Report / Middle East & North Africa 5 minutes

Soulèvements populaires en Afrique du Nord et au Moyen-Orient (IV) : La voie tunisienne

Alors que la Tunisie continue sa transition démocratique, elle aura besoin de composer entre la demande d’un changement politique radical et l’exigence de stabilité ; d’intégrer l’islamisme dans ce nouveau paysage ; et, avec l’aide internationale, de s’attaquer à de profonds problèmes socio-économiques.

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La Tunisie est le pays où tout a commencé. C’est également le pays où la transition démocratique présente aujourd’hui les plus fortes chances de succès. Les raisons en sont multiples, mais la plus significative réside dans l’ac­tivisme politique et la mobilisation sociale qui ont marqué l’histoire contemporaine du pays et que des décennies de répression n’ont pu mettre à mal. Cette tradition aura fortement aidé la nation pendant le soulèvement, lors duquel travailleurs, sans-emplois, avocats et membres de la classe moyenne conjuguèrent leurs forces en un vaste mouvement. Elle devra à nouveau être mise à contribution alors que la Tunisie affronte des défis majeurs : comment satisfaire à la fois l’envie d’un changement profond et l’impé­ratif de stabilité ; comment intégrer l’islamisme dans le nouveau cadre politique ; et comment remédier aux immenses problèmes socio-économiques qui furent à l’origine de la révolution politique mais qu’en elle-même cette révolution est incapable de résoudre.

Avec le recul, la Tunisie possédait tous les ingrédients requis pour un soulèvement. N’eut égard au soi-disant miracle économique, des franges entières du pays étaient systématiquement ignorées par le régime. Le taux de chômage grimpait, surtout parmi les jeunes et les diplômés. Le sentiment de détresse provoqué par de telles disparités sociales, générationnelles et géographiques trouva son expression dans l’immolation, le 17 décembre 2010, d’un jeune chômeur diplômé originaire d’une petite ville. Son suicide devint très vite le symbole d’un malaise bien plus étendu. Après sa mort, un nombre important de jeunes se sont mis à manifester dans le sud et le centre du pays, réclamant du travail, des perspectives sociales et de meilleures infrastructures dans le domaine de l’éducation comme de la santé.

Le soulèvement se propagea géographiquement et politiquement. Les syndicats jouèrent un rôle crucial. D’abord hésitante, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) prit bientôt la tête du mouvement. Bousculée par ses branches locales plus militantes et craignant de perdre le soutien de sa base, l’UGTT mobilisa un nombre toujours plus important d’activistes dans un nombre croissant de villes, Tunis y compris. Les chaînes de télévision satellite et les formes modernes de communication – tels Facebook et Twitter – ont pu répandre le mouvement à la jeunesse des classes moyennes et de l’élite. Au même moment, la violence utilisée contre les manifestants a permis de faire le lien entre revendications sociales et demandes politiques. L’image que projetait le régime de lui-même étant celui d’une répression policière aveugle, c’est logiquement ainsi que les manifestants le percevaient. Rien n’aura davantage contribué à solidariser le peuple avec le soulèvement que la manière dont Ben Ali a choisi de la mater.

Le régime quant à lui aura vu ses bases de soutien rétrécir de façon dramatique. A son heure fatidique, le président Zine el-Abidine Ben Ali se trouva pratiquement seul. Avec le temps, ce qui fut un jour un Etat se confondant à un parti devint quasiment la propriété privée du président et de sa famille. Les ressources économiques autrefois partagées parmi les membres de l’élite furent de plus en plus monopolisées par Ben Ali et son épouse, Leïla Trabelsi ; le secteur privé en paya le prix cher. Le parti au pouvoir, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), n’offrait plus d’avantages à ses membres ; fait significatif, il fut incapable d’organiser la moindre manifestation en faveur du régime malgré de nombreux appels à cet effet provenant de l’entourage du président. De même, l’armée aura souffert sous Ben Ali qui ne lui faisait guère confiance ; en retour, les militaires faisaient preuve de loyauté envers l’Etat non envers le régime. Même les services de sécurité ne bénéficiaient guère du soutien de Ben Ali, à l’exception de la garde présidentielle dont le traitement de faveur ne faisait qu’attiser le ressentiment des autres.

Le soulèvement fut marqué par ces dynamiques contrastées qui ont simultanément renforcé le soutien à la révolution et multiplié les défections vis-à-vis du régime : ressentiment populaire, mobilisation d’une jeunesse faisant usage de moyens de communication modernes, implication des forces politiques et des syndicats, et un pouvoir affaibli qui s’était coupé de ses soutiens traditionnels. A chaque étape, la réponse du régime – de l’usage de la force létale aux réactions tardives et déconnectées de Ben Ali – a permis de transformer ce qui fut au départ un mouvement populaire plus ou moins spontané et localisé en une révolution nationale décisive.

Lorsque Ben Ali prend la fuite le 14 janvier, rien n’est encore joué. Le pays fait face à trois défis fondamentaux. Depuis, il a réalisé d’importants progrès concernant le premier, a pris un départ encourageant pour le second, alors que tout reste à faire pour le dernier.

