Tunisie : de la croissance atone à la violence politique ?
Tunisie : de la croissance atone à la violence politique ?
Op-Ed / Middle East & North Africa 5 minutes

Tunisie : de la croissance atone à la violence politique ?

La montée d’une forme de capitalisme autoritaire en Tunisie, sous l’égide d’un président concentrant un pouvoir accru, a contribué à créer un climat d’incertitude et de stagnation économique et n’a pas promu l’investissement, contrairement aux objectifs affichés par le chef de l’Etat. Elle a en revanche accentué la dépendance du pays à l’égard de l’Europe et des devises des Tunisiens à l’étranger, tandis que la lutte contre la corruption a entraîné des arrestations arbitraires dans le secteur des affaires. Les opérateurs économiques, contraints de violer des lois inapplicables, risquent des sanctions sévères et vivent dans la peur. 

Cette situation présente des risques significatifs pour la stabilité de la Tunisie. Elle exacerbe la polarisation de la société, surtout à mesure que les opportunités économiques se réduisent, et nourrit le ressentiment au sein de larges pans de la population. La rhétorique nationaliste et populiste du président Saïed politise davantage cette dynamique, divisant la société selon une ligne idéologique. Alors que la croissance économique stagne, son discours belliqueux gagne en popularité, légitimant par avance d’éventuelles violences plus graves encore que celles qui avaient pris pour cible les migrants subsahariens en 2013. 

Face à ces développements, les alliés et les bailleurs de fonds de la Tunisie doivent reconnaître le potentiel d’instabilité inhérent au régime qui se met en place et prendre des mesures pour encourager les réformes relatives à la gouvernance et aux droits humains. Une condamnation claire de cette rhétorique belliqueuse est nécessaire pour éviter une potentielle escalade meurtrière. 

Un capitalisme autoritaire inefficace

La Tunisie n’a pas su rattraper la contraction de 8,7 pour cent de la croissance enregistrée en 2020 en raison de la pandémie de COVID-19, ce qui est préoccupant à plus d’un titre. En 2023, la croissance a n’a pas dépassé les 0,4 pour cent. Plusieurs facteurs économiques indépendants du pouvoir politique contribuent à expliquer cette mauvaise performance. Trois années consécutives de sécheresse, la diminution de la note souveraine du pays, la contraction du crédit à l’échelle internationale, l’augmentation du prix des matières premières dans le sillage de la guerre en Ukraine et le fardeau de la dette publique ont, certes, joué un rôle dans le ralentissement de l’activité économique. 

Néanmoins, la focalisation du discours politique du président Kaïs Saïed sur la lutte contre la corruption, l’emprisonnement d’un nombre grandissant de figures politiques, de syndicalistes, de hauts fonctionnaires, d’hommes d’affaires et de citoyens ordinaires grèvent la croissance dans une mesure plus importante encore. Le capitalisme autoritaire que met en place le président Saïed, qui concentre de plus en plus de pouvoir entre ses mains, n’a pas rendu le pays moins dépendant de l’Occident, ni moralisé l’économie, ni favorisé l’investissement. Au contraire, la dépendance est plus importante que jamais malgré le discours souverainiste du « il faut comptez sur nos propres ressources » : dépendance envers les migrations en Europe, les devises des immigrés, le tourisme et le paiement de la dette extérieure qui absorbe une part importante des devises. 

Le slogan populiste de lutte contre la corruption se traduit par une multiplication d’arrestations dans le milieu des affaires dont l’objectif inavoué semble être de mettre au pas la classe d’affaires et de ramener de l’argent dans les caisses de l’Etat. La grande majorité des individus présentés dans les médias comme corrompus ont commis des infractions douanières, fiscales, relatives à la législation de changes, comme le font une grande majorité des citoyens, étant donné que les lois dans ces domaines sont inapplicables, promulguées au fil des décennies, la plupart du temps pour répondre à des objectifs de court terme relatifs à la protection de proches du pouvoir politique. 

Résultat : les opérateurs économiques ne pouvant se conformer à 100 pour cent à la loi car les pouvoirs publics n’ont pas cherché à adapter la législation à la réalité des pratiques économiques vivent dans la peur d’être contraints de payer de fortes amendes, voire d’être incarcérés ou contraints à l’exil. Le zèle que mettent un nombre croissant de fonctionnaires à sévir contre des individus qu’ils considèrent comme des nantis et des privilégiés, en profitant du discours anti-corruption et anti-riches du chef de l’Etat et de ses relais médiatiques, s’apparente à une « petite vengeance », selon l’expression arabe consacrée, et contribue à faire chuter l’investissement. 

Plusieurs entrepreneurs commercialisant des produits subventionnés par l’État seraient presque « rackettés » par les pouvoirs publics, contraints de poursuivre leur activité même s’ils n’ont pas reçu l’argent public de la compensation, sous peine de se retrouver derrière les barreaux pour des infractions somme toute mineures. Leur seul horizon consiste à fuir le pays.

Dans les années 1990-2000, sous Ben Ali (1987-2011), le régime était autoritaire et la peur était de mise tant dans le milieu des affaires que parmi les citoyens ordinaires. Le paiement d’un pot-de-vin à des individus haut placés permettait néanmoins aux opérateurs économiques d’être protégés. 

