Élections au Tchad : un résultat totalement prévisible ?
Élections au Tchad : un résultat totalement prévisible ?
Chadian soldiers gather on 1 February 2015 near the Nigerian town of Gamboru, just across the border from Cameroon. AFP / MARLE
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Les défis de l’armée tchadienne

Acteur important de la lutte contre le terrorisme au Sahel, l'armée tchadienne est aussi une source d'instabilité potentielle pour le pays. Les autorités tchadiennes, appuyées par leurs partenaires internationaux, devraient rendre l'armée plus représentative et professionnelle et soutenir des garde-fous pour décourager d’éventuelles violences en cas de crise de succession. 

Que se passe-t-il ?  L’armée tchadienne, souvent sollicitée par ses voisins et les partenaires occidentaux, est une pièce maitresse du dispositif contre le terrorisme au Sahel. Mais sa cohésion générale est faible, les tensions communautaires et les problèmes d’indiscipline y sont récurrents et, plus récemment, de nouvelles dissensions ont émergé en son sein.

En quoi est-ce significatif ? La question de l’armée se pose avec davantage d’acuité aujourd’hui, car le Tchad va traverser une période d’incertitude, avec à court terme une élection présidentielle organisée en 2021 dans un climat social tendu et, à moyen ou long terme, des risques de succession violente si le président devait quitter le pouvoir.

Comment agir ? Les autorités tchadiennes, appuyées par leurs partenaires internationaux, devraient rendre l’armée plus représentative et plus professionnelle, répondre aux mécontentements qui s’expriment et permettre un débat public sur le futur de l’armée nationale. Enfin, des garde-fous doivent être soutenus par les partenaires du Tchad pour décourager d’éventuelles violences en cas de vacance du pouvoir.

Synthèse

L’armée du Tchad joue un rôle central dans le dispositif international de lutte contre le terrorisme au Sahel, mais elle est en même temps une source d’instabilité potentielle pour ce pays. Les différences de traitement entre les troupes d’élite et les autres soldats ainsi que le manque de représentativité régionale et ethnique aux postes de commandement minent sa cohésion. Par ailleurs, ces dernières années, des dissensions inhabituelles ont vu le jour. Certains officiers ont en effet refusé de combattre leurs « parents » rebelles et d’autres, certes peu nombreux, ont publiquement critiqué la gestion des affaires militaires. De nombreux Tchadiens s’inquiètent des risques de succession violente et de luttes au sein d’une armée divisée si le président Idriss Déby Itno, âgé de 68 ans, devait quitter le pouvoir. Les autorités tchadiennes, avec l’aide de leurs partenaires, devront, dans les mois et années à venir, chercher à répondre aux mécontentements qui existent au sein de l’armée, améliorer sa représentativité et surtout identifier des garde-fous pour éviter une transition violente.

Longtemps considéré comme un pays pauvre sans réelle influence régionale et en proie à des rébellions, le Tchad a pris une stature nouvelle sur la scène africaine au cours de la décennie écoulée.

Longtemps considéré comme un pays pauvre sans réelle influence régionale et en proie à des rébellions, le Tchad a pris une stature nouvelle sur la scène africaine au cours de la décennie écoulée. Il doit ce regain d’influence avant tout à sa capacité à déployer son armée sur les théâtres d’opérations extérieurs pour combattre les mouvements jihadistes au Sahel et au lac Tchad. Devenu un acteur militaire incontournable dans la lutte contre le terrorisme, le pouvoir tchadien a joué la carte de la diplomatie militaire et consolidé son alliance politique et son partenariat sécuritaire avec les pays occidentaux, notamment la France et les Etats-Unis. 

Pourtant, si l’armée est conquérante à l’étranger, elle est loin d’être un facteur d’unité nationale sur son territoire. La volonté affichée par le président Déby à son arrivée au pouvoir en 1990 de créer une armée nationale et professionnelle ne s’est jamais concrétisée. Au cours des 30 dernières années, les autorités ont certes mené plusieurs réformes, mais aucune n’a permis une réelle restructuration des forces de sécurité et de défense, qui demeurent organisées sur des bases communautaires. Par ailleurs, l’absence de méritocratie ainsi que le fossé entre troupes d’élite (dirigées essentiellement par des membres de la communauté du président) mieux formées, mieux équipées, mieux rémunérées et le reste des soldats, nettement moins considérés par le pouvoir, sape la cohésion de l’armée. Cette situation provoque un fort sentiment d’injustice et la frustration de nombreux soldats. 

Les relations entre la population et les forces de défense sont ambivalentes. Dans les zones où l’insécurité est forte, comme dans la province du lac Tchad, l’armée est parfois perçue comme un pourvoyeur de sécurité. Dans d’autres régions, au sud par exemple, elle est en revanche souvent considérée comme intrusive. Ces dernières années, une défiance envers les militaires s’est accentuée chez une partie de la population. Les abus fréquents et les cas de corruption dégradent l’image de l’armée, et l’impunité de certains soldats perçus comme proches du pouvoir est de moins en moins tolérée, notamment par la jeunesse.

Si la question de l’armée se pose avec plus d’acuité aujourd’hui, c’est qu’elle connaît des fragilités inhabituelles. Celles-ci tiennent, avant tout, à sa nature et aux défis auxquels elle est confrontée. Si la lutte contre le terrorisme fait consensus au sein de la société, le Tchad est aussi en proie à des conflits « fraternels » dans lesquels rebelles et soldats ont parfois des liens de parenté. Ainsi, en février 2019, lors de l’incursion sur le territoire tchadien de rebelles de l’Union des forces de la résistance (UFR) depuis la Libye, certains officiers tchadiens de haut rang ont refusé de combattre leurs parents enrôlés dans la rébellion. La même année, des militaires ont exprimé leur réticence à aller combattre des groupes d’auto-défense dans la localité aurifère de Miski au nord du pays pour des raisons similaires. Dans ce contexte, les loyautés militaires sont fluides et dépendent surtout des circonstances.

L’état actuel et la nature même de l’armée présentent un risque pour la stabilité du Tchad.

L’état actuel et la nature même de l’armée présentent un risque pour la stabilité du Tchad. A court terme, l’élection présidentielle prévue en avril 2021 pourrait se dérouler dans un climat social tendu et mettre à l’épreuve les forces de sécurité. A moyen terme, beaucoup de Tchadiens et de diplomates sont surtout inquiets des risques de crise de succession violente le jour où le président, dont la santé fait l’objet de spéculations récurrentes, quittera le pouvoir. L’armée concentre en son sein beaucoup des enjeux de pouvoir et des rapports de force qui divisent la société tchadienne. En cas de fin de règne soudaine du président Déby, l’armée pourrait se morceler et des luttes entre factions rivales, notamment le long de lignes communautaires, pourraient éclater avec des conséquences imprévisibles, voire dangereuses, pour la stabilité du pays. 

Tant qu’Idriss Déby est président, il est peu probable qu’il engage une transformation en profondeur de l’armée tchadienne. Cela risquerait de fragiliser ses soutiens, redonner du poids à des communautés perçues comme lui étant hostiles et donc mettre en péril sa survie. Pourtant, le président et les autorités tchadiennes, tout comme la société civile, certains partis politiques et les partenaires du Tchad, sont conscients que l’armée porte en elle les germes d’une crise future et qu’elle doit évoluer. Si aucune réforme d’ampleur n’est envisageable à court terme, des progrès, même limités, sont possibles, en prenant plusieurs initiatives :

  • Les autorités devraient rendre l’armée plus représentative de la population et renforcer sa cohésion interne. Cela implique de diversifier et rendre plus transparentes les campagnes de recrutement, de mettre fin aux promotions éclair peu justifiées et de permettre des évolutions de carrière plus formelles et linéaires. Par ailleurs, les autorités et les partenaires internationaux du Tchad devraient s’assurer que les investissements, notamment en matière de formation, ne sont pas uniquement concentrés sur les troupes d’élite. 
     
  • Pour redorer l’image de l’armée et réduire la défiance d’une partie de la population à l’égard des forces de défense et de sécurité, les autorités devraient sanctionner rapidement les abus des militaires. Par ailleurs, dans les zones rurales, les autorités pourraient prévenir les conflits d’intérêts en évitant de déployer des hauts gradés de l’armée dans des zones où ceux-ci possèdent de grands troupeaux et ainsi éviter que ces derniers ne prennent parti dans la résolution des litiges entre agriculteurs et éleveurs.
     
  • Les autorités tchadiennes devraient inscrire le sujet de l’armée à l’ordre du jour du prochain forum national inclusif prévu en 2022. Ainsi, partis politiques et forces vives du pays pourraient échanger sur l’état des forces de défense et tenter de bâtir un consensus sur les évolutions nécessaires au sein de l’armée à moyen terme. En attendant le forum, les organisations de la société civile pourraient travailler sur ces questions en créant des espaces de dialogue et en formulant des recommandations constructives sur le sujet. Les partis politiques pourraient également utiliser la séquence électorale d’avril 2021 pour présenter leur vision de l’armée tchadienne à moyen et long terme. 
     
  • Afin de dissuader, même avec une ambition limitée, les acteurs armés de recourir à la violence en cas de vacance du pouvoir, les organisations de la société civile chargées du suivi des violations des droits humains pourraient travailler à recenser et à documenter les exactions des soldats et des autres combattants tchadiens. Les bailleurs de fonds internationaux et partenaires du Tchad devraient faire leur possible pour s’assurer que ces organisations peuvent opérer dans un cadre sécurisé et ne pas faire l’objet de menaces. La société civile devrait également nouer des relations plus étroites avec les autorités traditionnelles et religieuses qui, en cas de conflit, pourraient jouer un rôle stabilisateur et inciter les jeunes à ne pas prendre les armes.

N’Djamena/Bruxelles, 22 janvier 2021

I. Introduction

L’armée tchadienne, qui comprend, selon les estimations, entre 40 000 et 65 000 soldats, jouit depuis près d’une décennie d’une bonne réputation à l’extérieur de son territoire. En 2013, l’engagement des troupes tchadiennes au Sahel central contre des mouvements jihadistes, puis à partir de fin 2014 dans les pays frontaliers du lac Tchad contre les factions de Boko Haram, a même fait du Tchad un acteur militaire incontournable dans la lutte contre le terrorisme. Moussa Faki, alors ministre des Affaires étrangères et devenu depuis président de la Commission de l’Union africaine (UA), affirmait à l’époque : « Le Tchad, qui était qualifié il y a quelques années d’Etat néant, est non seulement présent, mais il est agissant ».[fn]« Moussa Faki Mahamat : on a donné à la Fomac une liste de mercenaires tchadiens », RFI, 21 octobre 2013.Hide Footnote Le plaidoyer actif du Tchad pour que Faki soit réélu pour un second mandat début 2021 à la tête de la commission illustre aussi le regain d’influence du pays en Afrique.

L’armée tchadienne jouit depuis près d’une décennie d’une bonne réputation à l’extérieur de son territoire.

En 2016, dans son rapport intitulé Tchad : entre ambitions et fragilités, Crisis Group décrivait le renforcement du rôle du pays dans la région sahélo-saharienne avant d’exposer dans un second temps certaines de ses vulnérabilités.[fn]Voir le rapport Afrique de Crisis Group N°233, Tchad : entre ambitions et fragilités, 30 mars 2016.Hide Footnote Celles-ci restent d’actualité. Après avoir connu une légère amélioration de sa situation économique en 2019, le Tchad est de nouveau confronté à une crise économique importante en raison de la chute des cours du pétrole et de la récession mondiale provoquée par le coronavirus. Sur le front sécuritaire, au cours des dernières années, le nord du pays a été frappé par plusieurs incursions de rebelles tchadiens basés en Libye. Dans la région du lac Tchad, en 2020, les factions de Boko Haram ont multiplié les attaques contre des civils, mais aussi des cibles militaires, et l’armée tchadienne a subi en avril l’attaque la plus meurtrière jamais déclenchée contre ses troupes dans le bassin du lac Tchad. 

Dans ce contexte, l’armée tchadienne, déjà très sollicitée par ses voisins, est aussi massivement déployée le long de toutes les frontières du pays pour faire face à ces différentes menaces de déstabilisation extérieures. Elle occupe également une place centrale dans la vie politique du Tchad. 

Ce rapport ne développe pas une analyse militaire approfondie des engagements de l’armée tchadienne dans la région, mais vise à comprendre certaines de ses fragilités internes et propose des recommandations pour limiter les risques que celles-ci deviennent un facteur de troubles. Ce rapport s’appuie sur une quarantaine d’entretiens réalisés en 2020 à N’Djamena et à Abéché avec des militaires tchadiens dont certains ont servi à l’étranger, notamment au Mali et au Nigéria. Crisis Group a également pu s’entretenir avec des experts en matière de défense, des chercheurs, des personnalités politiques tchadiennes, des représentants d’organisations de la société civile et des partenaires internationaux du pays. 

II. L’armée tchadienne : de l’indépendance à nos jours

Depuis l’indépendance, l’armée a connu des bouleversements majeurs et a été remodelée au fil des crises successives que le Tchad a traversées. Dans un pays où tous les présidents, à l’exception du premier, ont pris le pouvoir par les armes, les forces armées ont progressivement vu cohabiter militaires de carrière et anciens rebelles parvenus au pouvoir, ou réintégrés dans le cadre d’accords de paix. L’armée a par ailleurs reproduit et cristallisé en son sein les rapports de forces qui existent depuis toujours dans la société tchadienne. A la faveur des coups d’Etat et des changements de régime, différentes communautés comme les Sara, les Gorane et aujourd’hui les Zaghawa y ont successivement exercé une domination en contrôlant une majorité des postes à responsabilité. 

Depuis l’indépendance, l’armée a connu des bouleversements majeurs et a été remodelée au fil des crises successives que le Tchad a traversées.

Peu de temps après son arrivée au pouvoir en 1990, Idriss Déby faisait le constat suivant : « Il faut revenir à une armée nationale et non à une armée au service d’un individu ou d’un groupe » et appelait ainsi à une rupture.[fn]Mahamat Saleh Yacoub, Tchad : des rebelles aux seigneurs de guerre. La désagrégation de l’armée nationale (Tchad, 2005).Hide Footnote Malgré plusieurs tentatives de réformes destinées à réduire la taille de l’armée et à favoriser le brassage ethnique, celle-ci demeure cependant structurée sur des bases communautaires et minée par des problèmes de cohésion.

