Tunisians line up outside a subsidised bakery in Ariana, a suburb of Tunis, Tunisia, on August 22, 2023. A bread shortage hit Tunisia after the Tunisian Ministry of Commerce cut subsidised flour allocations for around 1,500 modern bakeries. Chedly Ben Ibrahim / NurPhoto / NurPhoto via AFP
Report / Middle East & North Africa 20+ minutes

Tunisie : éviter le défaut de paiement et préserver la paix

Outre le recul démocratique, la Tunisie est confrontée à une crise économique, amplifiée par une dette extérieure qu'elle peine à rembourser. Les partenaires internationaux devraient maintenir leur pression sur le gouvernement en matière de droits humains, et chercher des moyens – y compris un nouvel accord avec le FMI – d’éviter que la situation ne s’aggrave.

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Que se passe-t-il? Sous la présidence de Kaïs Saïed, la Tunisie est passée d’une période de réforme impulsée par le soulèvement de 2011 à un mode de gouvernance plus populiste et autoritaire. Le financement du Fonds monétaire international (FMI), accompagné de réformes économiques et politiques, offrirait une possibilité de sortie de crise, mais Tunis résiste.

En quoi est-ce significatif? Si la Tunisie ne parvient pas à un nouvel accord de financement avec le FMI, la probabilité d’un défaut de paiement sur sa dette extérieure en 2024 ou 2025 sera beaucoup plus élevée. Un défaut de paiement pourrait exacerber les risques de violence et mettre en péril une stabilité intérieure déjà fragile.

Comment agir? Le FMI devrait assouplir les conditions de son financement, afin de réduire le risque de troubles sociaux. Les partenaires étrangers de la Tunisie devraient maintenir à l’ordre du jour les questions de gouvernance et de défense des droits humains. En cas de défaut de paiement, les bailleurs de fonds devraient être prêts à fournir une aide d’urgence.

Synthèse

Depuis juillet 2021, date du coup de force du président Kaïs Saïed, la Tunisie a pris un tournant autocratique dans un contexte de crise économique de plus en plus aigüe. Kaïs Saïed a accompagné sa tentative de mise en place d’un système autoritaire d’une rhétorique nationaliste belliqueuse qui a encouragé des groupes d’autodéfense à user de violence contre des migrants subsahariens. Sa résistance à l’influence occidentale l’a conduit à rejeter les conditions d’un prêt proposé par le Fonds monétaire international (FMI), qui pourrait stabiliser l’économie du pays en difficulté en équilibrant le budget, rétablissant ainsi la confiance des investisseurs. Sans ce prêt, le pays pourrait se retrouver en défaut de paiement sur sa dette extérieure en 2024 ou 2025. Pour éviter le désastre économique et social qui en résulterait, le gouvernement et le FMI devraient travailler à un accord révisé qui assouplirait les exigences dommageables pour la stabilité, en termes de réduction des dépenses publiques et de mise en œuvre de réformes économiques. Les partenaires étrangers devraient soutenir activement un tel accord, tout en encourageant Kaïs Saïed à protéger les migrants subsahariens, ainsi que d’autres catégories de la population, de la violence de groupes d’autodéfense, et en s’assurant que le respect des droits humains reste bien à l’ordre du jour. En cas de défaut de paiement, ils devraient être prêts à fournir une aide d’urgence à la Tunisie.

Le climat politique du pays a radicalement changé depuis juillet 2021. Au cours de ce mois, Kaïs Saïed a invoqué l’article 80 de la constitution pour déclarer l’état d’urgence et organiser ce qui est largement considéré comme un auto-coup d’Etat, lors duquel il a remplacé le système semi-parlementaire du pays par un système présidentiel qui concentre entre ses mains la quasi-totalité des pouvoirs. En mettant en place un projet politique inspiré d’une idéologie nationaliste et d’extrême gauche, le président joue sur le ressentiment de la population, à l’égard, notamment, de l’ancienne classe politique et des pays occidentaux, ce qui renforce sa popularité. Son discours nationaliste a créé un climat de violence contre les migrants subsahariens.

Étouffée par la répression, l’opposition tunisienne est désorganisée, divisée et détournée des questions politiques intérieures, tandis qu’une grande partie de la population essaie de survivre dans un contexte de dégradation économique et sociale. Les Tunisiens ordinaires ont à nouveau peur de la répression alors que cette crainte avait disparu après le renversement du président Zine El Abidine Ben Ali, dans le sillage du soulèvement de 2010-2011. Les arrestations et les condamnations de personnalités, notamment politiques, se sont accélérées en 2023. Plus de 50 d’entre elles sont soit en prison pour divers chefs d’accusation, soit en exil et font l’objet de mandats d’arrêt internationaux. En outre, depuis le début de la guerre à Gaza le 7 octobre, une grande partie de la population et de la classe politique se focalise davantage sur la solidarité envers les Palestiniens plutôt que sur la politique intérieure.

La dette extérieure est montée en flèche, atteignant 90 pour cent du PIB en 2022.

Les principaux indicateurs économiques restent alarmants. Au cours des dix dernières années, l’instabilité politique et l’augmentation des dépenses publiques au détriment des investissements ont ralenti la croissance économique. Plus récemment, le pays a subi une série de chocs liés à la pandémie de Covid-19 et à la guerre ouverte de la Russie en Ukraine, lesquels ont davantage freiné la croissance et fait grimper l’inflation. La dette extérieure est montée en flèche, atteignant 90 pour cent du PIB en 2022. Ce fardeau de la dette a poussé les agences de notation à dégrader la notation souveraine de la Tunisie, rendant presque impossible son accès aux marchés financiers internationaux.

Les partenaires internationaux de la Tunisie sont divisés, y compris en interne, sur la position à adopter face à ces développements, qu’ils considèrent comme entrainant le pays dans la mauvaise direction. Aux Etats-Unis, les membres du Congrès dénoncent régulièrement la dérive autoritaire du pays et les violations des droits humains, mais l’exécutif a maintenu une solide coopération sécuritaire. L’Union européenne, avec l’Italie en tête, est plutôt silencieuse quant au virage autocratique du président, soucieuse de minimiser le risque d’une augmentation des migrations provoquée par une éventuelle implosion économique. L’Union africaine a exprimé son indignation face aux attaques visant des migrants subsahariens, mais l’Algérie et la Syrie nouent des relations de plus en plus cordiales avec les dirigeants tunisiens, avec lesquels ils partagent une affinité idéologique certaine.

Pour lutter contre la récession économique, les partenaires étrangers de la Tunisie ont encouragé Kaïs Saïed à accepter un accord avec le FMI – dont les termes ont été définis avec les services du FMI en octobre 2022 – qui aiderait le pays à honorer son service de la dette. Mais Kaïs Saïed et ses partisans rejettent les réformes économiques liées au prêt, craignant qu’elles n’augmentent la pauvreté et ne déclenchent des troubles sociaux. Le FMI semble ouvert à un accord plus souple, mais même dans ces conditions, Kaïs Saïed pourrait considérer qu’il va trop loin. Kaïs Saïed n’a pas coupé les ponts avec le FMI, mais parce qu’il dépeint les élites tunisiennes comme complices des bailleurs de fonds occidentaux contre les intérêts du peuple tunisien, il pourrait tout simplement renoncer à un accord, prenant ainsi le risque d’un défaut de paiement sur la dette extérieure.

Ce serait une erreur. Même si les partisans de Kaïs Saïed et certains économistes estiment que la Tunisie pourrait trouver d’autres sources de devises (par exemple, les revenus générés par les transferts de fonds des émigrés tunisiens, le soutien financier des pays amis comme l’Algérie ou l’accroissement de l’exportation de phosphate et de pétrole), ces scénarios comportent leur part d’incertitude. Les arguments selon lesquels la Tunisie pourrait être en mesure de faire face à un défaut de paiement – notamment, en puisant dans ses réserves de change pendant qu’elle rééchelonne rapidement sa dette – sont tout aussi bancals. Ils ne tiennent pas compte des scénarios dans lesquels les risques existants pourraient se matérialiser, notamment celui d’une dette intérieure considérable dont il pourrait être difficile d’assurer le service si le pays était confronté à un resserrement du crédit à la suite d’un défaut de paiement, et celui d’une inflation galopante. Le gouvernement pourrait déclencher ce second scénario s’il poussait la banque centrale à recourir à la planche à billets pour payer ses créanciers nationaux ou les salaires des employés du secteur public. L’effondrement économique pourrait faire descendre les citoyens dans la rue, créer une compétition violente au sein des populations pour l’accès aux ressources limitées et même conduire des officiers de l’armée formés en Occident à défier les autorités.

Dans ces conditions, la priorité des bailleurs de fonds et du FMI devrait être de ramener l’équipe de Kaïs Saïed à la table des négociations et de proposer à Tunis un accord révisé assorti de conditions moins strictes – à la fois pour aider à réduire l’éventualité de troubles sociaux et pour encourager Saïed à accepter un nouvel accord avec le FMI. Les chances de succès sont faibles, mais cette approche mérite d’être tentée. Parallèlement, les bailleurs de fonds devraient essayer de renforcer la coopération internationale coordonnée avec la Tunisie dans le cadre du mécanisme G7+ – lequel pourrait être élargi pour couvrir un plus grand nombre de sujets. Ils devraient aussi travailler de manière plus concertée et synchroniser leur approche avec celle des organismes régionaux tels que l’Union africaine, de sorte que la Tunisie puisse faire face à des acteurs extérieurs plus unis.

Les bailleurs de fonds occidentaux devraient également s’efforcer de maintenir à l’ordre du jour diplomatique la question des droits humains, incluant la question des migrants subsahariens, et des réformes politiques, en présentant leurs recommandations comme autant de moyens de prévenir l’accumulation de griefs au sein de la population tunisienne. Que Tunis adhère ou non à ce raisonnement, cette manière de formuler des recommandations est moins susceptible d’engendrer des réactions négatives qu’un appel à des valeurs ou des principes intangibles, que Tunis pourrait voir comme une tentative d’imposer une vision occidentale et d’attenter à sa souveraineté. Enfin, en cas de défaut de paiement suivi d’un sérieux choc économique que le maintien du statu quo entrainerait, les bailleurs de fonds devraient se préparer à mettre en place un programme d’aide d’urgence pour fournir aux Tunisiens des produits de première nécessité.

Convaincre la Tunisie de conclure un accord avec le FMI qui lui permette d’éviter le défaut de paiement, tout en l’encourageant à adopter un comportement plus respectueux des droits humains, nécessitera de la souplesse et du tact de la part des partenaires étrangers. Même dans ce cas, le succès est loin d’être assuré. Tant qu’il reste des possibilités de parvenir à un accord avec le FMI, les acteurs extérieurs devraient continuer à encourager cet accord, tout en se préparant aux pires scénarios, lesquels, malheureusement, ne semblent que trop probables.

Tunis/Bruxelles, 22 décembre 2023

I. Introduction

La Tunisie est en proie à une crise multidimensionnelle. La période de transition démocratique qui a suivi 2011 s’est nettement infléchie en juillet 2021, lorsque le président Kaïs Saïed a imposé l’état d’urgence, suspendu le parlement, limogé le Premier ministre et consolidé sa propre autorité. Un an plus tard, les Tunisiens ont adopté une nouvelle constitution qui a remplacé le système semi-parlementaire du pays par un système présidentiel sans contre-pouvoirs. Ils ont ensuite élu une assemblée nationale dotée de peu de pouvoirs réels.[1]

Le rythme de la répression s’est accéléré depuis début 2023, la police ayant arrêté ou poussé à l’exil une cinquantaine de personnalités, dont des responsables politiques, des entrepreneurs, des syndicalistes, des journalistes et de hauts responsables, accusés de blanchiment d’argent, de complot visant à porter atteinte à la sécurité de l’Etat, de collusion avec des puissances étrangères ou d’avoir encouragé des jeunes à rejoindre des groupes jihadistes en Syrie au début de la guerre civile dans ce pays en 2011.[2] Le détenu le plus connu est Rached Ghannouchi, président du parlement et chef du parti d’inspiration islamiste An-Nahda, qui a été condamné à un an de prison pour avoir «fait l’apologie du terrorisme», en référence à une déclaration de 2022 dans laquelle il qualifiait les forces de l’ordre de «tyrans».[3] Il est également inculpé dans une douzaine d’affaires devant d’autres tribunaux.[4] Le gouvernement a eu recours à une législation d’urgence antérieure, pour interdire également à An-Nahda et à la coalition d’opposition anti-Saïed à laquelle il appartient, le Front de salut national, d’organiser des manifestations.[5] La police a fermé plusieurs bureaux d’An-Nahda et arrêté ou contraint à l’exil neuf des quinze principaux dirigeants du parti.[6] L’opposition, qui était déjà fragmentée, a été encore plus discréditée par cette répression.

Parallèlement, le système judiciaire et la police fonctionnent de manière de plus en plus imprévisible, et l’expression d’un mécontentement politique n’en est que plus dangereuse. L’opinion publique n’est, de toute façon, pas vraiment attirée par la dissidence, car le populisme de Kaïs Saïed séduit, et ceux qui pourraient vouloir nager à contre-courant sont généralement dissuadés par des risques perçus comme accrus. Depuis octobre, la guerre à Gaza a capté l’attention de l’opinion publique, la détournant des difficultés internes de la Tunisie.[7] Le gouvernement a tiré parti de cette situation.


