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Le Sahel central : au cœur de la tempête

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Synthèse

L’immense Sahel, peu peuplé et pauvre, est touché par un nombre croissant d’extré­mistes jihadistes et d’activités illicites, notamment le trafic d’armes et de drogue et la traite d’êtres humains qui généreraient 3,8 milliards de dollars par an. Les frontières sont poreuses et la portée des autorités limitée. La croissance démographique et le chômage montent en flèche. Au cœur de cette tempête parfaite d’instabilité actuelle et potentielle, des réseaux criminels envahissent de plus en plus le Sahel central, le Fezzan dans le sud de la Libye, le Niger et le bassin du lac Tchad. L’autorité de l’Etat est faible dans un Nigéria relativement stable. Au sud du Sahel, l’insurrection du groupe islamiste radical nigérian Boko Haram est responsable de milliers de morts parmi la population civile et de plus d’un million de personnes déplacées. Les efforts déployés par l’Occident et la région en matière de lutte contre le terrorisme sont insuffisants, mais les approches plus intégrées proposées par l’Union européenne (UE) et l’ONU n’ont pas non plus été fructueuses. Sans une action globale soutenue contre les réseaux criminels bien établis, la mauvaise gestion et le sous-développement, l’instabilité risque de se propager et d’exacerber la radicalisation et la migration.

Le Sahel, une vaste région qui s’étend de la Mauritanie au Soudan à la lisière du désert du Sahara, a toujours eu des frontières poreuses et des zones peu peuplées contrôlées en partie seulement par les gouvernements nationaux. (Le Niger est par exemple plus grand que le Nigéria, mais sa population de dix-sept millions d’habi­tants ne représente qu’un dixième de sa taille et est concentrée dans son quart méridional.) Cependant, au fur et à mesure de l’implosion de la Libye et de la croissance de Boko Haram dans le bassin du lac Tchad, les réseaux criminels de trafic de marchandises illicites et de traite d’êtres humains se sont étendus, corrompant les responsables, formant des alliances avec les communautés locales et collaborant parfois avec des groupes jihadistes. La région est devenue une importante source et point de transit des migrants en provenance d’Afrique subsaharienne tentant de se rendre en Europe. Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), il est estimé qu’à la mi-juin 2015, plus de 106 000 migrants sont arrivés en Europe par voie maritime depuis le début de l’année. Près de 57 ooo ont atteint l’Italie, presque exclusivement en provenance de Libye et après avoir transité par les pays situés au sud. Selon l’ONU, entre 80 000 et 120 000 migrants traverseront le Niger au cours de l’année.

Les gouvernements occidentaux ont adopté une approche essentiellement axée sur la sécurité face aux menaces criminelles et jihadistes, intensifiant leur présence militaire et leurs opérations antiterroristes et redoublant d’efforts pour sécuriser les frontières sud de l’Europe. Des initiatives comme le processus de Rabat (2006) et de Khartoum (2014) visant à freiner l’immigration clandestine, et le dernier plan de l’UE prévoyant notamment la réinstallation des réfugiés mais aussi une opération militaire visant à démanteler les réseaux de passeurs et à détruire leurs embarcations, ne traitent que les symptômes des problèmes du Sahel.

Les perspectives de stabilisation de la région sont faibles s’il n’est pas reconnu que les politiques actuelles ne s’attaquent pas aux sources profondes de son instabilité : la pauvreté endémique ; le sous-développement, en particulier dans les périphéries ; et une population de jeunes en plein essor dont l’accès à l’éducation ou à l’emploi est limité et qui ne témoignent pas d’une vraie loyauté réelle vis-à-vis de l’Etat. Beaucoup de jeunes considèrent l’émigration, illégale si nécessaire, comme leur seul avenir. D’autres s’en prennent à leurs Etats corrompus « séculiers » et « occidentalisés » dans l’espoir d’imposer un gouvernement islamiste moralement plus pur. Une énorme proportion des hommes, femmes et enfants qui traversent la Méditerranée ne viennent pas en Europe simplement pour échapper à la pauvreté, mais aussi pour fuir des conflits meurtriers et des gouvernements répressifs.

