau depuis le bastion sud de Port-au-Prince et provenant du gang 5 Segond. Une opération visant à reprendre le contrôle de ces tronçons de route nécessitera une nette supériorité tactique pour faire face à des dizaines (voire plus d’une centaine) de membres de gangs armés. Entretiens de Crisis Group, Haïti et par téléphone, septembre-décembre 2023.

[3] Entretiens de Crisis Group, Haïti, novembre-décembre 2023.

[4] Entretien de Crisis Group, médiateur de gang, Port-au-Prince, 2 décembre 2023. Le médiateur a facilité les pourparlers entre trois gangs rivaux opérant à Martissant et Fontamara (à la périphérie sud de Port-au-Prince) qui ont abouti à un accord de paix signé en décembre 2022, qui est toujours en vigueur à ce jour.

[5] Entretiens de Crisis Group, Haïti, novembre-décembre 2023.

[6] Les experts sont divisés et se demandent si les gangs auront les moyens de coordonner avec succès des attaques contre la mission. Certains soulignent le manque d’entraînement des gangs et le fait qu’ils n’ont jamais été confrontés à une force bien entraînée et équipée auparavant. D’autres, en revanche, soulignent la volonté des membres des gangs de se battre, même dans les pires circonstances, et l’avantage stratégique que leur confère le contrôle d’un territoire sur l’ensemble de la capitale. Cependant, plusieurs sources proches des chefs de gangs ont fait part à Crisis Group de discussions sur la possibilité de présenter un front uni à l’arrivée de la mission. Entretiens de Crisis Group, novembre-décembre 2023.

Différents types de barricades construites au cours des derniers mois dans différents quartiers de la capitale. Novembre 2023. Diego Da Rin / CRISIS GROUP

Dans le même temps, ces chefs de gangs ont également indiqué que, s’ils étaient confrontés à une force qui a la capacité évidente de les dominer, ils seraient prêts à entamer des discussions sur un processus de désarmement.[1] Même les gangs les plus puissants pourraient envisager d’autres options que le combat direct avec la mission internationale et la police locale après un succès opérationnel de la MMAS. D’ores et déjà, certains chefs de gangs semblent réfléchir à la manière de positionner leur organisation sur le plan politique et idéologique afin d’obtenir un plus grand soutien populaire et de se préparer à des pourparlers. Bien que leur histoire laisse penser le contraire, certains chefs de gangs ont affirmé que la lutte de leurs groupes était ancrée dans des causes politiques.[2] Des sources affirment que ces chefs souhaitent fournir à leur groupement une plateforme pour entamer des négociations en vue d’une démobilisation, si cela s’avérait être la meilleure voie à suivre.[3]

En supposant que la mission engage le combat avec les gangs, les responsables de la planification opérationnelle seront confrontés à un dilemme de taille : comment protéger les civils, en particulier à Port-au-Prince, pendant les opérations offensives ? Les groupes armés les plus puissants ont établi leurs bastions dans les bidonvilles surpeuplés de la capitale et de ses environs. Presque inévitablement, le personnel de la mission sera appelé à mener des opérations dans ces zones à haut risque. Par exemple, pour reprendre des infrastructures critiques comme le terminal pétrolier de Varreux – situé dans le quartier de Cité Soleil à Port-au-Prince, et contrôlé par les gangs – ainsi que les routes reliant la capitale au reste du pays, ils devront se frayer un chemin à travers des zones densément peuplées. Dans ces quartiers, certaines maisons sont construites avec des matériaux fragiles comme le bois et la tôle ondulée, ce qui accroît le risque que des balles perdues atteignent des personnes dans l’incapacité de fuir.

De plus, il sera difficile de faire la distinction entre les membres des gangs et les non-membres au sein de la population civile. La plupart des membres de gangs en Haïti ne portent pas d’uniformes ou de signes distinctifs, à l’exception d’une cagoule occasionnelle, et ne disposent pas non plus d’équipement de protection qui permettraient de les identifier.[4] Ils connaissent également parfaitement les dédales du territoire qu’ils dominent, ce qui leur permet de se fondre dans la masse. Le fait que très peu de policiers étrangers parleront le créole haïtien (voire même le français) rendra probablement les interactions avec les habitants plus difficiles, alors que les agents chercheront à débusquer des membres des gangs.

