L'Asie Centrale vers ses rendez-vous avec l'histoire
L'Asie Centrale vers ses rendez-vous avec l'histoire
War & Peace: Deconstructing Islamic State’s Appeal in Central Asia
War & Peace: Deconstructing Islamic State’s Appeal in Central Asia
Op-Ed / Europe & Central Asia 6 minutes

L'Asie Centrale vers ses rendez-vous avec l'histoire

Les morts de la ville d'Andijan ne sont pas encore comptés. Le seront-ils un jour complètement? Un massacre de ce type aura des résonnances profondes et longues et il est à espérer que la soif de justice des parents des victimes aboutisse à ne pas laisser de tels crimes impunis. Il aura fallu ce bain de sang pour que l'Ouzbékistan fasse tout à coup irruption à la une de la presse internationale. Avec la population la plus importante de la région (25 millions d'habitants) ce pays reste pourtant un acteur méconnu et marginal. Doté de frontières particulièrement peu favorables qui rassemblent dans un même Etat les pêcheurs karalkalpakistanais des rives de ce qui reste de la mer d'Aral, les minorités tadjikes de Samarkande et Boukhara, et les laborieux ouzbèques de la vallée du Ferghana, l'Ouzbékistan représente sur la carte exactement ce qu'il est : une construction maladroite tracé par des autorités soviétiques avant tout soucieuses de conserver dans un même ensemble le cœur de l'Asie Centrale. Mais l'Histoire a ses soubressauts et voilà que des frontières administratives internes deviennent, en 1991, les frontières de nouveaux Etats. Durant les premières années de leur indépendance les Ouzbéques ont dû accepter de voir la route principale reliant Tashkent à Samarkande traverser le territoire du Kazakhstan sur une trentaine de kilomètres et la route la plus directe reliant Tashkent à la riche plaine du Ferghana transiter par le Tadjikistan avant que ne soient construites des axes permettant le transit sans quitter le territoire du nouvel Etat indépendant. Pour tout observateur extérieur, l'entêtement de M. Karimov à verrouiller ses frontières et à en faire les plus hermétiques de la région, alors que son pays, plus que ses voisins, a un besoin vital d'ouverture et de souplesse dans les échanges, restera un mystère qui, avec les anéées, ne trouvera probablement son explication que dans l'irrationalité un brin paranoïaque d'un dictateur vieillissant. Dans le Ferghana, tout particulièrement, les frontières issues de l'ex-Union sont porteuses de conflits : au lieu de suivre la crête de montagnes ou des rivières, elles séparent un piémont ouzbèque de vallées adjacentes kyrghyzes. Les relations commerciales millénaires entre la chaude plaine du Ferghana et les vallées du Kyrghyzstan sont donc lourdement entravées par des postes frontières particulièrement tâtillons et lieux de toutes les corruptions.  Les émeutes d'Andijan, une ville située à la pointe du Ferghana ouzbèque, entre les deux grandes villes du Sud du Kirghizstant Jalalabad et Osh sont dues en partie à l'étouffement économique dont l'Ouzbékistan souffre sous la main de fer d'Islam Karimov.

Au début des indépendances, le Président Ouzbèque s'est vite retrouvé dans le peloton de têtes de ces leaders ex-soviétiques qui, au milieu des années 90, ont clairement établi un régime de type dictorial. Toute opposition politique a été rapidement éradiquée, soit par l'exile soit par la prison, sur le plan économique aucune réforme de fonds ne fut jamais mise en place, à partir de 1996 l'inconvertibilité du sum contribua à étouffer la faible économie de marché naissante tout en permettant au clan du pouvoir de s'enrichir de manière éhontée en jouant sur les différents taux de change. Cette voie politique et économique fut baptisés par Karimov de "voie de développement ouzbèque". Si elle put s'attirer la sympathie de ceux qui trouvèrent que l'équipe de Gaidar en Russie avait vraiment jeté le peuple dans la gueule du loup capitaliste sans lui donner les moyens de se défendre et qui voyaient dans la "voie ouzbèque" une tentative d'éviter un choc économique trop fort aux habitants de l'Ouzbékistan, cette voie se révela rapidement sans issue. Les investisseurs étrangers se retirèrent, les institutions financières comme la Banque Européenne de Reconstruction et le FMI, face à la masse de promesses non tenues, quittèrenet le pays. Les entrepreneurs ouzbèques eux-mêmes se virent acculer à la ruine par des législations perverses, porteuses de corruption et par un système ne permettant l'enrichissement que d'un cercle de personnes bien précises, liées directement au clan au pouvoir. Les libertés intérieures furent réduites d'années en années pour aboutir, en 2005, à voir une presse ouzbèque bien plus muselée et moins libre que n'était la presse soviétique. Un reportage sur une épidémie de grippe dans les écoles de Chirchik l'hiver dernier, par exemple, a été jugé par la censure dangereux pour la sécurité de l'Etat et interdit de publication. Le résultat est claire : une population paupérisée ronge son frein et s'expatrie tant bien que mal comme main d'œuvre bon marché dans les pays voisins, tout particulièrement au Kazakhstan.