Les lourdes opérations militaires et la fermeture de l’espace politique par la cooptation ou la criminalisation de l’opposition aggravent les tensions. Etiqueter les islamistes non violents de jihadistes potentiels peut devenir une prophétie auto-réalisatrice. Le fait que les autorités négligent la périphérie, leur réticence à régler les conflits et leur tendance à s’appuyer sur des alliances personnelles clientélistes, parfois criminelles, plutôt qu’à mettre en place des institutions démocratiques, alimentent un sentiment croissant de marginalisation, surtout dans les zones rurales.

Les gouvernements centraux isolés, faibles ou même répressifs de la région ont été supplantés par de nouvelles formes d’organisation, notamment des autorités traditionnelles ; des structures communautaires ; des mouvements islamistes ; et des réseaux criminels. Des forces extérieures, criminelles et jihadistes ont rencontré un succès particulier en exploitant ces systèmes de gouvernance de substitution, cadrant leur action avec les préoccupations des acteurs locaux influents pour s’im­planter. Pendant ce temps, les combats parfois très violents pour obtenir le contrôle d’itinéraires de contrebande lucratifs sont de plus en plus nombreux et de plus en plus visibles.

Afin de contrer la menace jihadiste croissante, les acteurs internationaux ont déployé des troupes et des avions et soutenu les forces nationales de sécurité qui suivent une approche militarisée. Les populations locales considèrent cependant souvent que la présence militaire occidentale est dictée par le désir de protéger les intérêts dans les gisements d’hydrocarbures et de minéraux de la région. La priorité accordée à la lutte contre le terrorisme et l’amalgame du jihadisme violent avec d’autres formes d’islam politique suscitent une réaction négative à l’encontre des gouvernements de la région et des pays occidentaux.

Pour inverser la montée de l’instabilité du Sahel, en particulier la dégradation d’un Niger déjà précaire, les gouvernements nationaux et les acteurs extérieurs doivent non seulement gérer le court terme, mais aussi adopter une perspective à long terme. Cela impliquerait de s’engager dans un effort soutenu pour consolider les Etats fragiles en encourageant de manière cohérente et transparente la bonne gouvernance et le développement durable, ainsi que pour résoudre les conflits existants et répondre à leurs conséquences humanitaires. Pour y parvenir :

  • Les politiques occidentales devraient être réorientées de manière à être axées sur l’établissement de gouvernements plus inclusifs et responsables et sur la lutte contre les facteurs structurels qui conduisent à la marginalisation et à l’aliénation et donc, à la criminalisation et à la radicalisation.
     
  • Si les gouvernements occidentaux et l’UE sont enclins à poursuivre leur approche fondée en premier lieu sur la sécurité, les efforts visant à s’attaquer à la radicalisation et à la criminalisation devraient être axés sur la promotion d’une administration publique responsable, notamment au Niger et au Nigéria. Ces efforts pourraient entre autre encourager la création de mécanismes de contrôle civil des institutions publiques et appuyer la formation de coalitions solides et inclusives contre la corruption et la mauvaise gestion.
     
  • L’aide au développement devrait être liée non à l’action militaire contre le terrorisme, mais à des mesures qui améliorent la gouvernance, limitent la corruption publique et renforcent les institutions démocratiques.
     
  • La lutte contre le chômage des jeunes par le biais de la formation et de projets d’in­frastructure à forte intensité de main-d’œuvre pour relier la périphérie aux marchés et aux services pourrait contribuer sensiblement à atténuer la migration.

Enfin, les efforts destinés à dissuader la migration doivent aller de pair avec des stratégies à long terme pour freiner le rythme insoutenable de la croissance démographique, notamment au Niger, par un appui aux droits des femmes à l’éducation et à la santé reproductive.

Dakar/Bruxelles, 25 juin 2015

Executive Summary

The huge, sparsely populated, impoverished Sahel is affected by growing numbers of jihadi extremists and illicit activities, including arms, drugs and human trafficking, estimated to generate $3.8 billion annually. Borders are porous, government reach limited. Populations and unemployment are soaring. Within this perfect storm of actual and potential instability, criminal networks increasingly overrun Central Sahel – the Fezzan in Libya’s south, Niger and the Lake Chad Basin. State authority is weak in relatively stable Niger. To the south, the radical Islamist, primarily Nigerian, Boko Haram insurgency is responsible for thousands of civilian deaths and more than a million displaced. Western and regional counter-terrorism efforts are insufficient, but neither have more integrated approaches proposed by the EU and UN borne fruit. Without holistic, sustained action against entrenched criminal networks, misrule and underdevelopment, instability is likely to spread and exacerbate radicalisation and migration.