A. 1960-1990 : l’armée tchadienne dans une société fracturée

Après l’indépendance, proclamée officiellement le 11 août 1960, comme dans une majorité des pays colonisés par la France, l’embryon de la première armée tchadienne qui naît en 1961 se compose de soldats issus de l’armée coloniale et de jeunes formés à l’Ecole indigène d’enfants de troupes de Brazzaville.[fn]L’acte officiel de création de l’armée nationale est l’ordonnance n°02/PC-CM du 27 mai 1961. Elle se divise en une armée de l’air, une armée de terre, une gendarmerie et une garde territoriale qui deviendra plus tard la garde nationale nomade du Tchad (GNNT). Lire Bah Thierno, “Soldiers and ‘combatants’, The conquest of political power in Chad, 1965-1990”, in Hutchful Eboe, Bathily Abdoulaye, The military and militarism in Africa (Dakar, 1998).Hide Footnote Les recrutements massifs lancés à partir de 1964 pour former les premiers bataillons et régiments sont censés mobiliser des jeunes de toutes les régions du pays afin de créer une armée nationale. Toutefois, beaucoup de « nordistes » enrôlés qui ne se reconnaissent pas dans cette armée quittent les rangs avant la fin de leur formation et, rapidement, l’armée apparait très déséquilibrée.

Les réticences des populations du nord du pays vis-à-vis de l’armée s’expliquent, à l’époque, par plusieurs facteurs. Pendant la colonisation, le sud chrétien considéré par les colons comme le « Tchad utile » – surtout à partir de l’exploitation cotonnière, vers 1920 – a connu un développement différencié de celui du nord majoritairement musulman. Davantage d’enfants « sudistes » ont pris le chemin de l’école et certains hommes des régions méridionales ont rejoint les rangs de l’armée coloniale.[fn]On rappelle au Tchad que Fort Lamy, devenu N’Djamena, a été le point de départ de la deuxième division blindée du général Leclerc, en 1941, ce qui marqua durablement les relations militaires entre le Tchad et la France. « Tchad : le souvenir de la France libre », RFI, 27 octobre 2010.Hide Footnote A contrario, au centre et au nord du pays, les investissements des colons étaient quasiment inexistants, les structures traditionnelles ont davantage résisté à la colonisation et les familles étaient réticentes à envoyer leurs enfants sur les bancs d’une école perçue comme occidentale, laïque et enseignée dans une langue étrangère.[fn]Saleh Yacoub, Tchad : des rebelles aux seigneurs de guerre, op.cit.Hide Footnote De même, très peu de nordistes rejoignent les rangs de l’armée coloniale.

Ainsi, au sortir de la colonisation, les élites sont au sud et les populations du nord entrent dans une forme de résistance vis-à-vis du pouvoir central. Si celle-ci est passive dans les premiers temps, elle se militarisera par la suite. Les politiques parfois tribalistes du premier président François Tombalbaye finiront de polariser l’armée : les postes de commandement sont essentiellement aux mains des sudistes et en particulier des Sara, la communauté dont il est issu.[fn]Marielle Debos, Living by the gun in Chad: combatants, impunity and state formation (Londres, 2016).Hide Footnote Cette fracture entre nord et sud est loin d’être rigide ou figée, mais elle façonne en partie le paysage politique et militaire tchadien depuis l’indépendance.

Quelques années après sa prise de fonction, Tombalbaye durcit sa politique et l’armée est amenée à jouer un rôle politique. L’adoption du parti unique et les répressions des manifestants qui s’y opposent en 1963 font pour la première fois de l’armée un « outil de répression contre le pluralisme politique ».[fn]Saleh Yacoub, Tchad : des rebelles aux seigneurs de guerre, op.cit.Hide Footnote Un an plus tard, après le départ des militaires français des régions du Borkou, de l’Ennedi et du Tibesti, restées sous administration française jusqu’en 1964, l’armée tchadienne est envoyée au nord du pays, où elle est rapidement perçue comme « une armée d’occupation » par les populations. 

Alors que les coups d’Etat militaires se succèdent à un rythme effréné sur le continent pendant la décennie qui suit les indépendances, Tombalbaye, qui craint d’être déposé par ses militaires, décide en 1967 de créer la compagnie tchadienne de sécurité (CTS). Formée par Israël, elle est alors décrite comme « une armée dans l’armée » ou « une police politique » dont les missions principales consistent non seulement à protéger le régime et assurer le maintien de l’ordre, mais aussi à surveiller les activités des officiers de l’armée.[fn]Michel Goya, La France en guerre au Tchad (1969-1972) : La victoire oubliée (Paris, 2020).Hide Footnote Cette surveillance des officiers a perduré depuis et s’est même accentuée au cours des dernières années. 

Au milieu des années 1960, les révoltes paysannes au centre puis à l’est du pays en réaction à l’augmentation de l’impôt et aux comportements parfois brutaux des agents de l’Etat sont sévèrement réprimées par l’armée.

Au milieu des années 1960, les révoltes paysannes au centre puis à l’est du pays en réaction à l’augmentation de l’impôt et aux comportements parfois brutaux des agents de l’Etat, essentiellement sudistes, sont sévèrement réprimées par l’armée. C’est dans ce contexte qu’en 1966, des intellectuels musulmans tchadiens décident de fonder le Front de libération nationale du Tchad (Frolinat) à Nyala, au Soudan voisin, afin de structurer ces résistances locales autour d’un projet plus large de lutte contre la domination du sud. A la fin des années 1960, cette rébellion, qui a pris racine au centre et à l’est du pays, gagne du terrain et s’implante au nord avant de prendre pied plus tard à l’ouest, non loin du lac Tchad. Chaque territoire se dote de forces armées qui agissent de manière autonome et l’armée régulière devient progressivement une force parmi d’autres.[fn]Debos, Living by the gun in Chad, op. cit. L’universitaire Robert Buijtenhuijs affirme que le Frolinat est le premier mouvement révolutionnaire post-colonial d’Afrique subsaharienne à s’imposer par la lutte armée. Pour plus d’informations sur le Frolinat, lire Robert Buijtenhuijs, Le Frolinat et les guerres civiles du Tchad, 1977-1984 (Paris, 1987). Hide Footnote

Cette nouvelle donne entraîne deux évolutions majeures pour l’armée. D’abord l’Etat tchadien se militarise fortement, ce qui se traduit par un bond spectaculaire du budget consacré à la défense et à la sécurité qui, de 18 pour cent des dépenses de l’Etat en 1968 passe à plus de 40 pour cent au milieu des années 1970.[fn]Ibid.Hide Footnote Aujourd’hui encore, le budget de la défense engloutit 30 à 40 pour cent du budget national, faisant du Tchad un des pays les plus militarisés d’Afrique, en nombre de soldats par habitant.[fn]Entretiens de Crisis Group, experts sécuritaires, diplomates, février 2020.Hide Footnote

Aujourd’hui encore, le budget de la défense engloutit 30 à 40 pour cent du budget national, faisant du Tchad un des pays les plus militarisés d’Afrique.

La deuxième évolution est l’internationalisation du conflit avec l’intervention de l’armée française et l’arrivée de renforts militaires pour affaiblir le Frolinat. Cela marque le début d’une tendance lourde ; depuis les indépendances, le Tchad est en effet le pays dans lequel l’armée française est le plus intervenue, que ce soit en soutien aux pouvoirs en place ou pour lutter contre l’influence d’acteurs régionaux comme la Libye. L’intervention aérienne française de février 2019 aux confins de la région de l’Ennedi menée pour arrêter la progression des rebelles de l’Union des forces de la résistance (UFR) entrés sur le territoire tchadien depuis la Libye en est la dernière illustration en date.[fn]L’UFR est une coalition rebelle tchadienne basée au sud de la Libye depuis son expulsion du Darfour par le pouvoir à Khartoum en 2010. L’UFR est dirigée par le neveu du Président Déby, Timam Erdimi, qui réside au Qatar. « Au Tchad, l’incursion des rebelles dévoile les fragilités du pouvoir », Q&A de Crisis Group, 13 février 2019.Hide Footnote

Les années 1970 ont été une période charnière de la vie du Tchad indépendant et de son armée. Les relations entre Tombalbaye et la hiérarchie militaire se détériorent fortement, ce qui précipitera sa chute, en 1975. Sur le terrain, les soldats se plaignent d’être envoyés au front pour combattre le Frolinat sans moyens et se sentent méprisés par un président qui accuse publiquement l’armée d’incompétence. Les officiers à la tête de l’armée, dont le chef d’état-major et futur putschiste, le général Félix Malloum, sont arrêtés pour complot.[fn]Saleh Yacoub, Tchad : des rebelles aux seigneurs de guerre, op.cit.Hide Footnote L’insécurité au sein de l’armée incite de jeunes sous-officiers, rapidement rejoints par des officiers supérieurs, à renverser le régime. En 1975, pour la première fois, les militaires font irruption dans le jeu politique et prennent le pouvoir.

Arrivés au pouvoir sans programme politique, les militaires créent le Conseil supérieur militaire (CSM), avec à sa tête le général Malloum, et déclarent vouloir œuvrer à l’unité nationale. Dans les faits, les militaires empêchent la création de partis politiques, restreignent la liberté d’expression et imposent une discipline très stricte. Divisés sur l’attitude à adopter par rapport aux différentes factions du Frolinat, le CSM négocie finalement avec une branche de la rébellion, les Forces armées du Nord (FAN), dirigée par Hissen Habré.[fn]Ils passent un accord à Khartoum en 1977 et signent une charte un an plus tard, alors qu’au même moment, d’autres factions du Frolinat mènent des attaques contre le pouvoir.Hide Footnote Mais la cohabitation au sommet de l’Etat entre Malloum, devenu président, et Habré, alors Premier ministre, est de courte durée. Au cœur des tensions figurent notamment les modalités d’intégration des FAN dans les forces armées tchadiennes et la question des grades. Habré veut rééquilibrer l’armée, dont les cadres sont essentiellement du sud, et cherche rapidement à mobiliser les musulmans de la capitale. 

Le fossé se creuse entre les deux dirigeants tchadiens, jusqu’à mener à la guerre civile (1979-1982). En février 1979, après des tensions survenues dans la capitale, les soldats nordistes quittent les rangs et rejoignent le Frolinat et les FAN. Des combats éclatent à N’Djamena entre les différents mouvements du Frolinat et les forces armées tchadiennes régulières, qui sont rapidement défaites. Un gouvernement d’union nationale de transition est formé et un an plus tard, c’est au tour des mouvements du Frolinat de se retourner les uns contre les autres, opposant principalement Goukouni Weddeye à Habré, soutenus respectivement par la Libye et la France. Le 7 juin 1982, les hommes d’Habré entrent dans la capitale et prennent le pouvoir. 

La guerre civile et l’arrivée au pouvoir de cadres du Frolinat bouleversent la vie politique et militaire tchadienne. Exercé depuis l’indépendance par des hommes issus du sud du pays, le pouvoir passe alors dans les mains de ressortissants du nord. Ce changement modifie en profondeur les rapports de force dans la société et renouvelle les personnels politiques et militaires dont beaucoup, encore aujourd’hui, sont passés par le Frolinat et la lutte armée. 

La guerre civile et l’arrivée au pouvoir de cadres du Frolinat bouleversent la vie poli-tique et militaire tchadienne.

L’armée telle qu’on la connaissait s’effondre littéralement. Les accords de Lagos de 1979 prévoient même sa dissolution et la création « d’une nouvelle armée tchadienne intégrée et apolitique ».[fn]Les accords de Lagos sont signés le 21 août 1979 par les représentants de mouvements participant à la guerre civile au Tchad. Pour en savoir plus, lire Buijtenhuijs, Le Frolinat et les guerres civiles du Tchad, 1977-1984, op.cit.Hide Footnote La nouvelle armée, devenue « force armée nationale tchadienne » (FANT) en 1982, devient une armée composite où cohabitent militaires de carrière, anciens combattants du Frolinat et rebelles intégrés dans les vagues successives de réintégration des combattants. Pour Robert Buijtenhuijs, spécialiste du Tchad, l’armée nationale telle qu’on l’imaginait n’existe plus.[fn]Ibid.Hide Footnote Pendant la dictature d’Habré, l’armée est utilisée massivement pour réprimer les mouvements de résistance au sud. 

Comme certains de ses prédécesseurs, Habré se méfie des cadres de l’armée et bloque les mobilités ascendantes des officiers. Très peu deviennent généraux.[fn]Entretien de Crisis Group, chercheur, N’Djamena, février 2020. Son successeur, Déby, prend une direction opposée en distribuant des grades à de nombreux soldats et même à des civils. Hide Footnote La marginalisation croissante d’une partie de l’élite des forces armées par Habré au profit de sa garde présidentielle précipite sa chute. Idriss Déby, ancien chef d’état-major, prend le pouvoir le 1er décembre 1990. Il est alors à la tête du Mouvement patriotique pour le salut (MPS), une alliance politico-militaire multiethnique devenue depuis un parti politique.[fn]Cette coalition comprend aussi des combattants soudanais qui vont entrer dans la nouvelle garde présidentielle.Hide Footnote Lors de sa première grande déclaration, le 4 décembre 1990, il affirme avoir pris les armes pour mettre fin aux injustices et aux traitements de faveur qui régnaient au sein de l’armée.[fn]« Au Tchad, l’armée est-elle nationale ? », Deutsche Welle, 10 avril 2020.Hide Footnote Il ajoute alors vouloir revenir « à une armée nationale détachée du contexte politico-militaire, avec pour mission principale de défendre l’intégrité du territoire ».[fn]Saleh Yacoub, Tchad : des rebelles aux seigneurs de guerre, op.cit.Hide Footnote

B. 1990-2011 : l’ère des réformes stériles

A l’arrivée d’Idriss Déby au pouvoir, les partenaires internationaux traditionnels du Tchad, à commencer par la France, et le nouveau chef d’Etat lui-même décrivent la réforme de l’armée comme une absolue priorité. Selon l’ambassadeur de France en poste à N’Djamena à l’époque, la restructuration de l’armée était alors le grand chantier de la coopération franco-tchadienne.[fn]Yves Aubin de La Messuzière, Profession diplomate – Un ambassadeur dans la tourmente (Paris, 2019).Hide Footnote Très vite après son accession au pouvoir, Déby présente à ses partenaires un plan de restructuration de l’armée qui prévoit un recensement des soldats et une vaste opération de déflation.[fn]Ibid.Hide Footnote Les autorités élaborent un important programme de désarmement, démobilisation et réinsertion dans la vie civile avec une double ambition : maîtriser les dépenses militaires et, surtout, professionnaliser l’armée.

A l’arrivée d’Idriss Déby au pouvoir, les partenaires internationaux traditionnels du Tchad et le nouveau chef d’Etat lui-même décrivent la réforme de l’armée comme une absolue priorité.

