Briefing / Middle East & North Africa 3 minutes

La Tunisie des frontières (II) : terrorisme et polarisation régionale

L’alliance entre trafiquants d’armes et de drogue et cellules jihadistes armées aux frontières avec l’Algérie et la Libye, combinée à une profonde polarisation idéologique, pourraient former un cocktail explosif à l’approche des élections législatives et présidentielle en Tunisie.

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Synthèse

Depuis le soulèvement populaire de décembre-janvier 2010-2011, la Tunisie surmonte avec succès ses crises politiques, mais le pays semble moins disposé à absorber le choc d’attaques jihadistes plus importantes. Malgré le dialogue national qui a fortement réduit les tensions et a fait débuter l’année 2014 sur une touche optimiste, l’inquiétude grandit de nouveau.  Cette appréhension peut s’expliquer par la montée des violences à la frontière algérienne, le chaos libyen et l’avancée de l’islamisme radical au Moyen-Orient, mais également par le discours antiterroriste ambiant. Caisse de résonnance des conflits qui agitent la région, le pays a besoin d’aborder la question terroriste de manière sereine et dépolitisée, malgré les enjeux internationaux. La lutte contre le terrorisme et la lutte contre le crime organisé sont indissociables. Le gouvernement gagnerait ainsi à accompagner ses mesures sécuritaires par des mesures économiques et sociales destinées à ramener les populations frontalières dans le giron de l’Etat.

Depuis 2013, l’alliance entre trafiquants d’armes et de drogues et cellules jihadistes armées parait se renforcer sensiblement dans les régions limitrophes. Les grands réseaux du trafic illicite nourrissent les violences aux frontières, hâtivement qualifiées de « terroristes » par la plupart des médias. Celles-ci pourraient s’accroitre dangereusement si l’aggravation du conflit libyen entrainait de sérieuses retombées économiques et politiques.

La crise sociale dans le Sud du pays, l’alliance solide entre cartels et jihadistes, la polarisation idéologique entre islamistes et sécularistes renforcée par les tensions régionales pourraient, à l’approche des scrutins et dans leur sillage, former un mélange explosif. Nombre d’électeurs et de candidats aux prochaines élections législatives et présidentielle, prévues à l’étranger et sur le territoire national les 24-26 octobre (législatives), 21-23 novembre (premier tour de la présidentielle) et 26-28 décembre (second tour) 2014, partagent la crainte de l’échec du processus électoral, un sentiment d’insécurité et la peur de subir le même sort que d’autres pays de la région. Le durcissement de la sécurité et les représailles de groupes jihadistes affaiblis forment un cercle vicieux. Le gouvernement indépendant dit de « technocrates » de Mehdi Jomaa joue sur la fibre antiterroriste. Il oriente les préoccupations des classes moyennes éduquées vers l’extrémisme religieux, ce qui risquerait de ressusciter la polarisation idéologique entre islamistes et sécularistes, si un attentat touchait le pays en plein cœur.

Afin de se prémunir d’une nouvelle crise, les autorités gagneraient à prendre deux mesures principales. La première serait de renforcer leur présence dans les zones limitrophes grâce à une politique de développement dont les signes pourraient rapidement être perçus par les habitants des frontières. La deuxième serait d’appliquer une stratégie antiterroriste efficace et mesurée, à l’opposé du traitement médiatique récent qui développe la phobie jihadiste en entretenant indirectement l’amalgame entre les différentes formes d’islamisme.

Les enjeux idéologiques régionaux et internationaux sur la question islamiste certes concernent la Tunisie, mais ceux-ci ne devraient pas déterminer son avenir. Après un premier rapport sur « la Tunisie des frontières » (novembre 2013), ce briefing analyse la nouvelle réalité des menaces aux frontières tuniso-libyenne et tuniso-algérienne, et propose des pistes pour atténuer les risques.