[1] Un système semi-parlementaire est un système politique dans lequel le président est directement élu par un vote populaire et détient des pouvoirs importants, bien qu’il partage l’autorité exécutive avec le Premier ministre. Le Parlement peut révoquer le gouvernement. Voir Constitution de la République tunisienne, 2022.

[2] «Tunisie : une vague d’arrestations cible des détracteurs et des figures de l’opposition», Human Rights Watch, 24 février 2023. Voir également Frida Dahmani, «En Tunisie, la chasse aux opposants s’étend au-delà des frontières», Jeune Afrique, 31 octobre 2023.

[3] «En Tunisie, l’opposant Rached Ghannouchi condamné à un an de prison », Agence France Presse (AFP), 15 mai 2023.

[4] Benoit Delmas, « Tunisie : le temps des condamnations », Le Point, 18 mai 2023.

[6] Entretiens de Crisis Group, militants de la société civile et partisans d’An-Nahda, Tunis, juin 2023. Voir également « La Tunisie : les autorités ferment les bureaux d’Ennahdha, l’UE s’inquiète », AFP, 18 avril 2023.

[7] Mathieu Galtier, « Conflit israélo-palestinien : en Tunisie, la colère vise aussi la France », Libération, 27 octobre 2023.

Outre la dérive autoritaire, la Tunisie a également souffert d’une crise économique au cours de ces dernières années.

Outre la dérive autoritaire, la Tunisie a également souffert d’une crise économique au cours de ces dernières années. L’effervescence politique qui a suivi le soulèvement de 2011 a vu une augmentation des dépenses au détriment de l’investissement. Entre 2010 et 2022, la masse salariale de la fonction publique est passée de 10 à 15 pour cent du PIB du fait de la pression exercée sur l’Etat pour qu’il fournisse des emplois aux chômeurs, tandis que les investissements publics et privés ont chuté de 23 à 12 pour cent du PIB.[1] L’instabilité politique est également en partie responsable du fait que la Tunisie ait perdu 982 sites industriels – représentant 17 pour cent de ses entreprises de plus de dix employés – entre 2010 et 2022.[2] C’est ainsi que la croissance moyenne du PIB est tombée à 1,6 pour cent sur la période 2011-2019, contre une moyenne de 4,4 pour cent au cours de la décennie précédente.[3]

Ce sombre tableau économique a été aggravé par une série de chocs économiques au cours des dix dernières années. Le tourisme est resté moribond entre 2015 et 2018 après une série d’attaques jihadistes dans la capitale Tunis et dans la ville de Sousse, sur la côte est. La pandémie de Covid-19 a durement frappé l’économie au début des années 2020, tandis que la guerre ouverte de la Russie en Ukraine a fait grimper en flèche les prix des matières premières. Le PIB s’est rapidement redressé après la pandémie, mais le taux de croissance économique moyen du pays est tombé à 0,6 pour cent, l’un des plus faibles de la région.[4]

Ces chocs ont sapé le niveau de vie et compromis la survie des petites entreprises. L’inflation annuelle moyenne oscille autour de 10 pour cent depuis 2022. Le cout des denrées alimentaires telles que les œufs, la viande, l’huile, les légumes, les céréales et les produits laitiers a augmenté particulièrement rapidement, en partie à cause de la hausse des prix internationaux des produits de base, de la baisse de la productivité agricole nationale (liée, entre autres, aux difficultés d’importation d’engrais de Russie dans le cadre du conflit ukrainien) et de la dépréciation du dinar tunisien.[5] En 2022, les prix des carburants ont augmenté de 20 pour cent, ceux de l’électricité et du gaz de 12 et 16 pour cent respectivement.[6] Les pénuries de produits alimentaires de première nécessité sont devenues monnaie courante. Depuis le second semestre 2022, l’endettement croissant des entreprises publiques et le monopole de l’Etat sur les importations agricoles, agroalimentaires et pharmaceutiques, combinés au contrôle des prix, provoquent des pénuries récurrentes de produits de base tels que le carburant, les céréales, le sucre, le café, les produits laitiers et les médicaments.[7]


[1] « Tunisie : pourquoi la masse salariale a explosé » Leaders, mai 2017 ; et « La masse salariale en Tunisie sera-t-elle réduite ? », Business News, janvier 2023.

[2] Cette tendance s’est accélérée après la pandémie de Covid-19, avec la fermeture de 545 sites industriels en trois ans. Hachemi Alaya, « Les vrais problèmes économiques de la Tunisie », Ecoweek, 31 octobre 2022.

[3] « L’économie tunisienne subit une perte de compétitivité sur la période 2011-2019 », Agence Tunis Afrique Presse, 6 février 2021.

[4] La Tunisie importe deux tiers de son orge pour l’alimentation du bétail et près de 60 pour cent de ses céréales de Russie et d’Ukraine. En 2022, en raison de la guerre en Ukraine, les prix des céréales importées ont atteint leur niveau le plus élevé depuis l’indépendance en 1956. Plus de 95 pour cent du blé tendre (utilisé pour la farine et le pain) consommé en Tunisie est importé, ainsi que 44 pour cent du blé dur (utilisé pour la semoule, les pâtes et le couscous). Voir « L’économie tunisienne 2023, La Tunisie au milieu du gué », GI4T (Nirvana, Tunis), mai 2023 ; et « Tunisia Economic Monitor: Reforming Energy Subsidies for a Sustainable Economy », Banque mondiale, printemps 2023.

[5] De plus, le pays a connu quatre années consécutives de sécheresse depuis 2019, et la récolte céréalière de 2023 devrait représenter à peine un tiers de celle de l’année précédente. Voir « L’économie tunisienne 2023, la Tunisie au milieu du gué », op. cit.

[7] « L’économie tunisienne 2023, La Tunisie au milieu du gué », op. cit.

En 2024, la Tunisie devra faire face à des remboursements de sa dette de l’ordre de 3,9 milliards de dollars, contre 2,8 milliards de dollars en 2023.

À mesure que l’économie vacillait, l’Etat s’est de plus en plus tourné vers la dette extérieure pour la soutenir. En 2022, elle représentait près de 90 pour cent du PIB. En 2023, les besoins en financement de l’Etat ont atteint le chiffre record de 7,5 milliards de dollars. Les prévisions des dépenses budgétaires de l’Etat s’élèvent à 17,3 milliards de dollars, contre des recettes estimées à 14,9 milliards de dollars, tandis que les couts du service de la dette s’élèvent à 5,1 milliards de dollars. En 2024, la Tunisie devra faire face à des remboursements de sa dette de l’ordre de 3,9 milliards de dollars, contre 2,8 milliards de dollars en 2023.[1]

Compte tenu de ces chiffres, les investisseurs étrangers s’interrogent sérieusement sur la viabilité de la dette du pays à long terme. Fin janvier, Moody’s a baissé la note de la Tunisie de Caa1 à Caa2 (indiquant un risque de défaut de paiement très élevé), en y ajoutant une «perspective négative».[2] Une autre agence, Fitch, a rétrogradé la note souveraine de la Tunisie à quatre reprises depuis mars 2020 (alors qu’elle ne l’a remontée qu’une fois sur cette période). En mars 2022, ces deux agences ont rétrogradé la note du pays de B- avec perspective négative à CCC, et en juin 2023 de CCC à CCC- (une baisse par rapport à la notation de Moody’s en janvier, car CCC équivaut à Caa2 dans les autres systèmes, légèrement différents).[3] Compte tenu des taux d’intérêt prohibitifs (plus de 20 pour cent) que cette notation souveraine entrainerait, la Tunisie n’a pratiquement accès à aucun financement de la dette sur les marchés internationaux. Il existe peut-être d’autres sources de liquidités, comme nous le verrons plus loin, mais elles ne sont pas fiables. L’obtention d’un prêt du Fonds monétaire international (FMI) pourrait donc être cruciale pour éviter le défaut de paiement. Pourtant, comme également discuté plus bas, Kaïs Saïed n’est pas intéressé par un accord avec le Fonds aux conditions qu’il a proposées et ne semble guère intéressé à négocier un autre accord qui tienne compte de ses préoccupations.

Ce rapport examine les fondements du recul démocratique et de la crise économique en Tunisie. Il décrit les scénarios qui résulteraient de l’obtention d’un prêt du FMI ou de son échec et du défaut de paiement de la dette extérieure qui s’ensuivrait. Il propose également des idées aux partenaires internationaux du pays, qui s’interrogent sur la manière de mettre un terme ou d’atténuer les retombées de la crise tunisienne. Le rapport repose sur quelque 70 entretiens menés en Tunisie, en France, en Belgique, en Italie et aux Etats-Unis entre décembre 2022 et juillet 2023 avec des journalistes, des universitaires, de hauts responsables, des syndicalistes, des responsables politiques et de la société civile, des diplomates, des membres d’organisations internationales et des citoyens tunisiens ordinaires.


[1] Les prêts multilatéraux représentent près de la moitié de la dette extérieure de la Tunisie. Les prêts bilatéraux (de la France, de l’Arabie Saoudite, de l’Allemagne, du Japon, de l’Italie et de l’Algérie, par ordre de valeur) représentent 15 pour cent et les créances privées internationales 35 pour cent. Les bailleurs multilatéraux de la Tunisie sont la Banque internationale pour la reconstruction et le développement, la Banque africaine de développement, le FMI et l’UE. Les prêts du FMI représentent environ 20 pour cent de la dette multilatérale. Les principaux détenteurs privés d’obligations d’Etat sont Capital Group, la banque royale du Canada et Franklin Resources. Mohamed Haddad, « Cartographie de la dette extérieure tunisienne », Heinrich Böll Stiftung/Imded, Tunis, avril 2021 ; et « Rapport sur le projet de budget de l’État pour l’année 2024 », ministère des Finances, République tunisienne, octobre 2023 [arabe].

[2] En janvier, Moody’s a également baissé la notation de quatre banques tunisiennes exposées au risque de liquidité, du fait des conditions de financement externe difficiles auxquelles le pays était confronté. Cette baisse de cote a rendu plus difficile l’octroi par les banques de lettres de crédit aux exportateurs tunisiens et a découragé de nombreuses compagnies d’assurance de garantir les capitaux étrangers investis en Tunisie, réduisant ainsi l’investissement direct étranger. Entretiens téléphoniques de Crisis Group, entrepreneurs, Tunis, janvier-février 2023. « Moody’s downgrades Tunisia’s ratings to Caa2 with a negative outlook », Moody’s, 27 janvier 2023.

[3] Communiqués de presse de Moody’s et de Fitch au cours des périodes concernées. Voir également Bassem Snaije et Francis Ghilès, « Tunisia’s Choice: Bankruptcy under Dictatorship or Economic Rebirth and Democracy? », Rosa Luxemburg Stiftung, mai 2023.

II. La Tunisie devient populiste

A. Un président populaire au service d’un projet idéologique

Le président Kaïs Saïed, qui prône une idéologie populiste, bénéficie d’un soutien à la fois ouvert et tacite, en particulier parmi les Tunisiens aux revenus les plus faibles. L’une des priorités déclarées de son projet nationaliste de gauche est de redistribuer le pouvoir politique aux «couches les plus défavorisées» de la société.[1] Selon les partisans de Kaïs Saïed, le peuple redeviendra «vertueux» lorsqu’il ne sera plus exploité par une élite soumise aux intérêts étrangers.[2] Cette idée imprègne le préambule de la nouvelle constitution, ainsi que plusieurs décrets présidentiels portant sur l’économie et les élections.[3] Jusque-là, l’appareil de sécurité de l’Etat, qui a acquis une influence considérable depuis la prise de pouvoir de Kaïs Saïed, semble soutenir ses projets.

Kaïs Saïed et son entourage ambitionnent également une refonte radicale de la politique tunisienne et du système administratif de l’Etat.[4] Pour atteindre leurs objectifs, ils ont mis en place des «entreprises communautaires». Ces entités seront supposées «réaliser la répartition équitable des richesses par l’exercice collectif de l’activité économique».[5] Elles devraient être principalement financées par l’argent que l’Etat obtiendrait de 460 entrepreneurs accusés de corruption qui, en échange d’une amnistie, accepteraient de financer des projets de développement dans les régions défavorisées de l’intérieur du pays.[6]


[1] Ridha Lenin, « L’idée du bloc historique pourrait-elle être une solution pour la révolution tunisienne dans l’impasse ? », 2016 [arabe]. Document non publié, consulté par Crisis Group.

[2] Entretiens de Crisis Group, partisans de Kaïs Saïed, Tunis, janvier-mars 2023. Les plus grands partisans de Kaïs Saïed sont les membres du Mouvement des forces de la Tunisie libre, un petit groupe qui se définit comme « progressiste », « révolutionnaire » et « post-marxiste ». Kaïs Saïed a nommé son principal idéologue, Kamel Feki, dit « Kamel Staline », gouverneur de Tunis en décembre 2021, puis ministre de l’Intérieur en mars 2023. Voir « Biographie du nouveau Gouverneur de Tunis, Kamel Feki », Businessnews, 30 décembre 2021 ; « Tunisie : Kamel Feki succède à Taoufik Charfeddine à la tête du ministère de l’Intérieur », Leaders, 18 mars 2023.