Par ailleurs, la collusion entre la police et les gangs fera des fuites d’informations un autre obstacle probable aux opérations. La corruption au sein des forces de police est un problème répandu qui n’implique pas seulement les officiers de base mais atteint également les échelons supérieurs de l’institution. Deux sources de la police haïtienne qui ont parlé séparément à Crisis Group ont déclaré que des commandants de haut rang ont réussi au moins une fois à empêcher une opération visant à capturer un puissant chef de gang, prétendument en raison des liens du gangster avec des responsables politiques ou des membres de l’institution.[5]

Enfin, toutes les communautés ne sont pas forcément réceptives à la mission. Même dans les zones où les gangs sont très impopulaires, la MMAS ne sera pas nécessairement accueillie à bras ouverts. La mission devra faire face à la dure réalité : de nombreux Haïtiens ont appris à coexister avec des gangs qui, dans la pratique, sont devenus des autorités locales. Certains habitants des quartiers de Port-au-Prince contrôlés par les gangs ont déclaré à Crisis Group qu’ils appréhendaient désormais les raids de la police haïtienne, car non seulement ces opérations ne parviennent pas à briser l’emprise des gangs sur leurs quartiers, mais elles incitent souvent les membres des gangs à exercer des représailles contre les personnes perçues comme collaborant avec la police.[6]


[1] Certaines sources affirment que les gangs craignent particulièrement la puissance aérienne, et prédisent qu’ils voudront sans doute négocier une fois qu’ils sauront que la mission en dispose. Entretiens de Crisis Group, Port-au-Prince, novembre-décembre 2023.

[3] Entretiens de Crisis Group, Port-au-Prince, novembre-décembre 2023.

[4] Ce n’est qu’en de rares occasions que l’on a vu certains gangs porter des vêtements de couleur rouge ou blanche lors d’affrontements avec leurs rivaux.

[5] Entretiens de Crisis Group, Port-au-Prince, décembre 2023.

[6] Un habitant a déclaré à propos de Martissant et de Fontamara, une zone contrôlée par trois gangs, que : « La police n’est pas la bienvenue dans ce quartier. Nous coexistons avec les gangs et tout se passe bien aujourd’hui. Si la police intervient dans ces zones, la population ne sera pas contente. La police intervient et part, tandis que les gangs restent et deviennent violents. [Après les opérations de police dans cette zone, les gangs] augmentent les taxes et vous ne pouvez même pas sortir avec votre téléphone parce qu’ils peuvent vous fouiller et vous le confisquer pour ne pas être filmés ». Entretien de Crisis Group, Port-au-Prince, 28 novembre 2023.

V. La consolidation d’une sécurité pérenne

A. La préparation du déploiement

Haïti a désespérément besoin de l’aide internationale, mais la MMAS ne doit pas être déployée prématurément. Des experts haïtiens qui ont parlé à Crisis Group espèrent que la mission internationale, grâce à un effectif conséquent et une force impressionnante, sera en mesure d’intimider les gangs pour qu’ils coopèrent. L’un d’entre eux, qui dispose d’une connaissance approfondie de la dynamique des gangs dans la capitale, a déclaré : « [La mission] va devoir se concentrer sur la perception du rapport de force, et faire une démonstration de force significative pour leur faire comprendre qu’en cas d’affrontements, c’est la fin pour eux ».[1]

La concrétisation de ce scénario dépend d’un nombre suffisant de troupes formées et équipées pour la mission. Un détachement minime et mal préparé serait perçu comme une faiblesse par les gangs, qui prendraient l’avantage et sèmeraient le chaos pour la mission. De plus, même si la MMAS est capable de faire une démonstration de force impressionnante, elle devra se préparer à la possibilité que les gangs se battent avec ténacité dans des zones où elle tentera de leur ravir le contrôle. Il appartiendra au commandement du contingent de la mission de décider du moment où la MMAS sera prête à se déployer avec suffisamment d’assurance pour améliorer la situation plutôt que de l’aggraver. Afin de se préparer à prendre cette décision, certaines mesures peuvent toutefois s’avérer utiles.


[1] Entretien de Crisis Group, habitant d’une zone contrôlée par un gang puissant, Port-au-Prince, novembre 2023.

