Hero AU briefing
African heads of state, among other African authorities, pose for a group photo during the 36th Ordinary Session of the Assembly of the African Union (AU) in the city of Addis Ababa, Ethiopia, on February 18, 2023. EDUARDO SOTERAS / AFP
Briefing / Africa 20+ minutes

Huit priorités pour l’Union africaine en 2024

Avec la multiplication de conflits violents sur une grande partie du continent africain, l’Union africaine aura beaucoup à faire afin de promouvoir la paix pendant l’année en cours. Ce briefing met en avant huit priorités qui nécessitent temps et attention de la part de l’organisation.

[Traduit de l'anglais]

Que se passe-t-il ? Les dirigeants africains se réuniront à Addis-Abeba pendant la troisième semaine de février à l’occasion du sommet annuel de l’Union africaine (UA). Ce sera l’occasion pour eux de s’attaquer aux nombreux défis auxquels le continent est confronté et de décider de la meilleure façon de renforcer l’intervention de l’UA dans ces différentes crises. 

En quoi est-ce significatif ? Les conflits civils s’intensifient dans de nombreuses régions d’Afrique, tout comme la violence jihadiste. La guerre entre les États est un risque de plus en plus aigu dans certaines régions. La prévention et la résolution des conflits deviennent de plus en plus difficiles à mesure que les mécanismes de réponse collective s’affaiblissent dans le monde entier. 

Comment agir ? En 2024, l’UA devrait explorer de nouvelles façons de traiter les crises de gouvernance ; s’engager pour sauver le Soudan ; résoudre les conflits en Éthiopie et stabiliser la RDC ; maintenir ouverts les canaux diplomatiques dans le Sahel central ; mettre le conflit anglophone du Cameroun à l’ordre du jour ; réactualiser son partenariat avec la Somalie et contribuer à préparer le Soudan du Sud pour les élections.

Synthèse

Le sommet de l’Union africaine (UA) se tiendra les 17 et 18 février, alors que des millions de vies sont menacées sur le continent par la multiplication des conflits. Du Mali au Mozambique, les insurrections mettent en difficulté de nombreux pays, tandis que l’effondrement de l’État se profile au Soudan, après dix mois de lutte féroce pour le pouvoir entre l’armée et les forces paramilitaires de soutien rapide (RSF). La possibilité de guerres interétatiques majeures est également réelle : les tensions dans la Corne de l’Afrique et dans la région des Grands Lacs sont particulièrement alarmantes. L’UA a pris des engagements institutionnels ambitieux et s’est dotée d’outils de médiation et de maintien de la paix, mais elle n’a pas la force politique et financière nécessaire pour en tirer le meilleur profit, en partie à cause du soutien, souvent faible, des États membres. Néanmoins, l’organisation joue un rôle important en faisant valoir les points de vue africains dans les débats mondiaux et en aidant à relever les défis continentaux en matière de paix et de sécurité, qui semblent proliférer de jour en jour. Son sommet annuel est l’occasion pour les États membres d’élaborer un programme pour relever ces enjeux, tout en renforçant sa capacité à le faire.

Bon nombre des difficultés institutionnelles auxquelles l’UA est confrontée sont communes à d’autres organisations multilatérales à une époque de frictions internationales croissantes. Les États membres se replient sur eux-mêmes, protégeant étroitement leurs prérogatives souveraines au lieu d’investir dans la sécurité collective et d’aller contre les tensions géopolitiques qui sapent les efforts de coopération. Pour l’UA, l’argent est également une contrainte majeure. L’organisation dépend fortement du financement international, dont une grande partie provient de l’Union européenne, ce qui l’expose aux critiques africaines pour son supposé manque d’indépendance. 

Malgré tous ses handicaps, l’UA occupe une place unique en matière de maintien de la paix et de la diplomatie continentale. Le forum du G20 des plus grandes économies du monde a reconnu son rôle important en septembre 2023, lorsqu’il a fait de l’UA un de ses membres permanents. L’UA a ainsi pu siéger à la table des discussions sur des questions majeures pour les États africains, telles que la réforme des institutions financières internationales. Trois mois plus tard, le Conseil de sécurité des Nations unies a donné à l’organisation une autre victoire importante en ouvrant la voie à l’utilisation de contributions obligatoires afin de financer les opérations de maintien de la paix menées par l’UA. 

De nouvelles plateformes et de nouveaux outils peuvent offrir à l’UA des possibilités ... pour faire progresser la paix, la sécurité et la prospérité sur le continent africain.

Comme nous le verrons plus loin, de nouvelles plateformes et de nouveaux outils peuvent offrir à l’UA des possibilités, elles aussi nouvelles, pour faire progresser la paix, la sécurité et la prospérité sur le continent africain. Mais pour en tirer le meilleur profit, les États membres devront d’abord contribuer à solidifier les bases de l’organisation. Lorsque les dirigeants se réuniront pour le sommet de la mi-février, plusieurs questions institutionnelles devraient figurer en tête de l’ordre du jour, dont certaines sont liées à des nominations clés. 

Tout d’abord, l’UA doit trouver un moyen de mieux gérer les différends entre deux de ses principaux bailleurs de fonds, le Maroc et l’Algérie. Ces discordes l’empêchent, en effet, de fonctionner correctement. Elles sont d’ordre géopolitique : Rabat considère le Sahara occidental comme faisant partie intégrante de son propre territoire, tandis qu’Alger soutient les Sahraouis du Front Polisario, qui ont proclamé l’indépendance de ce territoire. Ce désaccord de longue date s’est répercuté sur le processus de sélection du nouveau président de l’UA – un rôle essentiellement protocolaire mais potentiellement influent qui, chaque année et de façon tournante, est dévolu à un représentant de l’une des cinq régions du continent. Au début du sommet de 2024, l’actuel président, le chef de l’État comorien Azali Assoumani, devrait céder sa place à un candidat d’Afrique du Nord. Le Maroc et l’Algérie étaient tous deux des candidats possibles pour le poste, ce qui a conduit à une impasse. La Mauritanie a été proposée comme un possible compromis. 

Dans ce contexte, les États membres devraient se concentrer sur deux objectifs. La priorité immédiate devrait être d’encourager les États d’Afrique du Nord à s’unir derrière un candidat et à ne pas laisser les disputes sur la nomination du président entraver le sommet. La priorité à plus long terme est d’encourager l’Algérie et le Maroc à mettre de côté leur raisonnement à somme nulle lorsqu’ils agissent dans le cadre de prises de décision au sein de l’UA. Trop souvent, Alger et Rabat s’opposent de manière réflexe à ce que l’autre soutient. Bien qu’il soit difficile de les amener à changer, les États membres qui ont de l’influence dans ces deux capitales devraient leur faire comprendre le coût de leur différend pour la région d’Afrique du nord et les encourager à trouver un modus vivendi qui permettra à l’UA de poursuivre son mandat de manière plus efficace. 

Ensuite, l’organisation entamera également l’important processus de sélection d’un nouveau président de la Commission de l’UA, qui remplacera le président sortant Moussa Faki Mahamat. Contrairement au président de l’UA, le président de la Commission a un mandat de quatre ans et dirige le secrétariat de l’organisation, dépositaire de son expertise institutionnelle. Le nouveau président sera sélectionné lors du prochain sommet de l’UA, en 2025, de même que le vice-président et les six commissaires qui, avec le président, constituent l’équipe dirigeante de la Commission. Afin de s’assurer que les candidats sont choisis sur la base de leur mérite et non pas uniquement sur la base de tractations entre États et régions, l’UA a décidé de mettre en place un groupe de personnalités éminentes qui examinera les candidatures et établira une liste de présélection. Toutefois, à la fin de l’année 2023, seules trois des cinq régions d’Afrique avaient respecté le délai fixé pour la présentation d’un candidat pouvant faire partie de ce panel de personnalités. Ce retard n’augure pas d’un processus harmonieux ni d’un résultat optimal.

Le futur président de la Commission devrait être quelqu’un de sérieux et posséder toutes les compétences et l’habileté nécessaire pour combler les nombreuses fractures linguistiques et régionales au sein de l’UA. Elle ou il devrait être en mesure de conduire l’UA à travers ce qui risque d’être un cycle de plusieurs années très difficiles et représenter le continent à l’échelle mondiale alors que le besoin d’un leadership visionnaire se fait cruellement sentir. Les pays ont jusqu’à mai 2024 pour présenter des candidats. En les choisissant, ils devraient considérer non seulement les candidatures d’anciens chefs d’État et ministres des affaires étrangères, mais aussi celles d’Africains qui ont excellé dans l’art de gouverner dans d’autres domaines, notamment au sein du système des Nations unies. Pour assurer une représentation équilibrée, ils devraient élargir le groupe de candidats afin d’inclure autant de femmes que possible. Ce principe devrait également s’appliquer à l’inclusion des femmes à la table des négociations de paix dans les conflits examinés ci-dessous.

Si les États africains veulent que l’UA réussisse, ils ne peuvent que renforcer leur propre engagement envers l’organisation.

Enfin, si les États africains veulent que l’UA réussisse, ils ne peuvent que renforcer leur propre engagement envers l’organisation. Les dirigeants du continent attendent beaucoup de l’UA, mais hésitent souvent à lui apporter un soutien politique ferme ou un appui financier suffisant. Le nouveau mécanisme de financement des Nations unies contribuera à financer les missions de maintien de paix, mais il ne couvrira que 75 pour cent des coûts, laissant le continent combler l’écart avec ses propres fonds ou chercher un soutien extérieur. Si l’objectif est l’autosuffisance, les États membres – en particulier ceux dont les économies sont les plus importantes – devront contribuer davantage. Un soutien financier plus fort aux capacités diplomatiques de l’organisation permettrait également d’améliorer son efficacité. Les bureaux de l’UA sur le continent manquent de personnel et les envoyés ne disposent pas de budget de voyage suffisant, comme cela a été le cas pour l’envoyé au Sahel. 

Plus l’UA et ses États membres pourront relever ces défis rapidement et efficacement, mieux l’organisation sera en mesure de relever les défis qui s’enchevêtrent en matière de paix, de sécurité et de gouvernance et auxquels elle sera confrontée pendant l’année en cours. Huit de ces défis méritent une attention particulière et sont examinés plus loin : 

Cette liste n’est pas exhaustive et n’a pas vocation à l’être. L’idée est plutôt de suggérer un ordre du jour pour l’année en cours qui tienne compte – entre autres – des crises qui semblent les plus menaçantes pour la stabilité régionale, qui posent le plus grand risque de catastrophe humanitaire ou qui semblent les plus susceptibles d’être résolues avec l’aide de l’UA. De nouveaux conflits peuvent émerger et émergeront probablement, et d’anciens conflits se rallumeront, d’une manière qui retiendra l’attention de l’UA. Mais en se projetant en 2024, l’organisation peut être assurée que le temps consacré à l’amélioration de ces huit points chauds sera du temps bien utilisé. 

Nairobi/Bruxelles, 14 février 2024

1. Mieux gérer les reculs démocratiques

Depuis 2020, l’UA a suspendu six pays après le renversement des autorités civiles par des officiers militaires.[1] La politique de la «tolérance zéro» de l’organisation à l’égard des prises de pouvoir anticonstitutionnelles a un coût pour ceux qui l’enfreignent, mais la prolifération des coups d’État sur le continent montre clairement que beaucoup trop de pays sont prêts à assumer ce coût élevé. Aucune de ces situation n’a amené les officiers à quitter le pouvoir. Certains d’entre eux tardent même à organiser des élections qui rétabliraient l’ordre constitutionnel et préfèrent conclure des alliances avec d’autres régimes militaires au lieu de collaborer avec l’UA et les blocs régionaux. Les dirigeants de l’UA ont exprimé leur consternation, mais les conséquences se font attendre.[2] En 2023, deux nouveaux putschs – au Niger (juillet) et au Gabon (août) – se sont succédé. Cette tendance s’explique par plusieurs causes, notamment le rôle prépondérant de l’armée dotée de budgets de défense qui explosent face à l’insécurité, des dirigeants qui refusent de quitter leur poste, la frustration populaire face à la corruption de l’État et la pénurie d’emplois pour les jeunes, qui sont de plus en plus nombreux. L’UA devrait de toute urgence mettre au point de nouveaux moyens pour promouvoir la gouvernance démocratique à un moment où la démocratie recule.