Premier chantier : mettre en place des institutions transitionnelles capables de rassurer ceux qu’inquiète un possible retour en arrière et d’apaiser ceux qu’effraie la perspective du chaos. La route fut semée d’obstacles. Aux yeux de beaucoup, le premier gouvernement post-Ben Ali était une copie conforme de celui qui le précédait, avec des revenants du RCD, y compris des membres de l’ancienne équipe au pouvoir. L’opposition répliqua en créant un conseil qui prétendait incarner la légitimité révolutionnaire. Après un bras-de-fer et plusieurs faux départs, un équilibre institutionnel plus ou moins consensuel semble avoir été trouvé. Les ministres controversés ne font plus partie du gouvernement et la commission chargée de la transition a été élargie pour faire place à de nombreux représentants du monde politique et de la société civile. Les élections pour une assemblée constituante – une demande clé des manifestants – devraient avoir lieu en juillet.

L’expérience tunisienne comporte de nombreuses leçons. Les dirigeants qui au départ succédèrent à Ben Ali auront souffert de n’avoir ni élargi le cadre de leur consultation ni clairement communiqué leur politique ; en faisant preuve de souplesse et en se montrant à l’écoute des demandes populaires, leurs propres successeurs ont pu par la suite éviter au pays une crise politique majeure.

Second impératif : intégrer les islamistes dans un champ politique remanié. La Tunisie aborde ce problème avec des atouts non négligeables. An-Nahda, principale formation islamiste du pays, se distingue en effet de nombreux de ses homologues arabes par son pragmatisme, ses contacts avec d’autres forces politiques et sa perspective intellectuelle sophistiquée. De même, certains partis laïques ont cherché, au fil des ans, à bâtir des ponts avec le mouvement. An-Nahda s’est montré discret pendant le soulèvement et, depuis la révolution, a cherché à rassurer. Mais la méfiance réciproque demeure. Les organisations féministes en particulier doutent de la sincérité du mouvement et craignent pour les droits des femmes. Quant aux islamistes, ils vivent toujours avec la mémoire de la répression brutale des années 1990 lorsqu’An-Nahda fut systématiquement écrasé par le régime de Ben Ali.

Le troisième défi est également le plus urgent : s’atteler aux profonds griefs socio-économiques. Pour les nombreux citoyens qui sont descendus dans les rues, le désespoir matériel était un facteur décisif. Bien sûr, ils réclamaient également la liberté et les droits démocratiques, et ils ont toutes les raisons de se réjouir des progrès qui ont été réalisés dans ces domaines. Mais la victoire politique qu’ils ont obtenue aura peu fait pour changer les conditions qui furent aux origines de la révolte. Au contraire : la révolution a ravagé la saison touristique ; l’instabilité régionale a fait grimper le prix de l’essence ; l’incertitude a ralenti l’investissement étranger ; et, plus récemment, le conflit libyen a provoqué un afflux de réfugiés.

Une conjoncture économique difficile s’est ainsi aggravée. En l’absence d’initiatives internes fortes et d’une généreuse contribution internationale, on peut s’attendre à de nouvelles émeutes sociales conjuguées à une forte impression d’inégalités régionales et un sentiment de dissociation politique entre le nord et les régions du sud et du centre.

Pourtant, en dépit de ces défis, la Tunisie demeure pour l’instant un objet d’espérance plutôt que de craintes. Ce n’est ni l’armée ni un groupe de politiciens qui mènent la transition mais plutôt un mélange hétérogène d’institu­tions, de forces politiques, de syndicats et d’associations qui cherchent, par la voie du dialogue et des négociations, un compromis. Pour la région et le reste du monde, c’est là une raison suffisante de continuer à prêter attention à la Tunisie et de l’aider à poursuivre son chemin.

Tunis/Bruxelles, 28 avril 2011

Executive Summary

Tunisia is where it all began. It is also the country where the democratic transition arguably has the greatest chance of success. There are many reasons for this, but the most significant lies in the country’s history of political activism and social mobilisation, which decades of regime repression never fully stifled. This politically activist tradition served the nation well during the uprising, as workers, the unemployed, lawyers and members of the middle class coalesced into a broad movement. It will have to serve the nation well today as it confronts major challenges – namely, balancing the desire for radical political change against the imperative of stability; finding a way to integrate Islamism into the new political landscape; and tackling immense socio-economic problems that are at the origin of the political revolution but which the political revolution on its own is incapable of addressing.

In hindsight, Tunisia possessed all of the required ingredients for an uprising. Notwithstanding the so-called economic miracle, vast expanses of the country had been systematically neglected by the regime. The unemployment rate was climbing, especially among the young and university-educated. The distress triggered by these socio-economic, generational and geographic disparities was epitomised by the self-immolation, on 17 December 2010, of a young, unemployed, vegetable seller, from a small town, who was supporting his sister’s university studies. His suicide quickly came to embody far wider grievances; notably, it was widely reported and believed by most demonstrators that Bouazizi was a university graduate. In the wake of his death, young demonstrators took to the streets in the south and centre of the country, demanding jobs, economic opportunities and better educational and health services.

