The Cameroonian Prime minister Joseph Dion Ngute presides over the opening session of the National Dialogue called by President Biya, in Yaounde, Cameroon, on September 30, 2019. Cameroon launched a national dialogue on Monday to end a separatist conflict in the country's anglophone provinces but hopes of a breakthrough were dimmed as key rebel leaders refused to participate.
The Cameroonian Prime minister Joseph Dion Ngute presides over the opening session of the National Dialogue called by President Biya, in Yaounde, Cameroon, on September 30, 2019. Stringer / AFP
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Cameroun : réexaminer le « statut spécial » des régions anglophones

En 2019, le gouvernement camerounais a reconnu l’identité distincte des régions anglophones en leur octroyant un statut spécial. Mais ce cadre légal n'a pas mis fin à la rébellion séparatiste. Une réforme du statut pourrait-elle permettre aux parties de progresser vers un règlement? La question mérite d'être posée.

Que se passe-t-il? En 2019, tandis que les combats faisaient rage avec les séparatistes armés anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, le Cameroun a accordé à ces deux régions un «statut spécial». Réponse à une demande d’autonomie accrue, la mesure n’a pas suffi à apaiser le conflit. Gouvernement et rebelles continuent de s’affronter.

En quoi est-ce significatif? Les résultats de la campagne militaire contre les milices séparatistes des régions anglophones sont mitigés. Début 2023, une initiative de paix facilitée par le Canada s’est heurtée à des obstacles. Depuis, les deux parties gardent le silence sur l’avancement des pourparlers. L’examen des réformes du statut spécial pourrait conduire les parties vers une solution politique.

Comment agir? Si les pourparlers aboutissaient, le gouvernement devrait discuter avec les séparatistes des perspectives d’une réforme du statut spécial qui pourrait inclure la création de sessions statutaires conjointes pour les assemblées régionales anglophones et l’instauration du suffrage universel direct pour leur élection. Les assemblées devraient bénéficier d’une autonomie et d’un financement plus substantiels.

I. Synthèse

En 2019, alors qu’une révolte séparatiste faisait rage dans les deux régions anglophones du Cameroun, le gouvernement a accordé un «statut spécial» au Nord-Ouest et au Sud-Ouest. Bien qu’il s’agisse d’un changement juridique et politique potentiellement important, cette mesure n’a pas réussi à apaiser les séparatistes anglophones, ni à diminuer l’intensité du conflit qui les oppose au gouvernement central. Ces résultats mitigés s’expliquent en partie par le manque de consultation adéquate du gouvernement avec les dirigeants anglophones en amont, mais ils reflètent également la réalité, à savoir que peu de choses ont changé depuis l’entrée en vigueur du statut. Bien que celui-ci accorde théoriquement aux régions anglophones une plus grande autonomie grâce à la création d’assemblées régionales dotées de pouvoirs plus importants que les conseils régionaux francophones, ces assemblées restent peu influentes et soumises à l’autorité des gouverneurs nommés par Yaoundé. Elles ne semblent pas disposées à servir de plateforme pour discuter des questions éducatives, judiciaires et linguistiques qui sont au cœur de l’identité anglophone. La réforme du statut spécial, menée dans le cadre de négociations solides avec la communauté anglophone, en vue de combler ses lacunes, pourrait contribuer à renforcer l’autonomie des anglophones et à créer une dynamique en faveur d’un accord de paix plus large, à condition, bien entendu, qu’elle soit menée.

Les six ans de conflit dans les deux régions anglophones du Cameroun ont fait plus de 6000 morts et déplacé des centaines de milliers de personnes. Poursuivant leur combat pour se détacher d’un pays majoritairement francophone, les séparatistes armés continuent de tendre des embuscades aux forces de sécurité et de harceler le personnel humanitaire. Les efforts de facilitation d’un accord de paix entre les parties belligérantes se sont succédé avec des hauts et des bas, mais sans succès tangible. Plus récemment, un effort mené par le Canada s’est heurté à des obstacles. Le gouvernement camerounais a publié une déclaration rejetant l’idée d’une facilitation étrangère pour l’organisation des pourparlers entre Yaoundé et les séparatistes. Depuis lors, les parties n’ont plus communiqué publiquement sur l’état d’avancement des pourparlers.

Le conflit anglophone au Cameroun a des racines profondes. Récemment, le fait historique le plus saillant remonte à 2016, lorsque le gouvernement a réprimé les manifestants anglophones qui réclamaient la protection des systèmes éducatifs et judiciaires de leurs régions. Mais les tensions entre les régions anglophones et le gouvernement central majoritairement francophone remontent à plusieurs décennies. Le Cameroun contemporain est un amalgame de territoires sous contrôle français et britannique pendant l’ère coloniale. Dans les années qui ont suivi l’indépendance de 1961, une structure fédérale a permis de préserver un sentiment d’autonomie dans les régions anglophones, mais cette structure n’a pas duré. Le gouvernement central a en effet préféré restructurer l’Etat pour consolider le pouvoir à Yaoundé.

Les mesures visant à centraliser le pouvoir ont été mal perçues dans les régions anglophones, où les populations craignaient d’être assimilées par un système majoritairement francophone, et, à partir des années 1990, Yaoundé a utilisé les promesses de décentralisation pour apaiser les craintes des anglophones. Lestatut spécial, qui repose sur une disposition de la constitution de 1996 permettant d’attribuer davantage de pouvoirs à certaines régions, s’inscrit dans cette tendance. Mais cette innovation du milieu des années 90 est restée en sommeil jusqu’en 2019, lorsque le gouvernement lui a donné une nouvelle vie en promulguant une loi qui a transformé les «conseils régionaux» des deux régions anglophones en «assemblées régionales» plus puissantes. Cette transformation est au cœur du statut spécial dont bénéficient aujourd’hui les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest.

La mise en place du statut spécial a reçu un accueil glacial de la part de la communauté anglophone et rencontré une hostilité radicale chez les séparatistes.

Même s’il s’agit certainement d’un pas dans la bonne direction, la mise en place du statut spécial a reçu un accueil glacial de la part de la communauté anglophone et rencontré une hostilité radicale chez les séparatistes. Le gouvernement a imposé ses changements sans consulter les dirigeants anglophones et les séparatistes, ce qui n’a pas aidé. Yaoundé a également réduit l’impact et la légitimité des mesures de 2019 en remplissant les assemblées de mandataires du gouvernement et en accordant un droit de véto sur leurs décisions aux gouverneurs nommés par le gouvernement central. Les assemblées ne sont pas représentatives de leurs électeurs, en partie à cause du mode de sélection des délégués, et les femmes y sont particulièrement sous-représentées.

Mais cela ne signifie pas que le statut spécial soit irrécupérable. Il continue à représenter une étape, qui pourrait s’avérer utile, vers la reconnaissance du besoin des régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest de relever d’une juridiction différenciée. Par ailleurs, il pourrait – à condition qu’il soit correctement réformé – permettre la mise en place d’un cadre pour une décentralisation de certains pouvoirs aux régions. Pour avoir une chance de rallier les anglophones en général et les séparatistes en particulier, les réformes devraient remédier à certaines des lacunes de la version de 2019. Tout changement devrait être le fruit de véritables consultations, à la fois avec les élites politiques anglophones mais aussi avec l’ensemble de la population, renforcer la capacité des assemblées à travailler ensemble sur des questions essentielles liées à l’identité anglophone et instituer le suffrage universel direct comme mécanisme d’élection de membres plus représentatifs des assemblées. Les réformes devraient également créer un nouveau poste au sein de l’exécutif régional qui se concentre sur la prise en compte des préoccupations des électeurs liées aux questions de genre, ainsi qu’un poste au sein du bureau du conciliateur public qui pourrait contribuer à traiter les griefs à l’encontre de l’armée nationale.

Parvenir à un accord sur un statut spécial réformé ne serait pas une tâche facile. Par ailleurs, un tel accord ne suffirait pas, à lui seul, à cimenter un accord de paix dans le conflit anglophone du Cameroun. Néanmoins, si et lorsque les pourparlers auront atteint un stade approprié, il pourrait s’avérer utile d’explorer ces sujets. La clé du règlement du conflit réside probablement dans la promotion d’un niveau d’autonomie plus élevé pour les régions anglophones, qui pourrait contribuer à répondre aux griefs et à apaiser les tensions qui l’ont alimenté. Cette mesure serait une bonne chose en soi et constituerait une possibilité de compromis entre les parties. Dans le meilleur des cas, le réexamen du statut spécial des régions anglophones pourrait même dynamiser les pourparlers pour mettre un terme à ce conflit qui n’a que trop duré. Après six ans d’affrontements, la proposition mérite que l’on s’y attarde.

II. La centralisation et son malaise

A. Les racines du mécontentement

Après six ans et plus de 6 000 morts, le conflit anglophone au Cameroun est dans l’impasse. La campagne militaire du gouvernement dans les deux régions, ainsi que la détermination des séparatistes à se battre coûte que coûte, ont déplacé des centaines de milliers de personnes et privé près de 600000 enfants d’éducation. Les organisations non gouvernementales affirment que la situation humanitaire dans les deux régions est désastreuse, les parties au conflit prenant souvent pour cible les travailleurs humanitaires. Environ 2,2 millions de personnes ont besoin d’une aide d’urgence. Les tentatives de résolution de la crise n’ont guère fait progresser la situation, échouant généralement dès les premières étapes. Le gouvernement n’a pas participé à l’initiative facilitée par la Suisse lancée en 2019. Il a laissé les groupes séparatistes présents à la table des négociations attendre en vain les pourparlers. Il a ensuite lancé son propre dialogue en octobre de la même année à Yaoundé, en l’absence des dirigeants séparatistes. En janvier 2023, après des mois de discussions discrètes avec Ottawa et les principaux groupes séparatistes, Yaoundé a finalement décidé de ne pas se joindre à la nouvelle initiative de facilitation menée par le Canada, qui est actuellement dans l’impasse.

Dans sa conception actuelle, la crise anglophone du Cameroun remonte à 2016.[1] En octobre 2016, le gouvernement national dominé par les francophones et siégeant à Yaoundé a réprimé les manifestations pacifiques et les grèves réclamant la protection des systèmes éducatifs et judiciaires en langue anglaise dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest qui, à l’époque coloniale, constituaient le Cameroun méridional britannique.[2] Les avocats et enseignants anglophones qui manifestaient craignaient que l’Etat central ne s’apprête à réformer ces systèmes, calqués sur le modèle britannique, pour les aligner sur les normes françaises. La réaction brutale du gouvernement à ces manifestations a progressivement durci l’opinion publique dans les deux régions, entrainant des appels à la sécession et l’émergence de groupes radicaux qui ont eu recours à la violence et à l’intimidation pour alimenter la crise politique. Le conflit fait rage depuis lors.