Le principal instrument de l’UA pour réagir aux coups d’État, la convention de Lomé de 2000, oblige l’organisation à suspendre les pays dans lesquels s’est déroulé un changement anticonstitutionnel de gouvernement. La menace de suspension semble avoir réussi à décourager les prises de pouvoir militaires pendant un certain temps.[3] Il y a eu moins de coups d’État entre 2000 et 2014 qu’au cours des 40 années précédentes, et ceux qui ont eu lieu étaient sans doute moins violents.[4] Les régimes qui se sont emparés du pouvoir souhaitaient généralement que leur pays soit à nouveau admis au sein de l’UA, car l’adhésion à l’UA les aiderait à réparer d’autres relations avec des partenaires étrangers, qui avaient été mises à mal, et à gagner en légitimité à l’intérieur du pays. Certains putschistes ont d’ailleurs suivi les étapes convenues avec l’UA pour revenir à l’ordre constitutionnel. En 2010-2011, par exemple, un conseil militaire au Niger a organisé une élection présidentielle dans l’année qui a suivi la destitution de Mamadou Tandja. L’armée guinéenne, subissant des pressions externes, a également supervisé une transition vers des élections en 2010, après le règne désastreux du chef de la junte Moussa Dadis Camara, qui a quitté le pays après une tentative d’assassinat. 


[1] L’UA a suspendu le Burkina Faso, le Gabon, la Guinée, le Mali, le Niger et le Soudan.

[2] Discours de Moussa Faki Mahamat lors de la session d’ouverture du 36ème sommet de l’UA, 18 février 2023.

[3] Une exception notable a été la prise de contrôle militaire du Tchad en 2021, lorsque la Convention de Lomé n’a pas été appliquée. Voir le Briefing Afrique de Crisis Group N°186, Huit priorités pour l’UA en 2023, 14 février 2023.

[4] Sur les 88 coups d’État survenus en Afrique entre 1952 et 2014, seuls douze se sont produits après l’adoption de la Convention de Lomé. Voir Issaka Souaré, « The African Union as Norm Entrepreneur on Military Coup d’États in Africa (1952-2012) », Journal of Modern African Studies, 4 février 2023 ; et «The African Governance Report : Unconstitutional Changes of Government», Mécanisme africain d’évaluation par les pairs, juillet 2023.

Les juntes ont moins de raisons de craindre l’opprobre de l’organisation.

Mais les temps ont changé et les juntes ont moins de raisons de craindre l’opprobre de l’organisation. Même en cas de suspension dans le cadre de la Convention de Lomé, dans un contexte de concurrence géopolitique exacerbée, il leur est plus facile de monter les différents acteurs étrangers les uns contre les autres, et d’en tirer des avantages politiques. Au Mali, par exemple, les officiers ont renforcé les relations militaires et politiques avec la Russie au détriment des partenaires traditionnels, comme la France, principalement pour obtenir du matériel militaire bon marché et les services de mercenaires du groupe Wagner qui ne prennent pas de gants dans la lutte contre les jihadistes. D’autres pays, tels que la Chine et l’Arabie saoudite, peuvent aussi involontairement entraver les efforts de l’UA pour imposer ses normes par des sanctions. Ils recherchent des matières premières et des chaînes d’approvisionnement en Afrique, ce qui pourrait les amener à apporter une légitimité aux dirigeants putschistes en les invitant à des sommets et à des réunions bilatérales. En novembre 2023, par exemple, le chef de la junte du Burkina Faso, Ibrahim Traoré, est arrivé au sommet Afrique-Arabie saoudite à Riyad en treillis militaire, au grand dam des responsables de l’UA.[1]

Néanmoins, si l’organisation ne souhaite pas encourager encore plus de pays à bouleverser les règles démocratiques – avec les risques de violence qui en découlent –, elle devrait à la fois maintenir sa position en ce qui concerne les principes de Lomé et condamner plus fermement les autres méthodes que les responsables politiques pourraient utiliser pour contourner les processus démocratiques. L’UA pourrait, pour ce faire, s’inspirer de la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance, signée par la plupart des dirigeants africains, qui impose certaines garanties. La charte interdit, par exemple, les amendements constitutionnels «qui servent des intérêts personnels »  (comme ceux destinés à aider les titulaires à rester au pouvoir) et «l’autolégitimation des auteurs de coups d’État» (comme les mesures qui permettent aux officiers de se présenter aux élections).[2] L’UA dénonce rarement ces transgressions car ses membres hésitent à empiéter sur ce qu’ils considèrent comme les prérogatives d’États souverains.[3] La frontière entre ces manœuvres et les prises de contrôle militaires est pourtant très mince. Il est peu probable que l’UA élargisse ses critères de suspension, mais elle devrait exercer une pression beaucoup plus forte pour décourager de telles manœuvres et donner l’alerte lorsqu’elles se produisent. 


[1] Entretien de Crisis Group, responsable de l’UA, Addis-Abeba, septembre 2023.

[2] Voir «The African Governance Report», op. cit. et «Charter on Democracy, Elections and Governance», Union africaine, 30 janvier 2007, articles 23 et 25. 

[3] «The African Governance Report», op. cit.

L’hésitation de l’UA à dénoncer les élections frauduleuses a également terni sa réputation de garant des normes démocratiques.

L’hésitation de l’UA à dénoncer les élections frauduleuses a également terni sa réputation de garant des normes démocratiques. La frustration de l’opposition à l’égard des candidats sortants accusés de truquer les élections pourrait conduire non seulement à la contestation des résultats, mais aussi à des coups d’État dans les pays où les électeurs ne font plus confiance aux responsables politiques civils. Ce fut le cas au Mali (2020) et au Gabon (2023). Les missions d’observation de l’UA devraient publier des jugements honnêtes et sans équivoque sur l’équité des élections plutôt que de formuler leurs conclusions dans un langage diplomatique beaucoup plus facile à ignorer.

Dans les situations de coups d’État, les États membres de l’UA et les blocs régionaux sont souvent divisés quant à la réaction à adopter. Certains ont proposé des mesures sévères, y compris la force militaire, pour renverser les coups d’État, tandis que d’autres préfèrent le dialogue pour inciter les pays à revenir à l’ordre constitutionnel. L’UA devrait utiliser son pouvoir de mobilisation pour trouver un terrain d’entente avec les blocs régionaux sur la réaction à adopter. Des sanctions ciblées pourraient encourager les putschistes à rendre le pouvoir ou au moins à accepter un calendrier électoral.[1] L’application des sanctions nécessite toutefois généralement la coopération des blocs régionaux, des pays non africains et, dans certains cas, des institutions financières multilatérales. En outre, certaines mesures punitives – si elles sont trop larges ou si elles ne bénéficient pas d’un soutien régional – pourraient nuire aux citoyens ordinaires dans des économies en difficulté, entraver la coopération en matière de sécurité et exacerber les tensions régionales.[2] L’UA devrait peser le pour et le contre des sanctions économiques en tenant compte de ces retombées. Elle devrait éviter les sanctions globales qui infligent des souffrances à la population et privilégier des mesures ciblées. Ces mesures devraient être conçues de manière à permettre la poursuite des échanges diplomatiques avec les dirigeants tout en étant susceptibles d’être facilement levées une fois leurs objectifs atteints.


[1] Ibid.

[2] Les sanctions de la Cedeao contre le Niger, à la suite d’un coup d’État en juillet 2023, ont provoqué une crise humanitaire dont l’UA devrait être bien consciente pour pouvoir l’éviter lorsqu’elle imposera ses propres sanctions. Nnamdi Obasi, «Sanctions de la Cedeao après le coup d’État au Niger : un réajustement s’impose», commentaire de Crisis Group, 5 décembre 2023.

2. S’engager pour sauver le Soudan

La guerre civile au Soudan fait rage sans qu’aucune issue ne soit en vue. Les combats entre les paramilitaires des RSF, dirigés par le général Mohamed Hamdan «Hemedti» Dagalo, et l’armée du général Abdel-Fattah Burhan ont obligé six millions de Soudanais à se déplacer depuis avril 2023. Malgré l’ampleur du conflit et l’importance géostratégique du Soudan, les efforts des partenaires internationaux pour négocier un cessez-le-feu ont été cruellement insuffisants.[1] Les intérêts divergents des puissances extérieures, et la prolifération d’initiatives qui en a découlé, pourraient en partie expliquer cette situation. L’UA, qui a participé au rétablissement de la paix au Soudan après l’éviction du dirigeant autoritaire Omar el-Béchir en 2019, a été, jusqu’à présent, largement sous-représentée lors des efforts de médiation. À la mi-janvier, le président de la Commission de l’UA, Moussa Faki Mahamat, a nommé un panel de hauts représentants africains pour tenter de rétablir la paix au Soudan. Les autres voies diplomatiques étant confrontées à de nombreux obstacles, ce panel devrait travailler avec Ramtane Lamamra, l’envoyé de l’ONU pour le Soudan, les chefs d’État africains et les puissances arabes et occidentales pour faire pression sur les belligérants afin qu’ils cessent les hostilités.[2]

La situation est très incertaine, mais le conflit pourrait s’étendre dans les mois à venir. La lutte pour le pouvoir entre le camp du général Hemedti et celui du général Burhan implique de plus en plus de nouveaux acteurs, tels que les Émirats arabes unis, qui soutiennent les RSF, et l’Égypte, l’Érythrée et l’Iran, qui aident l’armée à différents niveaux. Le conflit a entraîné la fermeture d’écoles, d’hôpitaux et de banques dans la capitale, Khartoum. Le pays n’a plus d’autorité centrale, ce qui implique un risque de division, voire d’effondrement complet de l’État. Les RSF occupent désormais la majeure partie de l’ouest du pays, y compris la région du Darfour, ainsi que Khartoum. Elles ont progressé vers l’est de la capitale, où elles se sont emparées de la deuxième ville du Soudan, Wad Madani, en décembre. L’armée, quant à elle, maintient son contrôle sur la majeure partie du reste de l’est du pays depuis son centre de commandement situé à Port-Soudan, sur la côte de la mer Rouge. Elle arme désormais les civils pour tenter de dissuader les RSF d’aller plus loin. 


[1] «After Six Months of War, Sudan is Disintegrating», The Horn (Crisis Group podcast), 13 octobre 2023.

[2] Déclaration de Crisis Group, «Sudan’s Calamitous Civil War : A Chance to Draw Back from the Abyss», 9 janvier 2024.

Les Nations unies estiment que le conflit a fait plus de 12 000 morts, un chiffre sans doute très inférieur à la réalité car la plupart des zones sont trop dangereuses pour que des observateurs extérieurs puissent y pénétrer.

Les Nations unies estiment que le conflit a fait plus de 12000 morts, un chiffre sans doute très inférieur à la réalité car la plupart des zones sont trop dangereuses pour que des observateurs extérieurs puissent y pénétrer.[1] Aucune des deux parties n’a fait le moindre effort pour atténuer les dommages subis par les civils. Elles ont bombardé sans état d’âme des zones densément peuplées. Les rapports font état d’atrocités généralisées commises par les RSF et les milices affiliées lors de la conquête de territoires, notamment des massacres, des pillages systématiques et des violences sexuelles à l’encontre des femmes et des jeunes filles au Darfour.[2] Les deux parties ont également renié à plusieurs reprises leurs engagements de veiller à ce que l’aide humanitaire parvienne à ceux qui en ont le plus besoin.[3]

Alors que le Soudan est déjà fragmenté, une guerre qui s’éternise garantit l’éclatement d’un État situé au carrefour de la Corne de l’Afrique, du Sahel et de l’Afrique du Nord, à proximité des routes maritimes de la mer Rouge et non loin du Levant et des monarchies arabes du Golfe. Le contrôle territorial serait probablement réparti de facto entre les chefs de guerre, les milices communales et d’autres groupes armés. Les islamistes liés au régime d’Omar el-Béchir refont également surface et se battent aux côtés de l’armée. Nombreux sont ceux qui craignent que l’effondrement de l’État n’incite d’autres acteurs, tels que les jihadistes, à rejoindre la mêlée. L’effondrement rapide, qui rappelle à certains égards la Somalie des années 1990, pourrait nécessiter des efforts de plusieurs décennies avant un retour à la normale. L’instabilité qu’il génèrerait pourrait même se propager dans toute la région.