Le petit contingent de ... policiers kényans ... devrait travailler avec ses homologues haïtiens pour cartographier les zones où les gangs sont dominants.

Tout d’abord, alors que la contestation juridique du déploiement kényan suit son cours devant les tribunaux de Nairobi, les responsables de la mission devraient mettre à profit cette période pour se faire une idée aussi précise que possible de l’environnement dans lequel se déroulera l’opération. Le petit contingent avancé de plusieurs centaines de policiers kényans qui doit arriver en Haïti en janvier ou février 2024 devrait travailler avec ses homologues haïtiens pour cartographier les zones où les gangs sont dominants, évaluer leur puissance et comprendre les niveaux de menace des zones où la MMAS prévoit de se déployer. Ils peuvent envisager une stratégie d’assise du contrôle par étapes, en ciblant d’abord les zones les plus accessibles, déjà désertées par de nombreux civils. Lors de la planification des opérations initiales, le commandement devrait également envisager des moyens permettant à la mission de montrer ses effectifs et ses capacités – y compris des survols par des drones ou des hélicoptères ou des cortèges de véhicules blindés de transport de troupes – afin d’accroître le potentiel dissuasif, tout en veillant à ne pas verser dans la provocation ou créer un risque d’escalade. Bien entendu, rien de tout cela ne sera possible si le Kenya ne reçoit pas le soutien financier et militaire que d’autres se sont engagés à fournir, ainsi que des contributions supplémentaires pour combler les lacunes éventuelles.

Pour réussir, il sera également important de disposer d’une solide capacité de collecte de renseignements. La mission pourrait s’inspirer du mode de fonctionnement de la Minustah, en recueillant des informations sur les activités des gangs auprès des habitants.[1] Dans le même temps, elle devrait prendre des mesures pour protéger la sécurité opérationnelle afin que les données sensibles ne soient pas compromises par la police haïtienne, en particulier compte tenu des liens entre certains officiers et les gangs. Les partenaires internationaux devraient soutenir l’intensification des efforts de sélection déjà entrepris par le Binuh, en renforçant les nouvelles unités spéciales dont les membres ont tous fait l’objet d’un examen approfondi (y compris, mais pas exclusivement, l’Unité temporaire anti-gang).[2] Le contrôle devrait être renforcé progressivement afin d’examiner non seulement tous les membres des unités spéciales, mais également, à terme, tous les fonctionnaires de police.

La MMAS devrait également placer la protection des civils au centre de sa stratégie, en s’appuyant sur l’expertise en matière de réduction des dommages aux civils développée par les Nations unies, le Comité international de la Croix-Rouge et d’autres organisations.[3] Les principes fondamentaux consistent à disposer de renseignements fiables sur les zones où se dérouleront les combats et à informer à l’avance les civils qui s’y trouvent afin de permettre la planification de l’évacuation. Cette expertise sera particulièrement importante pour la conception des règles d’engagement du combat en zone urbaine qui assurent la protection de la population civile, y compris lors de la sélection des armements.[4] Comme Crisis Group l’a recommandé par le passé, la police haïtienne et le personnel de la mission étrangère devront être en mesure d’informer les habitants des zones touchées par le conflit des opérations à venir et de les aider à quitter leur domicile en toute sécurité, tandis que le commandement devra toujours penser à créer un couloir de sécurité qui permettra aux habitants de quitter les zones où les combats font rage.[5] À cet effet, la mission devra disposer de locuteurs francophones.

Les règles d’engagement de la MMAS devraient également fournir des instructions concrètes pour relever les défis potentiellement posés par les groupes d’autodéfense. Comme indiqué plus haut, certaines des brigades d’autodéfense qui se sont multipliées depuis l’émergence du mouvement Bwa Kale ont coopéré avec des gangs dans certaines parties du pays.[6] Les forces policières de la MMAS pourraient se retrouver face à ces brigades, en opération avec les gangs ou en stratégie d’autodéfense, au milieu de foules en colère cherchant à lyncher des criminels présumés. Quoi qu’il en soit, la meilleure stratégie pour faire face aux groupes d’autodéfense est d’éviter ces scénarios en essayant de les rallier à sa cause le plus tôt possible. Dans un premier temps, la police devrait prendre contact avec les brigades et les encourager à collaborer avec les autorités en fournissant des renseignements susceptibles d’aider à arrêter des membres de gangs présumés, tout en les invitant à renoncer à commettre des actes de violence de leur propre chef.