Pourtant, l’instabilité dans les régions anglophones remonte à la période coloniale et à la lutte du pays pour trouver un équilibre entre système fédéral et système centralisé au cours des décennies qui ont suivi la décolonisation. Le Cameroun contemporain est un amalgame de deux territoires autrefois gouvernés par les empires français et britannique. Les régions anglophones étaient connues pendant la période coloniale sous le nom de Cameroun méridional (Southern Cameroons, en anglais) et administré par la Grande-Bretagne comme faisant partie du Nigéria. Le reste du territoire qui constitue le Cameroun actuel était gouverné par la France jusqu’à son indépendance, le 1er janvier 1960.


[2] Voir le rapport de Crisis Group, Cameroun : la crise anglophone à la croisée des chemins, op. cit.

Au moment de la décolonisation, de nombreux habitants du Cameroun méridional britannique ont exprimé le souhait de former une nation indépendante.

Au moment de la décolonisation, de nombreux habitants du Cameroun méridional britannique ont exprimé le souhait de former une nation indépendante.[1] Mais les Britanniques, qui administraient le territoire sous la tutelle des Nations unies, et certains autres pays ont fait valoir que le territoire était trop petit pour être économiquement viable. Conformément à l’avis de l’ONU, un plébiscite pour donner aux habitants le choix de rejoindre le Nigéria ou de faire partie intégrante du nouvel Etat indépendant formé à partir du Cameroun francophone a été organisé. Le 11 février 1961, les électeurs ont opté pour cette dernière solution et les anciennes colonies britanniques et françaises ont été unifiées.[2]

Le pouvoir au Cameroun après l’indépendance a d’abord été relativement décentralisé. Au départ, l’Etat nouvellement indépendant a été constitué sous la forme d’une fédération de deux Etats, appelée République fédérale du Cameroun. Elle comprenait le Cameroun occidental, constitué de l’ancien Cameroun méridional britannique, et le Cameroun oriental, composé de territoires qui avaient été administrés par la France.

Mais, quelques années plus tard, la situation a commencé à changer. En 1966, le président Ahmadou Ahidjo instaure le système du parti unique. Sous couvert d’œuvrer pour l’unité nationale, la mesure a surtout eu pour effet d’écarter ses rivaux politiques. Six ans plus tard, il fait adopter par référendum une nouvelle constitution qui lui confère davantage de pouvoirs et renomme le pays République unie du Cameroun. A l’époque, Ahidjo avait affirmé que la structure fédérale était trop couteuse et l’empêchait de poursuivre son programme de développement.[3] Un gouvernement national unique a alors pris le contrôle de l’enseignement primaire, des affaires sociales, de l’administration locale, du commerce agricole, des travaux publics et d’autres compétences mineures anglophones gérées jusque-là par l’ancien gouvernement du Cameroun occidental.[4]

Le président Paul Biya, qui a succédé à Ahidjo en 1982 et est toujours au pouvoir aujourd’hui, a ensuite poursuivi l’accélération de la centralisation, en utilisant la structure unitaire de l’Etat comme moyen de gérer étroitement les prérogatives et les finances de l’Etat.[5] Au fil des années, Biya a su habilement utiliser la suprématie du pouvoir étatique pour consolider sa position. Il a attribué lui-même de nombreux postes gouvernementaux de haut niveau et intermédiaire. Qu’il s’agisse des postes de doyens des universités publiques ou d’administrateurs des hôpitaux, Biya a nommé les responsables de plus d’une centaine d’entreprises et d’agences d’Etat.[6] En février 1984, Biya a changé la dénomination du pays, qui est devenu la « République du Cameroun », une décision qui a suscité la colère de nombreux anglophones.

Ce système autoritaire a survécu jusqu’au début des années 1990, lorsque la récession économique mondiale a coïncidé avec des appels à la démocratisation dans le monde entier, à la suite de la chute des régimes totalitaires en Europe centrale et orientale. En 1990, le Cameroun a approuvé une série de nouvelles lois autorisant le multipartisme, ce qui a conduit plusieurs partis politiques à s’enregistrer en 1991. En même temps, le Social Democratic Front (SDF), dirigé par les anglophones et lancé en 1990 à Bamenda, dans le Nord-Ouest, réclamait un retour à la structure fédérale. Le gouvernement avait violemment réprimé une série de manifestations organisées par des étudiants qui réclamaient des élections démocratiques.[7] Mais, comme nous le verrons plus loin, les efforts déployés pour limiter la mainmise de Biya sur le pouvoir, et qui n’émanaient pas que des anglophones mais aussi d’autres groupes issus de la population, n’ont eu qu’un succès mitigé. Malgré les engagements répétés de Yaoundé de décentraliser certains aspects de la gouvernance, le pouvoir au Cameroun reste très largement concentré dans la capitale.


[1] « The Reunification Question in Cameroon History: Was the Bride an Enthusiastic or a Reluctant One? », Awasom, N.F., Africa Today, vol. 47, no. 2 (printemps 2000), p. 91-119 ; Bongfen Chem-Langhëë, «The Road to the Unitary State of Cameroon, 1959-1972», Paideuma : Mitteilungen zur Kulturkunde, vol. 41 (1995), p. 17-25.

[2] «The future of the Trust Territory of the Cameroons under United Kingdom administration», Assemblée générale des Nations unies, 15e session, 1960-1961.

[3] Le 6 mai 1972, Ahidjo a dit à l’Assemblée nationale qu’il avait l’intention de changer la constitution afin de créer ce qu’il appelait une république «une et indivisible», avec «un seul gouvernement et une seule assemblée». Chem-Langhëë, « The Road to the Unitary State of Cameroon, 1959-1972 », op cit.

[4] Ibid.

[5] «Paul Biya dirige le Cameroun depuis 40 ans et pourrait bien rester au pouvoir», The Conversation, 28 novembre 2022.

[6] La constitution unitaire confère au président le pouvoir de procéder à ces importantes nominations. Même si les institutions paraétatiques ont un conseil d’administration, c’est le président qui nomme les directeurs généraux et les membres du conseil d’administration. Le président Biya utilise ce système pour gérer au plus près les privilèges politiques et l’équilibre ethnique au sein du pays. Entretiens de Crisis Group, ancien membre de l’Assemblée nationale, Douala ; chefs de file de l’opposition, Yaoundé, février-juillet 2020.

[7] Le SDF a formé une coalition avec plusieurs autres partis d’opposition pour défier Biya lors des élections de 1992. Son chef de file, John Fru Ndi, a recueilli 35,97 pour cent des voix contre 39,98 pour cent pour Biya.

L’opposition à la centralisation dans les régions anglophones du Cameroun est profondément enracinée dans l’identité linguistique et culturelle.

L’opposition à la centralisation dans les régions anglophones du Cameroun est profondément enracinée dans l’identité linguistique et culturelle. Mais la centralisation du processus décisionnel pose également des problèmes pratiques évidents pour de nombreux Camerounais ailleurs dans le pays. Pendant le processus de centralisation, les autorités ont conçu Yaoundé pour être la capitale nationale, mais aussi pour concentrer la gestion de questions de toute importance confondue, y compris celles dont le traitement au niveau local aurait été plus économique et efficace.

Peu de choses ont changé aujourd’hui. Les fonctionnaires de Yaoundé sont chargés, par exemple, d’approuver la construction de routes secondaires et de nouvelles salles de classe dans l’ensemble du pays.[1] Un enseignant du secondaire basé à Yagoua, dans l’Extrême-Nord, doit parcourir 2762 kilomètres aller-retour, passant au total six jours sur la route, pour résoudre une question administrative telle que le paiement d’un salaire ou une demande de mutation.[2] Un anglophone de la ville de Kumbo, dans le nord-ouest, qui a obtenu un diplôme dans un établissement étranger, doit parcourir 900 kilomètres aller-retour sur des routes en mauvais état jusqu’à Yaoundé pour soumettre les documents nécessaires à l’obtention d’une équivalence de diplôme à un comité qui ne se réunit qu’une fois par mois. Les entrepreneurs de tout le pays sont confrontés à des épreuves similaires lorsqu’ils signent des contrats et cherchent à obtenir des indemnisations dans la capitale.[3]


[1] Entretien de Crisis Group, femme influente, responsable politique, Buéa, septembre 2022.

[2] L’accès aux prestations de retraite est une autre épreuve bureaucratique. Les fonctionnaires retraités doivent parfois faire plusieurs voyages à Yaoundé, rencontrer un certain nombre de fonctionnaires pour signer divers documents, avant de pouvoir commencer à percevoir une pension. Entretien de Crisis Group, travailleur retraité, Yaoundé, septembre 2022.

[3] La Commission nationale d’évaluation des domaines de formation dispensés à l’étranger, hébergée par le ministère de l’Enseignement supérieur, délivre des équivalences pour les diplômes académiques obtenus à l’étranger. Elle siège à Yaoundé. Les candidats doivent déposer leur dossier en personne. En 2022, elle a tenu quatre sessions au cours desquelles elle a examiné un total de plus de 5600 dossiers.

B. La lutte pour la démocratie et le mouvement anglophone

L’émergence du mouvement anglophone est, à bien des égards, liée à la lutte pour la démocratie que connait le Cameroun depuis plus de 30 ans.