Malgré les enjeux, les efforts diplomatiques pour enrayer la chute du Soudan, compliqués par les prises de position des puissances extérieures, n’ont pas été fructueux. L’Égypte soutient l’armée et les Émirats arabes unis soutiennent les RSF. Des pourparlers sporadiques menés sous l’égide de l’Arabie saoudite et des États-Unis ont réuni les parties belligérantes à Djedda, Arabie saoudite, mais ils se sont concentrés sur les questions humanitaires et les mesures pour restaurer la confiance, et n’ont pas permis de progresser avant d’être interrompus – du moins pour le moment – début décembre 2023. D’autres pistes piétinent. En juin 2023, les dirigeants du bloc régional, l’Autorité intergouvernementale pour le développement (Igad) ont convenu que le Soudan du Sud, Djibouti, le Kenya et l’Éthiopie devaient tenter une médiation, mais ces efforts ont stagné pendant des mois. L’Igad a intensifié ses efforts diplomatiques en décembre et a même presque réussi à amener les belligérants à la table des négociations. Mais Djibouti, qui préside le bloc, a dû annuler un sommet prévu pour le 28 décembre, car il s’est avéré impossible de persuader les généraux Burhan et Hemedti de se rencontrer en personne. Ces efforts ont subi un nouveau revers lorsque le Soudan a suspendu son adhésion à l’Igad pour protester contre l’invitation faite au général Hemedti de participer à un sommet en janvier.

Parallèlement, de nombreuses sources soudanaises et diplomatiques affirment que les deux adjoints des généraux Burhan et Hemedti se sont rencontrés à plusieurs reprises au Bahreïn en janvier, dans le cadre de réunions secrètes organisées principalement par les Émirats arabes unis et l’Égypte, auxquelles participaient également des Saoudiens et un observateur américain. Nombreux sont ceux qui ont vu dans ces discussions un signe positif, même si elles semblent avoir été interrompues pour le moment. L’Arabie saoudite a également invité les belligérants à revenir à Djedda pour de nouvelles négociations. 


[1] «Sudan Emergency», Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, janvier 2024 .

[2] Les victimes de violences sexuelles au Darfour ne disposent pas de services médicaux adéquats. Le Fonds des Nations unies pour la population dispose d’entrepôts qui stockent des kits de santé reproductive, notamment des contraceptifs et des traitements post-viol, mais les combats ont bloqué l’accès à ces installations. Voir Cristal Downing et Floor Keuleers, «Strengthening the Response to Conflict-Related Sexual Violence Sudan Emergency Sudan Emergency», commentaire de Crisis Group, 6 juillet 2023. 

[3] Déclaration de Mike Hammer, envoyé spécial des États-Unis pour la Corne de l’Afrique, lors du sommet de l’Igad à Djibouti, le 7 décembre 2023. 

L’UA n’a pas encore joué un rôle significatif dans les efforts pour mettre un terme à la guerre [au Soudan].

L’UA n’a pas encore joué un rôle significatif dans les efforts pour mettre un terme à la guerre. Peu après le début des combats, le Conseil de paix et de sécurité (CPS) a demandé au président de la Commission, Moussa Faki, d’intervenir d’urgence pour mettre en place une médiation. La Commission de l’UA a alors créé ce qu’elle a appelé un mécanisme élargi pour le Soudan, comprenant l’ONU, la Ligue des États arabes, l’Igad, les membres de la CPS, les pays voisins, les puissances du Golfe, les États-Unis, l’Union européenne et le Royaume-Uni. Grâce à cette initiative, l’UA espérait coordonner les efforts internationaux pour garantir un cessez-le-feu immédiat, fournir une aide humanitaire et reprendre un processus politique qui permette de remédier aux divisions internes du Soudan.[1] Le groupe s’est réuni en mai, juin et décembre, mais la plupart de ses membres ont fini par agir individuellement ou ont pris ses distances pour rejoindre de plus petits groupes en dehors du ressort de l’UA.[2]

Le rôle marginal de l’UA tout au long de la crise s’explique par plusieurs facteurs. Tout d’abord, elle n’avait que peu d’influence sur les belligérants. D’autre part, l’espace de médiation était déjà occupé. Deux grands acteurs – les États-Unis et l’Arabie saoudite – dirigeaient les pourparlers intermittents de Djedda, donnant l’impression que ce forum serait le principal canal diplomatique. Ce processus a pourtant souffert, entre autres, des limites que nous avons déjà évoquées. Riyad et Washington n’étaient pas toujours d’accord, et les États-Unis se sont efforcés d’éviter les sujets «politiques», pour se concentrer sur l’obtention d’un cessez-le-feu. La piste de Djedda a également exclu des acteurs importants tels que l’Égypte et les Émirats arabes unis (dont Riyad a bloqué la participation après la tentative de Washington de les ajouter au dernier moment). Elle a aussi écarté l’UA, même si cette dernière a été manifestement incluse en octobre, en la personne d’un représentant de l’Igad qui devait également s’exprimer en son nom. Certains responsables de l’UA pensent que les États-Unis et l’Arabie saoudite ont délibérément écarté l’UA pour garder le contrôle de la médiation.[3] Pourtant, nombreux sont ceux qui, sur le continent et ailleurs, souhaitaient ardemment que l’UA joue un rôle de premier plan et qui ont été frustrés qu’elle ne l’ait pas fait.

L’UA a également tâtonné lorsqu’il s’est agi de nommer un émissaire pour le Soudan. Idéalement, l’organisation aurait dû nommer dès le départ un dirigeant ou une dirigeante africaine à ce poste, quelqu’un ayant l’influence nécessaire pour mettre en place une initiative majeure de rétablissement de la paix capable de galvaniser les efforts régionaux. Il en a été autrement. Le poste d’émissaire est resté vacant jusqu’en novembre 2023, date à laquelle le CPS a demandé à la Commission de l’UA de constituer un panel de haut niveau. Le 17 janvier 2024, le président de la Commission a nommé un panel composé de Mohamed Ibn Chambas, haut représentant de l’UA pour l’initiative de prévention des conflits «Faire taire les armes en Afrique» et négociateur chevronné qui avait précédemment dirigé la mission ONU-UA au Darfour ; Speciosa Wandira-Kazibwe, ancienne vice-présidente de l’Ouganda ; et Francisco Madeira, ancien représentant spécial de l’UA pour la Somalie.[4] Même si le panel ne comprend pas de chef d’État, en poste ou non, ce qui réduit son influence, cette décision permet néanmoins à l’UA d’être plus active dans le dossier du Soudan.[5]


[1] «Statement by the Commissioner for Political Affairs, Peace and Security to the UN Security Council, 22 May 2023 on the Report of the UNSG on Sudan», Union africaine, 24 mai 2023.

[2] Un ambassadeur africain a déclaré à Crisis Group que le mécanisme élargi ressemblait à une «mini-ONU» et était trop large pour réussir. Entretien de Crisis Group, Addis-Abeba, octobre 2023

[3] Entretien de Crisis Group, Addis-Abeba, octobre 2023.

[4] «The AU Commission Chairperson Appoints High-level Panel on the Resolution of the Conflict in Sudan», Union africaine, 17 janvier 2024.

[5] Le Soudan a suspendu son adhésion à l’Igad pour protester contre la décision de l’organisation de mettre sur la table la question soudanaise lors du sommet du 18 janvier. Il a déclaré que cette décision violait la souveraineté du Soudan. Communiqué de presse, ministère soudanais des Affaires étrangères, 20 janvier 2024. 

Étant donné que l’initiative de l’Igad est désormais dans l’impasse et que le panel de haut niveau est en place, l’UA dispose à la fois d’une raison et d’une occasion de jouer un rôle plus actif pour contribuer à mettre fin au conflit.

Étant donné que l’initiative de l’Igad est désormais dans l’impasse et que le panel de haut niveau est en place, l’UA dispose à la fois d’une raison et d’une occasion de jouer un rôle plus actif pour contribuer à mettre fin au conflit. Elle devrait agir de toute urgence, en s’appuyant sur le panel de haut niveau et en travaillant en étroite collaboration avec l’envoyé des Nations unies, Ramtane Lamamra (également ancien haut responsable de l’UA), l’Igad, les États membres influents et d’autres (notamment les États-Unis et les principaux États du Golfe) qui pourraient inciter les belligérants à s’assoir à la table des négociations. Il ne s’agit pas pour le panel de mettre en place une initiative parallèle, mais plutôt de travailler avec des partenaires dans le cadre d’une action concertée, en soutenant la voie coordonnée qui a le plus de chances d’aboutir. Ce panel devrait appeler tous les partenaires à éviter de se faire concurrence, tout en cherchant des domaines où il peut intervenir en tant que chef de file, y compris dans la médiation ou le lancement d’un processus politique, si c’est ce que la situation exige. Il devrait ainsi chercher à utiliser les bons offices de l’UA pour donner du poids lorsque c’est judicieux, sans ajouter à l’incohérence actuelle. Une étape préliminaire pour le panel dans son ensemble, ou pour Mohamed Ibn Chambas en tant que président, devrait consister à rencontrer immédiatement les deux belligérants, peut-être en se rendant à Port-Soudan, pour faire pression sur Abdel-Fattah Burhan afin qu’il participe à des pourparlers directs.

Le rôle le plus important du panel de haut niveau de l’UA pourrait être d’agir dans le cadre d’un processus politique après un cessez-le-feu. L’UA devrait poursuivre ses efforts pour accompagner les discussions entre les civils soudanais, en veillant à ce que les femmes soient incluses de manière significative. Ces discussions viseront à élaborer une solution politique pour le Soudan une fois que les combats auront cessé. Au début de la guerre, la Commission de l’UA a coordonné plusieurs réunions de civils soudanais influents à Addis-Abeba. D’autres groupes de la société civile se sont réunis à Nairobi et ailleurs. Fin 2023, l’ancien Premier ministre Abdallah Hamdok a réuni un nombre important d’activistes civils et de responsables politiques non partisans, au sein de la Coordination des forces démocratiques civiles ou Taqaddum. Pour l’heure, c’est ce groupe qui a le plus de visibilité. Le panel de l’UA devrait proposer de coordonner les différentes initiatives civiles et d’aider à diriger tout processus politique qui suivrait un cessez-le-feu, de préférence en collaboration avec l’Igad et l’ONU.

En définissant leur propre voie, l’objectif primordial de l’UA et de ses États membres devrait être d’unir leurs forces et d’encourager les pays du continent et d’ailleurs à collaborer à se joindre à des efforts de paix cohérents. Les Soudanais et l’ensemble de la région ne peuvent pas laisser se poursuivre le bras de fer entre les différents acteurs étrangers qui tentent de garder le contrôle de la médiation alors que le pays se désintègre, peut-être de manière irrémédiable. 

3. Préserver la stabilité de l’Éthiopie

Dans le cadre de pourparlers organisés à Pretoria, en Afrique du Sud, l’UA a joué un rôle clé dans la conclusion d’un accord en novembre 2022 entre le gouvernement éthiopien et le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF), qui a contribué à mettre fin à la guerre civile dans la région du Tigré. Après deux ans de lutte contre les forces fédérales et alliées, les dirigeants tigréens ont accepté de désarmer leurs troupes et de permettre aux autorités fédérales de revenir dans la capitale régionale, Mekelle. En contrepartie, le gouvernement a promis de rétablir les services, notamment l’électricité et les réseaux de téléphonie mobile, et d’autoriser le personnel humanitaire à accéder librement à la région du Tigré. La région dispose désormais d’une administration locale provisoire. Mais elle est toujours dans la tourmente. Une insurrection reste active au sud, dans la région de l’Oromo, tandis que dans la région de l’Amhara, les rebelles se sont retranchés dans les zones rurales d’où ils résistent également au contrôle fédéral.[1] L’UA devrait s’efforcer de préserver l’accord de Pretoria, tout en apportant son soutien aux efforts de paix dans l’Oromo et l’Amhara. La diplomatie de l’UA pourrait également contribuer à désamorcer les tensions entre l’Éthiopie et la Somalie, qui ont pris de l’ampleur après la nouvelle d’un accord conclu par l’Éthiopie pour la construction d’une installation navale au Somaliland.

L’UA a célébré, à juste titre, l’accord de cessez-le-feu qu’elle a contribué à négocier à Pretoria comme une victoire de la médiation africaine. L’accord a été conclu dans un contexte de forte pression militaire sur les dirigeants tigréens, ce qui a permis au gouvernement fédéral éthiopien de dicter en grande partie les conditions de la paix.[2]


[1] Briefing Afrique de Crisis Group N°194, Ethiopia’s Ominous New War in Amhara, 16 novembre 2023.

[2] Déclaration de Crisis Group, «Turning the Pretoria Deal into Lasting Peace in Ethiopia», 23 novembre 2022.

Plusieurs parties du pays sont au bord de la famine, principalement en raison de la sécheresse aggravée par l’insécurité.