La main lourde de l'Etat s'est tout particulièrement abattue sur tout ce qui de près ou de loin pouvait ressembler à de l'islam un brin fondamentaliste. La répression envers les religieux en Ouzbékistan n'a cessé de croître : arrestations arbitraires, aveux obtenus sous la torture, mauvais traitements constants et répétés dans les différents camps d'internement du pays. L'Islam d'Ouzbékistan est pourtant un Islam pacifié, imprégné de la tradition soufiste et du culte des Saints. Avant l'arrivée des Bolsheviks and Asie Centrale, l'école Coranique de Boukhara avait produit une théologie reconnue dans tout le monde islamique. La répression féroce contre tous ceux qui font preuve d'une piété trop expensive et trop visible ne peut que contribuer à créer des martyrs et à pousser une jeunesse désoeuvrée et sans avenir à chercher ses alliés contre le régime de fer de Karimov au sein des groupes islamistes.

Le régime de M. Karimov est prompt à clamer haut et fort que tous ses opposants et que tous les actes de violence dont il est l'objet sont à imputer aux islamistes. Lors des explosions à Tashkent en 1999, ou lors des attentats suicides de mars 2004 le régime s'empressa d'y voir la main des Talibans, puis d'Al Qaida. Ce qui pourtant frappait dans ces deux événements résidait dans les cibles choisies : des bâtiments de l'Etat et des postes de police. Contrairement aux attentats islamistes de Madrid ou de New York, à Tashkent les terroristes n'avaient pas cherché alors à faire un grand nombre de victimes civiles en s'attaquant à des points très fréquentés de la ville. Ils avaient visé très clairement des bâtiments symboles de l'Etat en 1999 et des postes de police en 2004.

Lors des événements d'Andijan la semaine dernière, il semble que ces mouvances islamistes en colère et probablement en contact avec des pourvoyeurs d'armes aient trouvé un écho immédiat dans une population lasse. C'est par milliers que les habitants d'Adijan sont sortis sur la place pour clamer leur impatience dès que la prison fût vidée. Cette convergence de groupes à idéologie forte avec les aspirations du peuple est nouvelle et provoquée par des politiques irresponsables et cleptocrates. Plus les autorités s'époumonneront à dénoncer les islamistes, et plus les Ouzbèques tendront à voir en ces derniers leur unique planche de salut face à des autorités qui, s'il savère qu'elles ont donné l'ordre de tirer sur la foule, apparaîtront vite comme bien plus dangereuses et criminelles que ceux qu'elles dénoncent. Andijan est bouclé. Aucun étranger n'y a accès, la police et l'armée refoulent systématiquement les journalistes qui s'y approchent. Le régime ouzbek aurait-il quelque chose à se reprocher?  Il n'est en tous cas pas étonnant qu'Islam Karimov ait refusé une enquête indépendante, telle que réclamée par Louis Arbour, Haute Commissaire des Nations Unies pour les Droits de l'homme. Il est bien plus étonnant toutefois de voir la timidité des premières réactions européennes et américaines. Si les peuples d'Asie Centrale reçoivent de l'Occident le message qu'ils ne sont que de la chair à canon livrées au bons plaisirs de potentats locaux, pour autant que ces derniers nous livrent leur pétrole, gaz cotton et or, il ne faudra pas s'étonner de voir les frustrations de ses peuples drainées par des forces fondamentalistes dures. Pour l'administration Bush, qui affirme s'être lancée en Iraq pour libérer un pays musulman d'un dictateur, certes terrible, il serait temps d'adopter le don dur qu'on lui a connu face à un homme qui n'aurait pas hésiter à faire tirer sur la foule. Les réactions toutes en rondeur de ces derniers jours finiront par ruiner totalement sa réputation et celle des Etats-Unis dans le monde musulman.

S'il est avéré que la troupe a ouvert le feu sur une foule sans armes, alors Karimov devra quitter le pouvoir. Ne pas le pousser vers la sortie maintenant, continuer à le considérer comme un interlocuteur étatique valable serait une erreur que le monde paiera tôt ou tard par un embrasement de l'Ouzbékistan. Moscou et Washington arriveront-ils à faire cette analyse et à prendre les moyens nécessaires avant qu'il ne soit trop tard? Le massacre d'Andijan ne restera pas sans suites. Islam Karimov a voulu montrer que contrairement à la Géorgie, l'Ukraine ou le Kyrgyzstan, le prix à payer pour le départ du premier président de l'Ouzbékistan indépendant sera celui du sang. Le peuple ouzbek est secoué, mais sa colère ne restera pas éternellement rentrée. Elle éclatera et elle risque d'être à l'image du régime qu'elle subit aujourd'hui : violente et sanguinaire.

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