Réalisé en deux temps, de 1992 à 1996 avec de l’argent français et de 1996 à 1997 avec des financements de la Banque mondiale, le programme permet, grâce à une combinaison de déflations et de départs à la retraite, de réduire les effectifs de l’armée de moitié.[fn]Debos, Living by the gun in Chad, op.cit.Hide Footnote Sur un plan purement quantitatif, l’opération est un succès, même si certains démobilisés n’ont pas accepté de rendre leurs armes, prenant même parfois le chemin de la dissidence.[fn]Ibid.Hide Footnote

Néanmoins, cette restructuration ne suffit pas pour bâtir les fondations d’une armée nationale nouvelle. De nombreux proches du président refusent une meilleure répartition régionale et ethnique des postes de commandement ainsi que l’intégration de la garde républicaine dans l’armée nationale. Sous la pression de ses frères d’armes, Déby se confie aux diplomates sur ses difficultés et les résistances qu’il rencontre dans son cercle le plus proche.[fn]Aubin de La Messuzière, Profession diplomate, op.cit.Hide Footnote Les soulèvements au sud que l’armée tchadienne réprime brutalement fourniront une autre excuse au clan présidentiel pour ne pas réformer les forces de défense et de sécurité.

Les difficultés auxquelles se heurte cette tentative de restructuration en début de mandat présagent des problèmes à venir. Hier comme aujourd’hui, le manque de représentativité aux postes de commandement est l’un des principaux freins à l’émergence d’une armée nationale. L’armée devient un miroir grossissant des rapports de force sociaux et chaque communauté y mesure son poids, son influence et ses ambitions. A ce jeu, beaucoup de Tchadiens s’estiment perdants.

L’entrée du Tchad dans le club des pays producteurs de pétrole au milieu des années 2000 et les tentatives de renversement du pouvoir par des groupes rebelles en 2006 et 2008 vont inciter les autorités à investir massivement dans l’appareil militaire. Entre 2004 et 2014, le budget de l’Etat a quadruplé ; les nouvelles recettes sont avant tout mises au service de la survie du régime, avec notamment le renforcement considérable de l’armée et l’achat de matériel militaire à une dizaine de pays différents.[fn]Marielle Debos et Jérôme Tubiana, « Deby’s Chad, Political Manipulation at Home, Military Intervention Abroad, Challenging Times Ahead », United States Institute for Peace, décembre 2017. Hide Footnote L’achat d’armements sophistiqués, d’avions de combat, d’hélicoptères d’attaque ainsi que d’artillerie lourde permet en 2009 à l’armée tchadienne de changer les rapports de force et de porter un coup décisif à la rébellion, cette fois sans le soutien de la France.[fn]Rapport Afrique de Crisis Group N°162, Tchad : au-delà de l’apaisement, 17 août 2010.Hide Footnote L’apaisement des relations entre le Tchad et le Soudan ainsi que les divisions au sein des forces rebelles mettront fin à une crise politico-sécuritaire qui aura duré plus de cinq ans.

S’ensuit une période d’accalmie, et l’année 2011 marquera une nouvelle étape dans la volonté affichée des autorités de réduire les effectifs de l’armée. Elle coûte de plus en plus cher et les bailleurs du Tchad encouragent N’Djamena à faire le ménage dans l’armée et à la restreindre. Fin 2011, les autorités lancent une vaste opération de vérification des soldes, nommée « contrôle de Moussoro », du nom du chef-lieu de la région du Bahr El Ghazel, ville garnison qui abrite une importante base militaire.[fn]Debos et Tubiana, « Deby’s Chad, Political Manipulation at Home, Military Intervention Abroad, Challenging Times Ahead », op.cit. Le Bahr El Ghazel est une région située au centre du Tchad. Hide Footnote Déby se rend lui-même sur place pour contrôler les effectifs de l’armée. Le grand nombre de soldats fantômes alors découverts fera dire à un homme politique tchadien de premier plan que « le président a réduit la taille de l’armée rien qu’en interrogeant les gens ».[fn]Entretien de Crisis Group, acteur politique tchadien, N’Djamena, mai 2020.Hide Footnote Parmi les soldats inactifs figuraient des rebelles du Mouvement pour la démocratie au Tchad (MDJT), auparavant intégrés dans l’armée, et de nombreux Soudanais.[fn]Debos et Tubiana, « Deby’s Chad, Political Manipulation at Home, Military Intervention Abroad, Challenging Times Ahead », op. cit.Hide Footnote Les rumeurs de complot et l’arrestation d’officiers de la garde présidentielle semblent montrer que cette opération a mis à mal certaines « rentes de situation ».[fn]« J’ai trop longtemps prêché dans le désert », Interview d’Idriss Déby pour Jeune Afrique, 23 juillet 2012.Hide Footnote

Les opinions divergent sur son bilan. Les autorités disent avoir saisi cette opportunité pour favoriser plus de brassage dans l’armée en donnant des postes de commandement à des officiers de communautés moins représentées dans la hiérarchie militaire, mais qui s’étaient illustrés en 2008 contre les rebelles. Pourtant, d’autres sources portent un regard différent sur le « contrôle de Moussoro » qui, selon eux, a au contraire participé à « nordiser » l’armée. « Beaucoup de soldats nordistes déflatés au cours de l’opération ont été réintégrés par la suite », confie un homme politique tchadien.[fn]Entretien de Crisis Group, homme politique tchadien, N’Djamena, mai 2020.Hide Footnote Cette réforme a aussi des effets inattendus : l’armée perd des compétences techniques en raison du départ à la retraite de militaires de carrière. Certains seront rappelés pour pallier ces problèmes.[fn]Entretiens de Crisis Group, militaires, homme politique, N’Djamena, mai 2020.Hide Footnote

Si beaucoup ont voulu croire au « contrôle de Moussoro » et à la volonté des autorités de transformer l’armée en profondeur, l’année 2011 marque cependant la fin de l’illusion d’une armée nationale. L’enthousiasme collectif des autorités et des partenaires du Tchad autour de la restructuration de l’armée dans les années 1990 fait place à un constat lucide : l’armée est organisée sur des bases ethniques et claniques, notamment pour sa partie élitiste, la Direction générale des services de sécurité des institutions de l’Etat(DGSSIE), et les chances de voir une véritable réforme, qu’elle soit initiée par les autorités elles-mêmes ou sous la pression des bailleurs, sont minces. 

L’armée concentre en elle-même tous les enjeux de pouvoir.

L’armée concentre en elle-même tous les enjeux de pouvoir. Pour Déby, la réformer en profondeur serait prendre le risque de provoquer des disruptions, de redonner du poids à des communautés perçues comme hostiles au pouvoir, et surtout de fragiliser ses soutiens et sa base. Ce serait mettre en péril la survie d’un régime qui tient surtout par le contrôle de l’armée.

III. Centralité de l’armée dans la politique d’Idriss Déby

L’armée occupe une place centrale dans la gouvernance du président Déby. Son passé de militaire et sa capacité à gérer les forces de défense et de sécurité lui permettent de se présenter comme un rempart contre l’instabilité régionale et par là même de légitimer un régime fort. L’armée, déployée sur des terrains extérieurs au Sahel central ou dans les pays voisins du lac Tchad pour combattre les mouvements jihadistes, sert également de vitrine extérieure au régime qui a su en tirer un profit politique et se rendre incontournable pour ses partenaires occidentaux et régionaux.

La gestion de l’armée par Déby a fluctué au cours des 30 dernières années. Cela est dû aux bouleversements géopolitiques régionaux – chute de Khadafi, rapprochement avec le Soudan, montée du jihadisme au Sahel et au lac Tchad – ainsi qu’aux dynamiques internes et notamment aux tensions au sein de son clan. Depuis plusieurs années, le président semble faire plus de place à sa famille proche et aux combattants de la première heure dans son entourage militaire et accorder moins facilement sa confiance aux cadres militaires et officiers les mieux formés. 

A. Entre légitimité et survie

Depuis son arrivée au pouvoir, Déby fait de sa qualité de militaire l’un de ses principaux arguments politiques. Récemment élevé au grade de maréchal, il se définit lui-même comme un soldat. Dans son contrat implicite à la nation, la promesse de sécurité supplante celle de la liberté énoncée en début de règne. Le pays est plongé dans une crise économique depuis 2014, et même les espoirs de développement suscités par l’exploitation du pétrole ont été déçus. « Du coup, qu’a-t-il d’autre à offrir que de la sécurité ? », remarque un chercheur.[fn]Entretien de Crisis Group, chercheur, N’Djamena, février 2020.Hide Footnote Le président sait qu’il tire avant tout sa légitimité de sa capacité à tenir l’armée et à faire face aux périls sécuritaires dans une région tourmentée. Dans ce contexte, il se présente comme le seul garant de la stabilité au Tchad, un discours favorablement accueilli par une partie de la population tchadienne. 

Depuis son arrivée au pouvoir, Déby fait de sa qualité de militaire l’un de ses principaux arguments politiques.

Non sans une forme de cynisme, le président justifie en effet son maintien aux affaires depuis 30 ans par les risques que son départ ferait peser sur la stabilité du pays. Fin 2019, il déclarait : 

J’avais promis, lorsque j’étais encore soldat, de ne faire que deux mandats. Mais il y a eu la rébellion et je ne pouvais pas laisser le pays dans le désordre et le chaos. Il fallait gérer cette guerre construite depuis le Soudan par Omar el-Béchir. Ensuite, en 2011, il y a eu la menace venue de Libye et, en 2016, la Centrafrique, Boko Haram et, toujours, la Libye. Chaque fois, cela aurait été irresponsable de partir et d’ouvrir la porte à une guerre civile. Trente ans, c’est long, mais j’ai une responsabilité face à l’Histoire.[fn]« Parfois la longévité au pouvoir est une bonne chose », Jeune Afrique, 18 novembre 2019.Hide Footnote

Le président ne cache pas l’idée qu’il se fait d’un dirigeant africain. « L’Afrique est un continent de chefs, qui a ses propres réalités », affirmait-il encore récemment.[fn]Ibid.Hide Footnote Il construit son leadership à travers son expérience militaire et son passé de combattant, et n’hésite pas à aller lui-même au combat. En 2008, par exemple, il partait avec ses hommes à Massaguet, au nord de N’Djamena, pour tenter de stopper l’avancée des rebelles et manquait d’être capturé. En avril 2020, après l’attaque meurtrière de Boko Haram qui a tué une centaine de militaires tchadiens à Bohoma, il prend lui-même la tête de la contre-offensive contre les jihadistes au lac lors de l’opération « Colère de Bohoma ».[fn]« Derrière l’attaque jihadiste au Tchad », commentaire de Crisis Group, 6 avril 2020.Hide Footnote

Sa présence sur le terrain, à la tête des opérations, au lac Tchad, lui a permis d’envoyer un message de soutien direct aux militaires, dont on sait que certains sont gagnés par une forme de découragement. Cela a aussi renforcé sa légitimité aux yeux des Tchadiens. En réaffirmant « son engagement à vaincre le péril terroriste », Déby cherche à obtenir l’adhésion de la population et à regagner une légitimité que des élections, souvent perçues comme peu crédibles, n’offrent plus. Des bancs de l’Assemblée nationale aux réseaux sociaux, de nombreux Tchadiens ont apprécié qu’il « lave l’affront » après l’attaque de Bohoma, et son implication personnelle a fait monter sa cote de popularité. Les critiques de l’opposition sur les risques démocratiques associés à sa présence sur le terrain ont quant à elles trouvé peu d’échos.[fn]Voir le tweet d’un opposant politique important, Saleh Kebzabo, @saleh_kebzabo, 1:50pm, 26 mars 2020.Hide Footnote

Pour façonner et asseoir sa légitimité, Déby fait aussi appel à la puissance de la symbolique. La récente proposition faite par le parlement, au sein duquel le MPS et ses alliés sont largement majoritaires, d’élever le président Déby au rang de maréchal suite à l’opération Colère de Bohoma participe à la mise en scène de son charisme militaire.[fn]« Idriss Déby devient le premier maréchal du Tchad », France Info, 12 août 2020.Hide Footnote La cérémonie d’intronisation de maréchal organisée le 11 août 2020, date d’anniversaire des 60 ans de l’indépendance, illustre de manière presque caricaturale la place de l’armée dans le régime et le décalage par rapport aux problèmes que vivent de nombreux Tchadiens, dans un pays classé parmi les derniers selon l’indice de développement humain.[fn]Indice de développement humain du Programme des Nations unies pour le développement.Hide Footnote

La cérémonie est l’occasion de saluer ses troupes. S’adressant avant tout aux forces armées, Déby en a profité pour « dédier cette dignité suprême à ses frères d’armes, aux officiers, aux sous-officiers et soldats tchadiens », en prenant soin de citer une vingtaine d’anciens « frères d’armes » décédés.[fn]« Mot du maréchal du Tchad à la cérémonie de sa consécration à ladite dignité », 11 août 2020. Hide Footnote Parmi eux, des membres de sa famille et des compagnons de la première heure dont beaucoup ont pourtant été écartés par le pouvoir au début des années 1990. Ce faisant, il envoie des messages d’apaisement alors même que certains officiers dénoncent la trahison des engagements passés.[fn]Voir la section V. A. sur les mécontentements au sein de l’armée.Hide Footnote

L’armée est un instrument de la diplomatie militaire du Tchad.