Mais si l’accord a globalement mis fin aux effusions de sang dans le Tigré, tout n’est pas rose pour autant. Selon certains témoignages, plusieurs parties du pays sont au bord de la famine, principalement en raison de la sécheresse aggravée par l’insécurité. La fin de la guerre a également eu des répercussions sur l’ensemble de l’Éthiopie, le Premier ministre Abiy Ahmed étant confronté à des troubles dans les régions de l’Amhara et de l’Oromo. Les principaux alliés du gouvernement fédéral pendant la guerre, à savoir l’Amhara, une région qui a lutté contre le Tigré pour certaines régions frontalières, et l’Érythrée voisine, ont tous deux eu l’impression d’avoir été laissés pour compte. De nombreux Amhara ont des griefs à l’encontre du gouvernement d’Abiy Ahmed, notamment parce que l’accord de Pretoria ne protège pas leurs revendications sur les régions contestées situées à l’ouest et au sud du Tigré. Les Amhara avaient arraché ces régions au contrôle administratif du TPLF pendant la guerre.[1] La rivalité amère entre les Oromo et les Amhara a également refait surface, car les élites dominantes des deux plus grands groupes ethniques du pays ne faisaient plus front commun contre le TPLF. L’Oromo, région à majorité oromo, se trouve au sud de l’Amhara, et les affrontements concernant leur frontière commune se sont intensifiés. Certains Amhara affirment qu’Abiy Ahmed, lui-même originaire de l’Oromo, ne fait aucun cas des atrocités commises, dans l’Oromo, par les milices oromo, à l’encontre des civils amhara. 

L’Oromo est également affectée par des difficultés internes. Le gouvernement d’Abiy Ahmed et l’administration régionale oromo qui lui est alliée n’ont pas réussi à réprimer une insurrection de l’Armée de libération oromo, qui a déplacé plus de 1,3 million de personnes. Les troubles ont gagné la périphérie d’Addis-Abeba et déclenché une série d’enlèvements contre rançon, dont le lien avec les insurgés est établi, tout en perturbant les déplacements dans la capitale et en dehors – une perspective inquiétante pour les habitants de la ville, qui est entourée par l’Oromo. Deux cycles de négociations en Tanzanie en 2023 auraient permis d’avancer mais n’ont pas abouti à un accord, et le conflit pourrait avoir pris de l’ampleur depuis l’interruption de la dernière session.[2]

Parallèlement, dans la région voisine de l’Amhara, alors que les tensions se renforçaient au sujet de l’opposition à la politique d’Abiy Ahmed et des territoires contestés, respectivement avec l’Oromo et le Tigré, des milices amhara connues sous le nom de Fano luttaient contre les forces fédérales pour le contrôle de la région. Des affrontements majeurs ont éclaté en août 2023 et ont ensuite gagné des villes importantes avant que les troupes fédérales ne parviennent à repousser les milices vers les zones rurales.[3] Les différents réseaux de Fano n’ont que peu de contacts entre eux et ne disposent pas d’un commandement central mais ils bénéficient d’un important soutien populaire. Les combats se poursuivent dans diverses régions de l’Amhara, et les niveaux de violence varient.


[1] Le gouvernement fédéral souhaite que le différend territorial soit tranché par un référendum, mais il n’est pas certain qu’un tel référendum soit organisé. Certains pensent que la région restera une zone spéciale sous contrôle fédéral. Voir le briefing de Crisis, Ethiopia’s Ominous New War in Amhara, op. cit.

[2] Les pourparlers en Tanzanie sont facilités par le Centre pour le dialogue humanitaire, avec la participation de l’Igad, du Kenya, de la Norvège et des États-Unis.

[3] Briefing de Crisis Group, Ethiopia’s Ominous New War in Amhara, op. cit.

L’UA devrait agir en priorité pour éviter toute nouvelle situation d’instabilité en Éthiopie, compte tenu de la taille du pays, de sa situation géographique et de son rôle dans la politique régionale.

L’UA devrait agir en priorité pour éviter toute nouvelle situation d’instabilité en Éthiopie, compte tenu de la taille du pays, de sa situation géographique et de son rôle dans la politique régionale, caractérisé par son statut de pays hôte de l’organisation régionale, dont le siège se trouve à Addis-Abeba.[1] Elle devrait en particulier veiller à l’application de l’accord de Pretoria. Le département des affaires politiques, de la paix et de la sécurité de l’UA mérite d’être félicitée pour avoir fait avancer la mission de vérification de l’UA dans le Tigré pendant toute l’année 2023.[2] La mission surveille le nouveau processus de désarmement, mais elle est dépassée, compte tenu de la petite taille de son équipe (dix experts du Kenya, du Nigéria et d’Afrique du Sud) et de l’ampleur de sa tâche. L’UA devrait s’assurer que le contingent complet d’observateurs reste en place – ou, mieux encore, qu’il soit élargi – et qu’il dispose de ressources adéquates.

Le CPS devrait également insister pour que le gouvernement éthiopien lui fournisse régulièrement des informations actualisées et des rapports d’alerte précoce sur la situation dans le Tigré.[3] Il devrait aussi suivre de près la mise en œuvre de l’accord de paix. Même si le TPLF a bien déposé des armes lourdes conformément à l’accord de Pretoria, une bonne partie de ses forces reste armées. En septembre, le président intérimaire du Tigré, Getachew Reda, a déclaré que le gouvernement régional attendait des fonds fédéraux pour démobiliser plus de 270000 soldats.[4] Les observateurs de l’UA devraient vérifier les déclarations du Tigré à cet égard et faire part de leurs conclusions au CPS de l’UA, afin qu’il puisse faire pression sur les parties pour qu’elles accélèrent le processus de désarmement. 

Quant aux difficultés latentes dans l’Oromo et l’Amhara, l’UA n’a pas la capacité de jouer le rôle de médiateur et on ne lui a pas demandé de trouver une solution immédiate aux différends politiques complexes que traverse l’Éthiopie mais elle pourrait au moins peser de tout son poids pour soutenir les efforts de rétablissement de la paix. Elle pourrait, par exemple, manifester son soutien aux pourparlers avec les Oromo, tandis que le CPS devrait envisager d’inscrire les troubles en Amhara à son ordre du jour.[5] Cette mesure permettrait de veiller à ce que la Commission informe régulièrement les diplomates de l’UA sur la situation et de les préparer à jouer un rôle plus important le moment venu, comme ils l’ont fait pour le conflit au Tigré.

Enfin, la Commission et le CPS devraient également surveiller de près l’exacerbation des frictions entre l’Éthiopie et la Somalie, qui résulte de l’ambition de l’Éthiopie à gagner un meilleur accès à la mer Rouge ou au golfe d’Aden.[6] En janvier, l’Éthiopie a provoqué la colère de la Somalie en annonçant qu’elle avait conclu un premier accord avec le Somaliland pour l’installation d’une base navale sur son territoire. Le Somaliland, qui a déclaré son indépendance de la Somalie en 1991, mais n’est toujours pas reconnu, affirme qu’il pourrait obtenir en retour une reconnaissance officielle de la part de l’Éthiopie.[7] Ce différend exacerbe les tensions dans une région déjà instable. L’UA est bien placée pour mobiliser d’autres acteurs afin de prendre des mesures préventives. Elle a déjà dépêché l’ancien président nigérian Olusegun Obasanjo, son envoyé de haut niveau dans la Corne de l’Afrique, qui a mené les négociations de Pretoria, pour servir de médiateur. Les États membres devraient encourager des pourparlers directs entre Abiy Ahmed et le président somalien Hassan Sheikh Mohamud, éventuellement sous l’égide d’Olusegun Obasanjo.


[1] L’intérêt immédiat de l’UA pour la stabilité de l’Éthiopie a été souligné lorsque, en octobre 2023, elle a dû reporter un grand rassemblement annuel qui devait avoir lieu à Bahir Dar, capitale de la région Amhara, en raison des combats qui se déroulaient dans les environs.

[2] Alhaji Sarjoh Bah, directeur de la gestion des conflits de l’UA, a effectué une visite à Mekelle les 19 et 20 mai 2023. Le 2 décembre 2023, les représentants du gouvernement éthiopien, du TPLF et tous les membres du panel de haut niveau de l’UA pour l’Éthiopie se sont à nouveau réunis pour discuter de la situation dans le Tigré. Ils ont exhorté les deux parties à accélérer la démobilisation des combattants et la réinstallation des personnes déplacées. Le mandat de la mission de vérification a été prolongé jusqu’en décembre 2024. L’UA a également annoncé une contribution supplémentaire d’un million de dollars provenant de son Fonds pour la paix. 

[3] Au cours des deux dernières décennies, l’UA a mis l’accent sur les cadres permettant d’assurer la reconstruction et le développement post-conflit en Afrique. Un nouveau centre travaillant sur cette question a été inauguré au Caire. La reconstruction du Tigré, déchiré par la guerre, afin d’éviter une reprise du conflit, est donc conforme aux objectifs de l’UA.

[4] Voir le reportage sur Dimtsi Weyane Television, 6 septembre 2023.

[5] Communiqué du CPS, 15 juin 2023.

[6] Dans une déclaration, le président de la Commission de l’UA, Moussa Faki Mahamat, a rappelé aux dirigeants le principe historique de l’UA concernant le respect des frontières datant de l’époque coloniale. «The Chairperson of the AU Commission calls for mutual respect between Ethiopia and Somalia», Union africaine, 3 janvier 2024. 

[7] Communiqué de presse, ministère des Affaires étrangères et des relations internationales de la République du Somaliland, 2 janvier 2024.

4. Éviter l’escalade entre la République démocratique du Congo et le Rwanda

La République démocratique du Congo (RDC) est confrontée à de graves difficultés. Le 20 décembre 2023, le pays a organisé une élection présidentielle entachée de dysfonctionnements logistiques et d’allégations de fraude.[1] D’après la commission électorale, le président Félix Tshisekedi a remporté un second mandat de cinq ans avec 73 pour cent des voix. L’opposition émet pourtant des doutes quant au résultat officiel et les griefs persistent. Parallèlement, des groupes armés font des ravages dans l’est du pays, malgré la présence de la mission de l’ONU. Une force de l’Afrique de l’Est qui se trouvait dans l’est du pays a quitté la région au terme d’une année. Les troupes de la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC) ont commencé à se déployer. C’est dans ce contexte que la tension monte entre la RDC et le Rwanda, qui s’accusent mutuellement de soutenir des groupes rebelles hostiles. Félix Tshisekedi a menacé de déclarer la guerre pour répondre au soutien du Rwanda au M23, une insurrection qui combat l’armée congolaise dans certaines parties du Nord-Kivu, une province de l’est du pays. Face à toutes ces difficultés, l’UA et ses États membres devraient s’efforcer de désamorcer le risque de guerre interétatique entre Kinshasa et Kigali, en collaborant avec les États-Unis et d’autres pays pour parvenir à un accord. 

Les observateurs dans le pays ont généralement reconnu que la victoire de Félix Tshisekedi exprimait la volonté du peuple, même si de nombreuses irrégularités ont été observées. Dans le chaos du jour des élections, l’opposition s’est sentie dépossédée de ses droits, ce qui pourrait alimenter les troubles. Le scrutin national ne devait durer qu’une journée, mais il a été prolongé à cinq jours dans certaines régions, sur fond de plaintes concernant le manque de matériel électoral, les listes électorales incomplètes et l’intimidation des électeurs. Dans l’est du pays, la menace d’attaques du M23 a empêché des centaines de milliers de personnes de voter. Ces problèmes survenus le jour du vote sont venus s’ajouter à une longue liste de lacunes qui ont marqué les quatre années de préparation des élections.[2]


[1] Un rapport préliminaire rédigé par des organisations de la société civile et de l’Église a détaillé les défaillances institutionnelles qui ont privé des millions de personnes de leur droit de vote. «Observation des élections présidentielles, législatives et provinciales du 20 décembre 2023, Déclaration préliminaire », Cenco/ECC, 28 décembre 2023. 

[2] Entretien de Crisis Group, membre chevronné de la mission d’observation Cenco/ECC, Kinshasa, 14 décembre 2023. Voir également le rapport de Crisis Group sur l’Afrique N°312, Elections in DR Congo: Reducing the Risk of Violence30 octobre 2023. 

Le risque d’instabilité post-électorale est particulièrement prononcé dans les quatre provinces qui composent l’ancienne province du Katanga.

