Tunisians wave their national flag as they take part in a general strike against marginalisation and to demand development and employment, in Tataouine, south of Tunisia, on 11 April 2017. AFP/Fathi Nasri
Report / Middle East & North Africa 3 minutes

La transition bloquée : corruption et régionalisme en Tunisie

La corruption et le clientélisme menacent la transition démocratique en Tunisie, décrite comme un succès après le soulèvement populaire de 2011. Pour qu’elle aboutisse, le gouvernement devrait lancer un dialogue économique national intégrant l’élite économique établie et la classe émergente d’entrepreneurs.

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Synthèse

Le consensus politique en place depuis les élections législatives et présidentielle de fin 2014 a réussi à stabiliser la scène politique tunisienne, mais commence à atteindre ses limites. Malgré la formation d’un gouvernement d’union nationale qui regroupe les principaux partis politiques, un sentiment d’exclusion socio-régional et de délitement de l’Etat s’accroit, alimenté par la prolifération de l’affairisme et du clientélisme. La poursuite de la transition démocratique ainsi que le redressement de l’économie nationale nécessitent d’approfondir ce consensus au-delà des conciliations entre dirigeants politiques et syndicaux. Une approche audacieuse et novatrice intégrerait les personnalités les plus influentes du monde des affaires, y compris issues des régions délaissées, qui gagnent en pouvoir occulte dans la vie politique et sociale.

Alors que les équilibres macroéconomiques sont mis à mal, la polarisation se renforce dans le monde des affaires entre chefs d’entreprises, mais aussi entre ces derniers et les barons de l’économie informelle, notamment de la contrebande. D’un côté, une élite économique établie issue du Sahel (région côtière de l’Est du pays) et des grands centres urbains est protégée et privilégiée par des dispositifs réglementaires, et entend le rester. De l’autre, une nouvelle classe d’entrepreneurs issus des régions déshéritées, dont certains sont cantonnés au commerce parallèle, soutiennent en partie les protestations violentes contre le pouvoir central et aspirent à se faire une place parmi l’élite établie, voire à la remplacer.

La compétition économique et politique est rendue malsaine par ce conflit profond, qui vise à s’accaparer les postes-clés de l’administration permettant de contrôler l’accès au financement bancaire et à l’économie formelle. Il contribue à étendre et « démocratiser » la corruption et à paralyser les réformes. Ceci renforce les inégalités régionales, que perpétue la discrimination des citoyens des régions marginalisées, elle-même rendue possible par le pouvoir discrétionnaire des responsables administratifs et la rigidité du système bancaire.

Alors que le gouvernement d’union nationale de Youssef Chahed affiche sa détermination à lutter contre la corruption et à redresser l’économie nationale, il se trouve systématiquement freiné dans son élan. Les réformes qu’il propose se concrétiseront difficilement en l’absence d’une initiative politique visant à réduire le pouvoir occulte de ces opérateurs économiques

Si plusieurs mesures déjà annoncées par le gouvernement et soutenues par les partenaires internationaux de la Tunisie sont importantes, d’autres devraient être prioritaires afin d’améliorer la moralité publique, protéger l’Etat des réseaux clientélistes, et commencer à s’attaquer aux sources de l’exclusion socio-régionale, préoccupante à moyen terme pour la stabilité du pays :

  • Le gouvernement devrait doter l’Instance nationale de lutte contre la corruption (Inlucc) de ressources suffisantes sur le plan humain et financier pour mettre en œuvre sa stratégie ;
     
  • Le gouvernement et le parlement devraient encadrer juridiquement le courtage et le portage d’affaires dans le but de réduire le trafic d’influence à l’œuvre dans les plus hautes sphères politiques ;
     
  • Le parlement devrait réduire le pouvoir discrétionnaire des responsables administratifs, qui entretient clientélisme et corruption et est en partie responsable de la fermeture de l’accès au crédit et au marché pour les entrepreneurs des régions déshéritées. Pour ce faire, il devrait simplifier autant que possible les formalités administratives dans le domaine économique et éliminer les dispositifs juridiques trop répressifs et privatifs de liberté ; et
     
  • Le gouvernement et le parlement devraient contraindre les partis politiques à soumettre leur rapport financier annuel à la Cour des comptes. La déclaration du patrimoine, qui concerne déjà les membres du gouvernement et les hauts fonctionnaires, devrait s’étendre aux parlementaires et aux membres du cabinet présidentiel, ce qui contribuerait à affaiblir les réseaux clientélistes.
     

Pour voir le jour, ces réformes devront s’accompagner d’un dialogue économique national suivi et approfondi entre la présidence de la République, le gouvernement, les principales forces politiques, syndicales et associatives et surtout les hommes et femmes d’affaires les plus influents du pays, qu’il s’agisse d’anciens proches de l’ancien régime ou d’individus impliqués dans l’économie parallèle. Ce dialogue, qui suscitera nécessairement de la résistance, viserait à rendre l’économie plus inclusive pour les nouveaux venus de l’intérieur du pays et à renforcer la volonté politique en matière de lutte contre la corruption, en réunissant, sur la base de critères précis et objectifs, les personnalités du monde des affaires qui s’opposent à ces objectifs.