L’armée est aussi un instrument de la diplomatie militaire du Tchad. Le déploiement de ses troupes au Mali en 2013 à la demande des autorités françaises a rapproché ce pays de la France, fait taire les critiques émises par les autorités françaises et écarté la menace d’isolement qui planait alors sur le pouvoir tchadien.[fn]En 2012, les relations entre Déby et le président français François Hollande se tendent lorsque ce dernier demande à son homologue des comptes sur la mort de l’opposant Ibni Oumar Mahamat Saleh. Plusieurs rencontres entre les deux présidents ont été annulées et des conseillers de l’Elysée critiquaient les contours de la relation franco-tchadienne. Rapport de Crisis Group, Tchad : entre ambitions et fragilités, op.cit.Hide Footnote

Gage de cette alliance renouvelée avec Paris, le quartier général de l’opération Barkhane est installé à N’Djamena en 2014. Fin 2019, la France et le Tchad intensifient leur coopération militaire en signant de nouveaux accords visant à moderniser et former les forces de sécurité tchadiennes.[fn]« Le Tchad et la France intensifient leur coopération militaire », RFI, 5 octobre 2019.Hide Footnote Les Français forment entre autres les soldats du détachement des actions réservées (DAR) en partance vers le Sahel central et fournissent un appui à d’autres forces, comme la gendarmerie et la garde nomade nationale du Tchad. Parallèlement, les relations militaires entre le Tchad et les Etats-Unis s’intensifient : les échanges se multiplient et les forces tchadiennes, notamment le Groupement spécial antiterrorisme, qui vont aussi au Mali, reçoivent équipements et bénéficient de diverses formations.[fn]Entretien téléphonique de Crisis Group, expert militaire, novembre 2020. L’Union européenne finance également plusieurs projets dans le domaine de la sécurité, essentiellement à destination des forces de sécurité intérieures : le projet de groupes d’action rapides-surveillance et intervention au Sahel (GAR-SI), qui consiste notamment à aider au déploiement des gendarmes le long des zones frontalières des différents pays du Sahel où l’Etat a peu de prise ; le projet d’appui à la formation et à la sécurité publique au lac Tchad (SECUTCHAD) qui a notamment formé et équipé des brigades lacustres sur le Chari et le lac Tchad, a permis une meilleure coordination (assez rare) entre les actions de la gendarmerie, la police et la GNNT et a pris fin le 30 mars 2020 ; le projet d’appui à l’amélioration de la sécurité intérieure au Tchad (PAASIT) ; ou encore le projet d’appui à l’opérationnalisation de la composante police du G5 Sahel, mis en œuvre par l’ONG Coginta et qui vise notamment à faciliter la judiciarisation des personnes interpelées en intégrant des gendarmes dans les unités militaires et en créant une unité d’investigation spécialisée à côté du PC de secteur de Wour, dans le Tibesti, ainsi qu’à Bol, dans la province du lac Tchad.Hide Footnote

Les critiques parfois émises au Tchad sur les lourdes pertes essuyées par l’armée à l’étranger et la difficile soutenabilité budgétaire de l’effort de guerre ont, à plusieurs occasions, incité Déby à brandir la menace d’un retrait de ses troupes de certains théâtres extérieurs. C’est le cas en 2017 lorsque le président déclare : « Nous ne pouvons pas continuer à être partout : au Niger, au Cameroun, au Mali. Tout cela coûte cher… Les Tchadiens estiment que le Tchad en a trop fait, qu’il doit se retirer ».[fn]« Anti-terrorisme : l’Afrique va-t-elle devoir faire sans le Tchad ? », Le Point, 26 juin 2017.Hide Footnote Il réitère cette menace en 2020 après l’opération Colère de Bohoma.[fn]« Les Tchadiens menacent de retirer leurs troupes du Sahel », VOA, 13 avril 2020.Hide Footnote En réalité, beaucoup voient dans ses sorties fracassantes une stratégie de négociation pour tenter d’obtenir, non sans difficultés, davantage de financements extérieurs.[fn]Les âpres négociations menées suite au sommet de Pau en janvier 2020 sur les modalités financières de l’envoi d’un bataillon tchadien dans la zone des trois frontières en témoignent. Hide Footnote En effet, si la lutte contre le jihadisme dans la région coûte cher au Tchad, elle lui permet aussi de consolider ses liens avec ses alliés occidentaux. 

Ce partenariat renforcé contribue à la survie du régime. En février 2019, le président Déby demande ainsi à la France d’intervenir à plusieurs milliers de kilomètres de N’Djamena pour arrêter la progression d’un groupe de rebelles tchadiens, l’UFR, au nord-est du pays.[fn]« Au Tchad, l’incursion des rebelles dévoile les fragilités du pouvoir », op.cit.Hide Footnote Alors même que son armée est surmenée et fragilisée de l’intérieur, l’envoi de troupes supplémentaires au Sahel central, cette fois-ci dans le cadre du G5 Sahel, démontre une nouvelle fois à quel point il est vital pour le pouvoir à N’Djamena de continuer à se rendre indispensable aux yeux de ses partenaires afin de bénéficier de leur soutien. 

B. Les cercles décisionnels

Initialement, le pouvoir du président repose sur une alliance politico-militaire multiethnique composée en partie de ressortissants du nord-est du pays à laquelle devait progressivement s’agréger une élite politique des autres régions. Le système en place reposait alors sur une forte militarisation de l’appareil d’Etat et un renouvellement régulier des responsables de l’administration afin que l’assise politique du chef de l’Etat ne soit jamais contestée.[fn]Rapport de Crisis Group, Tchad : au-delà de l’apaisement, op.cit.Hide Footnote Les cercles décisionnels étaient majoritairement constitués de collaborateurs du président issus de sa communauté Zaghawa, et de son clan, les Beri. Tous les Zaghawa n’étaient bien sûr pas associés au pouvoir, certains devenant même des opposants.

En 2004, la décision d’Idriss Déby de modifier la constitution afin de lui permettre de briguer de nouveaux mandats provoque une rupture et certains membres de son entourage qui se voyaient comme ses successeurs naturels entrent en rébellion. Ses neveux, Tom et Timam Erdimi, tous deux directeurs de cabinet du président avant d’occuper d’autres postes stratégiques, prennent le maquis.[fn]Avant d’entrer en rébellion, ils ont été respectivement directeur de l’entreprise Coton Tchad et à la tête de projets pétroliers. Hide Footnote Dans la foulée, des officiers de la garde présidentielle et des hauts cadres de l’administration démissionnent, et des rébellions prennent forme au Soudan.[fn]Rapport de Crisis Group, Tchad : au-delà de l’apaisement, op. cit.Hide Footnote La famille présidentielle tentera sans succès de réconcilier Déby et Timam Erdimi qui, depuis le Qatar, demeure un des principaux opposants armés au régime. Cette situation contraint le président à opérer des changements : élargir sa base politique et militaire au-delà des Zaghawa tout en resserrant les cercles décisionnels autour de son entourage familial le plus proche et de compagnons de la première heure. 

1. Recentrage familial

Petit à petit, les membres de la famille du président se sont installés aux postes clés de l’appareil sécuritaire, tendance qui s’accentue ces dernières années. Son fils, Mahamat Idriss Déby (alias « Kaka »), a d’abord été envoyé au Mali en 2013 en tant que commandant en second de la Force armée tchadienne en intervention au Mali (FATIM), avant d’être propulsé à la tête de la puissante DGSSIE, à seulement 36 ans.[fn]« Tchad : Idriss Déby Itno, l’omni-président », Jeune Afrique, 11 novembre 2018.Hide Footnote Général de brigade puis général de corps d’armée, il devient commandeur de l’Ordre national du Tchad le 25 juin dernier. Pour mener à bien sa mission à la tête de la DGSSIE, il est entouré de conseillers issus du cercle familial. Deux neveux du président, le général Hassan Sandal Mahamat Itno et le colonel Seby Sandal Mahamat Itno, sont respectivement conseiller spécial et commandant de régiment au sein de cette institution.

Petit à petit, les membres de la famille du président se sont installés aux postes clés de l’appareil sécuritaire.

Comme Mahamat, la plupart des autres fils du président ont embrassé une carrière militaire et ont occupé des postes à responsabilité. C’est le cas d’Adam Idriss Déby Itno, qui fut un temps chef d’état-major particulier du président.[fn]« Tchad : Déby réaménage son appareil militaire », Tchadinfos, 22 mars 2019.Hide Footnote Un de ses fils actuellement les plus en vue est Abdelkerim Idriss Déby. Formé à l’académie militaire de West Point, aux Etats-Unis, et récemment nommé directeur adjoint du cabinet civil du président, il est colonel de l’armée et accompagne Idriss Déby dans nombre de ses déplacements. Missionné pour poursuivre le rapprochement diplomatique entre Israël et le Tchad, il s’est rendu en septembre 2020 à Jérusalem où il a rencontré le Premier ministre Benjamin Netanyahu.[fn]« Tchad-Israël : les dessous du rapprochement entre Idriss Déby Itno et Benjamin Netanyahou », Jeune Afrique, 11 septembre 2020.Hide Footnote Enfin, l’actuel ambassadeur du Tchad aux Émirats arabes unis, Zakaria Idriss Déby, est également colonel dans l’armée tchadienne et a été aperçu dans la région du lac Tchad lors de l’opération Colère de Bohoma.[fn]Entretien de Crisis Group, militaire, N’Djamena, mai 2020.Hide Footnote

D’autres fonctions stratégiques au sein de l’armée sont occupées par des membres de la famille. La GNNT, corps important de l’armée, est sous la direction d’un cousin d’Idriss Déby, le général Mahamat Saleh Brahim. L’actuel ministre de la Défense, Mahamat Abali Salah, est quant à lui le gendre du président. Bombardé général de division fin 2018 alors qu’il n’a pas de réelle expérience militaire, il est aujourd’hui sur tous les fronts. Pour compléter ce panorama non exhaustif, Oumar Déby Itno, petit frère du président, est à la tête de la direction générale de la réserve stratégique depuis dix ans, position stratégique puisqu’il détient les clés de l’arsenal militaire tchadien.[fn]Entretiens de Crisis Group, militaires tchadiens et étrangers, N’Djamena, février 2020.Hide Footnote

Le verrouillage tribalo-familial des postes sécuritaires clés fait la force et en même temps la fragilité du pouvoir actuel. Si ce système de contrôle lui a jusqu’à présent assuré une certaine stabilité, il peut se dérégler dès que des dissensions familiales apparaissent. C’est ce qui advient en 2004, et c’est ce qui menace aujourd’hui le régime : des mécontentements s’élèvent au sein du clan, notamment vis-à-vis de l’influence grandissante de la première dame Hinda Déby qui, ces dernières années, a obtenu la nomination de certains de ses proches à des postes à responsabilités, y compris dans l’armée.[fn]Le général Abdelmoutalib Abderahim Abdoulfarakh, oncle d’Hinda Déby, occupe actuellement le poste de directeur général des renseignements militaires. Hide Footnote

2. Les autres hommes clés de l’appareil sécuritaire tchadien

Ces dix dernières années, l’environnement régional du Tchad a été bouleversé, ce qui a influé sur la nomination de ses conseillers sécuritaires.[fn]La chute de Mouammar Kadhafi, en 2011, a bouleversé l’équilibre régional et favorisé l’émergence de réseaux et de groupes armés qui menacent de déstabiliser le nord du Tchad. A la frontière sud, le renversement du régime de François Bozizé en 2013 a entraîné une crise profonde en République centrafricaine qui dure toujours ; à l’est, la chute de Omar el-Béchir au Soudan en 2019 fait planer un risque de déstabilisation depuis le Darfour frontalier, même si la transition politique progresse. Enfin, depuis 2015, le pays est frappé par les attaques des jihadistes de Boko Haram dans le bassin du lac Tchad. Hide Footnote L’évolution de la situation en Libye, au Soudan et dans la région du lac Tchad est devenue une priorité pour N’Djamena. Déby a donc cherché à s’entourer d’hommes qui connaissent ces terrains ainsi que les rebelles qui y évoluent. Jiddi Saleh, exilé aux côtés de l’ancien président Goukouni Weddeye en Libye et en Algérie dans les années 1980, a ainsi dirigé l’Agence nationale de sécurité (ANS), le service de renseignement tchadien entre 2012 et 2016. Parfois surnommé le « sécurocrate » de Déby, il a aussi récemment occupé le poste stratégique de conseiller du président de la République en charge de la sécurité nationale.[fn]Debos et Tubiana, « Deby’s Chad, Political Manipulation at Home, Military Intervention Abroad, Challenging Times Ahead », op. cit.Hide Footnote Sa connaissance de la Libye et de certains groupes rebelles qui y évoluent, comme le Conseil de commandement militaire pour le salut de la République (CCMSR), fait de lui un atout de taille pour Déby. 

L’évolution de la situation en Libye, au Soudan et dans la région du lac Tchad est devenue une priorité pour N’Djamena.

D’autres acteurs politiques et militaires présents depuis longtemps aux côtés de Déby, comme Ismaïl Chaibo ou Bichara Issa Djadallah, ont des liens étroits avec des personnalités influentes au Soudan. Ismaïl Chaibo, actuel ministre de l’Administration du territoire et ancien directeur de l’ANS, serait le cousin de Jibril Abdelkarim « Tek », poids lourd de la rébellion darfouri du Mouvement pour la justice et l’égalité (JEM).[fn]Ibid.Hide Footnote

Bichara Issa Djadallah, chef d’état-major particulier du président et ancien ministre de la Défense, est quant à lui le cousin du nouvel homme fort de Khartoum, le chef Janjaweed Mohamed Hamdan Dagolo, alias Hemedti. Ce dernier est aujourd’hui vice-président du conseil souverain du Soudan. La chute du président soudanais a fait de Djadallah un conseiller de premier plan, et il a sans doute facilité les rencontres entre Déby et Hemedti.[fn]« Tchad : qui informe Idriss Déby sur la situation au Soudan ? », Jeune Afrique, 21 juin 2019.Hide Footnote Ceci est d’autant plus important que la relation entre Hemedti et Déby est stratégique non seulement pour le Soudan, mais aussi pour la stabilité du Tchad à moyen terme.