Le risque d’instabilité post-électorale est particulièrement prononcé dans les quatre provinces qui composent l’ancienne province du Katanga. Les citoyens y ont massivement voté pour le chef de file de l’opposition, Moïse Katumbi. Le Katanga est la région d’origine de l’ancien président Joseph Kabila, qui a dirigé le pays de 2003 à 2018. Les élites du Katanga sont en conflit avec les élites du Kasaï voisin, la province d’origine de Félix Tshisekedi, au sujet des immenses réserves minières du Katanga, dont l’extraction est le pilier de l’économie.[1] Les Kasaïens et les Katangais s’affrontent régulièrement dans les villes du Katanga pour obtenir des postes dans l’administration locale. En octobre 2023, l’ancien chef de la police nationale John Numbi, très influent, actuellement en exil au Zimbabwe mais qui faisait auparavant partie du gouvernement de Kabila et de sa base katangaise, a exhorté l’armée congolaise à «résister» à Félix Tshisekedi. Des observateurs, habitués de la scène congolaise, ont souligné les liens de plus en plus marqués entre les dissidents du Katanga et les groupes armés de l’est.[2]

L’acrimonie vis-à-vis des pays étrangers est une autre source d’inquiétude, notamment en ce qui concerne la RDC et le Rwanda. Les tensions entre les deux pays, qui couvaient depuis des années, se sont aggravées en 2021 avec la reprise des attaques du M23 contre les soldats congolais dans l’est du pays, alors que le groupe était en sommeil depuis l’accord de paix de 2013. Le groupe a depuis pris le contrôle d’une grande partie du Nord-Kivu et se dirige vers Goma, la capitale provinciale. L’ONU a recueilli des preuves crédibles selon lesquelles le Rwanda équiperait le M23 avec des armes sophistiquées, même si Kigali nie régulièrement ces allégations. Le sentiment anti-rwandais a atteint des sommets chez les Congolais. Pendant la campagne électorale, Félix Tshisekedi a été acclamé par la foule à Kinshasa lorsqu’il a promis de «marcher sur Kigali» s’il était réélu.[3]

Les relations entre la RDC et le Kenya se sont également dégradées. En novembre, Félix Tshisekedi a déclaré qu’il ne renouvellerait pas le mandat de la force est-africaine, qu’il considère comme inefficace. Ses critiques ont irrité Nairobi, qui conduisait l’opération.[4] L’ambiance à Kinshasa s’est détériorée à la mi-décembre, lorsque l’ancien chef de la commission électorale de la RDC, Corneille Nangaa, a annoncé dans la capitale kenyane qu’il était en train de former une alliance politico-militaire avec le M23 et d’autres insurgés. Corneille Nangaa, accompagné du chef politique du M23, Bertrand Bisimwa, a affirmé vouloir rétablir la paix. Kinshasa a immédiatement demandé à Nairobi d’arrêter Corneille Nangaa, mais le président kenyan William Ruto a déclaré qu’il ne voulait pas s’impliquer dans les affaires intérieures de la RDC, à la suite de quoi Kinshasa a rappelé son ambassadeur.


[1] Entretien téléphonique de Crisis Group, journaliste basé à Lubumbashi, 28 décembre 2023. Voir également le rapport de Crisis Group, Élections en RD Congo : limiter les risques de violenceop. cit., section III.B. 

[2] Entretien de Crisis Group, diplomate de haut rang, Kinshasa, décembre 2023. Voir également Vincent Duhem, «Numbi issues threat to Tshisekedi saying the people of DRC “will take back power”», Africa Report, 12 octobre 2023.

[3] «Could DR Congo’s Tshisekedi declare war on Rwanda if re-elected», Al Jazeera, 21 décembre 2023. 

[4] Le déploiement en Afrique de l’Est a été confronté à de nombreuses difficultés, notamment un manque de coordination. Crisis Group avait signalé ce risque. Voir Nelleke van de Walle, «Force de l’Afrique de l’Est en RD Congo : la prudence s’impose », commentaire de Crisis Group, 25 août 2022.

L’UA et l’ONU craignent que [le] départ [de la mission de maintien de la paix de l’ONU] n’expose les civils à un surcroît de violence, alors qu’ils sont déjà très vulnérables.

Parallèlement, tandis que l’insécurité augmente dans l’est de la RDC, la mission de maintien de la paix de l’ONU, très impopulaire, devrait fermer ses portes fin 2024, après plus d’une décennie de présence sur le terrain. La plupart des Congolais considèrent la mission comme inefficace, mais l’UA et l’ONU craignent que son départ n’expose les civils à un surcroît de violence, alors qu’ils sont déjà très vulnérables.[1] Félix Tshisekedi place désormais ses espoirs dans le soutien apporté par la SADC. En mai 2023, l’organisation régionale a accepté d’envoyer une force composée de soldats sud-africains, malawites et tanzaniens. Les premiers soldats ont été déployés en décembre, mais il n’est pas certain qu’ils puissent faire mieux que les forces de maintien de la paix de l’ONU ou que la force est-africaine.[2]

Le chevauchement de forces étrangères, avec des soldats qui partent et d’autres qui arrivent, pourraient s’avérer contre-productifs. De nombreuses troupes étrangères sont déjà déployées dans l’est de la RDC, certaines luttant contre le M23, mais d’autres combattent, dans l’intérêt de leurs propres gouvernements, d’autres forces rebelles basées dans la région. Les résultats de ces opérations sont mitigés. La plupart d’entre elles ont des difficultés à coordonner leurs activités avec l’armée congolaise et avec les autres troupes, étant donné la difficulté du terrain et la supériorité du M23 en termes de puissance de feu et d’expérience. Parallèlement, les autorités ont même recruté des mercenaires d’Europe de l’Est. Elles arment également des civils, en leur demandant de former des groupes d’autodéfense.[3] Selon des sources de la SADC, les troupes du bloc régional ne seront pas en mesure de combattre aux côtés de civils armés, et ce déploiement n’en sera que plus complexe encore.[4]

L’UA a exhorté les pays africains impliqués dans les efforts diplomatiques et les déploiements militaires en RDC à harmoniser leurs actions. En juin 2023, l’organisation a lancé ce qu’elle a appelé un processus quadripartite impliquant quatre blocs régionaux : la SADC, la Communauté de l’Afrique de l’Est, la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (Ceeac) et la Conférence internationale sur la région des Grands Lacs (CIRGL).[5] Les chefs d’état-major des blocs se sont réunis plus tard dans l’année à Addis-Abeba. L’initiative de l’UA est logique compte tenu de la prolifération des acteurs, mais elle ne bénéficie pas d’un soutien politique suffisant de la part des États membres.[6] Comme c’est le cas dans d’autres parties du continent, les blocs régionaux préfèrent gérer leurs propres déploiements militaires plutôt que de s’en remettre à l’UA. 


[1] «Joint Communiqué of the 17th Annual Joint Consultative Meeting between the AU Peace and Security Council and Members of the UN Security Council», 6 octobre 2023. 

[2] Une source a déclaré à Crisis Group que la mission de douze mois pourrait comprendre 4000 à 5000 soldats. Entretien téléphonique de Crisis Group, janvier 2024. Un premier contingent de 200 soldats sud-africains est arrivé à Goma le 27 décembre 2023. La force est mandatée pour «eradicate the illegal forces and armed groups that continue to disrupt peace and security in the DRC». Communiqué de presse, SADC, 18 janvier 2024.

[3] Rapport de Crisis Group, Élections en RD Congo : limiter les risques de violenceop. cit., section III.A. 

[4] Entretien de Crisis Group, Addis-Abeba, février 2024.

[5] Un Cadre de coordination et d’harmonisation des efforts de paix dans l’Est de la RDC a été adopté lors de cette réunion. Il prévoit la création de groupes de travail chargés de veiller à l’application de l’accord. Ces groupes ont tenu plusieurs réunions en 2023. «Communiqué du Sommet quadripartite entre la CAE, la CEEAC, la CIRGL et la SADC, sous les auspices de l’UA», 27 juin 2023. Entretien téléphonique de Crisis Group, expert de l’UA impliqué dans le processus, janvier 2024. 

[6] Entretien de Crisis Group, responsable des Nations unies, Addis-Abeba, novembre 2023. Entretien téléphonique de Crisis Group, responsable de l’UA, décembre 2023. Voir également «Communiqué of the Quadripartite Summit between the EAC, ECCAS, ICGLR and SADC, under the Auspices of the AU», 6 octobre 2023. 

L’UA n’est pas en mesure de relever tous les défis auxquels la RDC est confrontée, mais l’organisation et ses États membres pourraient s’attaquer aux risques les plus dangereux.

L’UA n’est pas en mesure de relever tous les défis auxquels la RDC est confrontée, mais l’organisation et ses États membres pourraient s’attaquer aux risques les plus dangereux, en commençant pas la relation explosive entre Kinshasa et Kigali. Certains ont déjà mené des actions dans ce sens : en février 2023, lorsque les deux pays ont frôlé la confrontation après que le tir rwandais qui a ciblé un avion de chasse congolais, les membres du CPS de l’UA, réunis à Addis-Abeba avant le sommet annuel de l’UA et présidé par le président sud-africain Cyril Ramaphosa, sont intervenus pour apaiser les tensions.[1] Mais la situation exige une solution plus pérenne. 

Comme Crisis Group l’a déjà noté, l’objectif global devrait être de parvenir à un cessez-le-feu entre les forces congolaises et le M23, avec la bénédiction du Rwanda, dans l’espoir de permettre la signature d’un nouveau pacte de stabilité régionale.[2] L’UA et les dirigeants de ses États membres qui ont une influence sur les parties devraient les encourager à atteindre cet objectif, en collaborant avec les États-Unis, qui sont à la fois impliqués dans la résolution du conflit et conscients de la nécessité de travailler en étroite collaboration avec les puissances africaines.[3]

Toutes les parties concernées devraient également faire pression sur Félix Tshisekedi pour qu’il fasse amende honorable auprès de ses homologues d’Afrique de l’Est, à commencer par le président kenyan William Ruto (qui, signal positif, a assisté à l’investiture de Félix Tshisekedi), et qu’il évite de monter les blocs régionaux les uns contre les autres, afin de permettre une collaboration plus efficace pour instaurer la paix et la sécurité dans la région. Les chefs d’État de l’UA devraient également faire pression sur Kigali pour qu’elle retire ses troupes du Nord-Kivu, qu’elle mette un terme à son soutien au M23 et qu’elle fasse part (publiquement ou en privé) de ce qu’elle considérerait comme un cadre approprié pour un accord qui apaiserait les voisins sans compromettre la souveraineté de Kinshasa dans l’est tourmenté du pays. Le CPS devrait également inscrire la stabilité dans la région des Grands Lacs à son ordre du jour. Il devrait exhorter les dirigeants de la région à faire tous les efforts possibles pour éviter une guerre généralisée.


[1] «Communiqué de la 1140e réunion du CPS tenue au niveau des chefs d’État et de Gouvernement le 17 février 2023 sur l’examen de la situation dans l’Est de la République démocratique du Congo (RDC) : Cadre de paix, de sécurité et de coopération pour la RDC et la Région et du déploiement de la Force régionale de la Communauté Est-africaine (CEA)», Union africaine, 18 février 2023.

[2] Richard Moncrieff et Onesphore Sematumba, RD Congo : de nombreux défis après un scrutin mouvementé, commentaire de Crisis Group, 26 janvier 2024. 

[3] «Blinken lauds regional diplomacy in efforts to calm DRC conflict», Voice of America, 25 janvier 2024 .

5. Redynamiser la diplomatie au Sahel central

Les pays du Sahel central – Burkina Faso, Mali et Niger – sont entrés dans une nouvelle période de turbulences. Les conflits armés ont coûté la vie à plus de 12000 personnes, pour la plupart des civils, dans ces trois pays en 2023, ce qui en fait l’année la plus meurtrière depuis que des insurgés se sont emparés d’une grande partie du nord du Mali en 2012.[1] Les bouleversements politiques ne sont pas étrangers à cette situation. Une succession de coups d’État au Mali (2020), au Burkina Faso (2022) et au Niger (2023) a porté au pouvoir des officiers qui ont défait des alliances historiques, laissant les populations rurales toujours aussi exposées aux attaques des jihadistes et d’autres groupes armés. Les rivalités géopolitiques pour l’influence et l’accès aux ressources dans la région ont également joué un rôle significatif. La France, l’ancienne puissance coloniale dont les troupes déployées étaient la cheville ouvrière de l’architecture de sécurité régionale, a été remplacée par la Russie. L’UA s’est efforcée de trouver sa place dans ce contexte délicat. Tout en maintenant son soutien au respect des principes démocratiques, elle devrait également maintenir des canaux de communication avec les autorités locales et chercher des façons de contribuer à désamorcer les tensions régionales croissantes. La nomination d’une nouvelle personne à la tête de sa mission au Sahel, basée à Bamako, contribuerait à cet objectif. 