Comme mentionné plus haut, l’opposition à l’Etat centralisé au Cameroun a commencé à se développer dans les années 1990, dans le contexte d’une tendance mondiale en faveur de la démocratisation, qui a incité plusieurs pays africains à abandonner leur système de parti unique. Confronté à la pression nationale en faveur d’une réforme démocratique, le président Biya a organisé, en novembre 1991, une conférence tripartite réunissant le gouvernement, les partis d’opposition et la société civile afin de réformer le processus électoral, d’élargir l’accès aux médias d’Etat et de convaincre l’opposition de mettre fin aux grèves générales, connues sous le nom d’opérations «villes mortes». Cette initiative a mis en colère l’opposition qui avait exigé une conférence nationale souveraine dont les décisions seraient contraignantes pour le gouvernement, mais il n’empêche que les principaux dirigeants y ont participé, ouvrant ainsi la voie aux élections législatives et présidentielles de 1992. La conférence tripartite a également mis en place un comité chargé de proposer une révision de la constitution de 1972.[1]

En octobre 1992, le président Biya a battu de justesse John Fru Ndi, chef de file anglophone du SDF, lors d’une élection très contestée que de nombreux Camerounais ont considérée comme truquée (Fru Ndi a, en vain, revendiqué la victoire et contesté le résultat officiel). Les grèves générales qui s’en sont suivies ont coïncidé avec de nouvelles revendications anglophones pour une plus grande autonomie dans le domaine de l’éducation, telles que la création d’une commission d’examen distincte du ministère de l’Education nationale et d’une université anglophone.[2]

En 1993 et 1994, les dirigeants des communautés anglophones se sont réunis lors d’une conférence anglophone (All Anglophone Conference) qui s’est tenue à Buea, dans le Sud-Ouest, et à Bamenda, dans le Nord-Ouest, après la mise en place par Biya du comité chargé de réviser la constitution de 1972, promise par la conférence tripartite de 1991. La conférence a appelé au rétablissement de la structure fédérale abandonnée dans les années 1970 et à la création d’institutions anglophones distinctes. D’autres mouvements anglophones ont commencé à faire pression en faveur de la sécession.[3]

Dans ce contexte, Biya a pris quelques mesures en faveur de la décentralisation, notamment pour répondre aux demandes des anglophones. En 1993, il a divisé l’université d’Etat de Yaoundé en six établissements, créant ainsi l’université de Buea, premier établissement d’enseignement supérieur anglophone. Les protestations se poursuivant dans les écoles, il a ensuite autorisé la création de deux commissions d’examen distinctes, l’Office du baccalauréat du Cameroun pour les francophones, basé à Yaoundé, et le Cameroon General Certificate of Education Board pour les anglophones, basé à Buea.[4] Mais ces mesures n’ont pas suffi à satisfaire les manifestants.

Alors que les Camerounais manifestaient dans tout le pays pour réclamer des libertés démocratiques et que les anglophones exigeaient une révision de l’union, le gouvernement s’est servi de la promesse d’une décentralisation plus avancée pour les calmer. Cela n’a pas suffi. En 1994, les chefs de file anglophones, John Ngu Foncha et Bernard Muna, tous deux anciens Premiers ministres du Cameroun occidental et vice-présidents de la République fédérale du Cameroun, ont démissionné du Comité consultatif pour la révision de la constitution lorsqu’il est devenu évident que le retour à une structure fédérale n’était pas à l’ordre du jour, et ont entamé des démarches diplomatiques auprès des Nations unies afin d’obtenir un soutien pour l’indépendance de ce qui était autrefois le Cameroun méridional britannique.[5]


[1]«Tripartite Conference and Birth of New Institutions», Cameroon Tribune, 14 avril 2021.

[2] Les groupes anglophones ont organisé de grandes conférences pour faire pression sur le gouvernement. Ces mouvements comprenaient le Southern Cameroon National Council (dont les dirigeants font partie des séparatistes que les autorités nigérianes ont arrêtés et qui purgent actuellement des peines de prison à perpétuité à Yaoundé), le Cameroon Anglophone Movement, la Southern Cameroons Youth League et des groupes d’enseignants.

[4] Francis B. Nyamnjoh et Richard Fonteh Akum, The Cameroon GCE Crisis : A Test of Anglophone Solidarity (Bamenda/Buéa, 2008).

[5] Entretien de Crisis Group, Willibroad Dze-Ngwa, professeur, septembre 2022. Les groupes anglophones se sont retirés de la révision constitutionnelle lorsque Joseph Owona, qui représentait le gouvernement, a clairement indiqué que Yaoundé n’envisagerait pas de revenir à une fédération. Rapport de Crisis Group, Cameroun : la crise anglophone à la croisée des chemins, op. cit.

Le parlement a débattu en novembre 1995 d’un nouveau projet de constitution qui ... à première vue, décentralisaient l’autorité en dehors de Yaoundé.

Le gouvernement central étant à nouveau sous pression, le parlement a débattu en novembre 1995 d’un nouveau projet de constitution qui, sans aller jusqu’au fédéralisme, comprenait un certain nombre de mesures qui, à première vue, décentralisaient l’autorité en dehors de Yaoundé. La nouvelle charte prévoyait que le Cameroun serait un Etat «unitaire décentralisé» – plutôt que simplement unitaire, conformément à la charte de 1972. Elle prétendait également déléguer le pouvoir en dehors de la capitale en créant des régions qui seraient gérées principalement par des conseils régionaux et locaux. Elle instaurait un mandat présidentiel de sept ans avec un maximum de deux mandats. Elle comprenait aussi une clause – qui constitue les fondements de ce qui deviendrait vingt ans plus tard le statut spécial – stipulant que la loi pouvait prendre en compte les spécificités de certaines régions en ce qui concernait leur organisation et leur fonctionnement.[1] Biya a approuvé le texte le 18 janvier 1996, alors même que les chefs de file anglophones déçus faisaient pression sur l’ONU et les pays étrangers, et exprimaient leur mécontentement.[2]

En réalité, la mise en œuvre a été très irrégulière. D’une part, Biya a mis en place de nouvelles institutions pour promouvoir la décentralisation, telles qu’un ministère de la Décentralisation et du Développement local, un Conseil national de la décentralisation, géré par le Premier ministre, et une Ecole nationale supérieure d’administration locale pour former les fonctionnaires.[3] Il a également redynamisé le Fonds spécial d’équipement et d’intervention intercommunale, une agence financière et de développement économique spécialisée destinée aux conseils municipaux, en étendant ses compétences aux conseils régionaux et en lui conférant le pouvoir de lever des fonds.[4] Mais malgré la création d’un appareil de décentralisation et la tenue de quelques réunions du Conseil national de décentralisation, le gouvernement de Yaoundé a globalement conservé l’autorité qu’il avait nominalement attribuée aux organes décentralisés.[5]

Cela s’explique en partie par le fait que le gouvernement national, invoquant des difficultés financières, a trainé les pieds lorsqu’il s’est agi de procéder concrètement à la décentralisation de son autorité.[6] Les fonctionnaires des institutions de la capitale, craignant de perdre leur pouvoir et leurs privilèges, n’étaient pas pressés de procéder aux changements.[7] Au milieu des années 2000, le président Biya et son gouvernement ont commencé à réorganiser les conseils municipaux existants et à en créer de nouveaux, ainsi qu’à établir des règles régissant leurs activités. Mais les conseils régionaux n’ont jamais été mis en place. Par conséquent, la seule déconcentration effective a porté sur quelques compétences liées à l’agriculture, au développement urbain, aux affaires sociales, à la santé et à l’éducation de base, qui ont été assignées aux conseils locaux et régionaux.[8] Il est important de noter que le gouvernement n’a pas achevé la décentralisation fiscale, qui aurait permis aux conseils régionaux et locaux de lever des impôts.[9]

Plus de 28 ans après l’entrée en vigueur de la constitution de 1996, les organes décentralisés continuent d’être confrontés à de nombreuses difficultés. La charte met en place un système à trois niveaux (national, régional et municipal) et les deux niveaux inférieurs bataillent depuis leur création. Les maires qui dirigent les conseils municipaux déplorent la domination tenace de Yaoundé, tandis que les présidents des conseils régionaux restent soumis au contrôle administratif des gouverneurs nommés par l’Etat central.[10] Les ministres de Yaoundé décident au cas par cas des compétences à transférer au niveau régional ou local. Le gouvernement national considère les conseils régionaux comme des forums pour discuter d’une série de questions, telles que les écoles primaires, les centres de santé, les transports, les affaires sociales et la culture. Mais il n’attend pas d’eux qu’ils prennent des décisions importantes. Les dépenses locales elles-mêmes doivent être approuvées par le gouverneur.

Le maillon faible de la décentralisation est sans doute le manque constant de financement suffisant pour les collectivités locales et régionales. Une loi de 2019 prévoit de consacrer un minimum de 15 pour cent du revenu national annuel aux institutions régionales pour leur permettre de fonctionner et d’exercer certaines de leurs compétences. Pourtant, les années suivantes, le gouvernement n’a jamais alloué la totalité du montant préalablement affecté à la mise en œuvre de la décentralisation en 2019, même si ce montant a été fortement augmenté par rapport aux années précédentes.[11] En 2022, il n’a alloué qu’environ 7 pour cent du budget national, qui sont passés à 8 pour cent en 2023. Les conseils disposent ainsi de très peu de ressources pour faire face à leurs responsabilités.[12] En 2021, lorsque les conseils ont recruté du personnel pour occuper les nouveaux postes créés par la loi, le gouvernement s’est plaint des frais de personnel trop élevés.[13]


[1] Partie X sur les conseils régionaux et locaux, section 62 (2) de la constitution camerounaise de 1996. « Sans préjudice des dispositions prévues au présent titre, la loi peut tenir compte des spécificités de certaines Régions dans leur organisation et leur fonctionnement ».

[2] N. Jua et P. Konings, «Occupation of Public Space : Anglophone Nationalism in Cameroon», Cahiers d’études africaines, vol. 175 (2004) ; « Anglophone Secessionist Movements in Cameroon », P. Konings et F.B. Nyamnjoh, Secessionism in African Politics (Boston, 2019).

[3] Le gouvernement a créé l’école en mars 2020, en adaptant un centre existant pour la formation du personnel du conseil à Buéa.

[4] «Ce décret étend les compétences du FEICOM», Cameroon Tribune, 2 novembre 2018.

[5] Le président Biya a créé le Conseil national de la décentralisation en 2004 et l’a réorganisé en 2020. Il évalue les progrès de la décentralisation et recommande au président des mesures à prendre. Entretiens de Crisis Group, membres des assemblées régionales du Sud-Ouest et du Nord-Ouest, Buéa et Bamenda, septembre-octobre 2022.

[6] Entretiens de Crisis Group, membre de l’assemblée régionale du Sud-Ouest, Buéa, septembre 2022. «Décentralisation : la masse salariale des communes et régions du Cameroun (25 milliards de FCFA) inquiète l’Etat», Investir au Cameroun, 20 juin 2022. D’autres changement étaient prévus, notamment la création d’un Conseil constitutionnel distinct de la Cour suprême et la mise en place d’un parlement bicaméral, avec la création d’un Sénat. Le Sénat a commencé ses travaux en 2013, tandis que le Conseil constitutionnel a ouvert ses portes en 2018.