[4] Voir le document distribué par les partisans de Kaïs Saïed : « Pour une nouvelle étape constitutive », 2019 [arabe]. Voir aussi Khalil Abbès, « La démocratie maintenant : une lecture du phénomène KS », Nachaz, Mots passants, octobre 2019 [arabe].

[5] Entretiens de Crisis Group, partisans de Kaïs Saïed, Tunis, janvier-mars 2023. Voir également l’article 81 de la Constitution de la République tunisienne, 2022 ; briefing Moyen-Orient et Afrique du Nord de Crisis Group N°73, Éviter les surenchères populistes, 4 mars 2020 ; « Décret n°15 de 2022 du 20 mars 2022 relatif aux sociétés citoyennes », op. cit. ; Brahim Meddeb, « Les mystères du mystérieux Kaïs Saïed : essai de démystification des liens de la commune de Paris 1871 à la future commune de la Tunisie, 2022 », Institut SMS, juillet 2022 ; et Mehdi Elleuch et Yassine Nabli, « Tunisia’s Communitarian Companies: Justice or Domination », The Legal Agenda, 2 juin 2022.

[6] Entretiens de Crisis Group, partisans de Kaïs Saïed, haut responsable, Tunis, janvier-mars 2023. Voir également « Tunisie : Kaïs Saïed incite les membres de la commission de réconciliation pénale à œuvrer davantage à récupérer l’argent spolié », Gnet, 26 juin 2023.

[Saïed] a dépeint le pays et lui-même comme étant « menacés par des conspirations externes et internes ».

Le discours de Kaïs Saïed exploite le ressentiment populaire à l’égard des riches, des étrangers et des responsables politiques qui s’est cristallisé pendant la période que beaucoup appellent la «décennie noire» (2011-2021).[1] Lors de ses apparitions publiques, Kaïs Saïed attaque ses opposants politiques sans les nommer, les comparant à des «microbes» ou à des «animaux nuisibles».[2] Il a dépeint le pays et lui-même comme étant «menacés par des conspirations externes et internes», notamment orchestrées par des sionistes, et a affirmé que des forces étrangères s’immisçaient dans les affaires tunisiennes.[3] Il a rejeté la responsabilité de la détérioration de la situation socio-économique sur les spéculateurs, les anciens responsables politiques, les entrepreneurs et les personnalités des médias.[4] Il a dénigré la transition démocratique de l’après-2011.[5] Il a également déclaré que la Tunisie devait renouer avec ses racines, achever sa lutte de libération nationale et rejeter «la voie imposée par l’Occident et l’élite nationale qui lui est inféodée».[6]

Selon nombre de ses partisans, Kaïs Saïed est sincère dans sa volonté de débarrasser le pays des entrepreneurs et des responsables corrompus, que lui et ses alliés accusent d’avoir travaillé pour des intérêts étrangers sous le précédent régime de l’après-2011, d’avoir détourné des fonds publics, d’avoir pillé les ressources pétrolières et gazières, et de saboter les initiatives du gouvernement pour créer la pagaille et éviter d’être jugés pour leurs actes.[7]

Le discours de Kaïs Saïed trouve un écho très favorable chez les personnes économiquement défavorisées, pour qui il génère l’espoir d’un changement positif, et contribue à l’exonérer de la responsabilité des difficultés du pays. Contrairement à l’impression que pourraient donner les médias internationaux, la plupart des Tunisiens ne sont pas dans la rue pour manifester contre la dégradation des conditions socio-économiques ou pour rejoindre l’opposition.[8] Seuls quelques milliers de personnes, tout au plus, proches des partis d’opposition et des syndicats ont manifesté dans la capitale à quelques reprises en 2022 et 2023.[9] Un partisan de Kaïs Saïed a fait remarquer :

Même si les gens ont faim, ils ne se révolteront pas contre Kaïs Saïed. Ils le soutiennent, lui et son gouvernement. Ce sont les crapules de la «décennie noire» [la transition démocratique de 2011 à 2021] auxquelles ils s’opposent. Même si [l’Occident] arrivait en Tunisie avec des armées étrangères, il ne réussirait pas à rendre le pouvoir à ces fraudeurs [les anciens partis politiques au pouvoir]. Ils sont finis. Le gouvernement travaille à des réformes structurelles. Même si c’est douloureux pour le peuple, le peuple en est conscient et il attendra que le pays sorte du gouffre.[10]


Certains éléments indiquent néanmoins que la patience de l’opinion publique à l’égard de Kaïs Saïed a ses limites. Des études menées à Tunis et à Sfax montrent que la cote du président est en baisse depuis le mois de juillet.[11] Les pénuries de pain de plus en plus fréquentes qui résultent de la mauvaise gestion du gouvernement pourraient avoir entamé sa popularité.[12] Plusieurs citoyens interrogés par Crisis Group ont déclaré que même s’ils considéraient Kaïs Saïed comme un dirigeant propre et déterminé qui sait ce dont les Tunisiens ont besoin, ils pensent qu’il n’a pas l’expertise économique nécessaire pour y parvenir.[13]


[1] Entretien téléphonique de Crisis Group, sociologue tunisien, février 2023. Voir aussi Crisis Group Briefing, Éviter les surenchères populistes, op. cit.

[3] Ibid. Voir également Mounir Hocine, « Tunisie traits, suppôts du sionisme … , le coup de sang complotiste de Kaïs Saïed », 24h Algérie, 3 septembre 2022 ; « Normalisation avec l’entité sioniste : Saïed fait allusion à la peine de mort (vidéo) », Réalités Online, 4 novembre 2023.

[5] Ibid.

[6] Entretiens de Crisis Group, anciens hauts responsables et universitaires, Tunis, mars 2023. Voir aussi Crisis Group Briefing, Éviter les surenchères populistes, op. cit.

[7] Entretiens de Crisis Group, partisans de Kaïs Saïed, Tunis et par téléphone, mars-septembre 2023. Les partisans de Kaïs Saïed comprennent des membres de la campagne Winou el petrole (Où est le pétrole ?) de 2015, qui affirment que la Tunisie possède d’importants gisements de pétrole exploités secrètement par les gouvernements de l’après-2011 de mèche avec des puissances étrangères. Catherine Gouëset, « Tunisie : Où est le pétrole ?, la campagne qui déchaîne passions et rumeurs », L’Express, 18 juin 2015.

[8] Yosra Ouanes, « Des milliers de Tunisiens manifestent contre la dégradation de la situation économique et sociale », Agence Anadolu, 25 février 2023. Voir aussi « Des milliers de Tunisiens manifestent contre la vie chère et le président, Kaïs Saïed », AFP, 15 octobre 2022.

[10] Entretien téléphonique de Crisis Group, partisan de Kaïs Saïed, avril 2023.

[11] Entretiens téléphoniques de Crisis Group avec des habitants de Sfax et de Tunis, juillet-août 2023.

[12] À la suite d’une pénurie de farine pour les « boulangeries classiques » proposant des produits subventionnés, le ministère du Commerce a interdit, le 1er août, à 1500 « boulangeries modernes » proposant des produits non subventionnés d’acheter leur quota de farine et de semoule subventionnées. Des centaines de boulangers se sont mobilisés pour protester contre cette décision. À la mi-août, après négociations, le gouvernement a fait marche arrière et a autorisé le réapprovisionnement de ces boulangeries. Monia Ben Hamadi, « En Tunisie, le ras-le-bol des boulangers qui n’ont plus de farine », Le Monde, 17 août 2023. Voir aussi « Crise du pain en Tunisie : l’approvisionnement des boulangeries subventionnées va reprendre », AFP, 20 août 2023.

[13] Entretiens téléphoniques de Crisis Group, habitants de Sfax et de Tunis, juillet-août 2023.

Un retour à la transition démocratique d’avant 2021 semble toutefois peu probable à court terme.

Un retour à la transition démocratique d’avant 2021 semble toutefois peu probable à court terme.[1] Comme l’a expliqué un universitaire tunisien à Crisis Group, la peur du chaos et de la violence a rendu une grande partie de la population fataliste ; elle estime que l’échec du projet de Kaïs Saïed plongerait le pays dans un territoire inconnu et dangereux, rendant leur vie quotidienne encore plus insupportable.[2] Par ailleurs, le retour de la question palestinienne dans le discours politique, notamment à travers les interventions de Kaïs Saïed dénonçant le sionisme et l’attitude d’Israël à l’égard des Palestiniens, a rallié une grande partie de l’opinion publique autour du président.[3]

Certains expriment leur loyauté envers le président alors que d’autres se résignent au statu quo, mais rares sont ceux qui s’opposent activement au nouveau système. Un Tunisien pro-Saïed a déclaré que de nombreuses personnes défavorisées espéraient que les riches allaient s’appauvrir, «parce que si tout le monde s’appauvrit, la société deviendra plus juste».[4] Un habitant de Sfax a déclaré que certains essayaient de se convaincre que «les citoyens récupèreraient l’argent que les décideurs précédents avaient détourné» une fois que le projet de Kaïs Saïed aura abouti.[5] Peu de membres de l’opposition ou de groupes de la société civile militant pour la démocratie et l’Etat de droit, accusés de servir des intérêts étrangers ou d’être des espions, osent exprimer leurs frustrations sur les réseaux sociaux.[6]

Le président reste très populaire également parce que de nombreux Tunisiens ont bénéficié de la désorganisation de l’administration publique, du moins jusqu’à présent. En pleine dérive autoritaire, les institutions de l’Etat se sont affaiblies, notamment du fait des prises de décisions imprévisibles du président, de la gestion chaotique des affaires courantes par son gouvernement, du manque de transparence et de l’absence de contre-pouvoir.[7] Les fonctionnaires en bas de l’échelle profitent de la confusion pour se livrer à de la petite corruption, les détaillants pour gonfler leurs prix en dépit des contrôles gouvernementaux et les agriculteurs pour éviter de payer l’électricité. Les contrôles aux frontières étant plus souples qu’avant 2021, les jeunes des zones périphériques traversent plus facilement la Méditerranée clandestinement à la recherche d’une vie meilleure en Europe.[8]


[1] Entretiens téléphoniques de Crisis Group, habitants de Sfax et de Tunis, juillet-septembre 2023. Voir aussi « Du pain unique de Saïed à l’autorisation du pain de Agareb, on nage en plein absurde », Business News, 30 août 2023.

[2] Entretien téléphonique de Crisis Group, historien tunisien, février 2023.

[3] Entretiens téléphoniques de Crisis Group, habitants de Sfax et de Tunis, octobre-novembre 2023. Voir aussi « Ainsi parlait Kaïs Saïed : Une analyse des discours du président », op. cit.

[4] Entretien de Crisis Group, partisan de Kaïs Saïed, Tunis, janvier 2023.

[5] Entretien téléphonique de Crisis Group, habitant de Sfax, avril 2023.

[6] Entretiens de Crisis Group, militants de la société civile, régions tunisiennes et par téléphone, 2022-2023.

[7] Entretiens de Crisis Group avec des militants de la société civile, des hauts responsables, des journalistes, des universitaires, des entrepreneurs et des diplomates, à Marseille, Tunis, Paris, Bruxelles et par téléphone, 2022-2023.

[8] Entretiens de Crisis Group, militants associatifs, régions tunisiennes et par téléphone, 2022-2023.

B. Discours et violence à l’encontre des migrants subsahariens

Entre février et juillet, le discours nationaliste de Kaïs Saïed a provoqué une série d’attaques racistes. Le 21 février, le président a affirmé dans un discours que des «hordes de migrants clandestins» étaient à l’origine de «violences et d’actes inacceptables» ajoutant que le «but inavoué» de la migration subsaharienne vers la Tunisie était de «transformer [sa] composition démographique» et de «la dépouiller de son identité arabo-musulmane».[1] Dans les jours qui ont suivi, les autorités ont arrêté plusieurs Tunisiens qui hébergeaient ou employaient des migrants en situation irrégulière, obligeant nombre d’entre eux à licencier leurs employés.[2] Ces actions ont plongé de nombreux migrants subsahariens dans la peur et la clandestinité.[3]

Des petits groupes d’autodéfense se sont constitués en réponse aux déclarations de Kaïs Saïed, certains dirigés par ses partisans, d’autres organisés par le groupuscule xénophobe, le Parti nationaliste tunisien, et d’autres encore composés de petits délinquants.[4] Dans les grandes villes et les banlieues, ils ont attaqué des migrants subsahariens ou les ont dénoncés à la police et à la garde nationale. Certains de ces groupes ont aidé les forces de sécurité à expulser des centaines de migrants de leurs maisons ou sont entrés eux-mêmes dans les maisons des migrants pour les vandaliser et les piller.[5] Le 22 mai, un groupe de Tunisiens a attaqué des Subsahariens dans un quartier populaire de Sfax, causant la mort d’un ressortissant béninois.[6] Le 2 juillet, des affrontements ont éclaté entre Tunisiens et Subsahariens dans un autre quartier de Sfax, puis à nouveau deux jours plus tard, après la mort d’un jeune Tunisien, poignardé par un migrant au cours d’une bagarre.[7] La police, soutenue par les habitants, a répondu en arrêtant des centaines de Subsahariens et en les emmenant en bus vers le sud, près de la frontière libyenne (où ils se sont dispersés).[8]


[1] « Communiqué de la présidence de la République tunisienne », page Facebook de la présidence tunisienne, 21 février 2023.