Outre son mandat de lutte contre les gangs, la mission devra être particulièrement bien préparée pour prévenir les violences basées sur le genre commises par ses propres membres. Le scandale des « bébés Minustah », découlant de l’exploitation sexuelle de centaines de femmes, souvent mineures, par des Casques bleus avant de les abandonner, continue d’assombrir l’héritage de cette mission.[7] Le personnel étranger devrait recevoir la formation nécessaire avant d’être déployé pour empêcher que de telles situations ne se reproduisent.[8] La mission devra également recevoir une formation sur l’utilisation répandue de la violence sexuelle par les gangs. Dans l’idéal, les partenaires étrangers pourraient également détacher au moins un expert en matière d’égalité des sexes afin d’aider la mission à surveiller les abus et à en rendre compte, et rémunérer le personnel local qui peut servir de relais au sein de la communauté pour détecter rapidement les cas d’exploitation et de violence sexuelles.[9] Bien entendu, les femmes doivent également être représentées de manière appropriée au sein des forces déployées.


[1] Deux modèles utiles dont le numéro vert que la Minustah a mis en place pour recueillir des informations anonymes sur les activités des gangs et le programme d’incitation des informateurs également mis en place. Voir Guy Hammond, « Saving Port-au-Prince: United Nations Efforts to Protect Civilians in Haiti in 2006-2007 », Stimson Center, juin 2012 ; et Walter Kemp, Mark Shaw et Arthur Boutellis, « The Elephant in the Room: How Can Peace Operations Deal with Organized Crime? », International Peace Institute, 3 juin 2013.

[2] Le processus d’examen approfondi des membres de plusieurs unités spéciales de la police haïtienne est désormais en place, dans l’espoir d’effectuer le plus de progrès possible avant le déploiement du personnel de la mission. « Bureau intégré des Nations unies en Haïti : Rapport du Secrétaire général », CSNU S/2023/768, 16 octobre 2023, p. 22. Entretien de Crisis Group, Papa Samba Mbodj, commissaire de police et chef de l’unité de police et de correction du Binuh, Port-au-Prince, 6 décembre 2023.

[3] « The Protection of Civilians in United Nations Peacekeeping », Département des opérations de paix des Nations unies, 2020. « Réduire les dommages civils dans le combat en zone urbaine – Manuel à l’usage des groupes armés », Comité international de la Croix-Rouge, avril 2023.

[4] Sahr Muhammedally, « A Primer on Civilian Harm Mitigation in Urban Operations », Center for Civilians in Conflict, juin 2022.

[5] Briefing Amérique latine et Caraïbes de Crisis Group N°48, Dernier recours en Haïti : la perspective d’une intervention étrangère, op. cit.

[6] Entretien de Crisis Group, officier de police, Port-au-Prince, 27 novembre 2023. Voir aussi « Rapport final du Groupe d’Experts sur Haïti présenté conformément à la résolution 2653 (2022) », op. cit., p. 17.

[8] Les officiers devraient recevoir une formation sur les droits des victimes de harcèlement, d’exploitation et d’abus sexuels, idéalement avant leur arrivée en Haïti. Entretien de Crisis Group, Phoebe Donnelly, International Peace Institute, New York, 8 décembre 2023.

[9] Les assistants de liaison communautaires et les réseaux d’alerte communautaires ont été largement utilisés en République démocratique du Congo pour détecter les violences sexuelles liées au conflit. Entretien de Crisis Group, Jenna Russo, International Peace Institute, New York, 8 décembre 2023.

B. Les actions essentielles pour une réussite durable

Au-delà du travail nécessaire à la préparation du déploiement, certaines actions clés seront essentielles pour une réussite durable de la mission.

La première consistera à augmenter le nombre d’officiers de police qui pourront commencer à travailler main dans la main avec le personnel de la MMAS et qui seront éventuellement prêts à prendre le relais de la mission. L’aide internationale – par le biais du Binuh et de programmes tels que le Programme conjoint pour la Police Nationale Haïtienne (communément appelé le fonds commun des Nations unies) – destinée à soutenir la Police Nationale Haïtienne devra être considérablement renforcée si les autorités haïtiennes veulent avoir une chance de mettre en place une force de police stable capable de mettre en échec les gangs et les autres organisations criminelles. Conformément aux recommandations ci-dessus, le renforcement continu des unités spéciales de la police haïtienne entièrement contrôlées et dédiées aux opérations conjointes de lutte contre les gangs, ainsi que les efforts visant à contrôler l’ensemble de la force au fil du temps, pourraient contribuer à consolider la capacité de la force locale à collecter et à utiliser des renseignements pour la planification et la conduite des opérations.