[7] Entretien de Crisis Group, fonctionnaire de la commission gouvernementale, Yaoundé, mai 2022. En juin 2021, le Premier ministre Joseph Dion Ngute, présidant une réunion du Conseil national de la décentralisation, a ordonné aux départements ministériels de transférer immédiatement des responsabilités aux conseils régionaux et locaux, lorsqu’il est apparu que dix-neuf ministères étaient réticents à le faire. «Conseil national de la décentralisation pour l’année 2022», Cameroon Tribune, 18 juin 2021.

[8] Entretien de Crisis Group, membre de l’Assemblée régionale du Nord-Ouest, Bamenda, septembre 2022. Même dans les domaines de la santé, de l’agriculture, des affaires sociales et de l’éducation de base, les conseils locaux ont eu du mal à avoir un impact positif, faute de fonds suffisants et de personnel qualifié.

[9] Dans le cadre de la décentralisation, le gouvernement s’est lancé dans une réforme du financement des collectivités locales au coup par coup, en adoptant des lois sur les finances locales en 2009 et 2010. Mais en 2022, les responsables des conseils locaux attendaient toujours que le gouvernement leur fournisse les fonds promis.

[10] Entretiens de Crisis Group, conseillers municipaux, Bamenda, octobre 2022.

[11] La dotation de décentralisation a oscillé entre 7 et 10 milliards de francs CFA (12-17 millions de dollars) par an entre 2010 et 2018, puis a augmenté pour atteindre 49 milliards de francs CFA (82 millions de dollars) par an, en 2019 et 2020. En 2021, elle a presque quintuplé pour atteindre 232 milliards de francs CFA (387 millions de dollars). Décrets du Premier ministre et du Président. V.P. Essomba, «Dotation générale de la décentralisation et financement des collectivités territoriales décentralisées dans la région du Centre du Cameroun», juin 2021.

[12] Le gouvernement a fixé l’allocation générale pour la décentralisation dans le budget national 2022 à 232 milliards de francs CFA (382 millions de dollars), soit 7,2 pour cent du budget. Cette quote-part est bien inférieure à l’objectif de 15 pour cent fixé par la loi de 2019, ainsi qu’à la fourchette de 600 à 800 milliards de francs CFA (989 millions à 1,3 milliard de dollars) que les responsables des conseils locaux avaient demandée. Le budget 2023 a porté la dotation à la décentralisation à 252 milliards de francs CFA, soit 8 pour cent du budget national. «Décentralisation : la dotation générale fixée à 232 milliards Fcfa en 2022», Ecomatin, 29 décembre 2021 ; «Loi de finances : 252,6 milliards Fcfa destinés à la décentralisation en 2023», Ecomatin, 1er janvier 2023.

[13] «Communes : la masse salariale annuelle du personnel passe à 25 milliards de FCFA», Ecomatin, 26 juin 2022.

Les Camerounais [sont] très sceptiques quant au sérieux du gouvernement en matière de décentralisation.

Il n’est pas surprenant que les Camerounais soient très sceptiques quant au sérieux du gouvernement en matière de décentralisation. Le pouvoir reste concentré dans la capitale et de nombreux citoyens considèrent la décentralisation comme un simple mot à la mode au sein de la bureaucratie de Yaoundé. Les effets de la décentralisation sont très peu visibles dans leur vie quotidienne.[1] Certaines autorités locales restent optimistes ; elles disent y voir un moyen de concevoir des politiques qui reflètent les priorités locales au lieu de celles de Yaoundé, même si les résultats se font attendre.[2] Pour les responsables politiques du SDF et d’autres partis d’opposition, la décentralisation n’est pas adaptée à la résolution des problèmes complexes auxquels le Cameroun est confronté. Beaucoup citent l’approche du gouvernement comme une preuve que la constitution de 1996 n’a pas suffisamment réorienté un système ancré dans la centralisation.[3]

Certains d’entre eux sont donc revenus à l’idée défendue par les chefs de file anglophones dans les années 1990 : un retour au fédéralisme, avec des Etats fédéraux qui disposent de plus de pouvoir pour gouverner. Le SDF, dirigé par Joshua Osih (un anglophone), candidat à l’élection présidentielle de 2018, a d’ailleurs fait campagne en faveur du fédéralisme depuis les années 1990. Joshua Osih et d’autres partisans du fédéralisme affirment que la réorganisation de l’Etat autour d’un modèle fédéraliste préserverait l’unité nationale, rendrait le séparatisme moins attrayant pour les anglophones, tout en permettant de mieux gérer les tensions ethniques grâce à un développement plus équilibré dans l’ensemble du pays, et réduirait globalement les risques d’instabilité.[4] Les anglophones ne sont pas les seuls à partager cette opinion : Maurice Kamto (Mouvement pour la renaissance du Cameroun) et Cabral Libii (Parti camerounais pour la réconciliation nationale), candidats de l’opposition francophone, qui ont terminé respectivement deuxième et troisième à l’élection présidentielle de 2018, soutiennent désormais des formes de fédéralisme.[5]

Les fédéralistes ont leurs ennemis. Depuis le début du conflit anglophone, tant le gouvernement que les séparatistes armés les ont pris pour cible, estimant qu’ils allaient trop loin dans un cas et pas assez dans l’autre. Beaucoup d’entre eux ont été réduits au silence.[6] Mais après sept ans de conflit qui ont abouti à l’impasse actuelle, et alors que les chefs de file de l’opposition francophone plaident désormais en faveur d’une fédération, ces perspectives sont de nouveau audibles.[7]


[1] Entretiens de Crisis Group, Yaoundé et Buéa, octobre 2022.

[2] Entretiens de Crisis Group, conseillers municipaux, Limbe, Buéa et Bamenda, septembre-décembre 2022.

[3] Entretiens de Crisis Group, universitaires, Yaoundé, octobre 2022.

[4] «Dieudonné Essomba : “Pour s’opposer au fédéralisme, un grand nombre d’individus prétendent qu’il va aggraver le repli identitaire”», Actu Cameroun, 25 novembre 2021.

[5] Kamto et Libii plaident depuis peu en faveur du fédéralisme.

[6] Entretiens de Crisis Group, Félix Agbor Nkongho, avocat et défenseur des droits humains, Buéa, mai 2022.

[7] Certains membres du gouvernement ont accepté les limites du statut spécial et ne nient plus la nécessité de discuter avec les séparatistes et de réviser la politique. Entretiens de Crisis Group, fonctionnaires, Yaoundé, août-décembre 2022.

Source : Divers décrets du premier ministre et du président du Cameroun.

III. Le statut spécial

A. Synthèse : la mise en place d’un statut spécial

Alors que le gouvernement s’est contenté de faire mine de respecter les dispositions de la constitution de 1996 relatives à la décentralisation, le mécontentement des anglophones n’a fait que se renforcer. Frustrés par le modèle de 1996, les manifestants de 2016 n’ont pas demandé une décentralisation : ils ont exigé le retour à une fédération ou la sécession vis-à-vis d’un Etat dominé par les francophones.

Trois ans après le début de la crise, en 2019, le président Biya a organisé un grand dialogue national. La montée de la violence et les préoccupations internationales de plus en plus affirmées concernant les violations des droits humains commises par les deux camps ont mis Biya sous pression. Il a promis de s’attaquer aux «sources de frustration» endurées par les Camerounais du Nord-Ouest et du Sud-Ouest en accélérant le processus de décentralisation.[1] L’un des résultats du dialogue – dont il est question plus loin – est l’utilisation par le gouvernement d’une disposition alors peu connue de la constitution de 1996. Cette disposition – rapidement décrite plus haut – stipulait que toute région pouvait prétendre à ce que la charte décrivait comme «les spécificités de certaines régions».[2] Elle créait un mécanisme permettant de leur accorder une plus grande autonomie, mais le gouvernement n’avait jusque-là jamais adopté les lois nécessaires à sa mise en œuvre.

Invoquant cette disposition pour le Nord-Ouest et le Sud-Ouest, le gouvernement national a officialisé la désignation du statut spécial dans une loi signée le 24 décembre 2019, qui précisait également ses implications.[3] En vertu du Code général des collectivités territoriales décentralisées (2019), le gouvernement a créé des «assemblées» régionales pour le Nord-Ouest et le Sud-Ouest. Cette mesure indiquait qu’elles jouiraient de pouvoirs plus importants que les «conseils» régionaux créés après 1996 dans les huit régions francophones du Cameroun.

Les assemblées anglophones disposent, du moins en théorie, de tous les pouvoirs des conseils francophones, mais aussi d’un mandat plus large et de prérogatives supplémentaires. La loi de 2019 prévoit que les assemblées participent (à l’invitation de Yaoundé) à l’élaboration de la politique concernant le sous-système éducatif anglophone, dirigent les institutions de développement régional et contribuent à définir le statut des chefs traditionnels, autant de pouvoirs que les conseils francophones n’ont pas. Elle stipule également que Yaoundé peut consulter les assemblées sur la politique judiciaire pour le sous-système de common law en vigueur dans les régions anglophones, qui est distinct du système de droit civil d’origine française dans les autres régions, et les inviter à participer à l’administration des services publics dans le Nord-Ouest et le Sud-Oues+t. (Dans la pratique, comme cela apparaitra plus loin, les assemblées n’ont généralement pas participé à l’élaboration de la politique éducative et judiciaire – ni eu l’occasion de s’exprimer sur d’autres questions touchant au cœur de l’identité anglophone).

Les assemblées régionales anglophones sont également organisées différemment des conseils francophones. Alors que ces derniers disposent d’une chambre unique de 90 membres, les assemblées anglophones sont bicamérales : elles comprennent une House of Divisional Representatives de 70 membres élus indirectement par les conseils municipaux et une House of Chiefs de 20 membres composée de chefs sélectionnés par leurs pairs. Les assemblées votent également pour nommer l’exécutif régional, composé du président, du vice-président, de trois commissaires thématiques et de trois agents administratifs.[4] La loi fait de la présidente, ou du président, le chef de l’exécutif régional, sans toutefois clarifier sa position par rapport au gouverneur nommé par Yaoundé.[5]


[1] Biya a prononcé un « message à la nation » pour expliquer pourquoi il convoquait un dialogue national, publié sur le site Web du gouvernement consacré à cet événement.

[2] Partie X sur les conseils régionaux et locaux, Article 62(2), op. cit.

[3] La constitution de 1996 prévoyait la création de dix conseils régionaux (dont deux ont été transformés par le statut spécial en assemblées régionales), mais le gouvernement n’a adopté les lois nécessaires qu’après le dialogue national d’octobre 2019. La loi n° 2019/24 du 24 décembre 2019, Code général des collectivités territoriales décentralisées, définit la composition et les compétences des conseils. Dans sa section V, elle définit le Nord-Ouest et le Sud-Ouest comme des régions à statut spécial, conformément à l’article 62 de la constitution.