[3] Entretiens de Crisis Group, habitants de Tunis et de Sfax, Tunis et par téléphone, février-mars 2023. Voir aussi Thierry Brésillon, « En Tunisie les migrants subsahariens victimes de la peur du “grand remplacement” », La Croix, 1er mars 2023.

[4] Entretiens de Crisis Group, habitants de Tunis et de Sfax, Tunis et par téléphone, février-mars 2023. Voir également « La Tunisie rongée par les démons du racisme », Le Monde, 3 mars 2023.

[5] Les partisans de Kaïs Saïed ont également lancé des campagnes sur les réseaux sociaux pour attaquer les organisations et les personnes qui défendent les droits des migrants. Entretiens de Crisis Group, journalistes, militants de l’opposition et de la société civile, migrants subsahariens et habitants de Tunis et de Sfax, Tunis et par téléphone, février-mars 2023.

C. Une réponse internationale divisée

Les attaques xénophobes ont provoqué une vague d’indignation dans les médias internationaux, mais les gouvernements étrangers – qui étaient déjà divisés sur la manière d’aborder la Tunisie sous la direction de Kaïs Saïed – sont restés ambigus.[1] Aux Etats-Unis, les critiques se sont principalement limitées au Congrès et aux organisations pro-démocratiques qui dénoncent régulièrement la dérive autoritaire du pays. Le gouvernement Biden, tout en fustigeant Kaïs Saïed pour l’arrestation de ses opposants politiques et en appelant à un retour à l’ordre constitutionnel, a adopté un ton globalement prudent.[2] L’objectif, selon un analyste états-unien, est probablement de s’assurer que «les intérêts clés au cœur de la relation» – à savoir la coopération diplomatique et sécuritaire – «soient protégés». À l’ONU, par exemple, la Tunisie a pris le parti des Etats-Unis sur l’Ukraine. La Tunisie entretient également de bonnes relations militaires avec Washington : les officiers de l’armée tunisienne sont en grande partie formés aux Etats-Unis.[3]


[1] Le porte-parole du département d’Etat des Etats-Unis, Ned Price, a déclaré que les Etats-Unis étaient « préoccupés par la violence à l’encontre des migrants ». «U.S. State Department Spokesman Press Conference », U.S. State Department, 6 mars 2023.

[2] « U.S. Department of State Spokesperson Ned Price », point de presse, U.S. State Department, 15 février 2023 ; et « Statement on Arrests of Political Opponents in Tunisia », communiqué de presse, département d’Etat des Etats-Unis, 19 avril 2023.

[3] Entretiens de Crisis Group, figures de l’opposition tunisienne, universitaires états-uniens, algériens et russes, Tunis, Washington, Rome et par téléphone, octobre 2022-juin 2023. Le 27 mars, une lettre adressée par des membres de la Chambre des représentants des Etats-Unis au secrétaire d’Etat Antony Blinken exhorte le gouvernement Biden à « s’assurer que toute aide étrangère des Etats-Unis à la Tunisie soutienne la restauration d’une gouvernance inclusive et démocratique et de l’Etat de droit ». Il demande également à la Maison-Blanche de vérifier que toute aide « soutienne directement les Tunisiens en grande difficulté économique et ne renforce pas la position de ceux, y compris les services de sécurité intérieure, qui ont exacerbé la répression et l’autoritarisme ». Voir « Connolly, Meeks Lead Letter to Secretary Blinken on Situation in Tunisia », communiqué de presse, Congressman Gerry Connolly, 27 mars 2023.

Bruxelles semble consacrer son énergie à convaincre Kaïs Saïed d’accepter un accord avec le FMI.

L’Union européenne (UE), principal bailleur de fonds, partenaire commercial et investisseur de la Tunisie, a adopté ce qu’un diplomate européen a ironiquement qualifié de politique du «plus pour moins», suggérant que moins Tunis fait de réformes promues par l’UE, plus Bruxelles mettra la main au portefeuille.[1] C’est en partie sous l’impulsion du gouvernement italien de droite, qui a essayé de marquer des points en Italie en sévissant contre l’immigration, que l’UE a cessé de dénoncer ou même de mentionner le renforcement de l’autoritarisme du régime depuis la fin 2022. Au lieu de cela, Bruxelles semble consacrer son énergie à convaincre Kaïs Saïed d’accepter un accord avec le FMI (voir ci-dessous), et de coopérer plus étroitement avec l’UE sur les questions de migration, de sécurité et d’économie.[2] Un autre diplomate européen a fait remarquer qu’en adoptant cette approche à l’égard de Kaïs Saïed, l’UE renforçait la diplomatie «ferme» et «transactionnelle» privilégiée par le chef de l’Etat : pour s’assurer de traiter avec les grandes puissances sur un pied d’égalité, il met en avant sa capacité à nuire lorsqu’il s’agit, par exemple, d’immigration.[3]

Les réactions à l’échelle régionale sont plus variées. L’Union africaine se concentre sur la violence contre les migrants subsahariens en Tunisie, et a publié une déclaration en février indiquant que les Etats membres devaient «s’abstenir de tout discours haineux racialisé susceptible de porter préjudice à des personnes».[4] À la suite des attaques contre les migrants en février et mars, plusieurs pays africains ont suspendu leurs importations en provenance de Tunisie et annulé des commandes de produits tunisiens.[5] En revanche, l’Algérie, influent voisin de la Tunisie, a apporté un soutien sans faille au discours anti-occidental de Kaïs Saïed et à son refus de solliciter l’aide du FMI à des conditions qu’il juge intolérables. Il en va de même pour la Syrie, qui a rétabli ses relations diplomatiques avec la Tunisie en avril. (La Tunisie les avait rompues en 2011 en raison de la répression brutale du soulèvement syrien par le régime de Bachar al-Assad).[6] En marge du sommet de la Ligue arabe à Riyad en mai, Kaïs Saïed a rencontré le président syrien Bachar al-Assad, qualifiant la discussion d’«historique» et «reflétant la solidité des relations fraternelles établies entre les deux pays».[7]


[1] Entretien téléphonique de Crisis Group, diplomate européen, juin 2023.

[2] Entretiens de Crisis Group, diplomates et universitaires italiens et états-uniens, Washington et Rome, juin 2023.

[3] Entretien de Crisis Group, diplomate européen, Bruxelles, avril 2023.

[7] Seif Soudani, « Tunisie-Syrie : la grande réconciliation », Le courrier de l’Atlas, 19 mai 2023.

III. Mélodrame avec le FMI

Face à la dégradation des indicateurs macroéconomiques de la Tunisie et au risque croissant de défaut de paiement sur la dette, les pays occidentaux ont proposé à Kaïs Saïed des mesures incitatives et insisté pour qu’il accepte l’aide financière du FMI. Il a refusé jusque-là les conditions proposées par le FMI dans le cadre d’un accord de prêt. Il est même possible qu’il ait décidé de rejeter entièrement la proposition du FMI pour résoudre son problème de défaut de paiement, considérant les conditions du Fonds comme des atteintes intolérables à la souveraineté de la Tunisie. Les négociations n’ont cependant pas encore atteint le point de non-retour.

Il y a un peu plus d’un an, les choses semblaient plus prometteuses. Le 15 octobre 2022, les services du FMI et la Tunisie ont conclu un accord sur un mécanisme élargi de crédit de 48 mois, d’un montant de 1,9 milliard de dollars, un nouveau prêt censé «rétablir la stabilité macroéconomique, renforcer les filets de sécurité sociale et l’équité fiscale» et aider la Tunisie à accélérer les réformes favorisant la croissance et la création d’emplois.[1] Selon les termes de l’accord, le gouvernement devait procéder à une série de réformes et prendre d’autres mesures avant que le conseil d’administration du FMI n’approuve le prêt. Ces mesures comprenaient l’augmentation mensuelle des prix des carburants, la validation publique par Kaïs Saïed de l’accord avec le FMI et la promulgation d’une nouvelle loi, signée par le président et publiée au journal officiel, ouvrant la voie à la privatisation des entreprises d’Etat.[2]

Mais cet accord n’a jamais abouti. En dehors de son accord pour une hausse des prix du carburant en novembre 2022, Kaïs Saïed a refusé de prendre les mesures prévues dans l’accord conclu avec les services du FMI. Ses raisons ne sont pas vraiment claires, mais il aurait craint une aggravation des tensions sociales.[3] En outre, le FMI n’ayant pas reçu suffisamment d’engagements de crédit de la part des pays arabes du Golfe et d’autres pays pour compléter son propre prêt, son conseil d’administration a reporté l’approbation de l’accord à une date indéterminée en décembre 2022.[4]


[2] Entretiens téléphoniques de Crisis Group, responsable au sein d’une organisation financière internationale et diplomates, décembre 2022-mars 2023. Voir également Abou Sarra, « Amendement de la loi 89 : Le non-dit sur sa non-publication dans le JORT », Web Manager Center, 17 avril 2023.

[3] Entretiens téléphoniques de Crisis Group, responsable au sein d’une organisation financière internationale et diplomates, décembre 2022-mars 2023.

[4] Entretiens de Crisis Group, responsable au sein d’une institution financière internationale et diplomates, 2022-2023. Voir également Hachemi Alaya, « La route de la faillite ou la voie de la réforme : la Tunisie à la croisée des chemins », Ilboursa, 30 août 2023.

Le secrétaire d’Etat Antony Blinken a déclaré que la Tunisie devait conclure un accord avec le FMI sous peine de s’effondrer.

Début 2023, après que les partenaires occidentaux de la Tunisie ont convaincu les pays arabes du Golfe de s’engager à fournir des ressources supplémentaires dans le cadre de l’accord, ils ont tenté d’inciter le gouvernement tunisien à reprendre les négociations avec le FMI en insistant sur les conséquences catastrophiques d’une absence d’accord. Lors d’une audition au Sénat des Etats-Unis le 22 mars, le secrétaire d’Etat Antony Blinken a déclaré que la Tunisie devait conclure un accord avec le FMI sous peine de s’effondrer.[1]

Cette déclaration n’a pas été bien accueillie à Tunis. En avril, Kaïs Saïed a déclaré que «les diktats» étaient «inacceptables», notamment parce qu’ils conduiraient à une aggravation de la pauvreté, et que la meilleure solution était de «compter sur soi-même».[2] Ses partisans, ainsi que l’Union générale tunisienne du travail (UGTT, principal syndicat tunisien) et des experts ralliés à sa cause, ont également évoqué «des diktats étrangers imposés au pays» et le risque que la réduction des subventions ne provoque une vague d’émeutes semblables à celles de janvier 1984, déclenchées par une hausse des prix du pain et des céréales.[3]

Les conditions rejetées englobaient principalement des mesures que la Tunisie avait acceptées dans le cadre de mécanismes antérieurs du FMI, à savoir l’accord de confirmation 2013-2015 et l’accord au titre de lu mécanisme élargi de crédit 2016-2019. Il s’agit notamment d’imposer une plus grande flexibilité du taux de change, d’éliminer progressivement les subventions sur les produits de base (à l’exception du pain), d’assurer la protection sociale des plus vulnérables, de libéraliser les taux d’intérêt bancaires, de réduire le coût de la masse salariale dans la fonction publique et de privatiser partiellement ou totalement les entreprises publiques en difficulté financière.[4] Le FMI considère que ces mesures seraient susceptibles de stimuler la croissance économique et de réduire le poids de la dette de la Tunisie à moyen terme.

Kaïs Saïed continue à résister lorsqu’il s’agit de s’entendre avec le FMI, ce qui a provoqué un grand malaise dans les capitales occidentales, en particulier en Europe, et fait craindre que la Tunisie ne se retrouve dans l’incapacité d’honorer le service de sa dette extérieure. Josep Borrell, le haut représentant de l’Union européenne pour les Affaires étrangères et la Sécurité, a prévenu que si la Tunisie se retrouvait en faillite à la suite d’un défaut de paiement, cela «pourrait entrainer des flux migratoires vers l’UE et une instabilité dans la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord».[5] Mais malgré toute l’inquiétude qu’ils expriment face aux difficultés économiques de la Tunisie, les gouvernements européens se sont montrés plutôt timorés dans leurs efforts visant à inciter Kaïs Saïed à changer de cap. La réponse européenne à l’intransigeance tunisienne a surtout pris la forme de «carottes» destinées à convaincre le président d’accepter une forme révisée de l’accord d’octobre 2022. Le 25 mars, l’ambassadeur français André Parent a déclaré à l’agence de presse tunisienne que la France était prête à aider à couvrir les besoins de financement résiduels de la Tunisie en 2023 et 2024 si le pays mettait en œuvre le plan de réforme du FMI.[6]


[2] Ismail Majdi, « Kaïs Saïed : les diktats du FMI sont inacceptables », Agence Anadolu, 6 avril 2023.

[3] Entretiens de Crisis Group, partisans de Kaïs Saïed et syndicalistes, Tunis et par téléphone, avril 2023. Le 1er mai, le secrétaire général de l’UGTT, Noureddine Taboubi, a affirmé que son organisation soutenait le rejet par le président des « diktats » du FMI. Cité dans Ismail Majdi, « Kaïs Saïed : “les diktats du FMI sont inacceptables” », op. cit. ; « La Tunisie rejoindrait les Brics, selon un parti pro-Saïed », African Manager, 9 avril 2023 ; et « En Tunisie, le principal leader syndical remet en cause les négociations avec le FMI », AFP, 1er mai 2023.