Le renforcement de la police et l'efficacité des opérations offensives ne suffiront pas à consolider le contrôle de l'Etat dans les zones reprises par les forces de sécurité.

Dans un deuxième temps, il faut réfléchir sérieusement à la nature de la démobilisation souhaitée des gangs. Le renforcement de la police et l’efficacité des opérations offensives ne suffiront pas à consolider le contrôle de l’Etat dans les zones reprises par les forces de sécurité. Il est peu probable que l’assassinat ou la détention des principaux chefs de gangs empêche la reformation des groupes armés, et l’élimination des commandants de gangs peut au contraire entrainer une escalade de la violence entre les factions qui se séparent du groupe d’origine, comme cela s’est produit dans d’autres pays.[1] Les prisons sont surpeuplées et le système judiciaire ne sera pas en mesure de traiter les milliers d’affaires qui lui parviendront probablement une fois que le MMAS commencera à arrêter les membres des gangs, ce qui rendra indispensable une démarche alternative permettant à ces jeunes hommes, souvent mineurs, d’abandonner la criminalité violente.[2]

L’Etat haïtien, avec le soutien des puissances étrangères et des bailleurs de fonds, devrait chercher à établir des stratégies de démobilisation pour des centaines, voire des milliers, de membres de gangs. Ces voies font cruellement défaut à l’heure actuelle. Le président Moïse a réactivé la Commission nationale de désarmement de démantèlement et de réinsertion en 2019, mais elle fonctionne à peine et ses membres n’ont pas été payés depuis plus de trois ans.[3] Haïti et ses partenaires internationaux, en particulier l’ONU (y compris la division de la démobilisation, du désarmement et de la réintégration du Département des opérations de paix), devraient travailler avec des médiateurs locaux qui ont la confiance des gangs pour concevoir des programmes qui permettraient aux individus désireux d’abandonner les armes de le faire en toute sécurité ou d’initier des processus de groupe si un gang entier est prêt à cesser de se battre.


[1] Jane Esberg, « More than Cartels: Counting Mexico’s Crime Rings », commentaire de Crisis Group, 8 mai 2020.

[2] Un expert haïtien en sécurité a déclaré à Crisis Group : « Où sont les installations pénitentiaires pour accueillir les milliers de membres de gangs ? La communauté internationale suggère-t-elle que nous tuions des milliers de jeunes ? Quelles sont les structures en place pour réintégrer ces jeunes dans la société ? Ces non-dits me scandalisent. » Entretien de Crisis Group, Port-au-Prince, 29 novembre 2023.

[3] Entretiens de Crisis Group, Port-au-Prince, décembre 2023. La Commission nationale pour le désarmement, le démantèlement et la réintégration a été créée en août 2006, d’abord en étroite collaboration avec la Minustah. Ses objectifs étaient de coordonner le désarmement des gangs, de diriger la stratégie de réduction de la violence de l’État et d’améliorer la communication avec l’opinion publique. Après avoir échoué à atteindre des taux de désarmement probants, la Commission a cessé ses activités en 2011 avant d’être réactivée huit ans plus tard. Rapport Amérique latine et Caraïbes de Crisis Group N°44, Vers une Haïti post-Minustah : mener la transition à bien, 2 août 2012. La Commission fait partie d’un groupe de travail sur le désarmement, la démobilisation, la réintégration et la réduction de la violence communautaire créé en 2020 qui organise des réunions régulières entre les représentants du gouvernement et les agences de l’ONU. Le groupe de travail planche sur une note conceptuelle concernant la forme spécifique de DDR nécessaire en Haïti.

C. Les principales réformes et initiatives

Si les victoires rapides de la MMAS pourraient contribuer à l’amélioration tant attendue des conditions de sécurité en Haïti, des réformes structurelles seront nécessaires pour mettre un frein aux cycles de violence du pays.