[4] Les conseils régionaux francophones sont dirigés par un président assisté d’un bureau régional composé d’un premier vice-président, d’un vice-président, de deux secrétaires et de deux questeurs. Les bureaux exécutifs régionaux anglophones sont composés de huit membres : un président (qui est également président de la House of Divisional Representatives), un vice-président (qui est président de la House of Chiefs), trois commissaires thématiques (développement économique ; santé et affaires sociales ; et éducation, sports et culture), deux secrétaires et un questeur.

[5] Dans les deux régions, le comité exécutif est composé principalement de hauts fonctionnaires à la retraite.

Le processus de création du statut spécial des régions anglophones n’était pas parfait, loin s’en faut.

Le processus de création du statut spécial des régions anglophones n’était pas parfait, loin s’en faut, les citoyens camerounais n’ont pas bien compris ses répercussions pratiques, mais il s’agit, comme nous le verrons plus loin, d’une étape juridique importante. La loi de 2019 a entériné, pour la première fois, la reconnaissance par le gouvernement national des différences des deux régions anglophones par rapport aux huit régions francophones en raison de leur histoire politique unique. Elle a ainsi reconnu l’existence d’une identité anglophone distincte de celle embrassée par la majorité francophone.[1] De nombreux anglophones ont, à nouveau, considéré que cette mesure était insuffisante et trop tardive, mais certains observateurs l’ont saluée comme un outil capable de faciliter un retour à la normale dans les régions en conflit.[2] Certains séparatistes ont considéré la démarche des autorités comme un geste de provocation, remettant en question l’autorité du président pour conférer unilatéralement un statut spécial à leurs régions, qui, selon eux, sont entrées dans l’union fédérale de 1961 sur un pied d’égalité avec la partie francophone.[3]

Il est apparu très vite que le statut spécial était loin d’être une solution miracle et qu’il avait des défauts. La décision de doter chaque région d’une assemblée distincte semble avoir empêché les organes régionaux de discuter ensemble des questions cruciales communes aux anglophones. En outre, les dispositions de la loi ne répondent que partiellement aux exigences des anglophones en matière d’éducation, qui sont au cœur de leurs griefs à l’égard de l’Etat central. Comme cela sera abordé plus loin, il existe également une multitude d’autres problèmes liés à la manière dont le concept a été développé, déployé et mis en œuvre (ou pas), qui ont entravé son efficacité en matière de redistribution du pouvoir ou de désamorçage des tensions. Pour être en mesure d’exploiter son potentiel, il faudra se pencher sur l’ensemble de ces questions.


[1] Entretiens de Crisis Group, membres des assemblées du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, Buéa et Bamenda, octobre 2022.

[2] « Cameroon’s conflict: Will the National Dialogue make any difference? », BBC, 5 octobre 2019.

[3] Entretiens et entretiens téléphoniques de Crisis Group, chef de file séparatiste et avocats, Yaoundé, août 2022-janvier 2023.

B. Un processus unilatéral

L’un des principaux problèmes concernant le statut spécial est le fait que le gouvernement l’ait présenté sans dument consulter la communauté anglophone. Yaoundé a empêché les groupes anglophones d’organiser une conférence générale avant le dialogue national de 2019. Le cardinal Christian Tumi, l’un des principaux responsables anglophones, avait pourtant proposé une réunion à Buéa – avec des consultations publiques – afin de fédérer les parties et d’élaborer une proposition commune de résolution du conflit. Les représentants anglophones ont estimé qu’en empêchant cette coordination, Yaoundé s’assurait que les fonctionnaires pro-gouvernementaux domineraient les débats.[1] Mais surtout, le gouvernement n’a pas invité les principaux dirigeants séparatistes et n’a pris aucune réelle disposition pour qu’ils participent. D’autres séparatistes ont boycotté la discussion. Le cabinet du Premier ministre a bien envoyé des invitations à certains séparatistes à l’étranger, mais un tribunal militaire a programmé des procès pour deux d’entre eux le jour de l’ouverture du dialogue. Le gouvernement n’a pas invité les dirigeants séparatistes emprisonnés à Yaoundé.

Le dialogue a, d’autre part, soigneusement évité de débattre des exigences de fédéralisme, et encore moins de sécession, des anglophones. Les représentants pro-gouvernementaux ont même hué des personnalités anglophones qui réclamaient une session sur le fédéralisme.[2] Au lieu de cela, ils ont examiné la proposition d’un ancien ministre francophone, Edouard Akame Mfoumou, en faveur d’un statut spécial pour les régions anglophones. Le grand dialogue national a alors adopté cette proposition parmi plus de 30 résolutions, sans en discuter les détails.

En décembre, la proposition est devenue une loi et le gouvernement s’est appuyé sur les chefs religieux pour obtenir le soutien de l’opinion publique à cette mesure. C’est ainsi que, par exemple, en novembre 2019, Andrew Nkea, alors évêque de Mamfe, a organisé une caravane à la demande du gouvernement pour expliquer les résultats du dialogue aux habitants du Sud-Ouest. Le cardinal Tumi a fait de même dans le Nord-Ouest, malgré ses opinions affichées en faveur d’un retour à la fédération.[3] Cette initiative n’a pourtant pas suffi pour obtenir un large soutien de la population.


[1] Les dirigeants anglophones ont proposé d’organiser une conférence générale à Buéa, avec des consultations publiques, afin d’élaborer des propositions anglophones unifiées pour résoudre le conflit. Entretiens de Crisis Group, Elie Smith, collaborateur du Premier ministre et ancien secrétaire de la All-Anglophone Conference proposée par le cardinal Tumi, Yaoundé, septembre et décembre 2022 ; et Agbor « Balla » Felix Nkongho, Buéa, mai 2022.

[2] Entretien de Crisis Group, Felix Agbor Nkongho, ancien dirigeant du Consortium de la société civile anglophone du Cameroun et avocat défenseur des droits humains, novembre 2020.

[3] Entretiens de Crisis Group, chefs de file de la société civile, membres de l’assemblée régionale, responsables politiques, Buéa et Bamenda, août-décembre 2022.

En poursuivant le concept de statut spécial avec ... peu de débats, le gouvernement a pratiquement garanti que cette politique ne bénéficierait d’aucun soutien au niveau local.

Les mesures unilatérales du gouvernement ont plutôt suscité le ressentiment de nombreux anglophones. Plusieurs anglophones influents interrogés par Crisis Group ont déclaré qu’ils connaissaient mal le cadre du statut spécial ou les nouvelles institutions régionales qu’il a créées, et les membres des assemblées régionales interrogés semblent être bien loin d’être convaincus par l’efficacité des nouvelles institutions.[1] Les femmes influentes dans la communauté affirment que l’absence de consultation générale les a privées de l’opportunité d’enrichir la proposition en y introduisant des préoccupations et des perspectives différenciées selon le genre.[2] En poursuivant le concept de statut spécial avec si peu de débats, le gouvernement a pratiquement garanti que cette politique ne bénéficierait d’aucun soutien au niveau local. Certains anglophones ont considéré qu’il s’agissait d’un pas dans la bonne direction, mais le processus a laissé à beaucoup d’autres un arrière-goût amer, en accroissant la méfiance à l’égard du gouvernement dirigé par les francophones dans les régions anglophones.[3]


[1] Entretiens de Crisis Group, membres de l’assemblée régionale, conseillers municipaux, femmes influentes, journalistes et personnalités du monde des affaires, diverses localités des régions du Nord-Ouest, du Sud-Ouest, du Centre et du Littoral, août-décembre 2022.

[2] Entretiens de Crisis Group, femmes influentes, Buéa et Bamenda, septembre-décembre 2022. Par exemple, des femmes auraient demandé aux assemblées d’accorder plus d’attention à la violence sexiste liée aux conflits, de fixer des quotas de femmes dans les institutions publiques et de veiller à ce que la santé sexuelle et les droits reproductifs soient pris en compte dans les projets de santé des assemblées.

[3] Entretiens de Crisis Group, membres des assemblées régionales du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, Buéa et Bamenda, septembre-octobre 2022.

C. Le contrôle de Yaoundé

Selon les anglophones, la deuxième faiblesse du statut spécial est l’autonomie limitée qu’il accorde. Dans la réalité, le gouvernement central conserve un contrôle strict sur les régions anglophones. La structure des assemblées régionales est calquée sur les institutions du Cameroun méridional britannique qui existaient à Buéa entre 1957 et 1961 et qui ont ensuite été incorporées à l’Etat fédéré du Cameroun occidental entre 1961 à 1972. Elles étaient composées d’une House of Assembly et d’une House of Chiefs. Déjà à cette époque, pendant la période fédéraliste du pays, leur pouvoir était limité car le gouvernement fédéral contrôlait toutes les sources de revenus et nommait des inspecteurs fédéraux qui remettaient en question les décisions prises au niveau régional.[1] En outre, les assemblées régionales créées en 2019 ont beaucoup moins de pouvoir que prévu. Elles n’ont joué aucun rôle dans l’élaboration des politiques en matière d’éducation et d’autres questions directement liées au malaise identitaire anglophone. [2]

L’un des principaux problèmes est que les gouverneurs actuels du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, qui sont tous les deux des francophones nommés par Yaoundé et protégeant ses intérêts, disposent d’un droit de véto sur les initiatives des assemblées.[3] Ce pouvoir a rendu les assemblées pratiquement impuissantes. Chaque assemblée doit obtenir l’approbation préalable de son gouverneur régional pour, entre autres, le budget, les dépenses, les emprunts et les accords de coopération internationale, ce qui est un frein considérable à l’indépendance de la prise de décision.[4] La loi oblige les assemblées à se réunir en présence du gouverneur ou de son représentant. «Le gouverneur est le patron que nous devons satisfaire», a déclaré un membre de l’assemblée régionale à Crisis Group.[5] Certains membres de l’assemblée disent qu’ils ont régulièrement recours à l’autocensure pour éviter les conflits avec le gouverneur et qu’ils évitent d’aborder des questions litigieuses telles que la crise de l’éducation.[6] Ils ont préféré mener des campagnes de sensibilisation sur le statut spécial, se sont cantonnés à des tâches administratives de routine et ont supervisé des projets locaux, tels que la distribution de fournitures scolaires.[7]

Bien qu’elles en aient le pouvoir, les assemblées sont souvent restées passives face à des développements affectant directement les intérêts anglophones. Cela peut s’expliquer par l’entrave que peuvent représenter les gouverneurs, ou encore par le fait que ces assemblées sont loin d’être pleinement représentatives de l’ensemble des opinions politiques de leur population. En 2022, par exemple, elles n’ont pris aucune mesure lorsque la Banque des Etats de l’Afrique centrale, à laquelle appartient le Cameroun, a omis les questions en anglais dans un examen visant à recruter de nouveaux cadres, une injustice pour les candidats anglophones.[8] Elles ont également gardé le silence lorsque le gouvernement a structuré les examens d’entrée à l’école de médecine d’une manière qui semblait donner un avantage aux candidats francophones.[9] Les assemblées n’ont pas non plus fait grand-chose pour obliger le gouvernement à tenir sa promesse de 2017 de créer un Institut supérieur d’études judiciaires dans les régions anglophones, qui n’ont actuellement pas d’école de droit.[10]


[1] Bongfen Chem-Langhëë, « The Origin of the Southern Cameroon House of Chiefs », International Journal of African Historical Studies, vol. 16, no. 4 (1983).