Idéalement, ce dialogue devrait aboutir à des mesures de réhabilitation pénale et d’amnistie des infractions de changes, strictement encadrées sur le plan juridique. Il devrait également encourager la mise en place de fonds d’investissement public/privé dédiés au développement des régions délaissées, promouvant notamment les secteurs à haute valeur ajoutée, tout en facilitant l’application d’une politique plus répressive à l’égard de la corruption et de la contrebande.

Les principaux partis et syndicats ainsi que les organisations de la société civile nationale et internationale devraient soutenir une telle initiative. Le pays a tout à y gagner. Les membres de l’élite économique établie et de la classe émergente d’entrepreneurs doivent parvenir à sortir du jeu perdant-perdant qui les conduit à se saboter économiquement les uns les autres, ce qui pourrait engendrer de violents conflits à l’avenir.

Ceci implique de faire évoluer le consensus politique actuel, fondé sur un gentlemen’s agreement destiné à prévenir la réapparition de la polarisation politique entre islamistes et anti-islamistes – mais aboutissant souvent, faute de mieux, au partage clientéliste des ressources de l’Etat – vers un véritable contrat social et régional qui préserverait le pays d’une violente polarisation ou d’un retour à la dictature.

Tunis/Bruxelles, 10 mai 2017

Executive Summary

The political consensus in place since the late-2014 parliamentary and presidential elections has stabilised Tunisian politics but is beginning to reach its limits. Despite the formation of a national unity government comprising the main political parties, the country suffers from a growing sense of socio-regional exclusion and weakening state authority, which are nurtured by spreading corruption and clientelism. Continuing the democratic transition and achieving economic recovery will require this consensus to be deepened beyond current arrangements between political and union leaders. A new audacious and innovative approach would include influential business personalities, in particular those from marginalised regions whose power in political and social life is hidden but growing.

In the context of macroeconomic instability, the business community is showing increasing signs of polarisation, not just among business leaders but also between them and barons of the parallel economy, especially smuggling. On one side, an established economic elite from the Sahel (the eastern coastal region) and large urban centres is protected by and benefits from existing regulations, a situation it intends to maintain. On the other, some among a new class of entrepreneurs from marginalised regions, who are partly confined to informal trade, are backing violent protests against central authorities and aspires to carve a place among – if not eventually replace – the established elite.

At the core of this entrenched conflict, which is poisoning economic and political competition, stands the monopolisation of key administrative positions that control access to credit and the formal economy. This contributes to the spread and “democratisation” of corruption, and paralyses reform. This in turn reinforces regional inequalities stemming from discrimination against citizens from marginalised regions, which itself is the result of administrative officials’ arbitrary powers and the banking system’s inflexibility.

While Prime Minister Youssef Chahed’s national unity government has expressed its strong determination to fight corruption and reinvigorate the economy, it has repeatedly run into roadblocks. It has become clear that the reforms it advocates are unlikely to be implemented without a political initiative that aims to curtail these economic actors’ hidden influence.

Although the government, backed by Tunisia’s international partners, has announced a series of important measures, additional ones need to gain priority in order to improve public financial probity, protect the state from clientelist networks, and begin to tackle the sources of socio-regional exclusion, as this will affect stability in the medium term. To this end:

  • The government should provide the National Authority for the Fight Against Corruption (INLUCC) adequate human and financial resources to implement its strategy;
     
  • The government, in cooperation with parliament, should establish a legal framework for lobbying and brokerage activities to reduce influence-peddling at the highest political levels;
     
  • The parliament should reduce administrative officials’ discretionary power – which fosters clientelism and corruption and is partly responsible for the fact that entrepreneurs from marginalised regions lack access to credit and markets – by simplifying administrative procedures in the economic sphere and removing excessively repressive legal provisions that entail prison sentences; and
     
  • The government and parliament should, based on existing law, require political parties to submit their annual financial reports to the Court of Auditors and extend financial disclosure requirements already applied to government ministers and senior civil servants to parliamentarians and presidential staff so as to weaken clientelist networks.
     

To be effective, these reforms should be accompanied by a rigorous and comprehensive national economic dialogue between the presidency, the government, the main political parties, trade unions and associations, and especially the country’s most influential businessmen and businesswomen – whether they supported the pre-2011 regime or have been involved in the parallel economy. Such a dialogue, which will inevitably meet with resistance, should aim to render the formal economy more inclusive for newcomers from the interior and redouble political will in the anti-corruption struggle. It would need to include, on the basis of specific and objective criteria, business people who are creating obstacles to these aims.

Ideally, such a dialogue would yield legal amnesties. It should also encourage the creation of public-private investment funds dedicated to the development of marginalised regions, especially in high added-value sectors, while facilitating the implementation of stricter policies against corruption and smuggling.

The main political parties and trade unions, as well as local and international civil society organisations, should back an initiative from which the country has everything to gain. Members of the established economic elite and emerging entrepreneurs should both be able to escape the lose-lose logic that pushes them to economically sabotage one another, which could give rise to violent conflict in the future.

This means working toward the evolution of the current political consensus based on a gentlemen’s agreement that aims to break the cycle of political polarisation between Islamists and non-Islamists – but which in effect has often resulted in a clientelist redistribution of state resources – to reach a genuine social and regional contract that can shield the country from an upsurge in violence and a return to dictatorship.

Tunis/Brussels, 10 May 2017

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