Les autorités haïtiennes et la MMAS devraient prévoir que les opérations de police initiales dans les zones affectées par les gangs se transforment progressivement en une stratégie de police de proximité, visant à établir de meilleurs liens entre les civils et la police dans les anciens bastions des gangs. « Une stratégie de lutte contre les gangs fondée exclusivement sur des mesures de répression agressives a peu de chances de réussir », a déclaré un ancien directeur de la police nationale haïtienne. Il a affirmé que les résultats obtenus dans la lutte contre les gangs au cours de son mandat étaient dus, en partie, au travail effectué pour améliorer la confiance entre la police et les résidents, ce qui a aidé celle-ci à comprendre les habitudes des gangs dans ces zones.[1] Le personnel de la mission, en coopération avec les partenaires internationaux et les organisations de la société civile, devrait commencer à identifier les chefs communautaires qui peuvent aider la police à établir des liens solides avec ceux qui vivent dans les territoires contrôlés par les gangs.

L’Etat haïtien, avec le soutien des bailleurs de fonds internationaux, devrait également être prêt à lancer des programmes visant à reconstruire les équipements publics tels que les écoles, les hôpitaux et les commissariats de police dans ces quartiers. Outre le besoin urgent de meilleures installations, de tels projets fourniraient des emplois, contribuant à améliorer les moyens de subsistance de milliers de familles vulnérables. Le soutien des gouvernements étrangers et du secteur privé sera nécessaire pour mettre en place des programmes supplémentaires susceptibles de créer des emplois stables et légaux pour les membres de gangs démobilisés.[2]

Pour que le pays puisse progresser vers la sécurité de ses citoyens, il faudra également s’attaquer à deux des fondements de la puissance durable des gangs. Il sera essentiel d’endiguer le flux illégal d’armes et de munitions dans le pays, dont une grande partie provient de la région, notamment des Etats-Unis, de la République dominicaine et de la Jamaïque.[3] La résolution du Conseil de sécurité de juillet renouvelant le mandat du Binuh demande instamment aux Etats membres de prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher l’entrée d’armes illégales en Haïti, « notamment au moyen de l’inspection des cargaisons à destination d’Haïti, sur leur territoire ».[4] Washington renforce déjà sa capacité à enquêter et à poursuivre les personnes impliquées dans la criminalité transnationale, notamment grâce à l’unité d’enquête criminelle transnationale en cours de création en Haïti. Mais il faudra en outre des mesures solides et concrètes pour améliorer les contrôles des cargaisons sortantes dans les ports qui envoient le plus d’armes et de munitions à Haïti, en particulier en Floride.[5]


[1] Entretien de Crisis Group, Mario Andrésol, ancien directeur de la Police Nationale Haïtienne (2005-2012), 23 novembre 2023.

[2] Les précédents programmes de création d’emplois en Haïti ont rarement été basés sur des études des besoins de la communauté, ce qui a souvent conduit à une offre excédentaire de certains travailleurs qualifiés. Entretien de Crisis Group, fonctionnaire de l’ONU, Port-au-Prince, 1er décembre 2023.

[3] « Haiti’s Criminal Markets: Mapping Trends in Firearms and Drug Trafficking », Office des Nations unies contre la drogue et le crime, 2 mars 2023.

[4] « Résolution 2692 », CSNU S/RES/2692, 14 juillet 2023, p. 6.

[5] « Haiti’s Criminal Markets: Mapping Trends in Firearms and Drug Trafficking », op. cit.

Les individus qui soutiennent les groupes criminels doivent faire l'objet d'une enquête et être tenus pour responsables.

L’autre source de pouvoir des gangs à laquelle il faudra s’attaquer est le lien étroit qui existe entre les gangs et les élites politiques et commerciales haïtiennes. Les individus qui soutiennent les groupes criminels doivent faire l’objet d’une enquête et être tenus pour responsables, notamment par le biais de sanctions internationales, mais aussi par des poursuites judiciaires à l’encontre de ceux pour lesquels il existe des preuves suffisantes de soutien des groupes violents.[1] La rupture des liens entre les responsables politiques, les entrepreneurs et les gangs doit être une préoccupation constante pour les partenaires internationaux d’Haïti qui cherchent à aider le pays à lutter contre la violence des gangs.