[2] Entretiens de Crisis Group, responsable politique local, membre de l’assemblée, Buéa, septembre 2022.

[3] Entretien de Crisis Group, personnalité politique locale, membre de l’assemblée, Buéa, septembre 2022.

[4] Les membres des assemblées régionales n’apprécient pas l’ingérence des gouverneurs dans leurs affaires. Parallèlement, les habitants des régions anglophones affirment que ces institutions dotées d’un statut spécial n’ont rien fait pour résoudre le conflit, se rendant ainsi inaptes à remplir leur mission. Entretiens de Crisis Group, membres des assemblées du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, Buéa et Bamenda, septembre et octobre 2022.

[5] Entretiens de Crisis Group, membres des assemblées du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, Buéa et Bamenda, octobre 2022.

[6] Entretiens de Crisis Group, membres de l’assemblée régionale du Sud-Ouest, septembre et octobre 2022.

[7] Ibid.

[8] « Soupçons de népotisme à la BEAC », Jeune Afrique, 7 octobre 2022.

[9] Le gouvernement a ouvert la période d’examen avant que les candidats anglophones n’aient reçu les résultats des tests de préqualification. Les résultats de l’examen de fin d’études secondaires dans le sous-système francophone, le baccalauréat, sont traditionnellement publiés plusieurs semaines avant ceux des épreuves écrites du General Certificate of Education (GCE) dans le sous-système anglophone, ce qui s’explique par la manière dont les deux systèmes organisent leurs évaluations. En 2022, les résultats du baccalauréat ont été publiés le 27 juillet, ceux du CGE le 19 août. Le 27 juillet, le ministère de la santé publique a annoncé que la date limite d’inscription aux examens était fixée au 12 août. Bien qu’il ait noté que les candidats ayant passé le CGE pouvaient s’inscrire en attendant leurs résultats, c’était un pari risqué pour eux, car il fallait payer des frais d’inscription de 20000 francs CFA. Les assemblées régionales auraient pu demander au gouvernement de retarder l’examen. Entretiens de Crisis Group, étudiants, Buéa, octobre 2022.

[10] Entretien de Crisis Group, avocat basé à Bamenda, septembre 2022. Les avocats anglophones se forment généralement dans des juridictions de common law dans d’autres pays (tels que le Nigéria, le Ghana, la Gambie et le Royaume-Uni) et demandent ensuite à un tribunal camerounais de reconnaître leurs qualifications ou passent l’examen du barreau camerounais organisé par le gouvernement après un stage dans un cabinet d’avocats. (Le gouvernement n’organise pas ces examens tous les ans et, il s’est parfois écoulé jusqu’à sept ans entre deux examens).

Les conciliateurs ... ont pour mission de protéger les droits des citoyens ordinaires impliqués dans des litiges avec les institutions régionales.

Dans ce contexte, un point positif porte sur le bureau du Public independent conciliator et son rôle de médiation prévu par le statut spécial. Les conciliateurs, présents dans chaque région, ont pour mission de protéger les droits des citoyens ordinaires impliqués dans des litiges avec les institutions régionales. Ils peuvent jouer le rôle de médiateur ou de conciliateur pour résoudre le litige ou signaler les actions abusives au gouvernement central, sans préjudice de la possibilité d’un recours judiciaire. Le bureau peut également soumettre des recommandations à Yaoundé pour améliorer les politiques relatives au statut spécial. Depuis leur création en 2019, les conciliateurs ont reçu des centaines de plaintes. Selon les observateurs interrogés par Crisis Group, ils les ont généralement traitées de manière équitable, ce qui leur a permis de gagner la confiance des utilisateurs (même si certains membres de l’assemblée affirment que le bureau n’a pas encore eu de véritable impact). [1]

Cependant, les conciliateurs sont dans l’incapacité de répondre à la plupart des griefs des anglophones. Ils n’ont aucune autorité dans les désaccords entre les résidents des deux régions anglophones et les institutions nationales.[2] En cas d’arrestation arbitraire, de confiscation ou de destruction de biens par les forces de sécurité, le seul recours possible est la voie judiciaire. Cependant, le gouvernement étant déterminé à obtenir une victoire militaire, il a tardé à poursuivre les soldats impliqués dans des crimes présumés dans les régions anglophones.[3]

Dans l’ensemble, les anglophones n’ont pas l’impression que le statut spécial a relâché l’emprise du gouvernement central. Parmi ceux qui expriment leurs réserves, certains notent que le gouvernement a alloué à chaque assemblée régionale un budget opérationnel annuel d’environ 5 millions de dollars, soit exactement ce qu’il a attribué à chaque conseil régional francophone, alors que ces derniers sont censés avoir moins de responsabilités. Les détracteurs considèrent que ce déséquilibre ne fait que renforcer l’impression que «le statut spécial n’a pas grand-chose de spécial».[4]


[1] Entretiens de Crisis Group, journaliste, militant pour la paix d’inspiration religieuse, membres de l’assemblée régionale, Bamenda, septembre 2022.

[2] Entretien de Crisis Group, universitaire, Bamenda, septembre 2022.

[3] Entretiens de Crisis Group, victimes d’abus dans le conflit, avocats, Buéa, Limbe, Bamenda, août-novembre 2022.

[4] Entretiens de Crisis Group, membres des assemblées régionales du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, Bamenda et Buéa, octobre 2022.

D. Manque de participation locale dans les assemblées régionales

Les anglophones estiment également que le statut spécial ne répond pas à leurs aspirations parce que ses institutions ne sont pas représentatives de l’ensemble des opinions politiques des régions ou de la diversité de leurs circonscriptions. Le gouvernement a rempli les assemblées régionales de ses propres partisans, fermant la porte aux responsables politiques ayant d’autres points de vue. Il agit par l’intermédiaire des conseils municipaux, qui choisissent les membres de l’assemblée régionale au suffrage indirect. Etant donné que le Rassemblement démocratique du peuple camerounais, parti au pouvoir, contrôlait tous les conseils municipaux, les élections de l’assemblée régionale de février 2020 se sont soldées par une victoire écrasante du parti du président Biya.[1] Les opinions des membres de l’assemblée régionale ne reflètent donc en rien l’éventail complet des opinions des anglophones.[2] De plus, la plupart des membres exécutifs régionaux qui sont choisis parmi les membres des assemblées sont des fonctionnaires du gouvernement ou du parti au pouvoir qui ont été rappelés après avoir été mis à la retraite et ont été nommés pour leur loyauté plutôt que pour leur engagement politique à apaiser les frustrations des anglophones.[3]


[1] Rapports de Crisis Group, Apaiser les tensions ethno-politiques au Cameroun, en ligne et hors ligne et Militantes, victimes, œuvrant pour la paix : les femmes dans le conflit anglophone au Cameroun, tous deux op. cit. Lors des élections de 2020, des hommes armés ont enlevé plusieurs candidats de l’opposition, tandis que les séparatistes interdisaient toute activité électorale, ce qui n’a permis au vote d’avoir lieu que dans les zones administratives contrôlées par le gouvernement. Du fait du harcèlement, la participation des femmes aux élections a diminué.

[2] Entretiens de Crisis Group, membres de l’assemblée régionale, chercheurs, Buéa, Bamenda et Yaoundé, mai-octobre 2022. Voir également le rapport de Crisis Group, Apaiser les tensions ethno-politiques au Cameroun, en ligne et hors ligne, op. cit.

[3] Entretien de Crisis Group, journaliste, Bamenda, septembre 2022.

De nombreuses femmes anglophones pensent que le statut spécial ne répond pas à leurs préoccupations.

De nombreuses femmes anglophones pensent que le statut spécial ne répond pas à leurs préoccupations. [1] Les femmes n’ont pas été consultées publiquement en tant que parties prenantes dans la définition du statut spécial.[2] D’une certaine manière, le système régional dans le cadre du statut spécial reproduit le système national camerounais, qui ne dispose pas de mécanismes permettant de garantir la prise en compte des préoccupations sexospécifiques dans l’élaboration des politiques, ni d’un mandat clair pour traiter des droits et de la sécurité des femmes. Le ministère de la promotion de la femme et de la famille n’a que peu d’autorité réelle et est largement confiné à des activités symboliques et protocolaires. Quoi qu’il en soit, ses pouvoirs n’ont pas été transférés aux régions anglophones.

En attendant, les femmes restent sous-représentées dans les institutions des régions anglophones. Bien que les femmes aient joué un rôle important dans le conflit, le statut spécial ne reflète pas leur proportion globale au Cameroun, que ce soit parmi les membres ou dans les bureaux exécutifs des assemblées régionales. [3] Alors qu’elles représentent la moitié de la population, le pourcentage de femmes est minime dans chacune des assemblées de 90 membres, avec environ 23 pour cent de femmes dans chaque assemblée régionale. Sur les huit membres de l’exécutif du Nord-Ouest, deux sont des femmes, et le conseil du Sud-Ouest n’en compte qu’une. Les élections locales de février 2020 ont enregistré une diminution de la représentation des femmes dans les régions anglophones, car l’intensification des combats a encore menacé davantage la participation des femmes à la vie politique.[4]


[1] Entretiens de Crisis Group, femmes influentes, Buéa and Bamenda, septembre-décembre 2022.

[2] Entretiens de Crisis Group, cheffes de file de la société civile, femmes politiques, Bamenda et Buéa, septembre-décembre 2022.