[4] Entretiens téléphoniques de Crisis Group, responsable dans une organisation financière internationale, diplomates, partisans de Kaïs Saïed et syndicalistes, 2022-2023. Voir également Kaïs Attia, « A Decade of Austerity », Al Bawsala, 2022 ; et « Tunisia, Request for an Extended Arrangement under the Extended Fund Facility », FMI, juin 2016.

[5] « EU fears “a collapse” of Tunisia », AFP, 21 mars 2023.

La Première ministre italienne Giorgia Meloni a déclaré au Sénat que le pays risquait d’être « envahi » si l’Europe n’aidait pas l’économie tunisienne.

De son côté, l’Italie a renforcé ses demandes diplomatiques au FMI pour qu’il fasse preuve d’une plus grande souplesse à l’égard de la Tunisie. Rome voulait éviter une vague de migrants clandestins, pour qui l’Italie serait vraisemblablement la première escale. Le 23 mars, la Première ministre italienne Giorgia Meloni a déclaré au Sénat que le pays risquait d’être «envahi» si l’Europe n’aidait pas l’économie tunisienne.[1] Le 26 avril, le ministre des Affaires étrangères Antonio Tajani a déclaré que les tranches de prêt du FMI ne devraient pas être entièrement conditionnées à des réformes.[2] Le 20 mai, lors du sommet du G7 au Japon, Giorgia Meloni a appelé le FMI à aider la Tunisie sans conditions préalables.[3]

En juin, l’UE a ensuite renforcé ses incitations financières en faveur de la Tunisie et, avec les autres partenaires occidentaux du pays, a encouragé le gouvernement à présenter un programme de réformes révisé au FMI. Giorgia Meloni s’est rendue à Tunis à deux reprises, les 6 et 11 juin. Lors de sa seconde visite, elle était accompagnée de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et du Premier ministre néerlandais, Mark Rutte.[4] Ils ont proposé à Kaïs Saïed un partenariat renforcé avec l’UE, comprenant 900 millions d’euros d’aide macrofinancière en échange d’un accord avec le FMI et 255 millions d’euros supplémentaires pour la coopération de la Tunisie dans le rapatriement des migrants irréguliers tunisiens et subsahariens, ainsi que le traitement des demandes d’asile et des réfugiés sur le sol tunisien.[5] Le 12 juin, le secrétaire d’Etat des Etats-Unis, Antony Blinken, a déclaré, lors d’une conférence de presse avec Tajani, que la Tunisie avait besoin d’une aide financière supplémentaire et que c’était pour cette raison qu’elle devait présenter au FMI un «plan de réformes révisé».[6]

Jusqu’à présent, les efforts des bailleurs de fonds occidentaux n’ont pas porté leurs fruits. Jusqu’en juin, le gouvernement travaillait avec les négociateurs du FMI sur un accord modifié, mais il semble que les discussions se soient arrêtées depuis, sur les instructions du président.[7] Face aux incitations occidentales, Kaïs Saïed s’est retranché. Le 2 juin, il a réaffirmé son rejet des «diktats» du FMI, tout en proposant une augmentation des impôts des Tunisiens à hauts revenus comme alternative à un prêt du FMI.[8] Empruntant une expression attribuée à l’un des premiers califes de l’Islam, Omar Ibn Khattab, il a déclaré que l’Etat devait «prendre l’excédent d’argent aux riches pour le donner aux pauvres».[9] Le 11 juin, en marge de sa rencontre avec Ursula von der Leyen, Giorgia Meloni et Mark Rutte, Kaïs Saïed a déclaré que le FMI devrait revoir sa proposition, laissant entendre qu’il pourrait rejeter la composante migration incluse dans le plan de partenariat renforcé de l’UE.[10] Le 13 juin, alors qu’il visitait une ville minière près de Gafsa, il a déclaré à un public de jeunes chômeurs qu’il ne se prosternerait que devant Dieu. «Il n’y a pas de sourate dans le Coran qui porte le nom du FMI», a-t-il affirmé.[11]

En août, s’éloignant une nouvelle fois d’un accord avec le FMI, Kaïs Saïed a remplacé la Première ministre Najla Bouden, qui avait été directement impliquée dans les négociations, par un ancien directeur des ressources humaines de la banque centrale, Ahmed Hanachi (celui-ci n’était pas une personnalité très connue et on ignore la raison de sa nomination).[12] Après ce changement, le cabinet semble avoir consacré son énergie à la mise en œuvre du programme économique de Kaïs Saïed, y compris la promotion des «entreprises communautaires» et la mise en œuvre de son plan de développement 2023-2025, qui vise à renforcer l’investissement privé, à stimuler la production de phosphate et à soutenir le secteur industriel.[13]

Les mesures prises par la suite témoignent de la réticence de Kaïs Saïed à travailler avec les bailleurs de fonds et les prêteurs occidentaux à leurs conditions.[14] Le 12 octobre, la Commission européenne a confirmé que son gouvernement avait restitué les 60 millions d’euros qu’elle avait envoyés à Tunis la semaine précédente. Cette somme était censée constituer le premier versement d’une tranche de 127 millions d’euros dans le cadre du protocole d’accord de juillet sur la migration. Deux semaines plus tôt, Kaïs Saïed avait qualifié cette tranche de «charité».[15] À tort ou à raison, Kaïs Saïed avait l’air d’être convaincu que les pays occidentaux et le FMI finiraient par accepter de financer son programme, en particulier les entreprises communautaires. Comme l’a fait remarquer l’un de ses partisans, Kaïs Saïed est convaincu que, puisqu’il est «à l’avant-garde de l’histoire», l’Occident finirait par se rallier à son point de vue.[16]


[1] Emmanuel Berretta, « Migrants : Giorgia Meloni alerte sur la situation explosive en Tunisie », Le Point, 23 mars 2023.

[3] « Au G7, Giorgia Meloni presse le FMI de débloquer une aide à Tunis », AFP, 20 mai 2023. Dans un communiqué publié à l’issue de la réunion, le G7 a exhorté la Tunisie à reprendre les négociations sur un accord révisé avec le FMI. « Communiqué des dirigeants du G7 à Hiroshima », Conseil de l’Union européenne, 20 mai 2023.

[4] Allan Kaval et Nissim Gasteli, « En visite à Tunis, Giorgia Meloni plaide en faveur d’un accord avec le FMI », Le Monde Afrique, 7 juin 2023.

[5] Entretien téléphonique de Crisis Group, diplomate européen, juin 2023. Voir également « L’Union européenne et la Tunisie sont convenues de travailler ensemble sur un paquet de partenariat global », déclaration conjointe de l’UE et de la Tunisie, 11 juin 2023.

[6] « Blinken says would like to see Tunisia present revised reform plan to IMF », Reuters, 12 juin 2023.

[7] Entretien de Crisis Group, responsable au sein d’une organisation financière internationale, Washington, juin 2023. Voir également « Les piques de Nabil Ammar au FMI », Réalités, 5 avril 2023. Néanmoins, un haut responsable tunisien a déclaré en septembre que les discussions avec le FMI avaient été interrompues, mais que les canaux de communication restaient ouverts, ce qui laissait entendre que les négociations pourraient reprendre plus tard. Entretien de Crisis Group, septembre 2023.

[8] « Pour se passer du FMI, Kaïs Saïed veut taxer les riches », Jeune Afrique, 2 juin 2023.

[9] Seif Soudani, « En Tunisie, la présidence veut un nouvel impôt sur la fortune », Le Courrier de l’Atlas, 2 juin 2023.

[12] « Le nouveau chef du gouvernement prête serment », Tunis Afrique Presse, 2 août 2023.

[13] Entretien de Crisis Group, responsable au sein d’une organisation financière internationale, Washington, juin 2023. Voir également « Plan 2023-2025 et Vision Tunisie 2035 », ministère de l’Économie et de la Planification, République tunisienne, janvier 2023 ; et « Les piques de Nabil Ammar au FMI », op. cit.

[16] Entretien de Crisis Group, partisan de Kaïs Saïed, Tunis, août 2023.

IV. Signer ou non un accord avec le FMI : choix et conséquences

Avec l’explosion de sa dette extérieure et le tarissement des sources abordables de crédit extérieur, deux choix se présentent pour la Tunisie : accepter un nouvel accord avec le FMI ou le refuser. Plus le temps passe, et moins le président Kaïs Saïed semble convaincu de l’avantage d’un accord. Certains pensent qu’il pourrait même chercher à mettre le pays en défaut de paiement pour des raisons politiques. Mais la possibilité d’un nouvel accord avec le FMI, même si elle semble négligeable pour l’instant, ne devrait pas encore être écartée.

A. Première possibilité : un accord révisé avec le FMI

Malgré le discours de Kaïs Saïed et la suspension des négociations, un accord révisé avec le FMI est peu probable, mais n’est pas encore impossible. L’accord d’octobre 2022 date de plus d’un an et la révision de l’offre de crédit nécessiterait une mise à jour des indicateurs macroéconomiques (tels que le taux de chômage et les projections de croissance) utilisés pour fixer les conditions. Pour qu’un accord soit conclu, le Fonds devra apporter d’autres changements à ses conditions pour satisfaire au moins certaines des préoccupations de la Tunisie. Cela devrait être possible. D’ores et déjà, pour rassurer Saïed, les partenaires occidentaux et le FMI ont fait part de leur volonté de modifier la proposition de prêt afin d’atténuer l’impact social des réformes. Les partenaires internationaux de la Tunisie sont parfaitement conscients de la situation économique difficile dans laquelle se trouve le pays en raison des prix élevés de l’énergie et de la hausse des taux d’intérêt mondiaux, ainsi que d’une décennie de faible croissance et d’instabilité politique.[1] Ils savent également que la mise en œuvre du mécanisme élargi de crédit 2016-2019 du FMI a contribué à la dépréciation du dinar et à la hausse des prix de l’énergie sur le marché intérieur.[2]

Cependant, tout accord avec le FMI nécessitera des efforts pour combler le déficit budgétaire de la Tunisie, ce qui implique des réductions douloureuses des salaires dans la fonction publique, des réductions progressives des subventions à l’énergie et une privatisation partielle ou complète des entreprises publiques. Toutes ces réformes sont politiquement et socialement sensibles.[3] Il est peu probable que le FMI juge suffisantes les éventuelles recettes supplémentaires générées par des taxes nouvelles ou plus élevées, malgré la proposition susmentionnée de Kaïs Saïed en juin 2023.[4] L’augmentation de la charge fiscale risque notamment d’être difficile, étant donné que ces dernières années, les autorités ont déjà augmenté les impôts pesant sur l’économie formelle et rationalisé la collecte des impôts, ce qui laisse peu de place à une amélioration. En outre, toute tentative d’augmenter les impôts risquerait d’effrayer les investisseurs étrangers et d’alimenter de nouvelles tensions sociales.[5] Comme nous le verrons plus loin, il existe peut-être d’autres moyens d’augmenter les recettes de l’Etat, mais aucun ne semble fiable, et des réductions de dépenses seraient certainement inévitables.

Les économistes favorables à un accord avec le FMI soutiennent qu’un accord révisé prévoyant certaines réductions de dépenses, mais moins importantes que celles envisagées dans l’accord d’octobre 2022, serait la meilleure solution, à condition que le gouvernement le complète par des mesures visant à stimuler l’activité économique et à promouvoir une reprise économique forte qui réduirait le ratio dette/PIB et renforcerait la solvabilité à long terme.[6] Ces économistes considèrent qu’une conférence des bailleurs de fonds et un nouveau plan d’investissement plus détaillé que celui pour 2023-2025 pourraient permettre d’atteindre cet objectif.[7] En outre, selon eux, la relance des activités commerciales et de l’investissement en parallèle rendrait le recours au FMI plus acceptable pour Kaïs Saïed et la population.[8]

Quoi qu’il en soit, le retour de bâton est presque inévitable pour Kaïs Saïed. Les réformes entreprises dans le cadre d’un prêt révisé obligeraient le pays à se serrer la ceinture et pourraient générer du mécontentement, même si l’impact social dépend de plusieurs variables – le contenu de l’accord, la mesure dans laquelle le gouvernement y adhère et les autres recettes qu’il peut générer, ainsi qu’une série de facteurs macroéconomiques. La popularité du président pourrait baisser.[9] Des manifestations pourraient également éclater. L’UGTT a été affaiblie par des dissensions internes et des affaires de corruption, mais elle serait probablement encore en mesure d’organiser des manifestations pour défendre sa vision de la souveraineté économique de la Tunisie. Elle pourrait même considérer que la voix de la dissidence serait un moyen de regagner le soutien populaire qu’elle a perdu à la suite des différents scandales.[10] Les manifestations déclencheraient alors probablement la répression des forces de sécurité.[11]


[1] « Uncovered: The Role of the IMF in Shrinking the Social Protection – Case Studies from Tunisia, Jordan and Morocco», Friedrich Ebert Stiftung, décembre 2022.