Enfin, et c’est peut-être le point le plus important, l’impasse politique dans laquelle se trouve Haïti doit être résolue. Il n’existe toujours pas de voie directe pour établir un gouvernement élu bénéficiant d’un fort soutien de la part de l’opinion publique. Les partenaires internationaux d’Haïti doivent donc continuer à faire pression sur toutes les parties pour qu’elles forment un gouvernement de transition bénéficiant d’un large soutien. Les récentes négociations menées par la CARICOM, ainsi que les dialogues menés par d’autres médiateurs nationaux et internationaux, révèlent des divisions au sein de l’opposition. Certains groupes insistent pour qu’Ariel Henry tienne sa promesse (faite dans l’« accord du 21 décembre ») de quitter le pouvoir d’ici février 2024. Mais beaucoup reconnaissent qu’il est peu probable qu’il quitte le pouvoir et craignent que l’arrivée de la mission ne renforce inévitablement sa position.[2]

Un accord incluant Ariel Henry aux côtés des figures les plus importantes de l’opposition, en particulier celles des partis qui prévoient de participer aux prochaines élections, est nécessaire pour créer les bases d’un gouvernement de transition. Ce gouvernement serait alors chargé de rétablir des institutions fonctionnelles, telles qu’un Conseil électoral provisoire, afin d’ouvrir la voie à des élections générales. Pour le meilleur ou pour le pire, cette étape reste essentielle. Si ces élections étaient organisées uniquement par le gouvernement en exercice, sans le soutien d’autres partis, les tensions ne manqueraient pas de s’aggraver. Les Haïtiens pourraient également se méfier d’un processus précipité qu’ils percevraient comme partisan ou opaque, reproduisant ainsi le faible taux de participation à l’élection présidentielle de 2016.[3] Des élections dépourvues d’un soutien multi partisan pourraient également donner lieu à une répétition de la violence et de l’effondrement institutionnel qui ont suivi les élections organisées à la hâte après le tremblement de terre de 2010.[4]


[1] Briefing spécial de Crisis Group N°11, Dix défis pour les Nations unies en 2023-2024, op. cit.

[3] L’ancien président assassiné, Jovenel Moïse, a remporté les élections de 2016 avec un peu moins de 600000 voix et un taux de participation de moins de 20 pour cent. Briefing Amérique latine et Caraïbes de Crisis Group N°44, Haïti : ramener de la stabilité à un pays en état de choc, op. cit., p. 10.

[4] Briefing Amérique latine et Caraïbes de Crisis Group N°44, Haïti : ramener de la stabilité à un pays en état de choc, op. cit.

VI. Conclusion

La vague catastrophique de violence des gangs en Haïti, sans parler de l’effondrement politique et de l’urgence humanitaire, a convaincu les autorités du pays et une grande partie de l’opinion publique qu’il n’y a pas de meilleure perspective qu’un soutien armé venu de l’étranger. À condition d’être bien planifiée et exécutée, la mission multinationale dirigée par le Kenya, qui devrait envoyer son premier contingent restreint en Haïti au début de l’année 2024, pourrait être en mesure d’offrir aux Haïtiens un répit face aux violences des gangs, préparant ainsi le terrain pour des réformes qui seront indispensables à leur bien-être à l’avenir.

Toutefois une attention rigoureuse aux considérations à court et à long terme sera essentielle au succès de la mission. Si les forces se déploient avant d’avoir atteint les effectifs et d’avoir reçu la formation qui leur permettront d’opérer efficacement et avec une protection adéquate pour elles-mêmes et les civils dans les zones urbaines denses d’Haïti, les gangs pourraient bien renverser la situation, discréditant ainsi toute l’entreprise. Faute d’être accompagné par des réformes en aval et par un accord politique que les factions du gouvernement et de l’opposition considèrent comme légitime, tout le travail qui sera accompli par cette mission pourrait être rapidement menacé.

La perspective d’une mission internationale visant à rétablir la sécurité en Haïti et à répondre à sa crise humanitaire offre aux Haïtiens l’espoir d’une sécurité et d’une dignité retrouvées. Il est essentiel de ne pas manquer cette opportunité.

Port-au-Prince/New York/Washington/Bruxelles, 5 janvier 2024

Ce texte a été traduit de l'anglais.

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