[3] Pour des éléments de contexte, voir le rapport de Crisis Group, Militantes, victimes, œuvrant pour la paix : les femmes dans le conflit anglophone au Cameroun, op. cit.

[4] Ibid.

Source : Décret n° 2023/034 du 20 janvier 2023 fixant la répartition de la Dotation Générale de la Décen- tralisation au titre de l’exercice budgétaire 2022.

Note : Dans les “autres utilisations”, 50 millions de francs CFA sont alloués au fonctionnement du Comité chargé du suivi des procédures de paiement du salaire de base des exécutifs locaux, 60 millions à l'appui au Programme national de formation professionnelle, 70 millions au fonctionnement du Comité interministériel de la coopération décentralisée et 75 millions à l'appui aux syndicats du conseil.

Source : "Budget citoyen du Cameroun 2023", ministère des Finances du Cameroun, 6 janvier 2023.

Note : Les cercles plus petits représentent tous les ministères qui se situent en dessous de 2 000 millions francs CFA (ministères des Forêts et de la Faune; des Sports et de l'Education physique; du Commerce; de l'Environnement; de la Protection de la nature et du Développement durable; des Affaires sociales; des Arts et de la culture; des Petites et moyennes entreprises; de l'Economie sociale et de l'Artisanat; de l'Emploi et de la Formation professionnelle; du Tourisme et des loisirs; et de la Promotion de la femme et de la famille).

IV. Réexaminer et réinventer le statut spécial

A. Réévaluer le statut spécial ?

Les opinions divergent à Yaoundé et dans les régions anglophones lorsqu’il s’agit du statut spécial. En décembre 2022, le président Biya a déclaré que la décentralisation était en bonne voie, les pouvoirs étant progressivement transférés de l’État aux autorités régionales et locales. Parallèlement, il a fait référence à plusieurs reprises aux «terroristes» et aux «menaces terroristes» dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, exprimant ainsi son intransigeance à l’égard des mouvements séparatistes.[1] De nombreux anglophones estiment, de leur côté, que le statut spécial n’a pas donné plus de pouvoirs à leurs régions.[2] Certains dirigeants des régions anglophones et de la diaspora estiment, au contraire, que le statut spécial est en fait utilisé par le gouvernement pour renforcer son contrôle sur l’ancien Cameroun méridional britannique.[3] Ils affirment que Yaoundé a pris une série de décisions unilatérales pour créer une illusion d’autonomie tout en rejetant les pourparlers entre pairs, qui leur auraient permis de faire valoir leurs arguments en faveur de la sécession.[4] Les promesses non tenues du gouvernement, parfois accompagnées de décisions politiques contradictoires à première vue, ont instillé aux séparatistes une profonde méfiance à l’égard des initiatives de Yaoundé.[5]

Parallèlement, les milices séparatistes ont exprimé leur opposition au statut spécial de la manière la plus claire possible, en continuant à se battre contre les forces armées et en prenant pour cible des représentants du gouvernement.[6] Dans certains cas, leur hostilité à l’égard du statut spécial cible également les responsables politiques anglophones qui sont membres des institutions régionales. En 2020, l’un de ces groupes a déclaré que les membres de l’assemblée représentaient désormais une cible. En décembre 2021, la milice Bambalang Marine Forces a enlevé dans le Nord-Ouest Fon Kevin Yakum, chef traditionnel et vice-président de l’assemblée régionale du Nord-Ouest. Le gouvernement n’a pas encore réussi à obtenir sa libération.[7] Le 1er mai 2022, l’Ambazonia Defence Force, une autre milice rebelle, a enlevé Regina Mundi, membre du parlement national, à Bamenda, avant de la libérer quelques semaines plus tard dans des circonstances qui n’ont jamais été éclaircies.[8] Le gouvernement a fourni aux principaux fonctionnaires régionaux leur propre service de sécurité, mais ces enlèvements ont dissuadé certains d’entre eux de s’acquitter de leurs obligations.[9]


[1] « Message du chef de l’Etat à la nation à l’occasion de la fin d’année 2022 et du nouvel an 2023 », République du Cameroun, 31 décembre 2022.

[2] Entretiens de Crisis Group, membre de la commission gouvernementale, Yaoundé, mai 2022 ; membre du conseil régional du Sud-Ouest, Buéa, août 2022.

[3] Entretiens de Crisis Group, dirigeants séparatistes, octobre 2022.

[4] Ibid.

[5] Entretien de Crisis Group, conseiller juridique de dirigeants séparatistes, octobre 2022.

[6] Les membres de l’Assemblée devraient résider dans les circonscriptions qu’ils représentent, mais les combats obligent nombre d’entre eux à vivre dans de petites enclaves sécurisées situées dans les zones urbaines.

[7] Les rebelles ont déclaré avoir enlevé Yakum en représailles à l’arrestation de membres de la famille du général et commandant de milice appelé « No Pity » (« Aucune Pitié », en français). En novembre 2022, ses ravisseurs ont diffusé une vidéo du chef traditionnel, proposant de le relâcher si le gouvernement libérait les membres de la famille de No Pity. « Separatists demand release of No Pity’s family in exchange for NW House of Chiefs President abducted last year », MimiMefoInfo, 28 novembre 2022.

[8] Les forces gouvernementales ont annoncé qu’elles avaient libéré Mundi après avoir fait une descente sur un camp séparatiste près de Batibo, dans le Nord-Ouest, et tué des séparatistes armés. Déclaration du Colonel Cyrille Atonfack Guemo, porte-parole de l’armée, 31 mai 2022. Parallèlement, Capo Daniel de l’Ambazonia Defence Force a déclaré que les rebelles l’avaient abandonnée après de violents combats, sans aucune perte humaine de leur côté. D’autres encore ont affirmé qu’une rançon avait été versée pour obtenir sa libération. Entretiens de Crisis Group, activiste anglophone en Europe, employé du gouvernement, Yaoundé et travailleur humanitaire, Bamenda, juin 2022.

[9]Certains membres des assemblées régionales accusent le gouvernement d’être à l’origine des menaces qui pèsent sur leur sécurité, affirmant que Yaoundé faisait d’eux les représentants de la politique du statut spécial, tout en leur refusant le pouvoir de satisfaire les demandes de leurs électeurs. Entretiens de Crisis Group, membres des assemblées régionales, Buéa et Bamenda, septembre-novembre 2022.

Le statut spécial pourrait servir de base à la mise en place d’un consensus entre [le gouvernement et les séparatistes] pour préparer d’éventuels pourparlers de paix.

Cependant, malgré le manque d’adhésion des anglophones et le rejet catégorique des milices, le statut spécial pourrait servir de base à la mise en place d’un consensus entre les parties pour préparer d’éventuels pourparlers de paix. Comme nous l’avons déjà expliqué, le statut spécial fournit un cadre juridique pour la reconnaissance de l’identité anglophone et le renforcement de l’autonomie régionale sous la bannière de la décentralisation.

Elle pourrait être le point de départ de discussions qui permettraient aux séparatistes d’avancer leurs propres idées sur la manière dont un arrangement sous-national plus fonctionnel pourrait fonctionner. Compte tenu de la réticence des séparatistes à l’égard d’un retour au fédéralisme et du rejet catégorique de la sécession par Yaoundé, une discussion partant de la réforme du statut spécial pourrait être le meilleur moyen pour les parties d’élaborer une nouvelle politique par le biais d’un compromis. Ce nouveau statut spécial devrait bien sûr être associé à d’autres éléments – notamment des programmes de désarmement et de réintégration, une justice transitionnelle, la réforme du secteur de la sécurité et la reconstruction. Mais une fois réformé, il pourrait aider les parties à se rapprocher d’un règlement global qui leur conviendrait.[1]

Pour ce faire, le mécanisme devrait être suffisamment adapté pour répondre aux préoccupations des anglophones tout en conservant le soutien des partisans de la ligne dure du gouvernement. Cela n’a pas été possible jusqu’ici. Mais aujourd’hui, la lassitude à l’égard de ce conflit et l’impasse militaire pourraient fournir un terreau propice au compromis.

B. Elaborer un statut spécial réformé

Les pourparlers de paix entre les deux parties semblent être dans l’impasse, il est donc difficile de prévoir exactement quand ou comment la question d’un statut spécial réformé pourrait être d’actualité. Une initiative soutenue par le Canada avait semblé gagner du terrain début 2023, mais Yaoundé a nié avoir demandé à une «partie étrangère» de faciliter des négociations de paix.[1] Depuis lors, les parties concernées n’ont partagé aucune information sur l’état d’avancement des discussions ou tout autre détail pertinent. L’analyse qui suit part du principe que des pourparlers sont susceptibles d’avancer à un moment donné, dans ce cadre ou dans un autre, et propose des recommandations sur la manière dont les éléments d’une réforme pourraient se matérialiser pour satisfaire les attentes des deux parties. Comme nous l’avons expliqué, parvenir à un accord sur le statut spécial n’équivaudrait en aucun cas à obtenir un règlement politique global entre les parties. Cela dit, l’instauration d’un consensus dans ce domaine aurait des avantages en soi et pourrait contribuer à créer une dynamique qui accompagne un accord plus large.


[1] Déclaration de Crisis Group, « L’initiative canadienne offre une nouvelle opportunité pour le processus de paix au Cameroun », 9 février 2023.

1. Un processus inclusif et consensuel

Comme discuté, l’une des principales faiblesses de la loi sur le statut spécial élaborée en 2019 est qu’elle n’a pas bénéficié d’une implication suffisante de la part de personnalités anglophones influentes. Cette lacune a suscité une franche aversion pour cette politique parmi les séparatistes. Pour avoir une chance de gagner en légitimité dans les régions anglophones, un statut spécial réformé devra être le produit de consultations approfondies et refléter des changements substantiels majeurs, par exemple, selon les lignes discutées ci-dessous. Les consultations pourraient se dérouler dans le cadre de négociations de paix ou dans celui d’un dialogue complémentaire. L’essentiel est qu’il implique le gouvernement et un groupe représentatif de dirigeants séparatistes anglophones, y compris des femmes. Etant donné que le statut spécial dans son cadre actuel a été décrié, les autorités pourraient envisager de le renommer. Ce serait un geste important envers les anglophones, qui reconnaitraient ainsi que les demi-mesures adoptées depuis 2019 n’ont guère permis de répondre à leurs principales demandes d’autonomie accrue.