Dans la Tunisie de Saïed, ils ne le sont plus, quelle que soit leur nationalité. Personne ne sait d’où et de qui peut venir « l’ouverture d’un dossier ». La visibilité et la prévisibilité est quasi nulle et la confiance s’effrite, trois attributs qu’un capitalisme autoritaire efficace est pourtant censé engendrer. Au lieu de conduire à plus de morale et de discipline, la peur de la prison et d’importantes amendes paralyse l’activité économique. Le climat de délation et de dévotion envers le chef de l’Etat se renforce, au même titre que l’apathie politique et le désintérêt pour la chose publique ; en témoignent les taux de participation aux derniers scrutins, dépassant à peine les 10 pour cent. Comme sous Ben Ali, l’exercice de la citoyenneté est risqué, comme le montrent les incarcérations d’opposants politiques. 

Le chef de l’Etat concentre de plus en plus de pouvoir. Mais aucune structure autoritaire pyramidale, fluidifiée par des intermédiaires qui faciliteraient l’activité économique en protégeant les investisseurs de l’insécurité juridique, ne se met en place. 

Le président utilise son pouvoir et sa légitimité pour avaliser l’arrestation de davantage de citoyens par l’appareil sécuritaire et judiciaire, comme si cela allait rendre vertueux, productifs et patriotes les Tunisiens encore en liberté. Ce faisant, il renforce la peur parmi les privilégiés tout en laissant croire aux déshérités qu’ils prendront bientôt leur place, lorsque la nouvelle architecture institutionnelle et économique qu’il promeut avec son cercle idéologique rapproché sera mise en place. Il contribue enfin à désinhiber le désir de vengeance des catégories les plus modestes de la population contre la classe moyenne dont la plupart de ses membres ont pu, au fil des générations, bénéficier d’une largesse quelconque de l’Etat et du pouvoir politique leur permettant d’y accéder. 

Vers la polarisation de la société ? 

De telles dynamiques présentent des risques majeurs pour la stabilité du pays. Elles polarisent la société dans un contexte de raréfaction des diverses ressources que l’Etat peut attribuer. Ceci renforce la probabilité qu’une partie de la société tente de s’approprier directement les privilèges qu’une autre partie détient, même si, à l’heure où ces lignes sont écrites, la tendance est plutôt à l’immobilisme et à la démobilisation sociale et politique. 

En laissant entendre que les pro-Kaïs Saïed seront les privilégiés qui demain pourraient remplacer ceux que « la décennie noire » (2011-2021, expression qui désigne la transition démocratique dans le langage du régime) a vu émerger sur fond de corruption, le président dresse un pan de la population contre un autre. 

Le discours nationaliste et anti-occidental de Kaïs Saïed et de ses partisans vient politiser le mécanisme décrit. Selon cette rhétorique, des individus riches, privilégiés, corrompus, pro-occidentaux et pro-Israël font face à d’autres, décrits comme pauvres, déshérités, patriotes et vertueux, pro-Palestiniens et anti-Occidentaux. 

En un sens, Kaïs Saïed devient plus populaire à mesure que l’activité économique ralentit. Alors que la croissance se rapproche de zéro, son discours se durcit, donnant lieu à davantage d’arrestations, de peur et de marasme économique. En effet, ses slogans belliqueux donnent du sens aux frustrations populaires, soulageant ainsi ceux qui les ressentent. De même, ils légitiment par avance les éventuels accès de violence de sa base, hétérogène tant socialement que politiquement. Celle-ci va des anciens militants de choc du parti au pouvoir à la fin des années 1980 et marginalisés par Ben Ali, aux nationalistes arabes et gauchistes réunis par l’anti-islamisme et la volonté de former une contre-élite dont la légitimité ne serait plus fondée sur la naissance, la compétence et la technicité, mais sur le dévouement à une cause. 

Cette base, nombreuse, en particulier dans les régions de l’intérieur du pays, risque, si la situation économique continue de se détériorer, de constituer des groupes d’autodéfense et de transformer son dévouement envers le chef de l’Etat en fanatisme, visant les opposants politiques de tous bords et tous ceux considérés comme « corrompus », sionistes et pro-occidentaux. 

En un sens, le climat de violence contre les migrants subsahariens, pris pour cible à la suite d’une intervention publique de Kaïs Saïed en février 2023, offre un avant-goût de ce qui se produirait si ce scénario se réalisait. Le chef de l’Etat avait alors affirmé que des «hordes de migrants clandestins» étaient à l’origine de «violences et d’actes inacceptables», ajoutant que le «but inavoué» de la migration subsaharienne vers la Tunisie était de «transformer [sa] composition démographique» et de «la dépouiller de son identité arabo-musulmane». Des petits groupes d’autodéfense s’étaient alors constitués. Dans les grandes villes et les banlieues, ils avaient attaqué des migrants subsahariens ou les avaient dénoncés à la police et à la garde nationale. Certains de ces groupes avaient aidé les forces de sécurité à expulser des centaines de migrants de leurs maisons ou étaient entrés eux-mêmes dans les maisons des migrants pour les vandaliser et les piller.

Les pays amis de la Tunisie, occidentaux et arabes, doivent se rendre compte que le régime qui se met en place porte en lui un potentiel de violence non négligeable qu’il convient d’ores et déjà d’anticiper. Les bailleurs de fonds internationaux devraient donc continuer à encourager les réformes en matière de gouvernance et de protection des droits humains, tout en condamnant clairement les discours belliqueux, lesquels, si les conditions étaient réunies et que l’Etat tunisien le décidait, pourraient donner lieu à des violences à court ou moyen terme. 

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