Les coups d’État ont bouleversé les accords de sécurité établis de longue date au Sahel central. En juin 2023, le Mali a demandé à la mission de maintien de la paix des Nations unies de se retirer avant la fin de l’année. Les soldats français avaient déjà quitté le pays. Le mois suivant, des officiers ont déposé le président Mohamed Bazoum au Niger, prenant Paris et Washington par surprise et portant un nouveau coup dur aux positions de la France dans la région. En septembre, le Burkina Faso a déjoué un coup d’État contre le chef de la junte, Ibrahim Traoré, ce qui a entrainé de nouveaux remaniements au sein de l’armée. Le même mois, les trois pays ont annoncé la création de l’Alliance des États du Sahel, unissant leurs forces pour tenter de contrer la Cedeao, l’organisation régionale ouest-africaine, qui faisait pression pour que Niamey rétablisse Mohamed Bazoum dans ses fonctions en imposant des sanctions et en menaçant le pays de mener une intervention militaire.[2]

La nouvelle alliance tripartite est avant tout un pacte de défense, mais elle sous-tend également une collaboration politique plus étroite entre les États. Les trois membres du pacte ont trouvé un terrain d’entente dans leur hostilité commune à l’égard de la France, qui était jusque-là le pivot de l’effort international de lutte contre les jihadistes au Sahel. Ils courtisent la Russie, qui dispose de combattants sur le terrain au Mali et a proposé une assistance similaire au Burkina Faso et au Niger. En janvier, les trois régimes ont déclaré que leurs pays quittaient la Cedeao.[3] Il est encore difficile de déterminer l’ensemble des conséquences de cette décision, mais elle va compliquer un peu plus les efforts de l’Afrique de l’Ouest en matière de lutte contre les insurrections jihadistes, qui exigent une coopération militaire et un échange de renseignements entre les États du Sahel et leurs voisins côtiers. 


[1] « The Sahel : A Deadly New Era in the Decades-long Conflict », Armed Conflict and Location Data Project (Acled), 17 janvier 2024.

[2] Nnamdi Obasi, «Sanctions de la Cedeao après le coup d’État au Niger : un réajustement s’impose», op. cit.

[3]«Three West African junta-led states quit ECOWAS regional bloc », Reuters, 28 janvier 2024.

Un tableau sombre se dessine à mesure que les juntes consolident leur emprise sur le pouvoir.

Parallèlement, un tableau sombre se dessine à mesure que les juntes consolident leur emprise sur le pouvoir. Les nouveaux régimes militaires se montrent peu enclins à organiser des élections ou à inclure les civils dans leurs projets de gouvernance qui misent sur les opérations militaires. Tous trois imposent des restrictions de plus en plus sévères à la liberté d’expression, pour tenter de réduire au silence les journalistes et les groupes de la société civile qui critiquent le pouvoir militaire. Les jihadistes, les forces gouvernementales et les groupes armés de tous bords commettent de plus en plus d’exactions à l’encontre des civils.[1] La fréquence des massacres dans les zones rurales est de plus en plus alarmante. La crise a privé des populations parmi les plus pauvres au monde de leurs moyens de subsistance et des centaines de milliers d’enfants d’éducation. La situation humanitaire est particulièrement grave au Burkina Faso, où les jihadistes contrôlent au moins 50 pour cent du territoire et où plus de deux millions de personnes ont été déplacées de force.[2]

La capacité de l’UA et de ses partenaires occidentaux à faire face à ces défis en collaboration avec les régimes du Sahel central est limitée, notamment par la décision de ces régimes de privilégier la militarisation au détriment de la gouvernance démocratique, mais il reste important de s’impliquer lorsque cela est possible et pertinent. L’UA a suspendu les trois pays de ses instances, conformément aux principes de Lomé. L’idée qui avait été lancée de créer une force de l’UA composée de 3000 soldats africains pour aider le Mali à contrer la menace jihadiste – idée qui reste très ambitieuse – est de moins en moins réaliste compte tenu de l’opposition probable des officiers au pouvoir.[3] Ces contraintes ne condamnent pourtant pas l’UA à renoncer à toute implication. Alors que le Mali a exigé le retrait de la mission de l’ONU, que le Niger est en conflit avec la Cedeao après la réaction brutale de cette dernière au coup d’État et qu’une grande partie de la région est en froid avec la France, l’UA est peut-être mieux placée que la plupart des acteurs extérieurs pour mener une diplomatie de haut niveau.

Au Mali, par exemple, l’UA pourrait apporter son soutien à des actions pressantes de médiation.[4] Fin 2023, les dirigeants maliens ont envoyé l’armée à Kidal, une ville du nord du pays, pour reprendre le contrôle sur les bases abandonnées par les troupes de l’ONU. Ce mouvement était hautement symbolique, puisque Kidal abrite également le quartier général de la coalition des groupes rebelles (principalement touareg) qui ont signé l’accord d’Alger de 2015, qui avait mis un terme à trois années de conflit avec Bamako. La prise de la ville a marqué l’échec de l’accord de paix et remis les groupes sur le pied de guerre.[5] Les relations du Mali avec l’Algérie voisine se sont également détériorées, notamment parce que Bamako s’oppose aux efforts qu’Alger menait avec des personnalités touareg pour redonner vie à l’accord de paix de 2015. Bamako a également accusé Alger d’encourager les dissidents maliens en accueillant Mahmoud Dicko, un éminent chef religieux malien qui s’exprime ouvertement sur la situation politique

Compte tenu du risque d’escalade, ces trois acteurs – le Mali, l’Algérie et les groupes séparatistes – devraient se parler. Le département des affaires politiques, de la paix et de la sécurité de l’UA pourrait essayer d’encourager les discussions en abordant le sujet avec les représentants du Mali à Addis-Abeba et en proposant de servir de facilitateur entre les différentes parties, peut-être en s’appuyant sur le bureau de l’UA pour le Sahel, s’il est doté du personnel et des fonds nécessaires. 


[1] « Attacks on Civilians Spike in Mali as Security Deteriorates across the Sahel », Acled, 21 septembre 2023.

[2] « Burkina Faso Appeal – Humanitarian Action for Children», Unicef, 11 décembre 2023.

[3] Discours de Moussa Faki Mahamat, président de la Commission de l’UA, lors du 16e Sommet extraordinaire de l’UA sur le terrorisme et les changements anticonstitutionnels de gouvernement à Malabo, 28 mai 2022.

[4] Ibrahim Maïga et Ibrahim Yahaya Ibrahim, « Nord du Mali : une confrontation dont personne ne sortira vainqueur », commentaire de Crisis Group, 13 octobre 2023.

[5] Ibid.

En encourageant la Cedeao à adopter des sanctions plus ciblées ... l’UA pourrait répondre aux besoins humanitaires au Niger, améliorer les relations régionales et approfondir ses propres relations avec Niamey.

En ce qui concerne le Niger, l’objectif principal de l’UA devrait maintenant être de mettre ses bons offices à disposition pour aplanir les divergences avec les pays voisins. Même si l’UA s’aligne généralement sur la Cedeao lorsqu’il s’agit de l’Afrique de l’Ouest, les deux organisations n’étaient pas d’accord sur le Niger.[1] L’UA a suspendu le Niger de ses instances, considérant le coup d’État comme un fait accompli, alors que certains États influents de la Cedeao espéraient encore contrecarrer les putschistes. Le bloc a essayé d’utiliser des méthodes coercitives – y compris des sanctions et la menace d’une intervention militaire – pour arriver à ses fins. Mais, contrairement aux attentes, la pression n’a pas fait bouger Niamey. Elle a au contraire provoqué des dissensions dans la région, entravé la coopération pour contrer les menaces jihadistes autour du lac Tchad et aggravé l’appauvrissement de la population nigérienne.[2] En encourageant la Cedeao à adopter des sanctions plus ciblées (par exemple, en levant celles qui nuisent à la population, comme l’interdiction des exportations d’électricité), l’UA pourrait répondre aux besoins humanitaires au Niger, améliorer les relations régionales et approfondir ses propres relations avec Niamey.[3] L’UA devrait également saisir toutes les occasions qui lui permettraient d’être une interlocutrice entre la Cedeao et les trois États de l’Alliance, pour faciliter un éventuel rapprochement.

Enfin, une mesure que l’UA devrait prendre et qui pourrait améliorer ses efforts diplomatiques dans la région serait d’investir dans son bureau du Sahel, connu sous le nom de Misahel, basé à Bamako. Ce bureau est bien placé pour faciliter les navettes diplomatiques de haut niveau entre Addis-Abeba, les capitales sahéliennes et d’autres centres régionaux, d’Abuja à Alger, au service des objectifs déjà mentionnés. Il a perdu son cap depuis la démission, en août 2023, de Maman Sidikou, l’ancien ministre nigérien des Affaires étrangères qui le dirigeait. L’UA devrait pourvoir ce poste en nommant une personnalité politique compétente et expérimentée, tout en dotant le bureau d’un budget qui lui permette de mener des actions diplomatiques solides.


[1] Entretien téléphonique de Crisis Group, ambassadeur de l’UA, août 2023. Voir « Communiqué de la 1168ème réunion du CPS tenue le 14 août 2023, sur l’exposé actualisé de la situation au Niger », Union africaine, 22 août 2023.

[2] Nnamdi Obasi, «Sanctions de la Cedeao après le coup d’État au Niger : un réajustement s’impose», op. cit.

[3] Un diplomate du CPS a déclaré que la question des sanctions était un « compromis » entre les membres du CPS qui voulaient adopter leur propre stratégie à l’égard du Niger, y compris la suspension, et ceux (d’Afrique de l’Ouest) qui voulaient que l’ensemble du Conseil suive les décisions de la Cedeao. Par conséquent, la déclaration finale du CPS « approuve » la décision de la Cedeao d’adopter des mesures punitives, bien que le CPS prévienne qu’elles devraient être mises en place progressivement et ne devraient pas affecter la population de manière disproportionnée. Entretien de Crisis Group, Addis-Abeba, septembre 2023. Voir également « Communiqué de la 1168ème réunion du CPS tenue le 14 août 2023, sur l’exposé actualisé de la situation au Niger », op. cit.

6. Mettre le conflit anglophone du Cameroun à l’ordre du jour de la paix et de la sécurité

Le conflit anglophone au Cameroun entre dans sa huitième année sans qu’aucune solution ne soit en vue. Les insurgés du Nord-Ouest et du Sud-Ouest – les deux régions anglophones du pays – continuent d’attaquer les forces gouvernementales, mais s’attaquent aussi de plus en plus entre eux. Les civils sont les plus touchés par les combats. Les meurtres, les enlèvements et les violences sexuelles sont presque quotidiens, tandis que près de la moitié des écoles de la région ont cessé de fonctionner. Des milices pro-gouvernementales sont apparues dans les régions anglophones, ne faisant qu’alimenter le chaos. Parallèlement, dans la capitale Yaoundé, les observateurs s’inquiètent de l’avenir du pays. Le président Paul Biya, qui fêtera ses 91 ans en février, semble avoir laissé les affaires courantes à une poignée de fidèles au sein du gouvernement. Alors que les Camerounais se tournent vers l’après-Biya, nombreux sont ceux qui craignent une vacance du pouvoir dus à des luttes intestines relatives à la succession présidentielle. L’UA devrait inscrire la crise anglophone à l’ordre du jour des questions de paix et de sécurité, et peser de tout son poids sur les efforts déployés pour parvenir à un règlement du conflit, avant que les intrigues politiques à Yaoundé ne rendent les négociations encore plus difficiles.

La crise anglophone est le résultat de griefs historiques contre la domination de l’appareil gouvernemental majoritairement francophone au Cameroun. Le conflit a commencé par des manifestations d’avocats, d’enseignants et d’étudiants en 2016, qui se sont opposés à l’empiètement des systèmes juridiques et éducatifs francophones dans leurs régions. Le 1er octobre 2017, les sécessionnistes ont proclamé une République fédérale indépendante d’Ambazonie, comme ils ont appelé les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, qui étaient connues pendant l’ère coloniale sous le nom de British Southern Cameroons. Yaoundé a réagi par une répression musclée, arrêtant des centaines de manifestants et d’autres personnes soupçonnées de sympathiser avec les sécessionnistes. 