[2] Entretiens téléphoniques de Crisis Group, économistes, septembre 2023. Voir également «Uncovered», op. cit. ; et Colin Powers, « Chronicles of a Death Foretold: Democracy and Development in Tunisia », Noria Research, avril 2022.

[3] Entretiens téléphoniques de Crisis Group, économistes et entrepreneurs, septembre 2023. Contrairement à ce que les partisans de Kaïs Saïed n’ont cessé de répéter, le FMI n’a pas exigé la fin des subventions alimentaires comme condition préalable à l’approbation du prêt, mais plutôt la réduction des subventions sur les carburants. C’est le gouvernement tunisien qui a proposé de réduire progressivement les subventions alimentaires. Entretiens de Crisis Group, responsable dans une organisation financière internationale, diplomates, Washington, juin 2023. En effet, de nombreux économistes tunisiens et responsables du ministère des affaires sociales estiment que les transferts en espèces aux plus pauvres seraient plus équitables et plus efficaces que les subventions, contribuant à ce qu’un économiste a appelé « libérer le potentiel productif de l’économie nationale et augmenter les salaires ». Entretien téléphonique de Crisis Group, économiste, septembre 2023. Voir également « Évaluation de la performance d’assistance sociale en Tunisie », CRES/Banque mondiale, mai 2017.

[4] Entretien téléphonique de Crisis Group, juin 2023. Voir également Alissa Pavia, « Tunisia was right to reject the IMF deal », Foreign Policy, 19 avril 2023 ; et « Pour se passer du FMI, Kaïs Saïed veut taxer les riches », Jeune Afrique, 2 juin 2023.

[5] Entretien téléphonique de Crisis Group, économiste tunisien, juin 2023. Voir aussi Moktar Lamari, « Kaïs Saïed veut taxer les plus riches : est-ce vraiment la panacée ? » Kapitalis, 2 juin 2023.

[6] Entretiens téléphoniques de Crisis Group, économistes tunisiens, septembre 2023.

[7] Ibid.

[8] Ibid.

[9] Entretiens de Crisis Group et entretiens téléphoniques, économistes et journalistes, Tunis, Marseille et Paris, janvier-mai 2023.

[10] Entretiens de Crisis Group, syndicalistes, Paris, septembre 2023. Voir également « Un parti défie l’UGTT et menace de balancer tous ses dossiers de corruption ! », Tunisie Numérique, 16 juin 2022.

[11] Entretiens de Crisis Group, économistes et journalistes, Tunis, Marseille, Paris et par téléphone, janvier-mai 2023. Voir également « 25e Congrès de l’UGTT : Milices, dissensions et divisions », Le Temps, 16 février 2022.

Le niveau et l’ampleur du mécontentement du public [pour un accord avec le FMI] pourraient dépendre de la manière dont Kaïs Saïed choisit de le canaliser.

Dans une certaine mesure, le niveau et l’ampleur du mécontentement du public pourraient dépendre de la manière dont Kaïs Saïed choisit de le canaliser. Il pourrait, par exemple, rejeter la faute sur certains membres de son gouvernement – une approche qui serait facilitée si ses négociateurs parviennent à persuader le FMI d’aller de l’avant avec un accord sans s’assurer d’obtenir son aval.[1] Il pourrait également encourager les Tunisiens à diriger leur colère contre les bailleurs de fonds occidentaux. En effet, à moins que Kaïs Saïed ne tempère son discours anti-occidental, toute réduction des dépenses publiques, même si elle est bien moindre que celle exigée par l’accord d’octobre 2022, pourrait déclencher des manifestations de colère et potentiellement violentes devant les missions diplomatiques occidentales, les locaux des ONG internationales et les bureaux des groupes de la société civile financés par l’Occident. Comme l’a expliqué un universitaire tunisien, «si la situation économique et sociale se détériore, l’Occident sera une cible toute désignée».[2]

Ce qui ne veut pas dire que la Tunisie ne devrait pas accepter un prêt du FMI. Respecter les conditions de ce prêt pourrait s’avérer un exercice politique difficile, mais un accord avec le FMI pourrait aider la Tunisie à sortir de sa situation d’endettement actuelle et à équilibrer son budget public. Les fonds du FMI sont assortis de conditions plus avantageuses que les autres – le Fonds a déjà fait part de sa volonté d’assouplir encore les conditions qu’il propose – et un accord rassurerait les créanciers étrangers. Dans l’ensemble, l’impact serait probablement positif. On ne peut pas en dire autant d’un défaut de paiement.


[1] Entretiens de Crisis Group, économistes et journalistes, Tunis, Marseille, Paris et par téléphone, janvier-mai 2023.

[2] Entretien téléphonique de Crisis Group, mars 2023.

B. Deuxième possibilité : pas d’accord avec le FMI

Alors qu’un accord avec le FMI reste, au moins pour l’heure, envisageable, il est probable que la Tunisie ne l’acceptera pas. Il semblerait plus probable que Kaïs Saïed persiste dans son opposition au soutien financier occidental qui l’obligerait à mettre en place des réformes économiques contraires à son projet nationaliste.

Certains partisans du président soutiennent que la Tunisie n’a pas besoin d’un accord avec le FMI, qu’il ne pourrait que lui être préjudiciable et qu’il existe d’autres moyens pour le pays d’assurer le service de sa dette sans cet accord.[1] En février, un centre de recherche économique local, souvent critique à l’égard du rôle des institutions financières internationales, a affirmé que la Tunisie pouvait et devait diversifier ses sources de devises étrangères, afin de défier le «cartel» des gouvernements occidentaux et des agences de notation, dirigé par le FMI, qu’il accuse d’abuser de sa position dominante pour contrôler l’accès du pays aux liquidités.[2]


[1] Entretiens de Crisis Group, partisans de Kaïs Saïed et économistes, Tunis, Marseille et par téléphone, janvier-avril 2023.

[2] « Sortir du FMI, partie 1 : diversifier, alternatives », Observatoire tunisien de l’économie, no. 1, 17 février 2023. De nombreux opposants à l’accord avec le FMI considèrent que la crise tunisienne est un problème de liquidité plutôt que de solvabilité. Selon eux, la Tunisie est solvable : elle est capable de continuer à honorer ses obligations extérieures, n’ayant besoin que de générer des liquidités suffisantes pour rembourser sa dette.

Les transferts de fonds des émigrés tunisiens ont augmenté de 40 pour cent au cours de l’année.

Dans leurs arguments contre le recours au FMI, ses détracteurs et d’autres observateurs déclarent qu’il existe plusieurs autres moyens pour le pays d’accéder à des liquidités. Tout d’abord, ils soulignent à juste titre que les revenus du tourisme ont presque doublé en 2023 par rapport à l’année précédente et que les transferts de fonds des émigrés tunisiens ont augmenté de 40 pour cent au cours de l’année. Ces flux de revenus ont généré suffisamment d’argent pour faire face aux remboursements de la dette en 2023, mais les transferts de fonds sont imprévisibles et on peut difficilement s’y fier et les considérer comme un rempart financier.[1]

Deuxièmement, ils observent que la Tunisie a effectivement mobilisé plusieurs autres sources de revenus réelles et potentielles avec ses partenaires bilatéraux et multilatéraux. Fin 2022, elle avait obtenu des prêts de l’Afreximbank (à un taux d’intérêt proche de 10 pour cent) et de la Banque africaine de développement pour un montant de 600 millions de dollars. Elle a également obtenu un prêt de 300 millions de dollars de l’Algérie. Au mois de mai suivant, le gouvernement a vendu pour 440 millions de dollars de bons du Trésor en devises étrangères aux banques tunisiennes. En juin, le parlement a contracté un autre prêt de 500 millions de dollars auprès de l’Afreximbank et, en juillet, l’Arabie saoudite a accordé à la Tunisie un prêt de 400 millions de dollars ainsi qu’un don de 100 millions de dollars.[2] Certains économistes pensent que, pour accroitre son influence en Tunisie et stabiliser son voisin, Alger pourrait doubler son budget d’aide pour 2024 par rapport aux 300 millions de dollars accordés en 2023 ou fournir un soutien financier officieux encore plus important, tout en accordant des facilités de paiement du gaz, ce qui réduirait considérablement les dépenses de l’Etat tunisien.[3]

Troisièmement, les partisans de Kaïs Saïed affirment que la solution pour honorer la dette tunisienne sans recourir au FMI pourrait venir de l’augmentation des exportations de ressources naturelles du pays. Ils considèrent que, conformément au plan de développement 2023-2025, le pays doublera sa production annuelle de phosphate pour atteindre 8 millions de tonnes, un niveau qu’il a atteint pour la dernière fois en 2010.[4] Ils affirment également que la Tunisie devrait être en mesure de réduire considérablement sa facture d’importation et d’augmenter sa production de pétrole.[5] Les importations ont en effet progressivement diminué depuis 2022, notamment grâce aux restrictions introduites par le gouvernement.[6] D’autres parient sur une série de découvertes d’hydrocarbures, citant un rapport de 2012 de l’U.S. Geological Survey, qui note que de grandes réserves inexploitées pourraient se trouver dans la zone maritime entre la Tunisie et la Libye. La monétisation de ces réserves prendrait cependant des années.[7] D’autres encore ont proposé que la Tunisie utilise des accords de swap bilatéraux libellés en dollars avec d’autres pays, tels que le Japon, ou qu’elle poursuive des accords financiers régionaux centralisés qui permettraient à des groupes de gouvernements de s’engager ensemble à soutenir les pays qui rencontrent des difficultés dans leur voisinage.

Toutefois, ces mesures sont pour le moins incertaines, voire fantaisistes, pour éviter un défaut de paiement. Les discussions concernant les nouveaux donateurs ou bailleurs de fonds restent plutôt théoriques. Il n’existe aucune certitude que les transferts de fonds resteront aussi élevés qu’en 2023 et les espoirs que les revenus du phosphate et des hydrocarbures permettraient de s’en sortir ne semblent pas reposer sur des calendriers réalistes pour stimuler les exportations du pays. Avec environ 3,9 milliards de dollars de remboursements de dettes étrangères prévus pour 2024 (y compris une obligation libellée en euros arrivant à échéance en février, équivalant à 900 millions de dollars) et 1 milliard de dollars en janvier 2025, on ne sait pas comment le gouvernement sera en mesure d’obtenir des fonds suffisants pour faire face à ces dettes en l’absence d’un nouveau mécanisme de crédit du FMI.[8] Même si la Tunisie était finalement en mesure d’effectuer ces remboursements grâce, par exemple, à une augmentation des revenus du tourisme et à des transferts de fonds, il n’est pas certain qu’elle puisse rester solvable au cours des années suivantes, étant donné les problèmes économiques structurels qui continuent de miner son potentiel de croissance.

Un scénario de non-accord non seulement priverait la Tunisie du financement du FMI, mais il limiterait considérablement le montant des autres réserves de change disponibles pour le pays. La Tunisie ne serait pas éligible à la poursuite de l’assistance macrofinancière de l’UE, qui est conditionnée à un accord de crédit avec le FMI et à la mise en œuvre des réformes y afférentes. En outre, la Commission européenne ne pourrait pas emprunter de l’argent sur les marchés financiers à un taux subventionné sur la base d’une garantie de crédit du FMI et le prêter à la Tunisie à des conditions favorables. En comparaison, l’UE avait été en mesure d’emprunter 600 millions d’euros pour le compte de la Tunisie en 2021 et 2022.

D’autre part, à moins que les recettes provenant des exportations de pétrole et de phosphate, des transferts de fonds des émigrés tunisiens et du tourisme ne se matérialisent durablement à des niveaux dépassant les attentes les plus optimistes, ou que les taux d’intérêt mondiaux ne baissent de manière significative en réduisant ainsi les remboursements de la dette extérieure de la Tunisie, le scénario de non-accord aggraverait la crise actuelle, en exacerbant l’inflation et les pénuries de produits de base sur le marché. Sans nouveaux prêts étrangers, confronté à une forte augmentation de la dette intérieure et vulnérable aux chocs extérieurs, le pays pourrait être confronté à un risque très élevé de défaut de paiement dès 2024 ou 2025. Confronté à des choix de plus en plus difficiles entre le service de la dette et les dépenses intérieures, le président pourrait opter pour un défaut stratégique, c’est-à-dire une décision d’arrêter les remboursements, suivie de négociations pour restructurer la dette extérieure du pays.


[1] Entretiens téléphoniques de Crisis Group, partisans de Kaïs Saïed, septembre 2023. Voir aussi « Recettes touristiques en Tunisie : une augmentation de 54,4 pour cent au premier semestre », Tunis Afrique Presse, 7 juillet 2023 ; et « Indicateurs monétaires et financiers quotidiens », banque centrale de Tunisie, 8 septembre 2023.

[2] Voir « L’Arabie Saoudite octroie 500 millions de dollars à la Tunisie », Jeune Afrique, 21 juillet 2023.

[3] Entretiens de Crisis Group, économistes tunisiens, Tunis, mai-novembre 2023. Voir aussi Pierre Desorgues, « Tunisie : un rapprochement avec Alger au parfum de dépendance ? », TV5 Monde, 18 janvier 2023.

[4] « Plan 2023-2025 et Vision Tunisie 2035 », ministère de l’Économie et de la Planification, République tunisienne, janvier 2023. Voir également « Crise du phosphate : la Tunisie passe du statut de producteur à celui d’importateur », Agence Anadolu, 2 novembre 2020.