The uprising spread both geographically and politically. Trade unions played a crucial role. Initially hesitant, the principal trade union, the Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), soon after assumed the leadership role. Pressed by its more militant local branches and fearful of losing the support of its base, the UGTT mobilised ever greater numbers of activists in a growing number of cities, including Tunis. Satellite television channels and social networking sites – from Facebook to Twitter – helped spread the movement to young members of the middle class and elite. At the same time, violence perpetrated against protesters helped forge a link between socio-economic and political demands. The image that the regime projected of itself was of an indiscriminate police repression, so it was only logical that the demonstrators perceived it that way. Nothing did more to turn the population in favour of the uprising than the way Ben Ali chose to deal with it.

As for the regime, its bases of support shrivelled in dramatic fashion. In his hour of greatest need, President Zine el-Abidine Ben Ali found himself basically alone without support. Over time, what had been a one-party state had become the private preserve of the president and the first family. Economic resources that had been previously shared among the elite were increasingly monopolised by Ben Ali and his wife, Leila Trabelsi, and the private sector paid a hefty price. The ruling party, the Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), no longer served as a source of patronage; it was unable to organise a single pro-regime demonstration despite repeated calls by the president’s entourage. Likewise, the army suffered under Ben Ali, who did not trust it in the least; in the end, the military was loyal to the state, not the regime. Even the security services were distrusted by Ben Ali, with the exception of the presidential guard, whose privileged treatment only fostered greater resentment.

The uprising was fuelled by these contrasting dynamics, which stimulated increased support for the revolution amid increased defections from the regime. All in all, the country experienced mounting popular resentment, the mobilisation of young citizens using social networking sites, growing involvement of political parties and trade unions, and a weakened power structure, which had alienated its traditional sources of support. At every stage, the authorities’ response – from the use of lethal violence to Ben Ali’s delayed and disconnected reactions – helped transform a largely spontaneous and localised popular movement into a determined national revolution.

When Ben Ali hastily fled on 14 January, the game was far from over. The country faced three fundamental challenges; of these, it has made headway in managing one, taken initial steps to tackle the other and has yet to address the third.

The first task was to devise transitional institutions that could address competing concerns: fear of a return to the past versus fear of a plunge into chaos. There were many hurdles to overcome. The post-Ben Ali government’s first incarnation seemed to many to be a carbon copy of the old, with remnants of the RCD including holdovers from the last cabinet. The opposition responded by establishing a council claiming to embody genuine revolutionary legitimacy. After a period of institutional tug-of-war and several false starts, however, an acceptable institutional balance appears to have been found. Controversial ministers left the government and the council overseeing the transition was expanded to include a representative mix of political forces and civil society. Elections for a constituent assembly – a key demand of the protesters – have been scheduled for 23 October 2011.

Tunisia’s experience carries important lessons. Ben Ali’s successors did themselves substantial harm by failing to consult broadly or communicate clearly. By displaying flexibility and a willingness to shift course in response to public demands, they subsequently were able to avoid a major political crisis.

A second imperative is to integrate Islamists into the reconstructed political system. Tunisia starts with a not inconsiderable advantage. An-Nahda – the country’s principal Islamist movement – stands out among its Arab counterparts by virtue of its pragmatism, efforts to reach out to other political forces, and sophisticated intellectual outlook. Some secular parties too have sought, over the years, to build bridges with the movement. An-Nahda took a back seat during the uprising and, since the revolution, has been at pains to reassure. But mutual mistrust persists. Women’s groups in particular doubt the movement’s sincerity and fear an erosion of their rights. In turn, the Islamists still recall the brutal 1990s when the organisation was systematically crushed by the Ben Ali regime.

The third challenge is also the most pressing – attending to deep-seated socio-economic grievances. For the many ordinary citizens who took to the streets, material despair was a decisive motivating factor. They did want freedom and a voice in politics, of course, and have every reason to rejoice at democratic progress. But the political victory they achieved has done little to change the conditions that triggered their revolt in the first place. To the contrary: the revolution inevitably – if unfortunately – devastated tourism; regional instability pushed oil prices upwards; uncertainty harmed foreign investment; and the conflict in Libya provoked a refugee crisis that hit Tunisia hard.

A difficult economic situation was made worse. In the absence of strong domestic steps and generous international assistance, there is every reason to expect renewed social unrest coupled with an acute sense of regional imbalance, and a sense of political disconnect between the north and southern and central regions of the country.

Such concerns notwithstanding, Tunisia remains for now cause for celebration rather than alarm. The transition is not being led by a strong army any more than it is by a handful of politicians. Rather, a heterogeneous blend of institutions, political forces, trade unions and associations is finding its way through trial and error, negotiations and compromise. For the region and the rest of the world, that should provide ample reason to pay attention and to help Tunisians on their way.

Tunis/Brussels, 28 April 2011

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