Dans l’immédiat, il est important que les principales forces politiques, syndicales et associatives, islamistes et non-islamistes, mettent en œuvre une approche consensuelle de la sécurité publique et que les autorités adoptent un discours antiterroriste serein, prévenant le retour d’une polarisation idéologique entre islamistes et sécularistes. De même, il serait souhaitable que le gouvernement ou celui qui lui succédera, intensifie la coopération sécuritaire avec le voisin algérien, concrétise le projet de création d’une agence nationale de renseignement, et dialogue avec les cartels situés aux frontières afin que ceux-ci acceptent de cesser le négoce de produits dangereux et possiblement que certains collaborent à l’avenir sur le plan sécuritaire avec l’Etat tunisien. L’ensemble de ces mesures contribuerait, au bout du compte, à éviter que les habitants des frontières ne s’éloignent de façon irrémédiable de l’Etat et soient tentés, à moyen terme, de s’y opposer de façon frontale en rejoignant des groupes armés jihadistes criminels.

Tunis/Bruxelles, 21 octobre 2014

I. Overview

Since the December-January 2010-2011 uprising, Tunisia has successfully overcome successive political crises, yet seems less able to absorb the impact of major jihadi attacks. Despite the success of a national dialogue that significantly reduced tensions and helped begin 2014 on a note of optimism, leading to a significant reduction in political tensions, concerns are growing again. At the heart of this anxiety are an increase in violence along the Algerian border; the chaotic situation in Libya; the advance of radical Islamism in the Middle East – all made all the more acute by an alarmist anti-terrorist discourse. An echo chamber for the deadly conflicts agitating the region, Tunisia needs to approach the issue of terrorism in a calmer and depoliticised manner. The battles against terrorism and organised crime are inextricably linked. The government would gain from adding to its security measures new economic and social initiatives that would ensure that border communities are on the side of the state. 

Since 2013, the alliance between arms and drugs traffickers and armed jihadi cells appears to have considerably strengthened in the border regions. The activities of the major illegal trade networks are encouraging violence that much of the media is quick to blame on terrorists. This violence could reach dangerous levels, particularly should a worsening of the Libyan conflict lead to serious economic and political consequences for Tunisia. 

The social crisis in the south, the lasting alliance between cartels and jihadis, the exacerbation of ideological polarisation by regional developments and the approaching elections could form an explosive mix. Voters and candidates in the forthcoming parliamentary and presidential elections – scheduled for 24-26 October (parliamentary), 21-23 November (first round, presidential) and 26-28 December (second round) – are fearful that the electoral process could fail and that Tunisia could suffer the same fate as other countries in the region. The deepening security crackdown, combined with the reprisals carried out by weakened jihadi groups, risk forming a vicious circle. The independent, so-called “technocratic” government of Prime Minister Mehdi Jomaa is playing on the resonance of anti-terrorist sentiments. This is recasting the anxieties of the educated middle class toward a fear of religious extremism. In this context, the risk is that a major terrorist attack would promote further ideological polarisation between Islamists and secularists.

In order to deflect another crisis, the authorities would benefit from carrying out two principal measures. The first is to strengthen the state’s presence in border regions through socio-economic development policies whose impact would be quickly noticed by local communities. The second is to implement an effective and calibrated counter-terrorism strategy, in contrast to sensationalist media treatment that only serves to increase anxiety about jihadis and indirectly promotes confusion between different strands of Islamism.

Regional and international ideological trends on the question of political Islam impact Tunisia, but need not determine the country’s future. After its initial report “Tunisia’s Borders: Jihadism and Contraband” (November 2013), this briefing analyses the new reality of threats on the Tunisia-Algeria and Tunisia-Libyan borders and offers suggestions to attenuate risks.

In the near term, it is crucial for the main political, trade union and civil society forces – both Islamist and non-Islamist – to maintain a consensual approach to public security and for the authorities to adopt a calmer anti-terrorist discourse in order to prevent renewed polarisation in the event of a major attack on the country. Similarly, it would be desirable that the government, or the one that will follow it, increase security cooperation with neighbouring Algeria, pursue the creation of a new National Intelligence Agency, and dialogue with contraband cartels in order to persuade them to stop trade in dangerous goods, and possibly encouraging some to collaborate with the Tunisian state on the security front. Such measures would ultimately help keep border communities from becoming irrevocably alienated from the state and be tempted, in the medium term, to challenge it directly by joining militant groups.

Tunis/Brussels, 21 October 2014

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