The Sahel, a vast region stretching from Mauritania to Sudan bordering the Sahara Desert, has always had porous borders and thinly populated areas only loosely controlled by national governments. (For example, Niger is bigger than Nigeria, but its seventeen million population is a tenth the size and concentrated in its southern quarter). But as Libya imploded and Boko Haram expanded across borders in the Lake Chad Basin, criminal networks trafficking illicit goods and humans grew by corrupting officials, forming alliances with local communities and sometimes working with jihadi groups. The region has become a key source of, and transit point for, migrants from sub-Saharan Africa trying to reach Europe. By mid-June 2015, more than 106,000 were estimated to have arrived in Europe by sea since the start of the year, according to the International Organisation for Migration (IOM). Nearly 57,ooo had reached Italy, almost exclusively from Libya and after transiting countries to its south. UN officials project that between 80,000 and 120,000 migrants will pass through Niger during the year.

Western governments have primarily taken a security-oriented approach to the criminal and jihadi threats, upping their military presence and counter-terrorism operations and increasing efforts to secure Europe’s southern borders. Initiatives such as the Rabat (2006) and Khartoum (2014) processes to curb illegal immigration, as well as the latest European Union (EU) plan – including refugee resettlement, but also a military operation to disrupt smugglers’ networks and destroy their boats – tackle only symptoms of the Sahel’s problems.

There is little prospect of stabilising the region without recognising that current policies do not address the deep sources of its instability: entrenched poverty; underdevelopment, particularly in the peripheries; and a booming youth population with little access to education or jobs and no real loyalty to the state. Many youths see migration – illegal if necessary – as their only future. Others lash out at their corrupt “secular” and “Westernised” states in hope of imposing a more morally pure, Islamist government. A huge proportion of the men, women and children crossing the Mediterranean are not coming to Europe simply to escape poverty, but also to flee deadly conflicts and repressive governments.

Heavy-handed military action and closure of political space by co-option or criminalisation of the opposition aggravate tensions. Labelling non-violent Islamists potential jihadis can become a self-fulfilling prophecy. Government neglect of the peripheries, unwillingness to address local conflicts and tendency to rely on personal, at times criminal, clientelistic alliances rather than develop democratic institutions feed a growing sense of marginalisation, particularly in rural areas.

Remote, weak or even repressive central governments across the region have been supplanted by alternative forms of organisation, including traditional authorities; community-based structures; Islamist movements; and criminal networks. Outside forces, both criminal and jihadi, have particular success exploiting these ad hoc governance systems, aligning with the concerns of local powerbrokers to gain a foothold. Meanwhile, battles, sometimes very violent, for control of the lucrative smuggling routes are becoming more numerous and visible.

To counter the growing jihadi threat, international actors have deployed troops and aircraft and supported national security forces that pursue a militarised approach. Local populations, however, often view the Western military presence as driven by a desire to protect interests in the area’s hydrocarbon and mineral deposits. Prioritisation of counter-terrorism and conflation of violent jihadism with other forms of political Islam are creating a backlash against regional and Western governments alike.

To reverse the Sahel’s deepening instability – in particular deterioration in already precarious Niger – national governments and external actors need not only to manage the short term, but also to take a long view. This would involve committing to sustained efforts to shore-up fragile states by consistently and transparently promoting good governance and durable development, as well as to resolve existing conflicts and address their humanitarian consequences. To do so:

  • Western policies should be reoriented to concentrate on building more inclusive and accountable governments and countering structural factors that drive marginalisation and alienation, and thus criminalisation and radicalisation.
     
  • While Western governments and the EU are likely to continue their security-first approach, efforts to tackle radicalisation and criminalisation should focus on promoting accountable public administration, particularly in Niger and Nigeria. These could include encouraging creation of civilian oversight mechanisms for public institutions and supporting construction of robust, inclusive coalitions against corruption and mismanagement.
     
  • Development aid should be tied not to military counter-terrorism efforts, but to measures that improve governance, limit state corruption and strengthen democratic institutions.
     
  • Addressing youth unemployment through training and labour intensive infrastructure projects to link the peripheries to markets and services could significantly contribute to tackling migration.

Finally, efforts to deter migration need to be accompanied by longer-term strategies to curb unsustainable population growth, particularly in Niger, through support for women’s rights to education and reproductive health.

Dakar/Brussels, 25 June 2015

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