C. Des militaires sous surveillance

Au cours de ses 30 années au pouvoir, Idriss Déby a connu de nombreuses trahisons et dissidences émanant de son entourage, ce qui l’a conduit à être plus méfiant vis-à-vis des cadres militaires. « Aujourd’hui, le président ne donne plus la possibilité aux officiers les mieux formés d’être à ses côtés, car il se méfie d’eux. Il faut dire qu’il a souvent été déçu », confie un proche du président.[fn]Entretien de Crisis Group, proche du président, N’Djamena, février 2020.Hide Footnote Cette méfiance se traduit par la nomination à la tête de l’ANS durant cette décennie de proches du président comme Jiddi Saleh ou Chaibo. Leurs réseaux de renseignement s’étendent en effet jusqu’au sein de la rébellion, ce qui leur permet de garder un œil sur l’entourage du président et d’être informés d’éventuels liens avec la dissidence.[fn]Entretien de Crisis Group, chercheur, N’Djamena, février 2020.Hide Footnote

Par ailleurs, les moyens de l’ANS ont été renforcés ces dernières années. En visite en septembre 2020 en Israël, Abdelkerim Idriss Déby, le fils du président, et Ahmed Kogri, chef actuel de l’ANS, ont pu avoir des échanges avec Yossi Cohen, directeur des services de renseignement israéliens du Mossad, sur le renouvellement des équipements des services de renseignements tchadiens qui dépendent depuis 2000 de la technologie israélienne.[fn]« Tchad-Israël : les dessous du rapprochement entre Idriss Déby Itno et Benjamin Netanyahou », Jeune Afrique, 11 septembre 2020.Hide Footnote

L’armée fait aussi l’objet d’une surveillance étroite. Les officiers rencontrés par Crisis Group sont toujours accompagnés d’autres militaires et il n’est pas rare de les voir changer de discours lorsqu’un autre officier, parfois moins gradé mais mieux connecté, entre dans la pièce. Cette surveillance s’accompagne parfois d’un contrôle strict des prises de parole et du vote des militaires. Lors des élections présidentielles en 2016, des militaires suspectés « d’avoir mal voté » – c’est à dire pour l’opposition – auraient disparu ou auraient été mutés.[fn]« Militaires disparus au Tchad : si l’un de nous meurt, on le jette à l’eau », RFI, 29 août 2016 ; « Vingt-trois militaires portés disparus depuis l’élection présidentielle », Le Monde, 30 avril 2016.Hide Footnote

Cette affaire a fait beaucoup de bruit, à tel point que Samantha Power, alors ambassadrice américaine aux Nations unies, ou encore Romain Nadal, porte-parole du ministère des Affaires étrangères français, ont demandé à l’époque l’ouverture d’une enquête.[fn]« Tchad : Washington s’implique dans l’affaire des militaires disparus », RFI, 21 avril 2016 ; « Disparition de militaires au Tchad, Paris demande une enquête », RFI, 12 mai 2016. Hide Footnote Les autorités tchadiennes ont alors répondu que les militaires concernés avaient été envoyés en mission.[fn]« Enquête sur les militaires disparus au Tchad, certains manquent encore à l’appel », RFI, 17 mai 2016.Hide Footnote Ceci n’est pas un exemple isolé. Ces dernières années, plusieurs soldats tchadiens qui se sont plaints de leurs traitements et de leurs conditions de vie lors de missions à l’étranger, au Mali notamment, auraient été arrêtés à leur retour à N’Djamena, et certains emprisonnés.[fn]Entretiens de Crisis Group, militaires et civils déployés au Mali, N’Djamena, février 2020.Hide Footnote

Le contrôle de l’armée s’opère aussi par une mobilité accrue de ses cadres. Ainsi, en dehors des membres de la famille, les postes de direction dans l’armée sont souvent des « contrats courts ». Les remaniements à la tête de l’appareil sécuritaire sont fréquents. Cette instabilité permet d’éviter que certains cadres militaires ne se positionnent pour prendre le pouvoir.[fn]Entretien de Crisis Group, chercheur, N’Djamena, février 2020.Hide Footnote

D. La puissance et le vide : la centralisation du pouvoir et ses limites

Si, par le passé, Déby était décrit comme un président à l’écoute de ses collaborateurs, il est aujourd’hui plus souvent dépeint comme un homme seul qui accorde moins facilement sa confiance et qui centralise les décisions.[fn]Il se définit d’ailleurs comme tel : « Je ne suis pas un aventurier, un guerrier, je suis un homme seul », interview d’Idriss Déby pour Le Monde, RFI et TV5, 25 juin 2017.Hide Footnote

Le conflit récent au nord du Tchad, dans la zone de Miski, illustre ce manque d’écoute. Mi-2018, alors que la tension monte d’un cran entre le pouvoir central à N’Djamena et la communauté teda de Miski, l’ancien président tchadien Goukouni Weddeye, originaire du Tibesti, et le conseiller à la défense de Déby, Oki Dagache, qui ont habituellement l’oreille attentive du président, tentent en vain de le dissuader d’utiliser la force et l’encouragent à dialoguer avec les groupes d’auto-défense locaux.[fn]Rapport Afrique de Crisis Group N°274, Tchad : sortir de la confrontation à Miski, 17 mai 2019.Hide Footnote Le président ignore ces avertissements et envoie les militaires aux confins du Tchad dans une guerre ingagnable. Après deux ans et plusieurs revers militaires, les autorités décident finalement d’entamer des négociations avec les groupes d’auto-défense et accèdent à certaines de leurs revendications. 

Si, par le passé, Déby était décrit comme un président à l’écoute de ses collaborateurs, il est aujourd’hui plus souvent dépeint comme un homme seul qui accorde moins facilement sa confiance et qui centralise les décisions.

Au sein de l’armée, le pouvoir du chef d’état-major est limité, et les moyens dont il dispose sont maigres : seulement quatre ou cinq officiers à sa disposition et pas de véritable centre d’opérations.[fn]Entretien de Crisis Group, expert en défense et sécurité, N’Djamena, février 2020.Hide Footnote La hiérarchie militaire est fréquemment court-circuitée. En effet, la Direction générale des services de sécurité des institutions de l’Etat ne répond à peu près qu’à la présidence, dont dépend son budget.[fn]Debos et Tubiana, « Deby’s Chad, Political Manipulation at Home, Military Intervention Abroad, Challenging Times Ahead », op. cit.Hide Footnote Quant aux décrets de nomination des officiers, ils sont généralement décidés depuis la présidence.[fn]Entretien de Crisis Group, acteur politique, N’Djamena, mai 2020.Hide Footnote

Pourtant, cette centralisation ne signifie pas que le président puisse décider en toute liberté. Bien souvent, le président joue un rôle d’arbitre entre des forces contradictoires plutôt que celui d’un chef capable d’imposer une discipline.

Par ailleurs, la pression vient parfois des membres de son propre clan. Récemment, Yaya Dillo, ancien ministre et représentant de la Communauté économique et monétaire d’Afrique centrale (CEMAC), mécontent comme beaucoup de Zaghawa de l’influence que prend Hinda, la femme du président, n’a pas hésité à la critiquer ouvertement, l’accusant de corruption et défiant par la même occasion l’autorité du président.[fn]La femme du président a depuis porté plainte contre Yaya Dillo. « Tchad : la Première dame porte plainte contre un ancien ministre après une vidéo virale », RFI, 3 juin 2020.Hide Footnote Au Tchad, le pouvoir et l’influence sont davantage évalués à l’aune des capacités de s’opposer au président et d’assumer ses désaccords avec lui qu’à celle d’obtenir ses bonnes grâces.[fn]Debos et Tubiana, « Deby’s Chad, Political Manipulation at Home, Military Intervention Abroad, Challenging Times Ahead », op.cit. Djadallah prendrait aussi plus de poids et aurait contesté des décrets présidentiels. Entretiens de Crisis Group, militaires tchadiens, N’Djamena, juillet 2020. Hide Footnote

Malgré ces pressions diverses, la centralisation du pouvoir se renforce indéniablement. Pour l’armée, elle entraîne une déresponsabilisation de la chaîne de commandement. L’absence répétée de représentants tchadiens au comité de défense et de sécurité du G5 Sahel, notamment celle du chef d’état-major, a étonné les partenaires internationaux et régionaux du Tchad mais découle des difficultés rencontrées par les cadres militaires à se déplacer sans le président.[fn]Entretien de Crisis Group, expert en défense et sécurité, N’Djamena, février 2020.Hide Footnote La centralisation pose également des problèmes très concrets, notamment en cas d’absence du président lui-même. Ce fut le cas lorsqu’au retour du sommet de Pau en janvier 2020, Déby est passé à Paris pour un rendez-vous médical comme souvent resté confidentiel. Son absence inexpliquée a gelé toute communication au sein de l’armée ; « personne n’était joignable au téléphone », indique un expert militaire.[fn]Ibid.Hide Footnote Si son état de santé devait se dégrader, il est probable que de telles situations de flottement se reproduisent.

IV. L’armée dans la société tchadienne

La population a une relation ambivalente avec l’armée, et plus globalement avec les forces de sécurité tchadiennes. Lorsque les menaces sont aiguës, l’armée peut être perçue comme un pourvoyeur de sécurité, comme c’est le cas au lac Tchad.[fn]Si elle est parfois contestée en raison de ses abus, l’armée est aussi perçue comme sécurisante pour les populations du bassin du lac Tchad. Des déplacés internes fuyant les violences de Boko Haram se regroupent d’ailleurs parfois à côté de bases militaires tchadiennes. Entretien téléphonique de Crisis Group, acteur humanitaire, septembre 2020.Hide Footnote Dans d’autres régions, elle peut au contraire être ressentie comme une force intrusive, par exemple dans le sud du pays.[fn]C’est le cas à Miski. Rapport de Crisis Group, Tchad : sortir de la confrontation à Miski, op. cit.Hide Footnote D’autres facteurs compliquent parfois la relation entre la caserne et la rue : les abus, la corruption et la participation de certains militaires à des trafics dégradent l’image de l’armée et inquiètent les autorités. Plus important encore, l’impression que des militaires, parfois appelés les « intouchables », jouissent d’une impunité alimente la colère de nombreux jeunes tchadiens.

La population a une relation ambivalente avec l’armée, et plus globalement avec les forces de sécurité tchadiennes.

Les défis internes que doit relever l’armée sont importants et pourtant les occasions d’en discuter sont rares. Ni les acteurs politiques ni la société civile ne parviennent à instaurer un dialogue et à poser sereinement les questions du devenir des forces de défense et de sécurité et de leur nécessaire évolution. 

A. Impunité, corruption et trafics au sein de l’armée

1. Corruption et trafics

Au Tchad, la carrière militaire peut ouvrir les portes des hautes sphères de l’Etat.[fn]Les structures politiques et administratives ont été militarisées. De nombreux officiers supérieurs deviennent ministres, gouverneurs et préfets. Hide Footnote Elle permet aussi aux officiers les mieux connectés d’occuper des positions lucratives.[fn]Voir Marielle Debos, « Les limites de l’accumulation par les armes. Itinéraires d’ex-combattants au Tchad », Afrique contemporaine, vol. 109, n°1 (2008).Hide Footnote Depuis 1990, des officiers supérieurs ont ainsi eu la possibilité de s’enrichir de manière illicite : accès favorisé à des marchés publics,[fn]Entretiens de Crisis Group, acteurs politiques, membres de la société civile tchadienne, N’Djamena, juillet 2020.Hide Footnote présence de cagnottes, qui ne se limite d’ailleurs pas aux seuls officiers,[fn]Entretien de Crisis Group, expert en défense et sécurité, N’Djamena, février 2020.Hide Footnote participation à des trafics, ou encore achat de troupeaux dont les bergers, bénéficiant de leur protection, violent souvent les règles traditionnelles et foncières.[fn]Entretiens de Crisis Group, chercheurs, membres de la société civile, représentant des autorités, N’Djamena, novembre 2019 et février 2020.Hide Footnote D’anciens ministres ont confié à Crisis Group avoir régulièrement fait l’objet de pressions de la part de hauts gradés cherchant à obtenir des marchés publics.[fn]Entretiens de Crisis Group, anciens ministres, N’Djamena, juillet 2020.Hide Footnote Le rapport final du comité technique d’appui aux réformes institutionnelles de 2017 a d’ailleurs recommandé de mettre un terme à ces ingérences des autorités militaires dans l’administration publique.[fn]Le comité d’appui aux réformes institutionnelles au Tchad a remis en novembre 2017 un rapport contenant plusieurs dizaines de propositions, liées en grande partie à la réforme des institutions, en amont du débat sur la nouvelle constitution tchadienne. Pour en savoir plus sur le forum, lire « Le Tchad lance son forum sur la réforme des institutions », RFI, 19 mars 2018. Hide Footnote

L’accession à un grade au sein de l’armée n’offre pas à tous les mêmes avantages. Les perspectives économiques associées à une position dans l’armée dépendent souvent davantage des réseaux et des connexions, familiales ou autres, que du grade. « Un capitaine peut avoir plus d’influence et d’opportunités qu’un général s’il a l’oreille de la présidence », remarque un homme politique tchadien.[fn]Entretien de Crisis Group, acteur politique tchadien, N’Djamena, février 2020.Hide Footnote L’opération anticorruption « Cobra », lancée en 2012, ou plus récemment la création d’une force d’appui aux régies financières sont des tentatives de répondre aux pratiques corruptives, mais se heurtent souvent à des phénomènes de solidarité tribale et familiale et ont peu atteint les militaires.[fn]Entretien de Crisis Group, juriste, N’Djamena, septembre 2020. Hide Footnote

La participation de militaires à des trafics est aussi une source d’inquiétude pour le pouvoir. En 2010 déjà, l’interception de cocaïne dans les vivres et matériels destinés aux garnisons militaires du nord a convaincu les autorités que des membres de l’armée basés dans cette région stratégique étaient en contact avec des trafiquants de drogue.[fn]Voir le briefing Afrique de Crisis Group N°78, Le Nord-ouest du Tchad : la prochaine zone à haut risque?, 17 février 2011.Hide Footnote Après la chute de Khadafi et suite à la découverte de gisements d’or dans le Tibesti, les trafics ont explosé dans le sud de la Libye, à la frontière avec le Tchad, et des militaires en ont tiré profit.[fn]Entretiens de Crisis Group, députés, commerçants, N’Djamena, août 2020.Hide Footnote Alors qu’activités d’orpaillage et racket se mêlent au sein de l’appareil sécuritaire d’Etat, le nord du pays a longtemps inquiété les autorités qui voient d’un mauvais œil la promiscuité entre hauts gradés, rebelles et mercenaires. 

La participation de militaires à des trafics est une source d’inquiétude pour le pouvoir.