Ce processus devra jouir non seulement de l’adhésion des élites anglophones mais aussi et surtout du soutien de la population. Deux solutions sont envisageables pour obtenir l’adhésion de l’opinion publique au statut spécial réformé. Premièrement, le gouvernement et les dirigeants séparatistes pourraient organiser une rencontre similaire à la conférence générale anglophone proposée en 2019 par le cardinal Tumi. Cet évènement permettrait aux parties d’expliquer le statut spécial réformé à la société civile anglophone, qui pourrait ensuite, de son côté, approuver les nouvelles dispositions proposées ou apporter des commentaires pour de nouvelles négociations. Deuxièmement, le gouvernement et les séparatistes pourraient présenter les avantages des changements législatifs et politiques séparément dans leurs circonscriptions respectives, en organisant des réunions ciblées avec des groupes de sympathisants et de partisans de la ligne dure. Dans tous les cas de figure, les consultations devraient inclure des efforts ciblés pour obtenir l’avis des femmes, notamment sur les dispositions politiques de fond et sur les questions de protection, comme Crisis Group l’a déjà recommandé.[1]

2. Mécanismes pour faire entendre la voix des anglophones

Une réforme du statut spécial ne pourra représenter une avancée pour les anglophones que si elle prévoit la mise en place de mécanismes plus solides pour s’assurer que les institutions régionales sont représentatives de leurs électeurs et permettent à ces derniers d’exprimer efficacement leurs préoccupations.

Un changement structurel qui pourrait être utile concerne les assemblées régionales. Tant qu’il n’y aura pas de mécanisme formel de coordination, l’existence de deux assemblées distinctes a pour effet d’affaiblir la voix des régions anglophones. Les deux régions ont des enjeux communs – éducatifs, juridiques et autres – qui doivent être évalués et traités comme une seule entité. Tout statut spécial réformé devrait prévoir des sessions conjointes au cours desquelles les deux assemblées régionales se réuniraient pour délibérer et voter les lois concernant l’ensemble de la région anglophone. Les détails techniques de ce format devraient être déterminés d’un commun accord.

Le meilleur moyen d’effectuer ce processus de réforme est de modifier la loi. L’article 3 du Code général des collectivités territoriales décentralisées signé en décembre 2019 reconnait le patrimoine linguistique et historique commun des régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, et note la nécessité d’une organisation et d’une administration spéciales, ainsi que l’importance de respecter les systèmes éducatifs anglophones et les systèmes judiciaires de common law. L’article 100 de la loi permet aux organismes régionaux de mettre en place des partenariats pour des sujets communs, ce qui signifie en principe que les assemblées du Nord-Ouest et du Sud-Ouest pourraient discuter conjointement de questions d’intérêt commun. Toutefois, dans le cadre de la loi actuelle, les assemblées doivent d’abord demander l’autorisation au gouvernement de Yaoundé, et il est peu probable qu’elles soient prêtes à faire cette démarche compte tenu des dynamiques de pouvoir entre le gouvernement central et les régions. La réforme du statut spécial serait l’occasion d’amender la loi afin qu’elle prévoie la tenue de sessions conjointes portant sur les questions judiciaires, éducatives et linguistiques, au moins deux fois par an.[1]

Les réformes du statut spécial devraient également inclure, ou être complétées par, des changements qui étofferaient la participation des acteurs locaux aux assemblées régionales anglophones. L’instauration du suffrage universel direct pour les élections des assemblées régionales anglophones, qui remplacerait le système actuel de vote indirect, donnerait aux assemblées une plus grande légitimité et aux électeurs un sentiment d’appartenance et d’autonomie. Une autre mesure possible concerne les anglophones qui ont soutenu la sécession et sont donc exposés à des poursuites pour crimes contre l’Etat, ce qui leur interdirait de participer aux élections. Donner le droit de vote et le droit de se présenter à des élections à toutes les personnes inscrites sur les listes électorales, à condition qu’elles n’aient pas commis de violations flagrantes des droits humains ou de crimes de guerre, permettrait au gouvernement de faire preuve d’ouverture par rapport à des points de vue divergents et réduirait d’autant la propension à la violence en tant que moyen d’expression politique. Enfin, dans le cadre d’un accord plus large, en modifiant la loi sur les associations politiques, le gouvernement pourrait autoriser les séparatistes qui renoncent à la violence à se présenter aux élections régionales, soit en tant que parti politique, soit en tant que candidats indépendants.


[1] Entretien de Crisis Group, haut fonctionnaire, Yaoundé, mai 2022.

Le statut spécial réformé devrait encourager la contribution politique des groupes de femmes.

Sur le même thème et pour dynamiser la participation, le statut spécial réformé devrait encourager la contribution politique des groupes de femmes, notamment ceux qui ont été impliqués dans la médiation et la résolution des conflits, et qui devraient jouer un rôle dans l’élaboration de la gouvernance post-conflit dans les régions anglophones. Le statut spécial réformé pourrait, pour ce faire, créer un poste de commissaire au genre et à l’égalité au sein de l’exécutif régional. La personne qui occuperait ce poste pourrait être chargée de veiller à ce que les préoccupations liées au genre soient prises en compte dans les actions du gouvernement et à ce que les femmes soient également représentées dans les institutions régionales, entre autres. Le commissaire pourrait s’impliquer auprès des cheffes de file de la société civile et être leur porte-parole au sein des pouvoirs exécutif et législatif. Ce poste de commissaire complèterait, mais ne remplacerait pas, l’engagement des autres commissaires au contact de la société civile. Il ne devrait pas supplanter les efforts visant à augmenter la participation égale et directe des femmes dans la sphère politique.

Enfin, un autre moyen de permettre aux anglophones de mieux se faire entendre sur la manière dont ils sont gouvernés serait d’élargir les attributions du bureau du Public independent conciliator aux litiges avec les autorités civiles nationales. Le gouvernement devrait également envisager de nommer un Deputy public independent conciliator – idéalement, un officier militaire supérieur – chargé des relations avec les forces de sécurité nationales. Cette personne pourrait contribuer à désamorcer les tensions entre les anglophones et l’armée et répondre aux plaintes contre les services de sécurité dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest, car la demande devient de plus en plus pressante. L’expérience du conciliateur adjoint dans ce domaine pourrait être déterminante dans la conception d’un programme de réforme du secteur de la sécurité qui ferait partie intégrante d’un processus de paix plus large, lorsque les parties auront atteint ce stade.

3. Promouvoir de plus grandes responsabilités et de meilleures relations

Les réformes du statut spécial devraient également élargir les responsabilités des autorités régionales dans les domaines clés associés à l’identité anglophone camerounaise, notamment l’éducation, la question linguistique et les affaires judiciaires.[1] Le gouvernement et les parties prenantes anglophones devront négocier le périmètre des attributions des assemblées régionales dans ces trois domaines, mais les assemblées devraient avoir, au minimum, la capacité de proposer de nouvelles lois dans ces domaines sans devoir attendre que Yaoundé entame le processus. Ce changement permettrait aux assemblées de débattre des griefs historiques des anglophones et de participer à la prise de décision sur des questions d’importance fondamentale pour leur communauté. C’est ensuite le chef de l’État qui aurait autorité pour signer ces lois, mais le pouvoir d’initier une législation au niveau de l’assemblée régionale permettrait, dans le processus législatif national, de concentrer la prise de décision au niveau local et renforcerait ainsi la raison d’être de l’institution anglophone tout en améliorant potentiellement les relations avec Yaoundé.

Yaoundé devrait également envisager de nommer un haut fonctionnaire responsable de la coordination de toutes les actions menées dans les régions anglophones afin d’améliorer la communication et de s’assurer que les lois et les politiques liées au nouveau statut spécial sont mises en œuvre de manière cohérente au sein du gouvernement national. Ce fonctionnaire, investi du titre de ministre d’État, rendrait des comptes directement au président et assurerait la coordination entre les ministères et les agences afin d’aligner les positions dans la capitale sur les questions relatives au conflit dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest. Une telle mesure pourrait permettre de réduire le nombre de politiques contradictoires émanant du gouvernement national et contribuer à instaurer la confiance entre les deux parties.

Yaoundé pourrait également contribuer à prouver qu’elle prend le statut spécial réformé très au sérieux en s’assurant que les assemblées régionales disposent des fonds nécessaires pour faire leur travail. Le gouvernement devrait transférer 15 pour cent du budget national aux organes décentralisés, conformément aux dispositions de 2019, tout en envisageant une augmentation pour couvrir les dépenses liées à l’exercice des responsabilités supplémentaires créées par les réformes évoquées ci-dessus. Il est essentiel que les nouvelles assemblées régionales élues disposent de ressources suffisantes pour couvrir leurs dépenses opérationnelles et remplir leur mandat dans des domaines tels que l’éducation, la santé et les infrastructures. L’exécutif régional devrait, en parallèle, prendre des mesures pour garantir la transparence quant à l’utilisation de ces fonds.


[1] Les nouvelles responsabilités pourraient inclure, entre autres, une gouvernance universitaire harmonisée, des juges francophones dans les tribunaux anglophones et une politique éducative commune aux deux sous-systèmes.

V. Conclusion

Au Cameroun, la politique du statut spécial pour les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, adoptée en 2019, a constitué une avancée vers la reconnaissance d’une identité anglophone distincte dans un pays majoritairement francophone. Elle présente néanmoins d’importantes faiblesses : le gouvernement national a imposé le statut spécial sans consulter suffisamment les principaux dirigeants anglophones. Il a ensuite mis en place des assemblées régionales dont les pouvoirs législatifs sont limités et qui ne disposent d’aucun mécanisme formel leur permettant de travailler ensemble sur des questions d’intérêt commun. Elues au suffrage indirect, ces assemblées ne sont pas représentatives de la population régionale et semblent peu enclines à soulever les questions éducatives, judiciaires et linguistiques qui sont les principaux centres d’intérêt de leurs électeurs anglophones.

Dans ce contexte, les parties devraient réexaminer la question du statut spécial. Elles devraient envisager la possibilité d’en faire un mécanisme permettant de renforcer les pouvoirs des assemblées régionales et de répondre aux revendications politiques des anglophones, voire de devenir un des rares terrains d’entente entre le gouvernement et les séparatistes anglophones. Alors que le conflit s’éternise et qu’aucune issue n’est en vue, il est essentiel que le gouvernement et les séparatistes trouvent un terrain d’entente pour rétablir la confiance et commencer à ouvrir une nouvelle voie vers une solution politique. Il n’est pas certain que la réforme du statut spécial puisse servir cet objectif, mais après six années de conflits, sa mise en place mérite tout de même d’être tentée.

Nairobi/New York/Bruxelles, 31 mars 2023

Annexe A : Carte du Cameroun

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