[5]La Tunisie produit environ 30000 barils de pétrole par jour. Mais les partisans de Kaïs Saïed affirment qu’ils pourraient prendre le contrôle du champ pétrolier offshore d’El Bouri (30000 barils par jour), qui appartient à la Libye depuis les années 1980, après que la Tunisie l’a perdu dans le cadre d’un arbitrage international. Ils proposent que la Tunisie récupère ce gisement par des moyens diplomatiques ou grâce à une procédure de litige international. Entretiens téléphoniques de Crisis Group, partisans de Kaïs Saïed, avril 2023. Voir également Frida Dahmani, « Kaïs Saïed veut disputer à la Libye le gisement pétrolier d’El Bouri », Jeune Afrique, 22 mars 2023.

[6] Imen Nouira, « Restriction des importations : que cherche à faire le gouvernement ? », Business News, 12 octobre 2022.

[7] Entretiens de Crisis Group, partisans de Saïed, Tunis, Marseille et par téléphone, janvier-avril 2023. Voir également Christopher Schenk et al., «Project Assessment of Undiscovered Conventional Oil and Gas Resources of North Africa», U.S. Geological Survey, 2012.

[8] Entretiens téléphoniques de Crisis Group, économistes, septembre 2023. Voir également Snaije et Ghilès, « Tunisia’s Choice », op. cit. Voir aussi « Rapport sur le projet de budget de l’État pour l’année 2024 », ministère des Finances, République tunisienne, octobre 2023 [arabe] ; et « Fitch Affirms Tunisia at CCC- », Fitch Ratings, 8 décembre 2023.

C. Les conséquences d’un défaut de paiement : quelle serait la gravité de la situation

1. Conséquences économiques

Non seulement les partisans de Kaïs Saïed – et certains économistes qui partagent leur point de vue – soutiennent qu’il devrait être possible d’éviter le défaut de paiement sans une nouvelle facilité du FMI, mais ils prétendent également qu’un défaut de paiement de la dette extérieure pourrait ne pas être si grave. Ils affirment plus précisément que l’impact économique et social de ce type de défaut, suivi d’une restructuration de la dette, serait limité et donc tolérable.[1]

Tout d’abord, en cas de défaut de paiement, d’après les déclarations de plusieurs économistes tunisiens et européens, le gouvernement pourrait puiser dans les réserves de devises étrangères qui étaient auparavant destinées au remboursement de la dette.[2] Les réserves totales ont atteint 117 jours d’importations en septembre, leur plus haut niveau depuis 2022, principalement grâce au prêt saoudien du mois d’août.[3] Avec cet argent, le gouvernement pourrait acheter une période de paix sociale pendant laquelle il pourrait importer des biens de première nécessité et négocier un plan de restructuration de la dette plus avantageux.[4]


[1] Entretiens de Crisis Group, économistes et analystes financiers tunisiens, Tunis, Paris et par téléphone, 2022-2023.

[2] Entretiens de Crisis Group, économistes tunisiens et européens, Tunis, Paris et par téléphone, 2022-2023.

[3] « Le crédit saoudien fait monter les réserves en devises à 109 jours soit leur niveau le plus haut depuis septembre 2022 », Tustex, 18 août 2023. Voir également « Indicateurs monétaires et financiers quotidiens », banque centrale de Tunisie, 8 septembre 2023.

[4] Entretiens de Crisis Group, économistes tunisiens, Tunis, Marseille et par téléphone, janvier-mai 2023.

La plupart des observateurs et des économistes pro-Saïed estiment que ... [les] banques [tunisiennes], très exposées à la dette intérieure, le sont beaucoup moins à la dette extérieure.

Deuxièmement, la plupart des observateurs et des économistes pro-Saïed estiment qu’un défaut de paiement de la dette extérieure n’entrainerait pas automatiquement ou immédiatement une chute brutale du taux de change et donc la faillite des banques tunisiennes. Selon eux, malgré leur notation basse, ces banques, très exposées à la dette intérieure, le sont beaucoup moins à la dette extérieure que, par exemple, les banques libanaises, qui ont fait faillite dans le contexte de la crise financière au Liban. En mars, les obligations d’Etat en devises étrangères représentaient moins de 20 pour cent des actifs des banques tunisiennes (contre 57 pour cent au Liban), par rapport à 51 pour cent de bons du Trésor libellés en dinars et d’obligations en monnaie locale. En suivant ce raisonnement, même si une dévaluation importante reste probable, le risque d’une dérive incontrôlable du taux de change est limité, car le dinar n’est pas une monnaie librement convertible.[1]

Ces points de vue pourraient néanmoins faire peu de cas, voire négliger, un certain nombre de considérations qui laissent penser que le défaut de paiement de la dette étrangère pourrait bien devenir incontrôlable.

Quels que soient les efforts déployés pour minimiser le problème, l’explosion de la dette intérieure est très préoccupante. Comme le soulignent plusieurs économistes tunisiens, de nombreuses grandes entreprises privées et publiques, telles que l’Office des céréales, sont largement endettées auprès des banques nationales à un niveau qui n’est pas toujours visible pour les acteurs étrangers. Depuis plusieurs mois, le ministère des Finances n’a pas indemnisé les entreprises privées et publiques qui produisent des produits de base subventionnés. Privées de ces transferts gouvernementaux, les entreprises locales ont continué à financer leurs opérations en augmentant leurs emprunts auprès des banques tunisiennes.[2] Un défaut de paiement de la dette extérieure pourrait avoir des répercussions sur la dette intérieure si l’Etat n’était plus en mesure d’emprunter et d’assurer le service de la dette, et préférait ne pas recourir à la planche à billets pour couvrir ses besoins en raison du risque d’hyperinflation (voir ci-dessous).[3] Le défaut de remboursement de la dette détenue par les entreprises publiques et d’autres entités publiques (estimée à près de 30 pour cent du PIB) pourrait «déstabiliser le secteur bancaire», a déclaré un ancien haut responsable, ce qui pourrait provoquer une ruée sur les banques, avec des conséquences imprévisibles.[4]

Le risque d’une spirale inflationniste serait également élevé. Même si le taux de change ne s’effondrait pas, la monnaie tunisienne pourrait être dévaluée si les investisseurs perdaient confiance, ce qui entrainerait une augmentation des couts des importations et une inflation potentielle. Comme nous l’avons déjà expliqué, si la banque centrale devait recourir à la planche à billets pour compenser la perte de crédit à la suite du défaut de paiement, cette situation pourrait alimenter l’inflation, tandis que la perte d’accès aux capitaux étrangers renforcerait l’incertitude économique et pourrait déclencher des activités spéculatives et de nouvelles pressions inflationnistes.[5] La pression pour recourir à la planche à billets pourrait être particulièrement forte si cet argent était nécessaire pour payer les salaires du secteur public, car sans salaire, des millions de citoyens mécontents pourraient décider de descendre dans la rue.[6] C’est pourquoi le gouvernement fera probablement le nécessaire pour continuer à les payer, quelles que soient les conséquences inflationnistes.

Un défaut de paiement entrainerait aussi automatiquement une dégradation de la note souveraine à «D», qui indiquerait que la Tunisie ne peut plus honorer ses engagements en matière de dette dans les délais impartis.[7] Une dégradation de la note fermerait l’accès des entreprises tunisiennes d’importation et d’exportation aux crédits commerciaux et ferait perdre au pays l’accès à l’aide bilatérale et multilatérale. Selon un entrepreneur tunisien, le resserrement du crédit qui en résulterait entrainerait une chute de la production, une récession de l’économie et une augmentation du chômage.[8]

Enfin, l’idée que la Tunisie pourrait surmonter ces risques tout en avançant rapidement vers une restructuration de sa dette semble également fantaisiste. D’une part, ce scénario présuppose que le gouvernement – qui, jusqu’à présent, a montré peu d’intérêt pour les discussions sur la restructuration (y compris avec le FMI, qui avait laissé entendre qu’elles pourraient être un moyen d’éviter le défaut de paiement) – change radicalement de discours.[9] D’autre part, il voudrait dire que le gouvernement puise dans les réserves de change après un défaut de paiement, alors qu’il devrait encore constituer des réserves pour gérer la phase de restructuration de la dette et ses suites.


[2] Entretiens de Crisis Group, économistes et analystes financiers tunisiens, Tunis, Paris et par téléphone, 2022-2023.

[3]« Tunisian Banks Face Liquidity Risks from Delayed IMF Deal », Fitch Ratings, 6 mars 2023. Voir également « Lebanon an Economy on the Brink of Collapse », Eco Emerging, 2020 ; et « Face à une conjoncture dégradée, les banques tunisiennes prises entre le marteau et l’enclume », Jeune Afrique, 12 octobre 2023.

[4] Entretien de Crisis Group, ancien haut responsable, Tunis, juin 2023.

[5] Le démantèlement de l’indépendance de la banque centrale semble avoir déjà commencé. En août, le bloc de la Ligne nationale souveraine, une formation parlementaire pro-gouvernementale, a déposé une proposition de loi visant à modifier les statuts de la banque centrale afin de l’autoriser à financer le budget de l’Etat. Seif Soudani, « Vers un amendement controversé de la Banque centrale de Tunisie », Le Courrier de l’Atlas, 24 août 2023. Le 8 septembre, Kaïs Saïed a critiqué les statuts actuels de l’institution, qui consacrent son indépendance, lors d’une réunion avec le gouverneur de la banque centrale. « Alors qu’un grand débat a été ouvert sur son indépendance : Saïed se rend à la Banque centrale », Réalités Online, 8 septembre 2023. Jusqu’à présent, il semble que le gouverneur de la banque centrale, Marouane Abassi, ait réussi à repousser ces tentatives, probablement grâce au soutien de l’armée et des partenaires occidentaux de la Tunisie. S’il est approuvé, l’amendement réduira le cout des intérêts pour le gouvernement. Plusieurs experts ont averti que cet amendement pourrait être le premier pas vers la fin de l’indépendance de la banque centrale. Une fois que la banque sera sous le contrôle du gouvernement, elle sera contrainte d’acheter des obligations d’Etat. Entretiens téléphoniques de Crisis Group, économistes tunisiens, septembre 2023. Voir également Samir Brahimi, « L’indépendance de la Banque centrale de Tunisie : un débat à recentrer », Business News, 12 juin 2023.

[6] Entretiens de Crisis Group, habitants de Tunis et de Sfax, 2019-2022.

[7] « What is a D credit rating? », Capital.com ; et « Rating Definitions », Fitch Ratings.

[8] Entretien téléphonique de Crisis Group, avril 2023. Voir également Jerome Roos, Why Not Default: The Political Economy of Sovereign Debt (Princeton, 2019).

[9] Entretiens de Crisis Group, économistes et analystes financiers tunisiens, Tunis et par téléphone, janvier-septembre 2023.

2. Autres conséquences

Les répercussions économiques d’un défaut de paiement pourraient à leur tour déclencher toute une série de conséquences sur les plans social et sécuritaire. Tout d’abord, les chocs économiques risqueraient de provoquer la colère des partisans de Kaïs Saïed, qui pourraient descendre dans la rue. La foule pourrait s’en prendre aux migrants et à d’autres boucs émissaires, tels que les Tunisiens pro-occidentaux, les Occidentaux et les Juifs tunisiens.[1] Les groupes d’autodéfense qui ont déjà attaqué des migrants subsahariens pourraient être le fer de lance de ces actions, tout comme ceux qui ont combattu les jihadistes dans le cadre de la Garde nationaliste arabe, une milice soutenant le régime d’Assad, pendant la guerre civile syrienne. Les membres des groupes de coordination pro-Saïed (tansiqiyat) pourraient également être impliqués, même s’ils n’ont encore jamais eu recours à la violence.[2] Nombre de ces groupes de coordination sont liés aux députés élus à la fin du mois de janvier, ainsi qu’aux gouverneurs régionaux, aux gestionnaires locaux et aux membres des forces de sécurité.[3]


[1] Entretiens de Crisis Group, habitants de Tunis, Kairouan et Sfax, militants de la société civile, Tunis et par téléphone, janvier-novembre 2023. Voir également le commentaire de Crisis Group, « The Gaza War Reverberates across the Middle East », 4 novembre 2023.

[2] La Garde nationaliste arabe est un groupe paramilitaire nassériste opérant en Syrie aux côtés du régime. Voir « Tunisia’s ‘Arab nationalists’ fight with Assad in Syria: Official », Zaman al-Wasl, 14 février 2017. Les tansiqiyat sont des groupes pro-Saïed qui se sont créés de façon spontanée. Ils visent à remplacer les organisations politiques et syndicales en transmettant les doléances locales et régionales au président, en déposant des plaintes contre les responsables soupçonnés de corruption et en organisant des manifestations de soutien à Kaïs Saïed. Entretiens de Crisis Group, habitants de Tunis, Kairouan et Sfax, militants de la société civile, Tunis et par téléphone, janvier-novembre 2023.

[3] Entretiens de Crisis Group, habitants de Tunis, Kairouan et Sfax, militants de la société civile, Tunis et par téléphone, janvier-novembre 2023.

L’effondrement de l’économie formelle pourrait créer de nouvelles incitations à se lancer dans des activités illicites.