Les trafics ne se limitent toutefois pas au nord du pays. Les départements autour du lac Tchad et de Nguéli, à la frontière tchado-camerounaise, ont aussi servi de plaques tournantes à un trafic de drogue, notamment de Tramadol, organisé avec la complicité d’officiers de police, des douanes et de la gendarmerie.[fn]Ibid. Briefing de Crisis Group, Le Nord-ouest du Tchad : la prochaine zone à haut risque?, op.cit.Hide Footnote

Les autorités semblent prendre ce sujet au sérieux. Récemment, plusieurs hauts gradés de l’armée et des renseignements tchadiens ont été arrêtés et condamnés pour leur implication dans des trafics de stupéfiants à destination de la Libye.[fn]« Tchad : des officiers condamnés à de la prison ferme pour trafic de drogue », Le Figaro, 24 juillet 2020.Hide Footnote Mais pour certains membres de la société civile, cela ne suffit pas. Ce constat fut partagé lors du Forum national inclusif de 2018, qui recommande de « poursuivre l’assainissement des forces de défense et de sécurité ».[fn]« Rapport final du comité d’appui aux réformes institutionnelles au Tchad », novembre 2017.Hide Footnote

2. L’impunité des militaires : une matière inflammable

Depuis plusieurs années, l’impunité des individus perçus comme proches des cercles du pouvoir, notamment des militaires, est de moins en moins tolérée : « Les gens peuvent supporter la vie dure, mais les jeunes ne veulent plus de l’impunité, c’est ça qui peut mettre le feu aux poudres », confiait un général tchadien très proche du président.[fn]Entretien de Crisis Group, officier de l’armée tchadienne, N’Djamena, novembre 2018.Hide Footnote

Les abus des forces de sécurité ne sont sans doute pas plus nombreux aujourd’hui qu’avant, mais ils sont davantage médiatisés en raison de l’usage croissant des réseaux sociaux. En juillet 2020, un colonel tchadien zaghawa a tué à bout portant un jeune mécanicien et en a blessé un second au marché central de N’Djamena. La scène, filmée, a suscité une forte colère des commerçants voisins et des passants qui s’en sont pris à lui dans la rue. Très rapidement, la vidéo de l’évènement a circulé sur les réseaux sociaux et provoqué de vives réactions de la part des jeunes internautes. Ceux-ci dénoncent alors « l’impunité » et « la loi d’une minorité sur le reste du peuple », nourrissant parfois par ricochet des amalgames simplistes et dangereux « anti-Zaghawa ».[fn]« Au Tchad, un Colonel condamné pour meurtre s’échappe du tribunal », Le Monde, 18 septembre 2020.Hide Footnote Le colonel a finalement été arrêté et jugé.[fn]« Un officier s’évade brièvement lors d’un procès », BBC, 18 septembre 2020.Hide Footnote Cet évènement fait écho à de nombreuses mobilisations de la jeunesse urbaine contre l’impunité des hommes en uniforme.[fn]A titre d’exemple, fin 2019, des jeunes Ndjamenois ont manifesté suite au meurtre d’un chauffeur de taxi moto abattu par un agent de sécurité du président de l’Assemblée nationale alors que le convoi officiel traversait N’Djamena à toute vitesse. Des messages diffusés sur les réseaux sociaux ont rapidement associé le sort du chauffeur, titulaire d’un master en droit, à celui de milliers d’autres jeunes diplômés sans emploi. Lire « Alors que les problèmes du Tchad s’aggravent, quel rôle peut jouer la société civile ? », commentaire de Crisis Group, 25 mai 2020.Hide Footnote

Cette impunité a aussi poussé des jeunes dans les bras des rébellions dans le sud libyen. Dans un précédent rapport consacré à la bande sahélienne, Crisis Group expliquait que des jeunes de Moussoro et de Mao, au centre du pays, avaient rejoint des rebellions en Libye pour assouvir un désir de vengeance.[fn]Rapport Afrique de Crisis Group N°266, Tchad : désamorcer les tensions dans la bande sahélienne, 5 décembre 2018.Hide Footnote « Nous avons été humiliés », affirmait un jeune Kréda à Moussoro après qu’un général proche du pouvoir et ses hommes auraient attaqué un convoi de prisonniers kréda en route vers la prison de Koro Toro, au centre du pays. Il ajoute qu’en l’absence de justice, certains de ses frères et amis sont allés gonfler les rangs de la rébellion tchadienne dans le sud libyen.[fn]Entretiens de Crisis Group, habitants du Bahr El Ghazel et du Kanem, Moussoro et Mao, mars 2018.Hide Footnote

Le gouvernement est parfaitement conscient du caractère sensible de ces questions. Mis sous pression, il tente le plus souvent de désamorcer les tensions avant qu’elles n’atteignent un seuil critique soit en arrêtant les coupables soit en dénonçant publiquement ces agissements.[fn]Ce fut encore le cas dernièrement lorsque plusieurs membres de la sécurité du président de l’Assemblée nationale ont été arrêtés après la mort d’un jeune taxi moto. « Tchad : vague de colère contre le président du Parlement après la mort d’un jeune », RFI, 6 novembre 2019. Hide Footnote Mais de nouvelles bavures des forces de sécurité pourraient à court ou moyen terme servir de détonateur à des mouvements de contestation plus massifs.

3. Quand les troupeaux des généraux foulent aux pieds les règles

De manière générale, il semble que les forces de sécurité soient légèrement mieux perçues à la campagne que dans les villes.[fn]Entretiens téléphoniques de Crisis Group, chercheurs, juillet 2020.Hide Footnote Cependant, ces dernières années, les zones rurales sont parfois devenues des espaces violents où la cohésion sociale est mise à rude épreuve. L’accroissement des cheptels, l’extension des cultures et la sédentarisation progressive des éleveurs dans la bande sahélienne ou au sud du Tchad s’accompagnent de vives tensions. Celles-ci ont été exacerbées au contact d’une autre évolution, le développement de ce qu’on appelle les néo-éleveurs, des hommes fortunés, notamment des hauts gradés de l’armée, qui ont investi dans le bétail. 

De manière générale, il semble que les forces de sécurité soient légèrement mieux perçues à la campagne que dans les villes.

En effet, de plus en plus de troupeaux sont convoyés par des bergers salariés qui travaillent pour de riches propriétaires urbains de N’Djamena et des cadres de l’armée. Compte tenu de leur taille, ces troupeaux représentent un capital économique important pour leurs propriétaires. Les convoyeurs de ce bétail, souvent équipés de téléphones satellitaires et d’armes de guerre, sont très critiqués au sud du Tchad, car ils court-circuitent les réglementations traditionnelles. Ils s’imposent sur les pâturages utilisés par les éleveurs sédentaires ou sur les cultures des agriculteurs et n’hésitent pas à menacer les éleveurs familiaux et les chefs de villages lorsque surgit un différend. Invoquant une protection militaire ou politique, ils contraignent souvent les populations locales à libérer de grands espaces pour leurs bêtes.[fn]Rapport Afrique de Crisis Group N°215, Afrique centrale : les défis sécuritaires du pastoralisme, 1er avril 2014. Hide Footnote

L’apparition de ces néo-éleveurs modifie le rapport entre autorités administratives et militaires déployées et les divers groupes en conflit, et contribue à l’émergence de nouvelles tensions politiques et sociales. A l’est, les agriculteurs soupçonnent les responsables locaux de la gendarmerie, les préfets et les militaires de favoriser les éleveurs, soit parce qu’ils possèdent eux-mêmes des troupeaux, soit parce qu’ils agissent en service commandé pour des propriétaires influents.[fn]Rapport Afrique de Crisis Group N°284, Eviter la reprise des violences communautaires à l’Est du Tchad, 30 décembre 2019.Hide Footnote

B. L’armée et les oppositions : des points de vue, mais pas de débat

Il arrive que des membres de l’opposition politique abordent publiquement l’état de l’armée dans les médias. Ce fut par exemple le cas en avril 2020. Dès le lendemain de l’attaque de Bohoma, des opposants comme Succès Masra, chef du parti Les transformateurs, évoquent les pertes lourdes et fréquentes parmi les soldats tchadiens, regrettent que les investissements soient surtout destinés à une élite au sein de l’armée – c’est-à-dire à la Direction générale des services de sécurité des institutions de l’Etat – et dénoncent des retards dans le paiement des soldes des militaires. Saleh Kebzabo, principal opposant politique du président Déby aux dernières élections présidentielles, critique quant à lui l’engagement personnel du président sur le terrain et en uniforme dans la contre-offensive tchadienne.[fn]Voir dans la section III.A. les informations sur l’opération Colère de Bohoma.Hide Footnote Selon lui, cette décision ne va pas dans le sens de la démocratie.[fn]Voir son tweet, @saleh_kebzabo, 1.50 pm, 26 mars 2020.Hide Footnote

L’opposition politique s’adresse parfois aussi directement aux soldats. C’est notamment le cas au moment des campagnes électorales. Lors des dernières élections présidentielles de 2016, des leaders comme Saleh Kebzabo ont interpelé des militaires en leur disant qu’ils n’étaient pas adversaires : « Vous êtes des prisonniers du système. Après la caserne, tu reviens au quartier, n’oublie pas d’où tu viens ».[fn]Entretien de Crisis Group, acteur politique, N’Djamena, février 2020.Hide Footnote

Cependant, si des points de vue divergents s’expriment, les occasions de débattre réellement du sujet de l’armée sont rares. Les discussions sur la défense et, plus globalement, sur la sécurité sont l’apanage du président, de son entourage familial proche et de quelques officiers supérieurs. A l’Assemblée nationale, les députés de l’opposition comme de la majorité reconnaissent que les engagements militaires y sont très peu évoqués ou dans des termes « choisis ». « Il faut qu’on trouve une formulation très vague pour ne jamais mettre en cause les choix du président », remarque un député.[fn]Entretien de Crisis Group, député, N’Djamena, juillet 2018.Hide Footnote Des parlementaires de la majorité confient qu’ils ne peuvent même pas inscrire une question concernant l’action des forces de sécurité dans leurs propres circonscriptions à l’ordre du jour de l’Assemblée, car cela est mal vu par le parti.[fn]Entretiens de Crisis Group, députés, N’Djamena, juillet 2018.Hide Footnote Quant à la commission Défense à l’Assemblée, longtemps dirigée par un général étoilé, « elle n’a pas grand-chose à faire », note un chercheur.[fn]Entretien de Crisis Group, chercheur, N’Djamena, février 2020.Hide Footnote

En 2018 et 2020, les forums nationaux inclusifs sur les institutions devaient être l’occasion d’approfondir ces questions. Pourtant, de l’avis de plusieurs participants, le sujet a été effleuré et les propositions spécifiques sur l’armée qui en sont ressorties reviennent à mettre en œuvre les recommandations des Etats généraux de la défense de 2005 et à « parachever la professionnalisation de l’armée ».[fn]Synthèse de travaux du Forum inclusif, 27 mars 2018.Hide Footnote

L’armée et la société civile ont peu d’interactions. Cette dernière se borne souvent à dénoncer des comportements et des abus commis par des militaires. Parmi les nombreux ateliers organisés par la société civile, certains impliquent des militaires pour travailler à la prévention ou la résolution de conflits, mais aucun n’est dédié au sujet de l’armée en tant que tel.[fn]Entretiens de Crisis Group, membres de la société civile, N’Djamena, février 2020.Hide Footnote

Les maux qui minent l’armée sont donc parfois exposés, mais jamais franchement débattus. Ne pas pouvoir poser sereinement ces questions ni organiser des débats afin d’essayer de dégager un consensus sur le futur de l’armée nationale est problématique. L’absence de discussions sur le sujet comporte en effet un risque : que cette question s’impose d’elle-même en cas de crise sécuritaire.

V. Les défis d’aujourd’hui et de demain

Dans un voisinage instable et violent, les défis auxquels est confrontée l’armée tchadienne sont multiples. Elle est aujourd’hui déployée massivement le long de toutes les frontières du pays pour faire face aux différentes menaces de déstabilisation provenant du Darfour à l’est, du sud libyen au nord, du lac Tchad à l’ouest ou encore de la République centrafricaine, toujours en crise, au sud. Ces menaces inquiètent légitimement les autorités tchadiennes. Mais leur impact sur la stabilité du pays sera d’autant plus important si elles se conjuguent à des fragilités internes, notamment à des divisions au sein de l’armée.

Dans un voisinage instable et violent, les défis auxquels est confrontée l’armée tchadienne sont multiples.

La question de l’armée se pose avec davantage d’acuité aujourd’hui car le Tchad va traverser une période d’incertitude. L’élection présidentielle prévue en avril 2021 pourrait, comme en 2016, se dérouler dans un climat tendu marqué par des mobilisations populaires importantes qui pourraient mettre à l’épreuve les forces de sécurité. De nombreux Tchadiens s’inquiètent aussi des troubles qu’une fin de règne soudaine du président Déby pourrait générer, à moyen terme, au sein de l’armée. Dans un tel scénario, beaucoup craignent une période de transition marquée par des luttes de pouvoir au sein de l’appareil sécuritaire. Enfin des dissensions ont récemment émergé au sein de l’armée, révélant sans doute un malaise plus profond dont il faudrait débattre avant qu’il ne soit trop tard. 

A. Une institution bancale

Sur les champs de bataille, l’armée tchadienne a peu d’équivalents dans la région sahélienne. Ses atouts sont connus : forte mobilité de contingents qui peuvent être très vite déployés sur divers fronts et grande expérience de la lutte contre-insurrectionnelle grâce au passé de maquisards de nombreux soldats. Par ailleurs, depuis une décennie, les autorités ont pris quelques actions visant à professionnaliser l’armée, notamment en recrutant des jeunes mieux formés et en mettant à la retraite des vétérans du MPS. Par ailleurs, les soldats tchadiens ont accumulé de l’expérience dans les forces de maintien de la paix et les coalitions militaires régionales. L’appui des partenaires du Tchad, notamment en équipements et en formations, ont aussi permis de renforcer l’armée.[fn]Debos et Tubiana, « Deby’s Chad, Political Manipulation at Home, Military Intervention Abroad, Challenging Times Ahead », op. cit.Hide Footnote L’argent du pétrole a aussi été en partie consacré à la modernisation de l’outil militaire.[fn]Si le Tchad dispose de « solides forces mécanisées efficaces en milieu désertique », l’armée souffre cependant d’un manque de capacités en milieu lacustre pour faire face à Boko Haram que les bailleurs (notamment l’UE) cherchent à combler et dépend de ses partenaires pour la reconnaissance aérienne. Laurent Touchard, Force armées africaines : organisation, équipements, état des lieux et capacités (Paris, 2017). Hide Footnote

Ces qualités ne doivent toutefois pas cacher les nombreux maux dont souffre l’armée. D’abord, elle est, selon l’expression consacrée au Tchad, « une armée à deux vitesses ». Il existe en effet un fossé entre les troupes d’élite de la DGSSIE, mieux équipées et rémunérées, et le reste de l’Armée nationale tchadienne, nettement moins considérée par le pouvoir en place et paupérisée. 

Cette différence de traitement est d’autant plus problématique qu’elle prend des contours communautaires. Ainsi, des membres de l’ethnie zaghawa – qui représente environ 3 à 5 pour cent de la population tchadienne – parfois même du sous-groupe bideyat d’Idriss Déby, occupent le sommet de la hiérarchie militaire et sont majoritaires dans la DGSSIE tandis que l’encadrement intermédiaire de l’armée est souvent constitué de militaires formés à l’étranger et issus d’autres communautés.[fn]Entretiens de Crisis Group, experts militaires, N’Djamena, février 2020.Hide Footnote Par ailleurs, certains revenus, notamment les indemnités versées par le régime aux familles des soldats morts au front, varient fortement en fonction de l’origine des soldats.[fn]Voir Rapport de Crisis Group, Tchad : entre ambitions et fragilités, op.cit.Hide Footnote

Les problèmes de ressources humaines et l’absence de méritocratie au sein de l’armée créent également un sentiment d’amertume chez de nombreux militaires.[fn]Entretiens de Crisis Group, militaires tchadiens, N’Djamena, février et mai 2020.Hide Footnote Les recrutements et les concours sont organisés dans des conditions opaques et privilégient certaines communautés. La question de l’évolution des carrières est aussi un problème récurrent. Plusieurs officiers indiquent avoir une longue expérience de terrain, être passés par les écoles d’officiers et d’état-major, mais ne pas bénéficier de promotions.[fn]Entretiens de Crisis Group, officiers tchadiens, N’Djamena, février et mai 2020.Hide Footnote A l’inverse, pour de nombreux militaires, parfois très jeunes et mieux connectés, les promotions éclair se multiplient. Selon un militaire tchadien : « Il n’y a plus d’avancements grâce à l’école et les plans de carrière n’ont rien à voir avec le manuel ».[fn]Entretien de Crisis Group, militaire tchadien, N’Djamena, février 2020.Hide Footnote Pour beaucoup d’officiers, notamment originaires du sud, cette « armée de combattants » ne tient pas compte du mérite et du « parcours du soldat » classique, ce qui les défavorise.[fn]Entretiens de Crisis Group, officiers tchadiens, N’Djamena, février et mai 2020.Hide Footnote Cette situation provoque le découragement et une forme de résignation chez les militaires interrogés par Crisis Group.[fn]Entretiens de Crisis Group, militaires tchadiens, N’Djamena, février et mai 2020.Hide Footnote

La cohésion générale de l’armée est faible et les problèmes d’indiscipline fréquents.