Ces événements ont incité les activistes anglophones à former des milices. Aujourd’hui, un réseau informel de groupes armés opère dans la région, obligeant les habitants à se conformer aux boycotts des écoles et aux journées de « ville morte » par la force des armes. Yaoundé tente de réprimer l’insurrection par des moyens militaires, mais l’armée s’est révélée incapable de mettre fin aux attaques. Des centaines de milliers de personnes ont fui la violence et beaucoup se sont entassées dans des logements de fortune au Cameroun francophone

Alors que les luttes intestines entre milices s’aggravent [au Cameroun], les groupes anglophones cherchent des alliés extérieurs.

Alors que les luttes intestines entre milices s’aggravent, les groupes anglophones cherchent des alliés extérieurs. En novembre 2023, l’une de ces milices, l’Ambazonia Governing Council, a signé un accord avec un groupe séparatiste de l’est du Nigéria, l’Independent People’s Organisation of Biafra. Signée en Finlande, cette alliance pourrait permettre aux deux mouvements de partager des refuges dans les régions de l’est et du sud-ouest du Cameroun qu’ils contrôlent, menaçant ainsi la stabilité régionale. 

Les tentatives du gouvernement camerounais pour apaiser les groupes séparatistes anglophones ont jusque-là eu du mal à porter leurs fruits. En 2018, Yaoundé a lancé un programme de désarmement, de démobilisation et de réintégration pour inciter les militants à abandonner l’insurrection, mais à ce jour, cette initiative n’a pas eu beaucoup de succès.[1] En 2019, le gouvernement a accordé aux deux régions un statut spécial en vertu de la loi camerounaise sur la décentralisation, déléguant certains pouvoirs aux autorités régionales.[2] Cette mesure pourrait constituer un bon point de départ de pourparlers politiques plus larges, mais les séparatistes affirment que les réformes ne suffisent pas pour répondre à leurs griefs.[3] Parallèlement, la médiation est pratiquement au point mort. La plupart des efforts visant à organiser des pourparlers entre le gouvernement et les groupes anglophones armés, y compris une initiative suisse, ont rapidement échoué. Un effort plus récent mené par le Canada s’annonçait prometteur ; fin 2022, Yaoundé s’était engagé à entamer des discussions. Le gouvernement s’est pourtant retiré après des mois de discussions préliminaires secrètes, déclarant qu’il ne voulait pas que des étrangers facilitent le dialogue sur ce qu’il considère comme un problème national.[4]

Des efforts menés par l’UA pourraient être utiles et notamment contribuer à redynamiser une diplomatie moribonde, mais Yaoundé ne veut pas de l’implication de l’UA et a réussi à la repousser pendant des années. Ce positionnement déplait à de nombreux responsables de la Commission de l’UA et représentants des États membres. Pour certains, le manque d’attention qu’accorde le CPS au conflit anglophone n’est pas judicieux, compte tenu du mandat de paix et de sécurité du Conseil. Crisis Group a déjà recommandé que le CPS mette le Cameroun à son ordre du jour, ce qui contribuerait à une stratégie de pression publique visant à pousser les parties à entamer des pourparlers.[5]


[1] Les séparatistes disent se méfier de l’armée et craindre pour leur sécurité s’ils rendent les armes. Un centre de désarmement, de démobilisation et de réinsertion (DDR) construit par le gouvernement reste en grande partie vide. 

[2] Briefing Afrique de Crisis Group N°188, Cameroun : réexaminer le «statut spécial» des régions anglophones, 31 mars 2023.

[3] Ibid.

[5] Entretiens de Crisis Group, responsables et ambassadeurs de l’UA, septembre-novembre 2023. Voir aussi Briefing Afrique de Crisis Group N°151, Huit Priorités pour l’Union Africaine en 2020, 7 février 2020.

Le sommet de 2024 sera une nouvelle occasion pour l’UA de s’intéresser sérieusement au Cameroun.

Le sommet de 2024 sera une nouvelle occasion pour l’UA de s’intéresser sérieusement au Cameroun et de poser les premiers jalons. Comme chaque année, le département des affaires politiques, de la paix et de la sécurité présentera à l’Assemblée de l’UA un état des lieux en matière de paix et de sécurité en Afrique. La crise anglophone au Cameroun fera probablement partie du rapport, tout comme les années précédentes. Le département souligne régulièrement le besoin urgent de résoudre la crise, ainsi que l’importance de la stabilité du Cameroun pour l’Afrique centrale.[1] Cette fois-ci, il faudrait que l’Assemblée ne passe pas en revue cette partie du rapport trop rapidement, mais décide plutôt de l’utiliser pour structurer une discussion importante sur le conflit anglophone au Cameroun, et inclue les résultats dans le document final du sommet pour qu’ils puissent ainsi être utilisés comme tremplin dans la poursuite de la diplomatie.[2]

Le CPS de l’UA devrait continuer à se concentrer sur la crise, pour donner un nouvel élan diplomatique. Une solution consisterait à inscrire le conflit anglophone à l’ordre du jour des discussions périodiques du CPS. Il est à prévoir que Yaoundé tentera certainement de dissuader le CPS de mener ces débats, mais les diplomates du CPS ne devraient pas s’écarter du rôle qui leur a été confié d’assurer la paix et la sécurité sur le continent. En outre, les discussions thématiques du CPS sur les femmes, la paix et la sécurité ou la prolifération des armes légères, qui reviennent régulièrement à l’ordre du jour, offrent également des occasions d’aborder la situation au Cameroun. 

Dans le cadre de ses discussions élargies, et en consultation avec les autorités camerounaises, le CPS pourrait explorer des pistes pour ouvrir un dialogue efficace sur les régions anglophones. L’initiative menée par le Canada, très prometteuse à ses débuts, mais qui semble aujourd’hui être au point mort, reste à ce jour la voie diplomatique la plus viable. Le CPS devrait exhorter Yaoundé à reprendre ces pourparlers. Il pourrait également envisager de demander au président de la Commission de l’UA de nommer un envoyé pour le Cameroun afin de faciliter le processus. Il devrait demander au président de la Commission des mises à jour régulières sur la situation, ce qui permettrait au personnel de la Commission de consacrer du temps et des ressources au suivi du conflit. En attendant que la situation évolue, l’objectif principal de tous ces efforts devrait être de relancer des pourparlers qui pourraient améliorer l’image du pays à l’étranger et mettre fin à un conflit qui n’a que trop duré


[1] Dans son rapport de février 2023, le département des affaires politiques, de la paix et de la sécurité note que les attaques dans les régions anglophones se sont intensifiées. Pourtant, les dirigeants africains n’ont pas abordé cette question lors de leur sommet et elle n’a pas été mentionnée dans les décisions finales. Voir « Conférence de l’Union, trente-sixième session ordinaire : Rapport du Conseil de Paix et de Sécurité sur ses activités et l’état de la Paix et de la Sécurité en Afrique », 18-19 février 2023. 

[2] En février 2022, la Conférence a appelé à une cessation immédiate des hostilités, a exhorté les séparatistes à entamer un dialogue avec le gouvernement et a demandé au président de la Commission de l’UA, ainsi qu’à d’autres, de « continuer à dialoguer avec le gouvernement du Cameroun en vue de mobiliser le soutien nécessaire pour faire face efficacement à la situation en matière de sécurité ». Voir « Conférence de l’Union, trente-cinquième session ordinaire, Décisions, Déclarations, Résolutions and Motion », 5-6 février 2022. 

7. Renouveler le partenariat clé avec la Somalie

L’offensive du gouvernement somalien contre Al-Shabaab, l’insurrection islamiste qui sévit dans le pays depuis seize ans, est au point mort après avoir enregistré des avancées majeures au cours du second semestre 2022.[1] Le gouvernement a réussi à garder le contrôle sur la plupart des villes qu’il a reconquises dans le centre de la Somalie, mais il est loin d’avoir atteint son objectif qui était d’éliminer l’insurrection. Entre-temps, la mission de transition de l’Union africaine en Somalie (Atmis), qui a joué un rôle de soutien essentiel dans la récente offensive contre Al-Shabaab, doit se retirer en décembre, et les discussions relatives au déploiement d’une force qui prolongerait son action ne font que commencer. En décembre 2023, le gouvernement a demandé que l’UA dirige une force multilatérale qui prenne la relève. Elle se concentrerait sur la protection des villes et des infrastructures stratégiques, telles que les ports et les aéroports, afin de libérer les troupes locales pour qu’elles puissent combattre Al-Shabaab. La nouvelle mission fournirait également une logistique aérienne et terrestre. Au cours des prochains mois, l’UA devrait poursuivre ses discussions avec Mogadiscio, les pays susceptibles de fournir des troupes et les Nations unies afin de déterminer à quoi pourrait ressembler une telle force et de rechercher un financement, probablement par le biais du nouveau mécanisme créé par le Conseil de sécurité pour soutenir les missions de l’UA. 

L’Atmis et les missions précédentes dirigées par l’UA en Somalie font depuis longtemps l’objet de critiques, notamment de la part de l’ancien président Mohamed Abdullahi Mohamed, dit «Farmajo». Farmajo avait insisté pour que les forces somaliennes assument la responsabilité de la sécurité alors qu’elles n’étaient manifestement pas prêtes à le faire, ce qui avait souvent tendu les relations avec l’UA. Le président Hassan Sheikh Mohamud s’est efforcé, dès son entrée en fonction en 2022, d’apaiser les relations avec les partenaires extérieurs. Les relations ont connu quelques écueils, comme en septembre 2023, lorsque le gouvernement a informé l’Atmis, deux semaines seulement avant qu’elle ne retire 3000 soldats, que les forces locales n’étaient pas prêtes à prendre le relais. Mais aujourd’hui, le message de Mogadiscio est clair. Même compte tenu des avancées de l’offensive en 2022 et du retrait de l’Atmis en cours, dans l’immédiat, la Somalie souhaite que l’assistance de l’UA se poursuive. 

Les besoins de la Somalie sont trop considérables pour que Mogadiscio puisse y faire face seule. L’Atmis a laissé les forces somaliennes et les milices claniques alliées mener l’offensive, alors qu’elle tenait de son côté les principales villes. Via le Bureau d’appui des Nations unies en Somalie (Banus), elle continue par ailleurs d’apporter un soutien logistique à l’armée somalienne. Cette dernière ne peut pas encore prendre le relais d’Atmis, notamment parce qu’elle a besoin de plus de temps pour mettre en place, entraîner et équiper ses forces de sécurité alors qu’Al-Shabaab resserre son emprise sur les zones rurales reculées. Le gouvernement a également d’autres défis à relever. Les autorités mettent beaucoup de temps à fournir les services de base et à assurer la sécurité dans les zones qu’elles ont reprises aux insurgés. Les pluies et les inondations ont affecté la deuxième phase de l’offensive visant à repousser Al-Shabaab hors du sud de la Somalie, qui ne cesse d’être reportée. En proie à des conditions météorologiques extrêmes, la Somalie tente également de faire face à une crise humanitaire provoquée par une sécheresse qui a tué jusqu’à 43000 personnes. Les pluies torrentielles de novembre ont à nouveau fait des victimes, tandis que les inondations ont emporté des routes et des ponts. Le gouvernement s’efforce de guider le pays vers la paix mais, pour ce faire, il a besoin de plus d’aide et de temps.

La grande question est de savoir qui financera une nouvelle mission de l’UA.

La grande question est de savoir qui financera une nouvelle mission de l’UA. L’Atmis et la mission qui l’a précédée dépendaient beaucoup de l’Union européenne (UE), qui envoyait de l’argent aux pays contributeurs de troupes pour payer la solde des soldats.[1] Trouver de nouveaux financements pourrait s’avérer difficile.[2] L’ONU pourrait être une source de financement. L’ONU et l’UA ont conclu un accord-cadre à la fin de l’année 2023, en vertu duquel l’organisation mondiale financerait jusqu’à 75 pour cent de certaines opérations de paix menées par l’UA grâce aux contributions des État membres. Les pourparlers sur la mise en œuvre de cet accord n’ont toutefois fait que commencer, et l’utiliser pour une nouvelle mission en Somalie ne serait pas une mince affaire. Une partie du défi consisterait à définir les détails de la mission. La proposition de la Somalie fournit un cadre de discussion, mais de nombreux détails, notamment la taille, la composition et la durée de la force, doivent encore être discutés avec le département des affaires politiques, de la paix et de la sécurité de l’UA. Dans le cas où les Nations unies décideraient de contribuer au financement de la mission, l’UA devrait encore trouver d’autres sources de financement pour couvrir au moins 25 pour cent du coût de la mission. Il faudra également trouver des fonds pour le Banus, qui apporterait une aide logistique comme elle l’a fait pour l’Atmis et les forces somaliennes.