Deuxièmement, l’effondrement de l’économie formelle pourrait créer de nouvelles incitations à se lancer dans des activités illicites, qui pourraient être violentes, comme cela a été le cas dans la première moitié des années 2010.[1] La contrebande dans les régions frontalières pourrait être particulièrement lucrative. Le marché noir des pilules de synthèse, de la résine de cannabis, de la cocaïne et de leurs dérivés est déjà en pleine expansion, d’après un ancien responsable du ministère de l’Intérieur.[2] Les répercussions d’un défaut de paiement pourraient également alimenter la petite corruption au sein des forces de sécurité – une réalité déjà largement répandue – et doper l’industrie de la migration clandestine.[3]

Troisièmement, selon d’anciens responsables, le risque d’affrontements pour le contrôle de ressources de plus en plus rares pourrait s’intensifier. La sécurité des chaines d’approvisionnement – entrepôts et camions de livraison – pourrait, par exemple, être menacée, notamment dans les quartiers populaires périphériques et les zones rurales.[4] La propriété foncière pourrait également provoquer des tensions locales. Des personnes qui exploitent des terres domaniales pourraient se retrouver confrontées à des membres de «sociétés communautaires» qui veulent promouvoir leurs activités agricoles dans les mêmes zones, comme ce fut le cas dans la région de Kairouan début 2023.[5]

Quatrièmement et même si le risque est faible, en cas de spirale descendante de l’économie, le corps des officiers de l’armée tunisienne formés aux Etats-Unis pourrait décider que le pays a besoin d’un nouveau départ.

Enfin, l’instabilité en Tunisie, quelle que soit la forme qu’elle prend, est susceptible d’entrainer une augmentation de la migration irrégulière vers l’Europe. En 2022, 14000 migrants subsahariens et 18000 Tunisiens ont quitté le pays clandestinement vers l’Italie et beaucoup plus ont pris le départ en 2023.[6] Plusieurs villages ont déjà vu leur population de jeunes hommes diminuer de façon significative en raison de ce phénomène.[7] Mais depuis 2020, selon une personne travaillant dans une ONG, la migration concerne aussi de jeunes femmes et des familles entières, y compris celles qui ont un salaire régulier, ce qui montre que le désir de quitter la Tunisie se généralise même dans les classes moyennes.[8]


[1] Entretiens téléphoniques de Crisis Group, journalistes et anciens hauts responsables, avril 2023. Voir également le rapport de Crisis Group sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord N°148, Tunisia’s Borders: Jihadism and Contraband, 28 novembre 2013.

[2] Entretien téléphonique de Crisis Group, ancien responsable du ministère de l’Intérieur, février 2023.

[4] Entretiens de Crisis Group, anciens hauts responsables, Tunis, mars 2022.

[5] Entretiens de Crisis Group avec des habitants de Tunis, Kairouan et Sfax, Tunis et par téléphone, janvier-avril 2023.

[6] Maya Elboudrari, « Migrations clandestines des Tunisiens : “Pour les jeunes qui veulent partir, la Tunisie est une prison à ciel ouvert” », TV5 Monde, 5 avril 2023.

[7] Entretiens de Crisis Group avec des habitants de Tunis, Kairouan et Sfax, Tunis et par téléphone, janvier-avril 2023.

[8] Entretien de Crisis Group, responsable d’une ONG, Tunis, mai 2022.

V. Préserver la stabilité intérieure

La Tunisie est confrontée à de sérieux risques de violence, en raison des discours incendiaires du président, de son programme résolument nationaliste et de la répression exercée par l’Etat à l’encontre de ses opposants, dans un contexte de détérioration des conditions de vie de la majeure partie de la population. Dans ce contexte déjà dangereux, un défaut de paiement dont les effets économiques pourraient s’enchainer en cascade risquerait de généraliser des troubles.

Comme Crisis Group l’a déjà observé, les bailleurs de fonds occidentaux n’ont pas vraiment de solution politique optimale pour la Tunisie.[1] Les demandes de réformes économiques et de gouvernance, auxquelles Kaïs Saïed a résisté, sont basées sur des raisons essentielles à la fois de principe et d’ordre pratique. Comme nous l’avons expliqué, il est difficile d’imaginer que le pays puisse trouver une stabilité durable sans un sérieux effort de réforme, et les bailleurs de fonds devraient continuer d’envoyer ce message. Mais une pression trop forte pourrait provoquer un retour de bâton. Kaïs Saïed et ses partisans se sont opposés à toute ingérence extérieure et les maigres chances de persuader Tunis de conclure un accord avec le FMI pourraient être réduites à néant si les acteurs extérieurs se montraient trop pressants. Les bailleurs de fonds devront donc agir avec tact pour trouver la meilleure solution. Les étapes suivantes pourraient être nécessaires :


[1] Voir le commentaire de Crisis Group, « Éviter le défaut de paiement en Tunisie », 4 octobre 2023.

  • Un meilleur accord avec le FMI. Les partenaires occidentaux de la Tunisie devraient inciter le FMI à proposer à Kaïs Saïed un accord révisé et plus acceptable, et collaborer avec le FMI pour tenter de rallier Tunis à cet accord. Le président acceptera plus volontiers l’accord s’il permet à la Tunisie une plus grande flexibilité dans la mise en œuvre des réformes structurelles, notamment un démantèlement plus progressif et limité des subventions sur les carburants que ce que prévoyait l’accord d’octobre 2022.
    Le FMI devrait également prendre d’autres mesures pour limiter les coûts sociaux d’un accord. Le FMI devrait, par exemple, envisager de revoir ses indicateurs actuels de la dette, en passant du ratio dette/PIB au ratio service de la dette/PIB. Insister pour que la Tunisie réduise largement son ratio dette/PIB – ce qui implique des coupes sombres dans les dépenses avec des effets récessionnistes considérables – entrainerait des mesures d’austérité plus agressives en raison de l’énorme dette du pays et pourrait susciter des troubles sociaux. En revanche, la baisse de l’indicateur du service de la dette par rapport au PIB se traduirait par des réductions de dépenses et des augmentations d’impôts moins importantes. Elle permettrait au gouvernement de se concentrer sur une seule composante de la dette totale.[1]
    Dans le même ordre d’idées, le FMI devrait également réduire les surtaxes sur ses mécanismes de financement (c’est-à-dire le coût supplémentaire de 200 points de base que le FMI ajoute au taux d’intérêt d’un prêt dès qu’un pays dépasse son quota d’emprunt) à la Tunisie afin de réduire le poids des remboursements de la dette et de permettre ainsi la reprise économique progressive du pays.
  • Continuer à mettre l’accent sur les droits humains et la démocratie. Même si les bailleurs de fonds occidentaux envisagent une approche pragmatique dans leur implication avec Tunis par rapport aux conditions du FMI, ils ne devraient pas permettre que la discussion sur les droits humains et la gouvernance démocratique ne soit écartée de l’ordre du jour. Washington a continué à faire pression pour apporter des améliorations dans ce domaine, mais l’UE (sous la houlette de l’Italie) a eu de plus en plus tendance à faire pression sur Tunis principalement pour qu’elle jugule la migration. Céder à la dérive autoritaire de la Tunisie est problématique, non seulement parce que cela va à l’encontre des valeurs de nombreux Etats bailleurs de fonds, mais aussi parce que cela pourrait compromettre les perspectives de stabilisation du pays, dans la mesure où les griefs s’accumulent parmi ceux qui n’ont pas eu la possibilité d’exprimer réellement leurs opinions politiques.

    Les bailleurs de fonds devraient 
    donc continuer à encourager les réformes en matière de gouvernance et de protection des droits humains, en les présentant comme des recommandations susceptibles de contribuer à renforcer la stabilité intérieure, tout en condamnant clairement le discours et la violence à l’égard des migrants. Ils devraient notamment demander à Kaïs Saïed de maitriser les nouveaux groupes d’autodéfense, qui semblent souvent agir en dehors du contrôle des services de sécurité, et de réduire la violence à l’égard des migrants subsahariens et d’autres groupes vulnérables. Il est bien entendu que Tunis pourrait résister à ces suggestions, quelle que soit la manière dont elles sont formulées, mais le fait de mettre l’accent sur la stabilité plutôt que sur les principes et les valeurs pourrait susciter une réaction moins négative et ouvrir la voie à de modestes progrès.
  • Extension de la plateforme du G7+. Les gouvernements occidentaux devraient élargir le mécanisme de consultation du Groupe des Sept Plus (c’est-à-dire le G7, l’Union européenne, la Belgique et l’Espagne) concernant la Tunisie en incluant des questions politiques, économiques et sociales. Ce forum, créé en 2015, comprend des réunions régulières d’ambassadeurs du G7+, d’experts en sécurité et de représentants du gouvernement tunisien, pour travailler à une meilleure coordination de la coopération internationale.[2] Aujourd’hui, le forum se concentre sur les questions de sécurité. Un mandat plus large pourrait permettre de multiplier les opportunités pour solutionner les problèmes ou au moins pour partager des informations.
  • Coordination interrégionale. Pour aller dans le sens d’une meilleure coordination, les gouvernements occidentaux devraient mettre en place un mécanisme formel ou informel de consultation régulière avec l’Union africaine (y compris peut-être en marge du G20, dont elle est récemment devenue membre) et éventuellement d’autres organisations régionales telles que la Ligue arabe et le Conseil de coopération du Golfe, préoccupées par la détérioration de la situation économique, sociale et politique en Tunisie. Si ces groupes parvenaient à adopter des positions communes, ils pourraient être en mesure d’influencer le comportement d’Etats, tels que l’Algérie, qui contribuent actuellement à amortir la pression internationale qui s’exerce sur Tunis. Même si l’Algérie reste un cas particulier, il pourrait être utile de minimiser les divergences au sein de ces groupes et d’ouvrir la voie à une approche internationale moins dissonante.
  • Comment se préparer à des scénarios d’absence d’accord. Les Etats-Unis et les Etats membres de l’UE devront se préparer à l’éventualité que Kaïs Saïed continue de rejeter un accord avec le FMI, malgré les efforts déployés pour rendre les conditions plus acceptables. Dans ce cas, comme nous l’avons vu, le risque de défaut de paiement de la dette tunisienne augmentera de manière importante. En cas de défaut de paiement, les pays occidentaux et les institutions financières internationales devront aider. L’aide d’urgence qui serait nécessaire dans ces circonstances aurait des objectifs différents du type de financement disponible si le prêt du FMI était conclu : l’idée serait de fournir un soutien en produits de première nécessité tels que le blé et les médicaments afin d’éviter une crise humanitaire, qui pourrait déclencher des troubles violents.

[1] Un ancien directeur de recherche du FMI a affirmé que le choix de l’indicateur de dette approprié dépendait des conditions politiques et économiques du pays. En tant que pays surendetté, piégé par la croissance limitée, la Tunisie a peu de chances de bénéficier de l’utilisation d’indicateurs plus adaptés à d’autres économies où le poids de la dette est moins lourd ou dont les perspectives de croissance sont plus prometteuses. En outre, cette approche risque de rendre le problème de la dette insoluble, augmentant ainsi le risque de défaut de paiement. Olivier Blanchard, « Deciding when Debt Becomes Unsafe », FMI, mars 2022.

[2] Ce mécanisme consiste en des réunions régulières de diplomates des pays du G7 et de l’UE, de divers experts et de responsables tunisiens, pour mieux coordonner la coopération internationale vis-à-vis de la Tunisie. Frank Peinaud, « Le G7 élargi en Tunisie, un modèle de coopération multilatérale sécuritaire inédit », B2 Le quotidien de l’Europe géopolitique, 24 août 2018.

 

VI. Conclusion

Face au risque d’un effondrement économique et de troubles en Tunisie, le FMI, les bailleurs de fonds et les autres partenaires du pays devraient continuer à encourager le président Kaïs Saïed à éviter le défaut de paiement en travaillant avec le FMI à la conclusion d’un accord révisé. Ils devraient également encourager le Fonds à faire preuve d’autant de flexibilité qu’il peut en offrir de manière responsable pour parvenir à un accord, en reconnaissant qu’une trop grande rigueur pourrait à la fois rendre l’accord impossible à accepter politiquement par Tunis et potentiellement dangereux si les mesures de restrictions provoquaient des troubles sociaux. Alors même que les arguments en faveur d’un accord l’emportent largement sur ceux qui s’y opposent, les acteurs extérieurs devraient se préparer à la possibilité que le président Kaïs Saïed décide de prendre le risque d’un défaut de paiement, en misant sur l’espoir que la colère de l’opinion publique se concentre davantage sur l’Occident que sur lui.

Les bailleurs de fonds tentent d’amener la Tunisie et le FMI à conclure un accord, mais ils devraient se préparer à ce que leurs efforts n’aboutissent pas et être prêts à fournir une aide d’urgence pour permettre au pays de faire face aux impacts en cascade d’un défaut de paiement. Ils devraient également continuer à garder une place de choix dans leur agenda pour les droits humains et la réforme de la gouvernance, en faisant valoir que ces mesures pourraient contribuer à rendre l’Etat plus stable et plus solide, même si Tunis devait préférer prendre ses distances avec les principes sous-jacents en affirmant sa souveraineté et son autonomie par rapport à l’Occident.

Tunis/Bruxelles, 22 décembre 2023

Ce texte a été traduit de l'anglais.

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