La cohésion générale de l’armée est faible et les problèmes d’indiscipline fréquents. De nombreux militaires tchadiens obéissent davantage à un chef qu’ils connaissent et qui appartient à leur communauté qu’à leurs supérieurs hiérarchiques directs. Des militaires avec lesquels Crisis Group a discuté confient par exemple qu’au Mali, un des commandants de secteur était fréquemment contesté tandis que son adjoint zaghawa donnait les ordres.[fn]Entretien de Crisis Group, militaire tchadien, N’Djamena, février 2020.Hide Footnote Les relations au sein de l’armée reflètent ainsi les rapports de force au sein de la société tchadienne. Cela crée souvent des difficultés opérationnelles, notamment une faible solidarité entre les unités, des problèmes de commandement et d’insubordination, et ce, y compris au sein des forces d’élites. [fn]Les conditions de vie et de ressources des soldats présents sur les terrains extérieurs ont aussi à plusieurs reprises créé des tensions au sein des unités déployées. Ainsi, au Mali, des mutineries ont eu lieu en raison de retards dans le versement des salaires ou de la lenteur de la relève. A l’époque, le chef d’état-major et le ministre de la Défense avaient dû se rendre au Mali pour calmer les mutins en leur distribuant de l’argent. Entretien de Crisis Group, militaire tchadien déployé au Mali, N’Djamena, février 2020.Hide Footnote

B. Des dissensions inhabituelles

A ces problèmes structurels s’ajoute une conjoncture défavorable, qui amplifie un climat de mécontentement palpable au sein de l’armée. Ces dernières années, l’armée a enregistré des revers militaires sur son propre territoire, lesquels ont infligé de lourdes pertes dans ses rangs et plombé le moral des troupes.[fn]« Derrière l’attaque jihadiste au Tchad », op.cit.Hide Footnote Les militaires pâtissent en outre de la crise économique liée à la COVID-19 et à la chute des cours du pétrole. Les coupes dans les indemnités sont fréquentes, notamment pour les unités régulières. Selon plusieurs officiers rencontrés par Crisis Group, une partie de l’armée est gagnée par une certaine fatigue physique et morale.[fn]Entretiens de Crisis Group, militaires, N’Djamena, Abéché, février et juin 2020.Hide Footnote

En outre, depuis quelques années, des dissensions inhabituelles émergent. Elles tiennent en premier lieu à la nature de l’armée et aux défis auxquels celle-ci est confrontée. Si la lutte contre le terrorisme fait consensus au sein de la société, le Tchad est aussi en proie à des conflits armés qualifiés de « fraternels », dans lesquels belligérants et soldats entretiennent des relations d’amitié, voire de parenté.[fn]Debos, Living by the gun in Chad, op.cit.Hide Footnote Dans ce contexte, les loyautés militaires sont fluides, dépendant de circonstances qui peuvent changer.

En février 2019, lors de l’incursion de rebelles de l’UFR provenant de Libye, certains officiers tchadiens zaghawa auraient par exemple refusé de combattre leurs parents rebelles.[fn]Entretien de Crisis Group, diplomate, N’Djamena, avril 2019. Hide Footnote Selon une source au sein des renseignements tchadiens, les rebelles qui cherchaient à rejoindre Amdjarass, fief du président dans la région de l’Ennedi, pour mobiliser des soutiens, auraient même bénéficié de l’aide d’officiers de l’armée. « Un officier de l’ANT à Amdjarass avait apprêté 50 fûts de carburant en attendant l’arrivée des rebelles », nous a-t-elle confié.[fn]Entretiens de Crisis Group, acteur des renseignements tchadiens, militaire, N’Djamena, juillet 2020.Hide Footnote Des officiers de la garde présidentielle auraient été arrêtés pour complicité.[fn]Ibid.Hide Footnote Le refus de combattre de certains militaires ne serait pas un événement isolé. Des officiers tchadiens auraient en effet également exprimé leur réticence à combattre les groupes d’auto-défense dans la localité aurifère de Miski fin 2018 et fin 2019.[fn]Entretien de Crisis Group, diplomate, N’Djamena, février 2020.Hide Footnote

Les rebelles de l’UFR ont tenté d’exploiter ces mécontentements au sein de l’armée et d’encourager les défections. Le 6 février 2019, Tom Erdimi, opposant et neveu du président qui vit en exil aux Etats-Unis, adresse un message en arabe aux militaires tchadiens pour les appeler à rejoindre les rangs de l’UFR et renverser Déby.[fn]« Tchad : Timam Erdimi, le neveu terrible d’Idriss Déby Itno, qui rêve de marcher sur N’Djamena », Jeune Afrique, 11 février 2019. « Au Tchad, l’incursion des rebelles dévoile les fragilités du pouvoir », op. cit.Hide Footnote Quelques jours plus tard, dans une communication audio, il fait écho à une plainte des familles de soldats : «On envoie mourir les soldats à l’étranger sans honneur et sans argent pour leurs familles ».[fn]« Au Tchad, l’incursion des rebelles dévoile les fragilités du pouvoir », op. cit.Hide Footnote Cette stratégie visant à gagner le soutien de militaires fait peur au pouvoir qui demande, pour la première fois depuis 2008, l’intervention de la France, via un soutien aérien. 

Enfin, au cours de l’année 2020, des militaires, parfois hauts gradés, dénoncent publiquement la mauvaise gestion de l’armée par le pouvoir en place. Ces critiques émanent de militaires relativement proches du pouvoir et d’officiers qui ont autrefois aidé le président à renverser Hissen Habré et qui considèrent ne pas bénéficier d’une récompense à la hauteur des efforts fournis lors des difficiles campagnes militaires du passé. Ainsi, le général Ahmat Koussou Moursal, ancien aide de camp du président Déby, lui a envoyé une lettre ouverte dans laquelle il dénonce la trahison des engagements pris lors du serment de Bamina, qui a précédé la conquête du pouvoir. Il s’indigne aussi contre l’exclusion des populations hadjaraï du Guéra (région du centre du pays) des chaînes de commandement militaire.[fn]« Lettre ouverte du Général Ahmat Koussou Moursal à l’adresse de Monsieur le Président de la République, Chef de l’Etat, Chef suprême des armées, Président fondateur du MPS », juin 2020.Hide Footnote Il a par la suite été « rayé des effectifs de l’armée ».[fn]« Tchad : le général de brigade Ahamat Koussou Moursal dégradé et radié par décret », Alwihda, 9 juin 2020.Hide Footnote Un capitaine, membre du groupement antiterroriste, a également exprimé sa colère et a été arrêté pour avoir appelé au soulèvement de ses frères d’armes sur les réseaux sociaux.[fn]« Tchad : un capitaine de l’armée arrêté pour avoir critiqué le Président sur les réseaux sociaux », Alwihda, 28 septembre 2020.Hide Footnote

Ces prises de paroles publiques de militaires mécontents sont peu fréquentes, mais révèlent des frustrations latentes. Si elles ne donnent pour l’instant pas lieu à des mutineries ou à des soulèvements, il convient néanmoins d’y rester attentif. 

C. Risques de morcellement

Depuis longtemps, la question de l’après-Déby alimente les peurs des Tchadiens dans un pays qui a connu des guerres civiles et dont la société demeure très militarisée. Beaucoup de Tchadiens, de diplomates et d’experts craignent une crise de succession violente le jour où le président, dont la santé est une source constante de spéculation et un sujet sensible au Tchad, quittera le pouvoir. Vu le manque de cohésion au sein de l’armée, les risques de morcellement et de lutte entre factions rivales, notamment le long de lignes communautaires, seraient alors importants. 

Depuis longtemps, la question de l’après-Déby alimente les peurs des Tchadiens dans un pays qui a connu des guerres civiles et dont la société demeure très militarisée.

En cas de crise de succession, plusieurs scénarios sont possibles. Certains observateurs prédisent une lutte de pouvoir brève et des combats circonscrits au palais ou à certains quartiers de la capitale. D’autres, plus alarmistes, évoquent le risque de retour à une guerre civile. Beaucoup imaginent des affrontements entre militaires ou plus généralement entre « hommes en armes » du nord en vue de conserver ou de prendre le pouvoir, en ravivant les rivalités entre communautés zaghawa, gorane et arabes, majoritaires dans l’armée.[fn]Entretiens de Crisis Group, diplomates, chercheurs, membres de la société civile, militaires tchadiens et étrangers, N’Djamena, février et mai 2020.Hide Footnote Le pire n’est pas certain mais un point semble faire l’unanimité : très peu de Tchadiens croient à une transition politique sereine. 

L’armée porte en elle les germes d’une possible crise à venir. Ali Abderaman Haggar, ancien secrétaire général de la présidence, décrit ce risque : 

L’état de l’armée tchadienne qui n’est pas encore véritablement nationale, rend aléatoire toute perspective sereine de développement et toute dévolution du pouvoir sans heurts. L’armée tchadienne a pléthore d’officiers inquiétants en termes de projection de la paix civile. Des généraux, des colonels par tribus, par clan, par région, c’est dangereux.[fn]Ali Abderaman Haggar, Et demain le Tchad… Verbatim : Mon expérience au cœur de l’état Tchadien (Paris, 2009).Hide Footnote

Cette inquiétude s’exprime au sein des forces de sécurité elles-mêmes. Certains officiers disent ouvertement qu’ils craignent pour leur avenir.  « Le président ne fait rien pour préparer la suite et ça risque d’être un carnage », remarque notamment un général rencontré par Crisis Group.[fn]Entretien de Crisis Group, militaire tchadien, N’Djamena, février 2020.Hide Footnote Un militaire proche de la femme du président avoue également rester sur ses gardes et avoir conscience du danger en cas de vacance du pouvoir. Il dit avoir placé de jeunes militaires chez lui et être prêt à « ouvrir le feu sur les Zaghawa » en cas de menace.[fn]Entretien de Crisis Group, militaire tchadien, N’Djamena, juin 2020. Hide Footnote A contrario, de nombreux Zaghawa craignent d’être violemment pris à partie si Déby devait quitter le pouvoir.[fn]« Au Tchad, l’incursion des rebelles dévoile les fragilités du pouvoir », op. cit. Entretiens de Crisis Group, membres de la communauté zaghawa, février 2020.Hide Footnote

Les rapports de force et les fractures qui existent depuis longtemps au sein de la société tchadienne prennent une forme concrète au sein des forces de sécurité et de défense. Si l’état de santé de Déby venait à se détériorer au point de l’obliger à quitter sa fonction, le risque d’un retour de la violence armée pourrait s’accroître.

D. Les forces de sécurité et les élections à venir

Les élections présidentielles prévues en avril 2021 seront un test pour les forces de sécurité tchadiennes car si leur issue laisse peu place au doute, elles pourraient se dérouler dans un climat politique et social tendu. En effet, les mécontentements sociaux se sont intensifiés ces dernières années et, depuis fin octobre, les tensions sont montées d’un cran entre autorités, partis politiques d’opposition et société civile. 

Alors qu’un Forum national est organisé du 30 octobre au 1er novembre 2020, pour évaluer la mise en œuvre de la nouvelle constitution en vigueur depuis 2018, des partis politiques d’opposition et organisations de la société civile absentes de cet évènement proposent un contre-forum.[fn]« Forum national inclusif au Tchad : la création d’un poste de vice-président avalisé », RFI, 2 novembre 2020.Hide Footnote Rapidement, les autorités font pression sur eux. Les forces de sécurité du Groupement mobile d’intervention de la police (GMIP) encerclent les locaux et domiciles des chefs de partis politiques d’opposition de l’Union nationale pour le développement et le renouveau (UNDR), des transformateurs, ou encore du Parti pour les libertés et le développement (PLD) ainsi que les bureaux d’organisations de la société civile.[fn]« Tchad : Idriss Déby, un maréchal en campagne », Jeune Afrique, 19 novembre 2020.Hide Footnote Les forces de l’ordre, envoyées officiellement pour faire respecter les consignes sanitaires liées à la Covid-19, restreignent les accès aux sièges des partis, provoquant parfois des tensions et faisant même des blessés.[fn]« Lacrymogènes et violences chez les transformateurs au Tchad », Deutsche Welle, 6 novembre 2020. Hide Footnote

Si le président est déjà entré en campagne et sillonne les différentes provinces en multipliant les promesses, l’opposition politique est soumise aux restrictions liées à la Covid-19, notamment l’interdiction de rassemblement, et dénonce un deux poids, deux mesures.[fn]« Tchad : une marche des transformateurs dispersée », RFI, 13 décembre 2020.Hide Footnote Certains opposants tentent donc d’organiser des manifestations, mais elles sont rapidement dispersées par les forces de l’ordre, comme ce fut le cas le 13 décembre 2020.[fn]Ibid.Hide Footnote La séquence électorale pourrait se révéler plus agitée que prévu. Déjà, en 2016, lors des dernières élections présidentielles, les mobilisations populaires, dont l’ampleur avait surpris beaucoup d’observateurs, s’étaient soldées par l’arrestation préventive et ciblée d’acteurs de la société civile, la répression de certaines manifestations et la mort d’étudiants à Faya Largeau, dans le nord du pays.[fn]Rapport de Crisis Group, Tchad : entre ambitions et fragilités, op.cit.Hide Footnote Les contentieux politiques et la grogne sociale ambiante pourraient nourrir la contestation et inciter les organisations de la société civile, l’opposition et les jeunes à descendre, une fois encore, dans la rue.[fn]Des opposants ont plusieurs fois appelé au boycott des élections. Des critiques sont notamment émises sur la neutralité de la commission électorale, la possibilité pour le parti d’opposition Les transformateurs de participer au scrutin, l’absence de dialogue, ou encore le manque de crédibilité du fichier électoral.Hide Footnote

La capacité des forces de sécurité à encadrer les manifestations sans avoir recours à la violence répressive dont elles sont parfois coutumières sera sans aucun doute décisive dans la tournure que prendront ces manifestations. Comme le confiait un chercheur à Crisis Group : « S’il y a quelques blessés, les risques de débordements sont limités, mais si la répression fait une vingtaine de morts, la situation peut rapidement dégénérer ».[fn]Entretien téléphonique de Crisis Group, chercheur, juin 2019.Hide Footnote

VI. Vers une armée moins clivante

L’armée tchadienne fait face à deux impératifs : continuer à s’imposer comme une force capable de faire face aux menaces terroristes au Sahel et évoluer vers une institution plus représentative et plus professionnelle pour ne pas mettre en péril la stabilité du pays. Au regard de ses missions et de ses engagements intérieurs et extérieurs, la réduction drastique des effectifs prônée par le passé par les partenaires du Tchad n’est sans doute pas la priorité du moment. L’armée est déjà surmenée et cela risquerait d’affaiblir la sécurité du pays. Cependant, compte tenu de la place que représente la défense dans le budget de l’Etat, au détriment de secteurs essentiels, comme l’éducation et la santé, une approche progressive pourrait être envisagée pour alléger le poids budgétaire de l’armée. 