Compte tenu de l’incertitude entourant le financement des Nations unies à partir des contributions des États membres, l’UA devrait explorer d’autres possibilités, notamment en demandant à l’UE comment elle pourrait contribuer. L’UA devrait également faire pression sur d’autres puissances extérieures ayant des intérêts dans la région, telles que la Chine, certains États du Golfe et la Türkiye. Certaines préfèrent un soutien bilatéral à la Somalie, mais tiennent à maintenir une mission de l’UA, car elles ne veulent pas risquer que le gouvernement s’effondre sous la pression des insurgés. L’UA devrait également étudier les moyens de mobiliser les ressources de son propre Fonds pour la paix, qui dispose de 381 millions de dollars à son actif (tout près de son objectif de 400 millions de dollars), mais qui ne peut être utilisé sans l’accord des États membres. En fonction des possibilités de financement et du mandat de la mission de suivi, l’UA pourrait aussi demander des contingents d’autres pays que les voisins immédiats de la Somalie pour apporter à la force un nouveau souffle.

Le soutien en matière de sécurité de l’UA devrait continuer de s’assortir d’une orientation politique afin d’aider la Somalie à progresser sur la voie d’une meilleure gouvernance et d’une plus grande stabilité. Même si la lutte contre Al-Shabaab inclut des efforts du gouvernement visant à limiter leur influence idéologique et un ambitieux de structuration de l’état qui comprend des réformes politiques, fiscales et judiciaires, le gouvernement cherche avant tout à défaire militairement Al-Shabaab. L’UA a, pendant des années, apporté un soutien dans les domaines non-militaires sous la forme d’ateliers, de consultations, d’expertise technique et autres, dans certains cas sous la direction de l’envoyé de l’UA. Il est indispensable que cette assistance se poursuive.[3] Une forme de dialogue avec les insurgés sera probablement nécessaire à un moment donné pour ramener la paix en Somalie et l’UA devrait donc également se préparer à soutenir le gouvernement dans ces efforts lorsque Mogadiscio le jugera opportun.[4]


[1] Le Burundi, Djibouti, l’Éthiopie, le Kenya et l’Ouganda fournissent des troupes à l’Atmis. 

[2] L’UE a débloqué 270 millions d’euros pour l’Atmis jusqu’en 2024 et 45 millions d’euros pour l’armée somalienne. En revanche, l’UA a mis de côté un montant dérisoire de 5 millions de dollars provenant de son Fonds pour la paix en 2023. Néanmoins, l’UA a considéré que cette contribution était importante pour montrer son engagement en faveur de la paix en Afrique.

[3] Voir Crisis Group Africa Report N°309, Considering Political Engagement with Al-Shabaab in Somalia, 21 juin 2022. 

[4] Pour les recommandations relatives au différend entre la Somalie et l’Éthiopie concernant les efforts de cette dernière pour obtenir l’accès à un port sur la côte du Somaliland, voir la section sur l’Éthiopie ci-dessus. 

8. Aider le Soudan du Sud à se diriger en toute sécurité vers les élections

Le Soudan du Sud devrait organiser des élections en décembre 2024, les premières depuis son accession à l’indépendance en 2011. Les élections ont été reportées à plusieurs reprises et la plupart des observateurs s’attendent à un nouveau report. Les autorités sud-soudanaises n’ont ni réalisé les préparatifs nécessaires ni obtenu le financement dont elles auront besoin. Elles n’ont pas non plus conclu les accords politiques nécessaires à l’organisation des élections. Le conflit fait rage dans de nombreuses régions du pays, même si l’accord de 2018 qui a mis fin aux combats entre les forces alignées sur le président Salva Kiir et le vice-président Riek Machar continue à être respecté dans les grandes lignes. Les catastrophes climatiques et la guerre au Soudan voisin aggravent la situation.[1] L’UA a beaucoup hésité à s’impliquer au Soudan du Sud après la guerre civile de 2013-2018, mais il est temps aujourd’hui qu’elle renforce son engagement. L’organisation, en collaboration avec le bloc régional de l’Igad et les Nations unies, devrait user de son influence auprès des principales personnalités politiques du Soudan du Sud pour aider à dégager un consensus sur le calendrier des prochaines élections présidentielles et veiller à ce que la situation dans le pays permette la tenue d’élections équitables et crédibles, quelle que soit la date à laquelle elles auront lieu.


[1] Voir Crisis Group Visual Explainer, « Floods, Displacement and Violence in South Sudan »

Il y a de nombreuses raisons de s’inquiéter de la trajectoire du Soudan du Sud en cette année électorale.

Il y a de nombreuses raisons de s’inquiéter de la trajectoire du Soudan du Sud en cette année électorale. Son élite factieuse ne s’est jamais réconciliée après la guerre civile et utilise facilement la violence à des fins politiques. Des affrontements meurtriers se poursuivent dans de nombreuses régions du pays, notamment à Jonglei, Unity, Warrap et dans le district contesté d’Abyei, souvent entre des milices communales soutenues par leurs élites respectives. Les civils, en particulier les femmes et les enfants, paient un lourd tribut. La catastrophe humanitaire presque chronique du Soudan du Sud persiste, avec des niveaux de famine élevés, des déplacements généralisés dus au conflit et des années d’inondations cataclysmiques, une économie faible et un gouvernement qui ne semble pas intéressé à utiliser les richesses pétrolières du pays pour améliorer les conditions de vie de ses citoyens appauvris.[1]

La guerre au Soudan rend la situation encore plus précaire. Selon les Nations unies, le conflit soudanais a fait fuir plus de 600000 personnes vers le Soudan du Sud, ce qui a aggravé la charge humanitaire déjà lourde et continué à épuiser les budgets des bailleurs de fonds.[2] Le conflit menace gravement la stabilité du Soudan du Sud. Le Soudan du Sud dépend d’un oléoduc traversant le Soudan pour acheminer son pétrole vers la mer et l’exporter. Les belligérants soudanais pourraient perturber cette voie d’acheminement cruciale. On pourrait également craindre que les groupes armés sud-soudanais ne trouvent un refuge, des armes et des alliés de l’autre côté de la frontière nord. Le Soudan du Sud semble particulièrement mal préparé pour gérer pacifiquement une crise électorale. 

Le Soudan du Sud doit surmonter une multitude d’obstacles avant de pouvoir organiser des élections. Les autorités doivent encore se mettre d’accord sur le format du scrutin et sur la délimitation des circonscriptions électorales, une question sensible en raison des litiges frontaliers locaux. Il n’existe pas de liste électorale et aucun effort n’est manifestement entrepris pour en établir une. Les fonds manquent cruellement alors qu’un haut responsable des élections au Soudan du Sud estime que le scrutin coûtera 250 millions de dollars. Il est peu probable que le gouvernement réunisse un financement suffisant, notamment parce que de nombreux bailleurs de fonds l’accusent de détourner les recettes pétrolières substantielles du pays.[3] En outre, compte tenu de l’insécurité qui règne dans le pays, l’organisation d’un scrutin controversé sera dangereuse dans de nombreuses régions, en particulier lorsqu’il est susceptible d’exacerber les conflits frontaliers, les tensions intercommunautaires ou les luttes de pouvoir au niveau local. 

Au-delà des problèmes techniques et de sécurité, les obstacles politiques doivent également être pris en compte. Les principaux engagements de l’accord de paix de 2018, qui étaient un prérequis aux élections, n’ont pas été respectés, notamment la négociation d’une nouvelle constitution, la réalisation d’un recensement et la fusion des troupes qui ont combattu dans les camps rivaux de la guerre civile au sein d’une armée unique. Les responsables politiques de l’opposition, y compris Riek Machar, s’opposeront probablement à des élections bâclées et auront de nombreuses raisons de le faire. L’opposition, consciente de l’image de faiblesse politique qu’elle renvoie, sera également motivée pour empêcher Salva Kiir de remporter une victoire sans appel et le mandat qui l’accompagnerait. Même si Riek Machar et d’autres ne sont peut-être pas militairement en mesure de déclencher une nouvelle rébellion et de replonger le pays dans la guerre civile, toute tentative de Salva Kiir d’organiser des élections de force sans le consensus politique requis ne manquera pas de provoquer des troubles et certainement quelques violences. 


[1] Rapport Afrique de Crisis Group N°305, Oil or Nothing : Dealing with South Sudan’s Bleeding Finances, 6 octobre 2021. 

[2] « External Update no. 36: Sudan», Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, 24-31 janvier 2024.

[3] L’ambassadeur Charles Tai Gituai, président intérimaire de la mission de suivi et d’évaluation de la mise en œuvre de l’accord de 2018, a exhorté les parties prenantes à trouver un financement pour les élections lors d’une réunion à Juba le 7 décembre. 

Le Soudan du Sud aura besoin d’une aide extérieure pour naviguer dans ces eaux dangereuses.

Le Soudan du Sud aura besoin d’une aide extérieure pour naviguer dans ces eaux dangereuses. Cette tâche incombera principalement à la mission des Nations unies au Soudan du Sud, compte tenu de son mandat, de sa présence historique dans le pays et de ses ressources. Mais l’UA a également un rôle à jouer, en collaboration avec l’Igad, qui a négocié l’accord de paix de 2018. 

Premièrement, l’UA devrait utiliser son poids politique pour aider à instaurer un consensus parmi les élites sur la manière de procéder, en soulignant qu’il est vital pour un scrutin pacifique et crédible et potentiellement pour la poursuite du soutien extérieur. L’UA a déjà joué ce rôle par le passé. En 2019, l’UA, par l’intermédiaire de l’Afrique du Sud (qui préside le groupe de pays C5 de l’UA), a travaillé en étroite collaboration avec les Nations unies et l’Igad pour convaincre les personnalités les plus puissantes du Soudan du Sud – Riek Kiir et Salva Machar – de former un gouvernement d’unité début 2020.[1] L’Afrique du Sud, en particulier, s’est efforcée de garder le cap de l’accord de paix de 2018. Elle devrait contribuer à négocier un accord sur les élections, par exemple en ce qui concerne le report ou non du scrutin ainsi que d’autres questions épineuses susceptibles d’émerger, tout en assurant la coordination avec l’Igad, les Nations unies et d’autres pays du C5 (l’Algérie, le Nigéria, le Rwanda et le Tchad) qui devraient se tenir prêts à apporter leur aide.[2] Ces négociations délicates devraient comprendre un dialogue formel entre les principaux partis politiques du Soudan du Sud, ainsi que des discussions plus informelles entre les élites influentes. Si les parties se mettent d’accord sur un report, l’UA et les États membres devraient insister sur l’importance d’avancer, notamment sur la question de la constitution, pendant ce délai supplémentaire. 

Deuxièmement, comme l’a demandé le CPS, la Commission de l’UA devrait fournir une assistance technique au Soudan du Sud pour la gestion des élections, en coordination avec les Nations unies, une fois que le Soudan du Sud aura rempli les conditions préalables d’un large consensus politique sur la manière de procéder aux élections, y compris sur le calendrier électoral. Une fois la date des élections fixée, le Conseil devrait envoyer une mission d’observation électorale sur le long terme pour s’assurer que les autorités respectent les directives de l’UA en matière d’élections.[3]

Enfin, l’UA devrait offrir un soutien technique au processus essentiel de rédaction d’une constitution. Bien conçue, cette charte pourrait représenter un symbole emblématique de la construction de la nation pour le nouveau pays. Dans le cas où la constitution serait mal faite ou pas faite du tout, cette situation pourrait devenir une nouvelle source de griefs intercommunautaires, exacerbant les tensions et les conflits dans un pays qui en a déjà bien trop connu depuis son indépendance il y a quelques années. 

Nairobi/Bruxelles, 14 février 2024


[1] Le gouvernement transitoire d’unité nationale redynamisé a été formé en 2020. Il est le fruit d’une intense diplomatie visant à amener les parties à l’accord redynamisé sur le conflit au Sud-Soudan à s’engager en faveur d’un gouvernement de coalition.

[2] Voir la déclaration de Crisis Group, « A Major Step Toward Ending South Sudan’s Civil War », 25 février 2020.

[3] Ces directives figurent dans la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance de 2007, op. cit.

Subscribe to Crisis Group’s Email Updates

Receive the best source of conflict analysis right in your inbox.