L’armée tchadienne fait face à deux impératifs : continuer à s’imposer comme une force capable de faire face aux menaces terroristes au Sahel et évoluer vers une institution plus représentative et plus professionnelle.

Le sujet de la réforme de l’armée est devenu un serpent de mer au Tchad. Les autorités considèrent qu’elles ont déjà effectué une réforme importante en 2011 et ne veulent pas y revenir. Elles ne proposent que des ajustements sur l’étendue des missions de certaines composantes de l’armée. De leur côté, les bailleurs, dont certains ont continué à encourager ce projet, se sont parfois découragés. La longévité du pouvoir en place, la réalité des rapports de force politiques (faiblesse des oppositions), la pression des membres du clan présidentiel en faveur du statu quo et l’importance de l’armée tchadienne dans le dispositif international de lutte contre le terrorisme amènent à un constat réaliste : à court terme, et tant qu’Idriss Déby sera en poste, il est peu probable que N’Djamena engage une profonde transformation de l’armée.

Pourtant, les autorités, président en tête, ont conscience des risques que l’état actuel de l’armée fait peser sur l’avenir du Tchad. La société civile et les partenaires internationaux partagent ces inquiétudes. Il est possible de faire des progrès, même limités, à travers plusieurs mesures débattre publiquement de la question de l’armée, diversifier et rendre plus transparents les recrutements, mettre fin aux promotions éclair, s’assurer qu’une plus grande partie de l’armée bénéficie d’une formation appropriée, réduire les différences de traitement entre troupes d’élite et le reste de l’armée, et prendre des mesures efficaces pour lutter contre l’impunité de certains officiers. Enfin, les risques de crise de succession doivent absolument être pris en compte et des garde-fous doivent être identifiés et soutenus pour décourager d’éventuelles violences.

A. Débattre de la question de l’armée

L’armée occupe un rôle central dans la vie politique du Tchad depuis l’indépendance. Or, la question de l’armée, qui a parfois été un sujet de débat, notamment au moment de son éclatement en 1979 ou dans une moindre mesure lors des Etats généraux de la défense en 2005, est actuellement très peu discutée. Cette question est pourtant essentielle pour la stabilité du pays à moyen terme. « Il faut absolument qu’on arrive à en parler et à faire émerger ce sujet dans le débat public », estimait récemment un proche du président dans un entretien avec Crisis Group.[fn]Entretien de Crisis Group, proche du président, N’Djamena, février 2020.Hide Footnote

La première étape consiste donc à permettre aux acteurs politiques et à la société civile de se saisir de cette question. S’il est peu probable que les autorités tchadiennes organisent de nouveaux Etats généraux de la défense dans les mois ou années à venir, elles pourraient mettre ce sujet à l’ordre du jour du prochain Forum national inclusif qui doit se tenir en 2022. En effet, depuis 2018, des forums nationaux inclusifs rassemblant acteurs politiques et société civile doivent être organisés tous les deux ans. Les participants au prochain forum pourraient débattre, entre autres choses, des évolutions nécessaires de l’armée à moyen et long terme. En acceptant de mettre le sujet de l’armée en débat, les autorités, et le président en tête, montreraient qu’elles se soucient de la pérennité de l’armée et donc de la stabilité du pays. 

En attendant 2022, les organisations de la société civile pourraient commencer à travailler sur ces questions en créant des espaces de dialogue et en formulant des recommandations constructives sur le sujet. Les partis politiques pourraient également utiliser la séquence électorale d’avril 2021 pour présenter leur vision de l’armée tchadienne à moyen et long terme.

De tels débats présenteraient un autre intérêt : les partenaires internationaux pourraient s’appuyer sur les recommandations émises pour inciter les autorités à adopter les changements nécessaires.

B. Vers une armée plus représentative et plus professionnelle

Les autorités devraient prendre des mesures pour que l’armée soit plus représentative de la population et donc mieux acceptée par celle-ci. Aujourd’hui, les critères de recrutement, de promotion et les différences de traitement entre composantes des forces de défense créent un sentiment d’injustice dans les rangs de l’armée, minent sa cohésion et entament le moral des troupes. Sans être trop ambitieux, il devrait être possible d’actionner plusieurs leviers pour valoriser le mérite, favoriser le brassage et répondre à certains mécontentements exprimés par les militaires.

Les autorités devraient prendre des mesures pour que l’armée soit plus représentative de la population et donc mieux acceptée par celle-ci.

Le premier levier est celui du recrutement. L’armée tchadienne mène des opérations de recrutement formelles et informelles, dont les modalités obéissent rarement aux règles en vigueur. Ce fut encore le cas en août 2020 près d’Amdjarass, fief du président, où plusieurs centaines de soldats, issus notamment de sa communauté, auraient été recrutés et formés dans des conditions opaques.[fn]Entretiens de Crisis Group, militaires, membre de l’administration, septembre 2020.Hide Footnote Des militaires évoquent également un système de cooptation pour la sélection des éléments déployés à l’étranger, mieux rémunérés.[fn]Entretiens de Crisis Group, militaire et expert militaire, N’Djamena, octobre 2020.Hide Footnote

Le comité technique d’appui aux réformes institutionnelles de 2017 pointe ces problèmes : « Il est souhaitable d’instaurer un climat de confiance au Tchad notamment par la mise en place d’une armée véritablement républicaine par son recrutement ».[fn]« Rapport final du comité d’appui aux réformes institutionnelles au Tchad », op. cit. Hide Footnote Beaucoup de Tchadiens considèrent qu’ils n’ont pas un accès égal à l’armée et que les recrutements sont davantage basés sur les liens de parenté que sur le mérite.[fn]Entretiens de Crisis Group, militaires, N’Djamena, février 2020.Hide Footnote Les autorités devraient s’assurer que les concours sont ouverts à tous et rendre plus transparentes les modalités de recrutement. Une plus grande diversité dans les recrutements permettrait par ailleurs de faciliter l’acceptation de l’armée dans des zones où elle est parfois perçue comme une force intrusive. 

Les autorités devraient arrêter les promotions non règlementaires de masse, fréquentes par le passé, et qui ont conduit à une structure inversée de l’armée. Celle-ci est en effet composée de beaucoup d’officiers et de peu de soldats, ce qui a eu des effets délétères sur sa professionnalisation. Elles devraient surtout mettre fin aux promotions éclair, car chez de nombreux soldats, elles ont ancré l’idée d’une armée à deux vitesses.[fn]Ibid.Hide Footnote Les autorités devraient en outre favoriser les évolutions de carrière plus formelles et linéaires, comme le prévoient les textes.

Enfin, au cours des dix dernières années, les départs à la retraite de certains vétérans du MPS et l’arrivée de jeunes soldats mieux formés, la participation des troupes tchadiennes à des coalitions contre le terrorisme, à des missions de maintien de la paix ou à des forces régionales, comme la Force multinationale mixte, et les formations dispensées par des partenaires du Tchad ont contribué à la professionnalisation des forces de défense tchadiennes. Pourtant, ces efforts ont surtout été concentrés sur les troupes d’élite, souvent engagées dans la lutte antiterroriste, au détriment des autres composantes qui s’estiment souvent négligées. Les autorités et les partenaires internationaux devraient rééquilibrer leurs investissements en faveur des troupes régulières, notamment en matière de formation et de conditions de service.

C. Lutter contre les abus et renouer des liens plus sains avec la population

Les abus fréquents de soldats à l’égard de civils, la corruption et l’impunité de certains militaires bien connectés ternissent l’image de l’armée auprès de la population. De nombreux Tchadiens estiment que certains militaires bénéficient d’une protection politique ou de solidarités tribales.[fn]Entretiens de Crisis Group, membres de la société civile, militaires, membres du parti au pouvoir, commerçants, chercheurs, N’Djamena, novembre 2019, février et mai 2020. Hide Footnote Ce constat est largement partagé au sein de la classe politique, y compris par des membres du parti au pouvoir, mais aussi par des militaires et par la société civile.[fn]Ibid.Hide Footnote Le rapport du comité technique d’appui aux réformes institutionnelles de 2017 fait état « de dérapages incompatibles avec la mission de l’armée qui créent une méfiance entre les hommes en tenues et la population civile ».[fn]« Rapport final du comité d’appui aux réformes institutionnelles au Tchad », op. cit.Hide Footnote

Les autorités, qui ont montré qu’elles prenaient cette question au sérieux, devraient tenter de mettre fin à ces « dérapages » en sanctionnant rapidement les abus des militaires. Elles pourraient aussi mettre en œuvre une des recommandations du forum national inclusif de 2018 en créant la Cour de répression des infractions économiques et financières (Crief), dont les compétences s’étendraient aux civils et aux militaires.[fn]Synthèse de travaux du Forum inclusif, 27 mars 2018.Hide Footnote Enfin, les bailleurs qui appuient les forces de défense et de sécurité tchadiennes pourraient, à moyen terme, suggérer un audit des forces de défense et de sécurité, comme ce fut récemment le cas au Niger.[fn]L’audit de l’inspection générale des armées sur les commandes passées par le ministère de la Défense nigérien fait état du détournement de 116 millions d’euros entre 2014 et 2019.Hide Footnote

Bien que les menaces externes soient au cœur des préoccupations, il serait dangereux d’ignorer les tensions qui existent dans les zones rurales tchadiennes et menacent la stabilité du pays. Ces tensions pourraient s’amplifier sous l’effet conjugué d’une descente plus précoce des éleveurs vers le centre et le sud du pays due à des facteurs climatiques, de leur sédentarisation progressive, de l’accroissement de la taille des troupeaux et de l’expansion des cultures. Tout cela génère des tensions identitaires fortes, mais aussi une défiance de la population envers les autorités administratives et militaires.[fn]Entretiens de Crisis Group, membres de la société civile, commerçants, chercheurs, N’Djamena, novembre 2019, février et mai 2020.Hide Footnote Certains représentants de ces autorités sont en effet propriétaires de grands troupeaux et sont régulièrement accusés d’attiser ces conflits pouvoir devrait sanctionner les militaires qui interviennent abusivement dans les conflits entre agriculteurs et éleveurs et prévenir tout conflit d’intérêts, en évitant de déployer des hauts gradés dans des zones où ils possèdent du bétail.

D. Réduire les risques de succession violente

Un scénario inquiétant pourrait se profiler à l’horizon si l’état de santé du président Déby, au pouvoir depuis 30 ans, devait s’aggraver ou s’il devait soudainement quitter le pouvoir. Les hommes en armes présents dans et à l’extérieur du pays pourraient tenter de faire irruption dans le processus politique et les risques d’une succession violente sont réels. L’armée ne serait sans doute pas épargnée par les rivalités entre factions et pourrait se morceler le long de lignes de fracture communautaires. Les rebelles tchadiens présents dans le sud de la Libye pourraient se greffer à l’une ou l’autre de ces factions. Ce scénario inquiète un grand nombre de Tchadiens et certains diplomates. « Les partenaires internationaux ont une conscience aiguë des violences majeures qui pourraient survenir au Tchad et sont légitimement préoccupés, mais il n’y a pas de réelle anticipation – au sens d’action préventive – de leur côté », confiait en février dernier un proche du président.[fn]Entretien de Crisis Group, proche du président, N’Djamena, février 2020.Hide Footnote

Un scénario inquiétant pourrait se profiler à l’horizon si l’état de santé du président Déby devait s’aggraver ou s’il devait soudainement quitter le pouvoir.

L’avenir du Tchad dépend de processus internes qu’il est très difficile d’influencer. En plus des recommandations formulées plus haut, destinées à accroître la représentativité et le professionnalisme de l’armée, quelques mesures modestes pourraient être prises afin d’identifier des garde-fous et de réduire les risques de violence au moment de la succession. Au Soudan voisin, lors de la chute d’Omar el-Béchir, le fait que les manifestants puissent filmer les images de combats a sans doute permis de dissuader, même à la marge, les acteurs armés de commettre davantage de violences.[fn]Courriel de Crisis Group, chercheur sur le Soudan, mai 2020.Hide Footnote Dans cet esprit, les organisations tchadiennes de la société civile chargées du suivi des violations des droits humains pourraient utilement travailler à recenser et à documenter les exactions des acteurs armés tchadiens. Les bailleurs de fonds internationaux et partenaires du Tchad devraient faire leur possible et mettre une pression sur les autorités pour s’assurer que ces organisations peuvent travailler dans un cadre sécurisé et ne pas faire l’objet de menaces.

Enfin, les organisations de la société civile devraient renforcer leurs relations avec les autorités traditionnelles et religieuses, qui pourraient, en cas de conflit, jouer un rôle de stabilisateurs et inciter les jeunes à ne pas prendre les armes.

VII. Conclusion

Le Tchad est un pays à la fois fortement militarisé et très pauvre. Malgré des avancées démocratiques réalisées en début de mandat avec l’instauration du multipartisme ou encore la création et la reconnaissance d’organisations issues de la société civile, le pouvoir n’a pas ouvert l’espace politique. Il n’a pas non plus réussi à insuffler une dynamique de développement économique ni à créer des institutions solides, à commencer par l’armée. Des décennies de mauvaise gouvernance et d’utilisation abusive ont fait de l’armée une source d’instabilité politique au Tchad. Dans un avenir proche, elle pourrait de nouveau constituer un facteur de troubles. Il est temps que les Tchadiens et les partenaires du Tchad se saisissent de ce sujet avant qu’il ne s’impose de lui-même.

N’Djamena/Bruxelles, 22 Janvier 2021

Annexe A : Carte du Tchad

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